La révolte de 1907 hors du Languedoc viticole
p. 129-141
Texte intégral
1L’exposition des photographies de L’Illustration présentée à Béziers au printemps 2007 montre de manière éclatante l’importance qu’a pu revêtir la révolte des vignerons au moment même où elle se déroulait. À quatre reprises, cet hebdomadaire à grand tirage et à diffusion nationale et même internationale a consacré sa page de couverture à l’événement, et de substantiels articles illustrés de photographies et de gravures ont décrit, semaine après semaine, la mobilisation du Midi viticole et les réactions du gouvernement, puis les épisodes qui ont marqué la fin du mouvement1. D’autres études seront nécessaires pour évaluer pleinement, et dans toutes ses dimensions, l’impact national et international du mouvement. Mon objectif initial, beaucoup plus modeste, était d’analyser la solidarité des autres régions viticoles françaises. Au moins trois travaux ont déjà été centrés sur ce sujet :
2L’excellent article de René Merle sur la crise viticole dans le Var2 analyse surtout les interférences – et les contradictions- entre le mouvement viticole, le mouvement félibréen, ici très implanté, et les militants populaires utilisant le provençal dans leur pratique politique. Chemin faisant, Merle livre d’importantes données sur la solidarité active de ce département très viticole, dont le caractère pionnier en matière de coopération a retenu depuis longtemps l’attention3. Il évoque la présence des vignerons de Néoules dès le 5 mai à Béziers, puis les deux meetings de Néoules et Carnoules le 26 mai, celui de Brignoles le 9 juin avec la participation d’un délégué d’Argeliers, Ollié. Ces meetings ont rassemblé plusieurs milliers de vignerons de la vallée de l’Argens4. On n’aura garde d’oublier que le Var, huitième département viticole français par sa production5 est le fief électoral du sénateur et chef du gouvernement Georges Clemenceau.
3La communication de Philippe Roudié au colloque de Carcassonne sur le Bordelais au printemps 1907 souligne la grande passivité du monde viticole bordelais à l’égard du mouvement. Toutefois, le président de la commission d’enquête parlementaire, ensuite artisan essentiel de la loi du 29 juin 1907 fut le député de la Gironde Georges Cazeaux-Cazalet et plusieurs motions émanant de villages du Médoc ont marqué une solidarité au moins verbale avec le mouvement du Midi. Un seul meeting eut lieu à Lesparre le 23 juin avec quatre mille participants6.
4J’ai étudié, avec mes étudiants, la participation au mouvement, importante quoique non décisive, de Toulouse et de la Haute-Garonne, où le vignoble de Fronton est le plus actif mais la vigne était alors présente dans tout le département. De nombreux propriétaires absentéistes du Languedoc et du Roussillon résidaient à Toulouse, par ailleurs siège du quotidien La Dépêche, véritable organe officieux du radicalisme, avec à sa tête les frères Sarraut et Arthur Huc. Cette appartenance pouvait conduire le journal à appuyer le pouvoir national dans l’épreuve, mais le lectorat fidèle du Midi viticole l’entraînait au contraire à soutenir fermement le mouvement7.
5J’ai pu utiliser quelques mémoires de maîtrise concernant les régions viticoles proches de Toulouse, en particulier le Gaillacois8. Enfin, et en fonction des opportunités, j’ai pu effectuer moi-même ou faire effectuer quelques dépouillements à Agen (Lot-et-Garonne), Annecy (Haute-Savoie), Besançon (Doubs), départements où la vigne est présente et parfois prestigieuse (Armagnac, Arbois) sans être dominante, Tulle (Corrèze), Aurillac (Cantal), encore moins viticoles mais ayant fourni les régiments les plus sollicités pour la répression, en particulier les 139ème, 14ème et 80ème de ligne, employés à Narbonne et Béziers9. Par ailleurs, j’ai eu accès à un exemplaire de la presse française à l’étranger, L’écho français de Mexico10. La solidarité des vignerons d’Algérie mérite à elle seule une recherche encore embryonnaire.
