Grande presse nationale et presse d’opinion devant le mouvement de 1907
p. 85-111
Texte intégral
1L’année 1907 s’inscrit dans une période appelée par certains « l’âge d’or de la presse écrite » dans le monde occidental. Ce média unique, si l’on excepte le livre ou l’almanach qui sont cependant des imprimés, n’a, à ses côtés, ni télévision, ni internet. Le télégraphe électrique, le téléphone puis la téléphotographie lui permettent de recevoir très rapidement, des dépêches et des informations en provenance du monde entier. Lorsque l’on dit « du monde entier » il faut comprendre de tous les points du globe susceptibles de pouvoir expédier les nouvelles par les agences de presse ou par les journaux eux-mêmes. Si l’information parvient plus rapidement au journal, les nouvelles sont aussi diffusées par la presse de manière plus rapide tant par l’utilisation du chemin de fer que par celle de l’automobile qui permet d’irriguer les campagnes et de distribuer plus facilement les journaux dans des zones rurales.
2Quant à la fabrication du journal, elle bénéficie des formidables progrès de l’imprimerie. Les techniques de plus en plus sophistiquées, l’utilisation de rotatives ajoutées à la qualité du papier, des encres, permettent des tirages importants dans des délais resserrés qui sont un facteur non négligeable dans la concurrence que se livrent les journaux. Cela a un coût et la publicité permet des investissements que seules les ventes au numéro ou par abonnement ne permettraient pas.
3La République a, par la loi du 29 juillet 1881, accordé à la presse une liberté quasi totale. Les mesures dites « scélérates » de juillet 1884 contre la diffusion des théories anarchistes, ayant transféré aux tribunaux correctionnels les jurys des Cours d’Assises, n’ont pas fondamentalement remis en cause les bases très libérales du statut accordé aux journaux. Tous ces éléments expliquent une offre quantitative et qualitative à des prix abordables par le grand public, et même pour un public modeste, alors que la demande s’exprime fortement. En effet les lois sur l’enseignement ont permis à une population de plus en plus large d’accéder à la lecture, ont aiguisé le désir de connaissances, ont contribué à donner un contenu au débat démocratique souhaité par les responsables politiques, pères de la patrie républicaine.
4Puissant élément d’information, le journal renseigne et distrait, il flatte et façonne l’opinion. Il est, en ces première années du XXème siècle, une des plus grandes forces sociales dont les responsables politiques doivent sérieusement tenir compte. Au début du XXème siècle à Paris paraissent entre 50 et 70 quotidiens. Les tirages sont considérables : plus de 5 millions d’exemplaires. Quant aux quotidiens de province on peut tabler sur 4 millions d’exemplaires. Certains journaux parisiens sont diffusés en province. Les plus forts tirages concernant les quotidiens d’information générale, parmi lesquels quatre grands titres, se partagent 40 % du lectorat. Le Petit Journal tire à 1 million d’exemplaires, le Petit Parisien sort à 1 million et demi. Le Matin et le Journal ont un tirage proche du million.
5Leur format tabloïd est très grand par rapport au format des quotidiens d’aujourd’hui. Leur ton est modéré et ils font preuve d’une apparente neutralité car le soupçon de partialité pourrait entraîner une baisse des ventes. Les hommes politiques sont sensibles à la manière dont ces journaux décrivent les événements et les présentent aux lecteurs. Deux traits particuliers doivent être signalés : ces journaux rendent compte des débats parlementaires de façon très vivante et présentent une revue de presse assez exhaustive citant les extraits d’éditoriaux sur les sujets d’actualité, si bien que leur lecture donne une physionomie assez exacte de la vie politique économique et sociale de l’époque. À la une de ces quotidiens on voit apparaître des illustrations photographiques.
6Il faut souligner l’importance des journaux politiques : quotidiens et hebdomadaires. Leur rôle est essentiel dans la formation de l’opinion car ils accordent la première place à l’information et à la réflexion politique. Ils reflètent le jeu politique par la diversité des tendances qu’ils représentent et témoignent ainsi de l’émiettement de la vie politique de la IIIème République.