6Les événements ont été abondamment couverts par la presse quotidienne dans les départements considérés. Celle-ci a largement puisé dans les classiques dépêches d’agence, bien alimentées en l’ocurrence. Mais elle a aussi pratiqué la reprise des journaux languedociens ou parisiens, qui ont été nombreux à dépêcher sur place des envoyés spéciaux. Les hebdomadaires, certes un peu en retrait de l’actualité, n’en présentent pas moins un grand intérêt car les éditorialistes s’y livrent à des analyses politiques souvent originales et parfois même déconcertantes. Il me reste à souhaiter que ce panorama tout à fait impressionniste offre quelque reflet fidèle d’une opinion nationale où l’inquiétude et l’irritation se mêlent rapidement à l’attention bienveillante qui caractérise les premiers échos du mouvement.
Une opinion attentive et favorable au mouvement, mais manifestant très vite des réserves
7L’éditorial du Tocsin du 26 mai célèbre en ces termes la mobilisation des viticulteurs français : « Trois départements sont fédérés, un quatrième s’organise, un cinquième s’agite, et, de la Gironde au Jura, dans toute la France du Sud de la Loire, le vigneron, courbé depuis si longtemps sur la terre avare, tourne ses yeux vers la lumière qui lui vient d’Argelliers. »11
8Les premiers articles relevés dans les journaux extérieurs à la région paraissent au début du mois de mai, après le meeting de Narbonne (5 mai) et celui de Béziers (12 mai) auquel participe une délégation de Néoules (Var). Tous les meetings font ensuite l’objet de récits détaillés, mesurent la participation, soulignent Tordre et le calme, transcrivent les discours des leaders à la tribune. Des textes manifestant la solidarité sont expédiés au Comité d’Argeliers, par exemple cette adresse du 27 mai, émanant de la Société d’encouragement à l’agriculture du Lot-et-Garonne dont le président d’honneur n’est autre que le Président de la République Armand Fallières, lui-même propriétaire-viticulteur. Ce texte « engage la viticulture méridionale à persister dans la lutte entreprise contre la fraude »12.
9Citons encore ce message, émanant de la Société vigneronne d’Issoudun (Indre) : « À Monsieur Albert Marcellin, Président du Comité d’Argelliers (Hérault) -sic- pour la répression de la fraude. La Société vigneronne de l’arrondissement d’Issoudun prenant la défense des vignerons cruellement frappés par la mévente des vins et présumant que la fabrication artificielle est la cause principale de ladite mévente approuve le mouvement qui se produit actuellement dans le Midi de la France et déclare s’y associer. »13
10L’enthousiasme anti-fraude déborde même le milieu viticole proprement dit. Un mouvement cidricole prend naissance en Bretagne à la fin mai, demandant la répression du mouillage et du sucrage pour produire le cidre : Lorient, 31 mai. « Un mouvement cidricole (...) vient de prendre naissance en Bretagne. Un groupement important de négociants, de débitants, de producteurs et de consommateurs a pris à Lorient l’initiative d’une protestation contre la fraude du cidre. Une pétition sera déposée sur le bureau de la Chambre pour être discutée en même temps que celle du vin. Les organisateurs du mouvement protestent contre le sucrage, le mouillage et la fabrication artificielle des cidres et cidrelles, et demandent la suppression du privilège des bouilleurs de cru. Le comité d’initiative a saisi de la question les chambres de commerce, les syndicats agricoles (...) des départements bretons et normands. » 14.
11On relève de nombreuses réunions dans les contrées viticoles, dont la plupart donnent lieu à des motions de solidarité. Dans le Lot-et-Garonne, à Saint Pé le 26 mai puis à Sainte-Maure, près de Nérac le 2 juin, Arbois dans le Jura le 3 juin, Cazaubon en Armagnac le 9 juin, Bléré en Touraine, le 18 juin avec mille participants. À Lons-le-Saunier, deux mille vignerons se rassemblent le 5 juin15. De nombreux comités de défense viticole se constituent à l’image du comité d’Argeliers. Un certain lyrisme se donne libre cours : « Bientôt, du Rhône à l’Océan, on ne parlera plus que de ce grand mouvement qui, pareil aux terribles avalanches qui se produisent dans les montagnes au moment des fontes des neiges, entraînent tout ce qui se trouve sur leur passage... »16. L’organisation de meetings de solidarité ne faiblit pas après le meeting monstre de Montpellier : celui de Mézin, village de Fallières est programmé pour le 16 juin, mais se tient finalement à Nérac avec deux mille participants. Les orateurs y dénoncent les eaux-de-vie frelatées à base d’alcools industriels, oubliées dans le projet Caillaux.
12Marcelin Albert accorde beaucoup d’attention à toutes ces manifestations et promet même de présider un « meeting de protestation de la viticulture garonnaise » à Marmande, après le 10 juin, meeting qui aurait rassemblé les viticulteurs du Lot-et-Garonne, du Gers, de la Gironde, de la Dordogne et du Lot17. Mais aucun de ces comités n’appelle aux démissions ni à la grève de l’impôt.
13Les vignerons provençaux, ceux des pays toulousains et tamais ne se contentent pas d’imiter les languedociens en retenant leurs mots d’ordre et en organisant à leur tour des meetings de protestation. Ils n’hésitent pas à se déplacer pour participer aux cortèges dominicaux de mai et juin en Languedoc viticole même. La délégation de Néoules avait donné l’exemple dès le 5 mai, mais c’est le meeting du 26 mai, à Carcassonne, qui reçoit le renfort des vignerons du Gers, de la Haute-Garonne et du Tarn, respectivement alors douzième, quatorzième et dix-septième départements viticoles français18. Ces délégations ont été pour beaucoup dans le succès de cette manifestation, qui réunit 280 000 personnes, soit, avec un chiffre de peu inférieur à la population du département de l’Aude, la plus forte mobilisation relative enregistrée au cours du printemps. Le Tarn, qui disposait déjà de syndicats viticoles et de coopératives, est galvanisé par les communiqués de presse, tels celui rédigé par Timothée Bousquet, pionnier de la lutte contre le phylloxéra, président du syndicat des viticulteurs de Gaillac, et par ailleurs adjoint au maire radical de cette ville : « Viticulteurs de l’arrondissement de Gaillac qui, par votre travail et vos économies, avez reconstitué un vignoble qui faisait la fortune de vos pères, Comprendrez – vous enfin que vous ne travaillez que pour enrichir les fraudeurs qui aux quatre coins de la France rient bien fort de votre naïveté ? Avez-vous remarqué que le prix du vin, qui était de 50 francs en moyenne autrefois, baisse tous les ans davantage et ne vous sert plus qu’à payer les impôts, les fers, les phosphates et les sulfates, qui augmentent dans des proportions fantastiques. Le moment est venu de secouer votre inertie et de vous joindre au grandiose mouvement de vos frères du Pays-Bas qui, bannissant toute politique de leurs réunions, revendiquent énergiquement leur droit à la vie. Ils étaient 80.000 à Narbonne, 150.000 à Béziers, 180.000 à Perpignan, 250.000 à Carcassonne !!! Le Syndicat viticole de Gaillac, qui a déjà envoyé son adhésion au comité exécutif d’Argeliers, attend avec impatience le jour où il pourra compter ses troupes pour les amener à la lutte commune et à la victoire. »19
14La mobilisation se structure autour de comités communaux dans les villages les plus viticoles, Lagrave, Cahuzac-sur-Vère, Castelnau-de-Montmiral, et Lisle-sur-Tarn, qui se fédèrent autour du comité de Gaillac transformé en comité d’arrondissement. Calqués sur les comités languedociens et rédigeant des « cahiers de doléances et de revendications », les comités gaillacois affirment leur fidélité à Argeliers et organisent une importante délégation pour le meeting monstre de Montpellier le 9 juin, mais ils ne vont pas jusqu’à s’aligner sur le mouvement du Midi, ainsi que l’avait insinué un correspondant de La Dépêche pour agiter le spectre de la sécession administrative : « Où le correspondant de la Dépêche a-t-il vu que le Gaillacois allait refuser l’impôt et les maires et conseillers des diverses communes donner leur démission ? Ce sont là des insanités qui dépassent tout. Oui, la partie saine de l’arrondissement fera « tout ce qu’elle pourra » pour la cause viticole, mais comme notre département n’est pas dans les mêmes conditions économiques que ses voisins, il ne peut pas se fédérer et employer les mêmes moyens que ses voisins qui ont prêté le « serment fédéral ». C’est ce que notre délégation est allée dire à Montpellier. Quant au comité, malgré les insinuations qui ne le troublent guère, il continuera son œuvre « en dehors de toute politique ». Il a fait appel aux gens propres de tous les partis, et ceux-ci ont placé à leur tête le vieux et sincère républicain de la première heure, M. Timothée Bousquet. Signé : le Comité d’initiative et la Délégation à Montpellier. »20
15Venant de vignerons qui avaient tenu à prendre une part active dans la mobilisation, ce communiqué donne la mesure des réticences suscitées chez bien des sympathisants quant aux moyens d’action mis en œuvre à partir du 20 juin. Si l’on se réfère aux sources de régions plus éloignées, on peut observer partout une reconnaissance de la légitimité des revendications, mais aussi des réserves très explicites que nous tentons ici de résumer :