7Parmi les journaux conservateurs partisans de la monarchie, on retiendra le Journal de Paris, le Soleil, l’Union, la Gazette de France. Les bonapartistes s’appuient sur le Gaulois, l’Autorité, l’Ordre. Mais ces journaux ont un faible tirage et n’ont pas pris la mesure du rôle que pourrait jouer la presse dans un régime où le suffrage universel est à la base de la vie démocratique. Le nationalisme et l’antiparlementarisme sont, pourrait-on dire, l’apanage des journaux de droite comme l’Intransigeant fondé par Rochefort, la Libre Parole d’Édouard Drumont. La Croix réticent à se rallier à la République, tout comme Le Pèlerin livrent des combats d’arrière garde contre la loi de séparation et profitent de la moindre occasion pour fustiger le gouvernement. Bien que moins agressif, l’Éclair dirigé par Ernest Judet et qui se dit indépendant, traque les erreurs du gouvernement.
8Les différentes sensibilités républicaines sont aussi représentées avec Le Temps, Le Journal des Débats, le Siècle, la France, le Radical, l’Action, la Lanterne, le Rappel, l’Aurore, le Figaro, La République Française. Le tirage de ces journaux n’atteint pas celui de la presse d’information générale, mais on sait que le Temps, par exemple avec ses 30 000 exemplaires a un impact considérable sur la vie politique.
9A l’extrême gauche, s’inscrivent l’Humanité fondé par Jaurès, la Petite République, le Socialiste, La Guerre Sociale.
10Ce panorama de la presse française n’est pas complet si l’on oublie la province où les tirages sont de 100 000 à plus de 200 000 exemplaires pour La Dépêche à Toulouse, Le Progrès et Lyon Républicain à Lyon, la Petite Gironde à Bordeaux, l’Ouest Journal à Rennes, l’Écho du Nord à Lille, la France à Bordeaux. À Montpellier, le Petit Méridional (80 000 exemplaires) pro-gouvernemental et l’Éclair de droite (60 000 exemplaires) dominent une presse locale quotidienne ou hebdomadaire qui, dans l’Hérault et l’Aude, concerne plus de vingt titres, d’un tirage limité mais supports indispensables pour des hommes politiques de la région. L’Indépendant par exemple (12 000 exemplaires) est l‘organe du député Brousse des Pyrénées-Orientales.
11La manière dont cette presse locale a rendu compte des événements de 1907 dans le Midi a fait l’objet d’études particulières et l’impact des reportages ou des éditoriaux concerne directement ses lecteurs. L’intérêt de l’exposition sur L’Illustration et les événements de 1907 du Musée du Biterrois, présentée en juin 2007, porte sur la vision qu’un grand hebdomadaire illustré a eu de ces événements, et tout naturellement sur l’effet de cette présentation sur l’opinion publique tant en France que dans certains pays étrangers. Il était alors intéressant d’inscrire cette démarche dans un cadre plus large en rappelant à grands traits comment en 1907 les principaux journaux français, qu’ils soient d’information générale à vocation nationale ou qu’ils reflètent une opinion politique plus affirmée, ont perçu et restitué un épisode de l’histoire de France qui a profondément marqué l’opinion et qui cent ans après inspire toujours réflexion et débats.
1907 : Du fait divers aux débordements annoncés
Un hiver calme
12La presse nationale relate et commente un événement qui, au début du printemps de 1907, exprime de manière pacifique le mécontentement quasi unanime des populations de quatre départements méridionaux : l’Aude, les Pyrénées-Orientales, l’Hérault et le Gard. Comme une traînée de poudre, des troubles vont se produire dès que des hommes ou des mouvements politiques tentent d’utiliser la montée en puissance de cette vague populaire qui vient heurter de front le pouvoir républicain. Ce dernier répond par la fermeté en pensant qu’un maintien de l’ordre efficace et exemplaire pour la nation permettra, la légalité rétablie, de mettre en œuvre les solutions à la crise. Le retour à la légalité républicaine, par l’arrestation des leaders, la manipulation de Marcellin Albert, la mort de personnes au cours d’interventions militaires mal conduites, la soumission des soldats mutinés, le vote d’une loi contre la fraude, tout cela est amplement commenté par la presse qui dessine l’image contrastée du Midi et de ses habitants.