16– La fraude n’est pas la seule cause. Elle est d’ailleurs pratiquée dans le Midi lui-même et pas toujours pourchassée en conséquence. La surproduction, comme l’insuffisance de la consommation dans le Midi sont soulignées par plusieurs éditoriaux. À Annecy, Antoine Borrel affirme sans détour : « Les municipalités ont beau démissionner en masse, les viticulteurs ont beau refuser de payer les impôts, l’Etat ne pourra faire vendre le vin que produisent en trop grande abondance les vignes nouvelles ! » 21. Fernand David, député de Haute-Savoie et rapporteur de la commission de l’agriculture, intervenant assidu lors des séances « viticoles » de la Chambre22 s’exprime ainsi dans un discours au concours agricole de Reignier (Haute-Savoie) : « Ces départements du Midi étaient riches. Ils le sont encore pour partie mais ils souffrent de leur prospérité même, de la surproduction, parce qu’ils n’ont pas su s’organiser pour la production et pour la vente. Le Midi viticole ne sera sauvé que lorsqu’il se sera décidé à devenir un pays de polyculture où la vigne sera localisée ailleurs que dans les plaines arrosables, lorsque les viticulteurs seront organisés pour vendre aux consommateurs, lorsqu’enfin ils auront créé dans tous les villages des caisses de crédit agricole qui leur permettront de conserver leurs vins pendant les années d’extrême abondance au lieu de les jeter sur le marché et d’amener ainsi chez eux et dans l’ensemble du pays la dépréciation des cours. »23
17– Les émeutes comme celle du 16 mai à Béziers – complaisamment rapportée- révèlent de sérieuses menaces de débordement et sont dénoncées. La grève de l’impôt dont le début est annoncé bien avant le 10 juin est jugée inadmissible. Dès le 16 mai, L’Avenir Savoyard n’hésite pas à titrer : « Le Midi en Révolution »24, titre repris dans les numéros suivants. Les paysans du Midi ne sont pas les seuls à souffrir et d’autres régions seraient fondées à protester aussi. Le radical annecien Antoine Borrel tonne un mois plus tard dans son éditorial hebdomadaire : « Où irait-on si de tels faits se propageaient ? Pourquoi les Savoyards ne se refuseraient-ils pas à payer l’impôt sous prétexte que la sécheresse leur a créé l’année dernière une situation difficile ; les municipalités normandes devront- elles démissionner si le cidre ne se vend pas, et les gens du Nord pratiquent-ils le sabotage administratif si le houblon perd de sa valeur ou si les betteraves abondent sur le marché ? (...) On s’étonne même que le gouvernement, qui sur des rapports policiers a arrêté et fait condamner Lévy et Bousquet pour avoir prononcé des paroles révolutionnaires, ait mis autant de temps pour prendre une décision quand il s’agit de ceux qui, dans le Midi ont organisé l’insurrection. Et cela fait l’affaire de la réaction ; pensez donc, quelle aubaine pour elle de voir le gouvernement dans l’embarras, l’unité nationale en péril. (...) La misère, grâce à la fraude, était certes grande, mais les viticulteurs du Languedoc auraient pu se rappeler que cette fraude, ils ont été les premiers à l’organiser, que la majeure partie des fraudeurs sont de leurs compatriotes et lorsqu’on est ainsi l’artisan de sa propre ruine, on n’a guère le droit de se montrer violent et autoritaire pour demander aux habitants des autres régions de France le paiement des pots cassés. (...) Les élections cantonales sont proches et la réaction qui a échoué avec les Inventaires espère bien prendre sa revanche en canalisant les colères à son profit. »25
18– Les discours « cathares » des leaders viticoles à Carcassonne le 26 mai sont mal perçus, jugés excessifs et menaçants pour l’unité nationale26. Le meeting du 16 juin à Nérac est décrit comme politisé dans un sens réactionnaire : « on a vu une réunion où l’élément conservateur dominait, cherchant à faire dégénérer le mouvement en manifestation hostile au gouvernement et à la République. On a vu des messieurs bien élevés crier et vociférer lorsqu’un agriculteur prononçait le nom de gouvernement ou de République. » 27
19– Enfin, on peut voir affleurer les appréhensions de nombreux viticulteurs non-languedociens face à la campagne contre la chaptalisation, dont ils redoutent une interdiction générale, laquelle sera finalement limitée aux ressorts des cours d’appel méridionales par les décrets d’application de la loi du 29 juin28. Rendant compte du débat qui précède le vote de cette loi, le député de Haute-Savoie Chambon fait état de ses interventions pour limiter autant que possible la taxation du sucre et argumente ainsi en faveur de la chaptalisation : « Notre Savoie appartient en effet à ces régions où la maturité du raisin n’est pas toujours complète et où l’addition de sucre s’impose dans de mauvaises saisons. D’autre part, nombreux sont ceux qui, récoltant quelques hectolitres de vin, préfèrent les vendre pour faire un peu d’argent, sauf à boire en famille des vins de seconde cuvée... »29. De même, bien des vignerons du Centre et de l’Ouest craignaient une suppression du privilège des bouilleurs de cru, soumis depuis quelques années à critiques et restrictions sous la pression des associations anti-alcooliques.