13Aujourd’hui encore, certains pensent que cette image brouillée des vignerons et de leur vin est due à la manière dont les événements de 1907 ont été décrits par les journaux. C’est pourquoi, il était opportun que, dans l’objectif de la mémoire, les plumes rendent des comptes. S’il est intéressant de noter que des dossiers conservés aux archives nationales et émanant des services gouvernementaux portent la mention « Agitation royaliste dans le Midi », on relève aussi que durant les mois de mai et juin, le Ministre de l’Intérieur et Président du Conseil s’est penché sur la lecture d’un certain nombre de journaux dont les commentaires l’intéressaient. Parmi ceux-ci, on relève :
- Le Journal des Débats des 11,14,15,18,19,20 mai et 12,23,24,26 juin
- L’Écho de Paris du 4 mai
- Le Petit Journal des 10 et 30 mai
- Le Figaro des 18, 21, 23, 25 mai et du 6 juin
- Le Temps du 28 mai et des 11, 12 juin et du 10 juillet
- L’Action des 10 et 19 mai et des 8 et 26 juin
- Le Gaulois des 18 mai et 12 juin
- L’Autorité du 25 juin
- Le Soleil des 23 et 25 mai et du 8 juin
- Le Journal du 1er juin
- Le Matin des 5, 8 et 14 juin
- La Liberté du 12 juin
- l’Humanité du 14 juin
14Pour le gouvernement comme pour la presse nationale, les problèmes que connaît la viticulture ne présentent pas un caractère de nouveauté car, depuis le phylloxéra, la viticulture française est en crise. Le prix du vin n’est pas rémunérateur et une commission parlementaire a été désignée pour, d’une part écouter tous les partenaires concernés et, d’autre part, faire des propositions à la Chambre des députés. Dès janvier 1907, la commission commence se travaux d’enquête sur le terrain. Mais les grands journaux nationaux en janvier, février, mars ont alors d’autres préoccupations. Le Petit Parisien fait sa une du 30 mars sur l’occupation d’Oudjda au Maroc où le général Lyautey est attendu. Le Parlement est en vacances pour trois semaines à partir du 30 mars. La peine de mort divise les artistes ; on a volé trois sacs d’or à Nice. En politique intérieure le Petit Parisien évoque la menace de grève pour le 1er mai et pense que les députés vont entendre leurs électeurs sur les conséquences de la séparation des Églises et de l’État, sur le repos hebdomadaire, sur le projet d’impôt sur le revenu... En page 4 de ce numéro du 30 mars, un encart s’intitule « Buvons du vin » et indique « qu’on assure que l’abstinence du vin, remplacé par les eaux minérales, la bière, les apéritifs violents etc. est la cause de quantité de maladies et d’épidémies que ne connaissaient pas nos grands parents. Il faudrait donc boire du vin, en boire peu mais bon -comme le Dubonnet. Voilà ce que clament et proclament les hygiénistes à l’heure actuelle ». Est-ce une publicité indirecte pour Dubonnet ? Certainement. Mais en dernière page on relève cinq annonces publicitaires de producteurs de vin. Une provient du Bouscat en Gironde, les trois autres émanent de l’Hérault, du Gard et de l’Aude. Anouilh régisseur à Agde, Jalabert du domaine de Moussan à Fons dans le Gard, Ed. de Rimont à Béziers, Domaine de Baumont près de Narbonne. La cave mutuelle de Fons dans le Gard offre même une pièce de vin gratuite. Le tout d’ailleurs voisine avec une réclame vantant un produit pour lutter contre l’alcoolisme et l’ivrognerie « sous toutes ses formes ». Plus sérieusement, un mois plus tard, le 29 avril, à la une du Matin, mais dans la rubrique « fourre tout » intitulée « de Midi à Minuit », on lit après la liste des activités ministérielles que « 15 000 viticulteurs assemblés à Lézignan dans l’Aude ont manifesté pour que les pouvoirs publics remédient à la crise viticole. Sur cette même grave question, la commission parlementaire poursuit son enquête en Bourgogne où les vignerons dijonnais réclament l’interdiction du mouillage et de la fabrication des vins artificiels ainsi que le rétablissement des anciens droits sur les sucres. »
15Le Petit Parisien et le Matin, journaux à fort tirage, n’ont pas vu venir l’orage. Ce n’est pas le cas du Figaro qui a relevé le 25 janvier que l’Assemblée Nationale avait ouvert le débat sur « les fraudes du Midi », mais qui ne perçoit dans cette affaire qu’une querelle interne au Midi viticole. Le 22 février sous le titre « Interpellations à la Chambre » il est indiqué : « On reprend l’interpellation -un peu moisie- sur les fraudes vinicoles dont le Midi est accusé par quelques- uns de ses représentants. Altercation entre Lafferre (député radical de Béziers) et Razimbaud ». Le 26 février, le Figaro reprend les explications de Pujade député des Pyrénées-Orientales : « Aux années déficitaires doivent correspondre des prix rémunérateurs, aux années d’abondance, des prix moins élevés, malheureusement les années d’abondance risquent de s’éterniser ». Le 3 mars, le Figaro sous le titre « Jolies mœurs des radicaux du Midi » que l’on accuse de ne rien faire contre les fraudeurs locaux, a cette phrase ironique « ce département est l’Hérault du jour » !