20On peut lire ainsi dans l’Avenir savoyard : « N’est-on pas allé jusqu’à proposer comme remède à la crise, la suppression du privilège des bouilleurs de cru ! Le Midi n’a pas dit non. Il se pourrait que demain les bouilleurs de cru soient le gage de l’accord du Nord et du Midi. De cet accord, nos viticulteurs seraient la rançon. C’est une jolie perspective. Il ne faut donc pas qu’ils soient dupes d’un entraînement irréfléchi... »30 Ces réticences se renforcent évidemment lorsque les affrontements sanglants de Narbonne (19 et 20 juin) appellent la compassion, mais aussi l’inquiétude de l’opinion.
Le ton change à partir des fusillades et de la mutinerie : « Après avoir fait rire le Midi fait pleurer »31
21Rendant compte des événements dramatiques de Narbonne et Béziers32, un journal bisontin donne le ton : « Voilà l’œuvre de mort et de haine du comité d’Argeliers ! »33. Aux titres révélateurs : L’émeute de Narbonne, Les troubles du Midi, La désertion du 17ème s’ajoutent
22un certain nombre de fausses nouvelles. Elles donnent la mesure de la frayeur éprouvée par l’opinion à la nouvelle des événements sanglants des 19, 20 et 21 juin : une manchette d’un quotidien corrézien dramatise ainsi « À Narbonne, la troupe tire, dix tués, cent cinquante blessés »34. Le pont de Coursan, sur la route nationale de Béziers à Narbonne, aurait sauté35. À Limoges la manifestation de solidarité organisée par les socialistes est décrite de manière alarmiste : « Cet après- midi, vers 1 heure ½, au chant de l’Internationale, drapeau rouge en tête, 2 000personnes sont allées à la Préfecture de Limoges pour protester contre la tuerie du Midi. M. Pressemane, révolutionnaire, a pris la parole et dit qu’il allait porter au Préfet une protestation. »36. On peut noter que l’altération de l’ordre public modifie l’attitude des journaux de droite : certains se déchaînent mais d’autres accusent parfois Clemenceau d’avoir laissé se développer le mouvement et de manquer d’énergie. Citons un hebdomadaire annecien concluant ainsi un article intitulé « L’Action directe et l’Indiscipline : « Ce sont là autant de symptômes de la gravité du mal. Il ne suffit point de gémir en le constatant, il serait excessif aussi de la considérer comme incurable. Il provient des concessions trop fréquemment et trop longtemps faites aux adversaires de l’ordre social et de la défense nationale. Le Parlement et les pouvoirs publics peuvent s’appuyer sur l’opinion et sur le pays pour remonter ces courants. »37. Ces appréciations ambiguës donnent la mesure du désarroi des opposants après une pareille crise sociale et politique : la fermeté, certes tardive, ne peut dès lors être absolument désavouée et la peur d’affrontements civils, celle d’un affaiblissement de l’armée, prennent peu à peu le pas sur la polémique politique contre un chef de gouvernement détesté, mais finalement victorieux du strict point de vue de l’ordre. De leur côté, les journaux radicaux continuent à exprimer la compassion ; ils regrettent unanimement les massacres mais appellent au retour à l’ordre tout en conseillant la modération à Clemenceau.
23Les journaux corréziens et cantalais représentent un cas particulier : ils dégagent une lourde inquiétude pour les soldats des régiments transférés dans le Midi . Ainsi, Le Corrézien débute sa « dernière heure » sur la crise viticole par un paragraphe rassurant : « Nous croyons pouvoir affirmer que la situation du 80ème et du 14ème est excellente et que cette brigade, très bien reçue par la population, est indemne. »38. Le séjour des soldats corréziens à Port-La -Nouvelle fait ainsi l’objet de récits rassurants : « Tout en regrettant les pénibles circonstances qui ont amené cette troupe, nous ne pouvons nous empêcher de constater que les relations qui se sont établies entre les hommes du 80ème – officiers et soldats- et la population sont des plus loyales et des plus correctes. Il n’y a pas eu le moindre incident. La plus grande partie des hommes n’avaient jamais vu la mer. Aussi ne se lassent-ils pas d’aller contempler la grande bleue, et même de s’y baigner. En déambulant le long des quais, ils regardent avec curiosité les voiliers aux différentes mâtures et les vapeurs qui se trouvent dans le port (...) et pour témoigner leur sympathie, ils boivent du vin de préférence à toute autre boisson. »39 Tulle regrette ses rugbymen, la fin des concerts militaires et on sent la hantise des représailles de la part des réprimés. Le spectre de la guerre civile est fréquemment agité.
24Marcelin Albert est au mieux, pris en pitié, et le plus souvent ridiculisé. Après son entrevue place Beauvau, il est vu comme un « pitoyable fantoche »40. Si l’épisode du billet de cent francs, monté en épingle dans les journaux parisiens, n’est guère évoqué en province, celui des pleurs du Rédempteur n’est pas omis. La compassion prodiguée aux victimes se manifeste aussi à l’égard des régiments du Centre qui ont endossé l’essentiel de la répression. L’Indépendant du Cantal suit ainsi pas à pas le destin du 139ème d’Aurillac. Il fait état d’une horloge brisée et d’une suppression de permissions infligée aux soldats le dimanche 16 juin. Il est même question d’une « petite mutinerie, mais sans gravité, répondant à cet acte de rigueur » !41 Ensuite, le journal rend compte du transfert du régiment à Narbonne, de l’arrestation de Ferroul et des fusillades meurtrières mais en s’efforçant de rejeter la responsabilité du drame sur la foule narbonnaise. Les blessés militaires sont évoqués, des extraits du rapport du lieutenant de Lacombe sont reproduits42, les « promotions du Midi » et les décorations attribués aux officiers blessés sont mentionnées43. Enfin, le retour du régiment, le 4 août, acclamé par deux mille personnes, est décrit avec enthousiasme et un certain soulagement : « le régiment a été salué par les bravos de la foule, heureuse de son retour »44.
25Ici prend place une petite digression que le lecteur voudra bien me pardonner, mais le rugby n’est-t-il pas, autant que le vin, constitutif de l’identité languedocienne ? Raymond Quéraux a très finement analysé les conséquences du transfert des régiments pour le rugby corrézien. Dès avant 1907, le rugby militaire avait fait florès, à Tulle surtout, et à un degré moindre à Brive. Dans ces deux villes, il fut à la base de la constitution de clubs civils qui connurent quelques difficultés lors du transfert des régiments. Les journaux locaux font état des démarches répétées des Tullistes pour obtenir le retour du 80ème45. Mais c’est le 100ème (régiment de Narbonne !) qui arrive le 28 juillet46. À Brive toutefois, le 14ème est vite remplacé par le 126ème de Toulouse, sans doute jugé peu sûr pour maintenir l’ordre dans le Midi et plusieurs rugbymen instrumentant habituellement au Stade Toulousain déjà très en vue s’inscrivent alors au Club Athlétique de Brive et c’est sur cette lancée que la sous-préfecture accède plus sûrement que la préfecture à l’élite du rugby français47.
Des expatriés perplexes
26Un écho assez neutre des meetings viticoles figure dans l’Écho Français de Mexico. Ce journal bi-hebdomadaire, qui ne cache pas ses tendances conservatrices, fait état de la « manifestation monstre, à laquelle prirent part plus de 500 000 personnes » le 9 juin, à Montpellier, et des décisions prises alors (refus de l’impôt et démission des municipalités)48. Mais un article plus détaillé, tout en louant le rejet de « la politique » et observant avec quelque faveur la remise en cause de « la majorité qui nous gouverne » (et dont l’origine parlementaire essentiellement méridionale est soulignée) montre une vive réticence envers les décisions mises en œuvre le 10 juin : « l’élection unanime de conseillers municipaux qui auraient juré de bouter dehors tous les incapables qui ont laissé péricliter leurs intérêts aurait été peut-être plus efficace... (et) la grève de l’impôt a le tort grave d’inquiéter les contribuables des autres régions »49. La semaine suivante, un commentaire sur les mutineries du 17ème et du 100ème, curieusement mises sur le même plan50, laisse percer quelque trouble devant ces événements. Mais le chroniqueur en profite pour critiquer vertement le « recrutement local » instauré par le ministre de la Guerre en fonction sous Combes, le général André51, contraint à la démission à la suite de l’affaire dite des « fiches ». Bien entendu, un dépouillement d’autres publications destinées aux Français expatriés serait nécessaire pour pouvoir extrapoler ces impressions trop ponctuelles, mais symptomatiques d’une attitude attentiste dans des milieux pourtant portés à la sympathie envers les opposants au gouvernement radical.
27Au total, la solidarité verbale avec le mouvement vigneron s’est manifestée partout, même dans des régions viticoles éloignées et très différentes dans leur structure économique et sociale. Mais les positions exprimées se sont accompagnées fréquemment d’une critique de la surproduction, et de beaucoup d’ethnotypes soulignant l’insouciance ou l’outrance des vignerons du Midi. À ces réactions malgré tout favorables ont succédé un véritable affolement lorsque le sang a coulé puis, très rapidement, un soulagement signifié par un silence quasi absolu dès le début du mois de juillet. Les régions extraméridionales ont ressenti avec sympathie une très rude secousse sociale et politique. Mais les motivations économiques divergentes et la peur du désordre les conduisirent à refuser une solidarité plus active et permirent à Clemenceau de prélever de nombreux régiments pour rétablir l’ordre. Il faut constater que, pour reprendre sa propre expression « Force est restée à la loi ! ». Mais les dérapages sanglants de Narbonne et la mutinerie de Béziers ont laissé dans le pays des plaies dont la cicatrisation sera longue et douloureuse.
Notes de bas de page
1 Lire le catalogue édité par la ville de Beziers, André Burgos et Michel Fournier, L’objectif et la plume, le regard de L’Illustration sur les événements du Midi viticole, Béziers, Musée du Biterrois, 2007, 95 p. Les pages de couverture consacrées à la révolte viticole sont datées des 18 et 25 mai (photographie des meetings) et des 22 et 29 juin (photo de Marcelin Albert et gravure illustrant son entretien avec Clemenceau).
2 René Merle, « Autour de la crise viticole de 1907 dans le Var, concience méridionale et langue d’oc », Provence historique, 1997, pp. 318-337.
3 Yves Rinaudo, « La naissance des caves », in Les coopératives vinicoles varoises, Conseil général du Var et Inventaire Général, Toulon, 1991, p. 23-32.
4 René Merle, op. cit., p. 326-328.
5 Tableau statistique avec moyennes départementales décennales, in Marcel Lachiver, Vins, vignes et vignerons en France, Paris, 1988, p. 608-609.
6 Lire Philippe Roudié, Vignobles et vignerons du Bordelais, Bordeaux, CNRS, 1988, p. 214-215, et Le Tocsin, N° 6, 26 mai 1907.
7 Colloque de la Fédération historique de Midi-Pyrénées, 14-16 juin 2007, à paraître.
8 Stéphanie Deltour, Le vignoble de Gaillac de 1900 à 1938, Université de Toulouse-Le Mirail, 1998, 182 p. + annexes.
9 Je remercie chaleureusement Matthieu Laporte, Aurélie Pech et Raymond Quéraux pour leur aide très substantielle, et William Van Andringa, Stéphanie Deltour, Thierry Marina, Nathalie Bernard et Évelyne Stamphin pour leur contribution déjà ancienne, mais très précieuse.
10 Je remercie vivement le Centre français d’études mexicaines et centraméricaines et son directeur d’alors, Jérôme Monnet.
11 Le Tocsin, N° 6, 26 mai 1907.
12 La Dépêche, éd. d’Agen, 28 mai.
13 Message adressé par M. . Alexandre, vice-président, le 31 mai 1907. Cité par Paul Dufour, Issoudun la vigneronne, Issoudun, chez l’auteur, 2005, t. 2, p. 256.
14 La Dépêche, éd. d’Agen, 1er juin.
15 Sauf pour le meeting d’Arbois signalé dans Le Petit Comtois de Besançon, les autres réunions ont été relevées dans La Dépêche, éd. de Toulouse et d’Agen.
16 La Dépêche, éd. d’Agen, 6 juin.
17 Ibid., 4 juin. Le report de ce meeting à l’automne pour le faire coïncider avec la visite déjà annoncée de Fallières est alors envisagée. Les passages indiqués sont soulignés dans le texte.
18 Marcel Lachiver, op.cit., p. 608-609.
19 Le Journal du Tarn, 1er juin 1907.
20 Le Journal du Tarn, 22 juin.
21 L’avenir savoyard, N° 181, 20 juin, éditorial : Les troubles du Midi.
22 Lire Députés et sénateurs face à la crise du midi en 1907, Textes présentés par Jean Sagnes et choisis par Jean Sagnes et Vivienne Miguet, Montpellier, Archives départementales de l’Hérault, 2007, 297 p.
23 Extraits du discours in L’Industriel Savoisien, 28 septembre. Argumentation reprenant un article du Petit Comtois (Besançon) du 7 juin.
24 L’Avenir Savoyard, 20 juin
25 L’Avenir Savoyard, 20 juin
26 Sur ces discours, Rémy Pech, « Ferroul, le souvenir cathare et la revendication occitane », Jean Jaurès, cahiers trimestriels N° 152 : « les petites patries dans la France républicaine », avril-juin 1999, p. 31-41.
27 La Dépêche, éd. d’Agen, 19 juin.
28 Le texte de la loi est reproduit in Jean Sagnes et Vivienne Miguet, op.cit. p. 237. Les cours d’appel où le sucrage en première cuvée est interdit (Aix, Nîmes, Montpellier, Toulouse, Agen, Pau, Bordeaux), auxquelles s’ajoutent l’Algérie sont énumérées à l’art. 250 du code des contributions indirectes, repris dans l’art. 127 du Code du vin (éd. 1941, p. 32.)
29 L’Avenir Savoyard, 27 juin.
30 Ibid. 20 juin. Art. signé Dalbigny.
31 Manchette de L’Avenir Savoyard du 27 juin.
32 Sur les événements de mai et juin 1907, récit détaillé et commenté in Sylvie Caucanas et alii, Vignerons en révolte, 1907 dans l’Aude, Carcassonne, Archives départementales de l’Aude, 2007, 271 p.
33 Le Petit Comtois (Besançon), 22 juin.
34 Le Corrézien (Tulle), 22 juin. Le nombre réel des tués est six.
35 Le Petit Comtois (Besançon), 20 juin.
36 Le Corrézien (Tulle), 23-24 juin.
37 L’Industriel Savoisien, 22 juin, Art. signé A.T.
38 Le Corrézien, 23-24 juin.
39 L’Action Républicaine de la Corrèze, 11 juillet (citation d’un article de La Dépêche de l’Aude).
40 Le Petit Comtois, 25 juin.
41 L’Indépendant du Cantal, 19 juin.
42 Ibid., 5-7 juillet.
43 Ibid., 5 et 28 juillet.
44 Ibid, 4 août.
45 Le Messager de la Corrèze, 21 juillet fait état d’une démarche directe de Tavé, maire de Tulle, auprès de Clemenceau.
46 Le Messager de la Corrèze, 28 juillet.
47 Raymond Quéraux, Les vertes années du rugby corrézien, 1903-1945, Imprimerie du Corrézien, 2007, p. 23-2
48 L’Écho Français, Mexico, 20 juin.
49 Ibid., art. signé Louis Latapie.
50 La mutinerie du 100ème, au soir du 9 juin, peut être assimilée à un simple chahut, même si elle motive la mise à la retraite d’office du colonel Marmet et le transfert du régiment narbonnais au camp du Larzac.
51 Ibid., art. non signé.
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse Le Mirail
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