D’un fait divers insolite à une agitation maîtrisée
16Mais voici qu’arrive une nouvelle dans ce que le journal appelle « les brèves » : à Salses toute la population viticole a voté la grève de l’impôt1. La dépêche est publiée dans le numéro du 7 mars. On apprend incidemment le 10 mars que la Commission d’enquête parlementaire est à Perpignan et qu’elle a fait une excursion à Barcelone. Le 11, elle a reçu à Narbonne les vignerons d’Argeliers avec Marcellin Albert. Le 28 février dans l’Humanité, journal du parti socialiste de Jaurès, Maurice Allard signe un article intitulé « La question viticole » qui exprime la position que Jaurès va développer tout au long des mois qui vont suivre.
17Après Lézignan, les meetings s’enchaînent ce qui décide certains journaux comme le Matin à dépêcher des envoyés spéciaux. Le 6 mai le journal publie à la une sous le titre « Un meeting monstre à Narbonne quatre vingt mille vignerons clamaient leur désespoir », un article illustré de deux photographies de la ville. L’article souligne l’union de toutes les classes de la population et des opinions politiques. Ferroul, interviewé par les journalistes, affirme : « Nous sommes tous unis de la droite à la gauche la plus extrême, dans une même pensée et pour un même but ». Et de montrer au journaliste le manifeste des « gueux » intitulé « Qui nous sommes » paru dans le Tocsin du 21 avril. Le Figaro dans son numéro du 6 mai ne mentionne la manifestation qu’en page 4 à la rubrique « Dans les départements ». Il indique qu’à Narbonne un meeting monstre de 80 000 personnes « tel qu’on n’en voit de pareils qu’en Angleterre » a pris fin à 4h de l’après-midi.
18Toujours dans le même journal la une du 12 mai titre : « le Midi bouge » et le 13 paraît un long article sur l’épisode de Salses « que feront les pouvoirs publics le jour où cette grève de l’impôt sera étendue à un million de personnes ? ». Les titres évoluent et, à la une du numéro du 13 mai, on peut lire : « Vignerons en révolte ». Le rédacteur s’interroge car il constate que le mouvement « présente ce caractère original et très inquiétant à la fois que la politique en est totalement absente et que les autorités locales sont à peu près unanimes à s’y associer ».
19Pourtant, la politique est présente dans les journaux nationaux et au plan local on remarque l’absence des députés, pour la plupart favorables au gouvernement de bloc républicain. On évoque les réticences de certaines municipalités dont celle de Béziers devant cette mobilisation. Le journal de droite l’Autorité salue « avec joie ce réveil des énergies rurales trop longtemps assoupies. Il a fallu une misère dont on ne peut se faire une idée à Paris, pour faire l’union, l’union complète... si cette union, cette cohésion, entre miséreux persiste, le salut pour eux n’est pas loin » et de prôner la grève de l’impôt. Le 10 mai l’Humanité annonce : « Les vignerons font de l’action directe ». La manifestation de Béziers le 12 mai s’est déroulée dans le calme mais l’attitude du maire radical-socialiste Emile Suchon a indisposé les organisateurs du meeting. L’envoyé spécial du Gaulois note que le boycottage des commerçants de la ville par les viticulteurs crée des tensions qui vont déboucher sur de graves incidents. Le 16 mai, le journal titre « La révolution dans le Midi – L’émeute à Béziers – Démission du Conseil Municipal – La foule prend d’assaut l’Hôtel de Ville et tente de l’incendier – La troupe rétablit l’ordre à minuit ».
20Dans le Radical du 17 mai, la dépêche du correspondant paraît sous la manchette : « Les viticulteurs manifestent, graves incidents à Béziers ». Le Petit Parisien titre « L’agitation viticole », souligne « Manifestations à Béziers. La municipalité démissionne » et, en dernière nouvelle, « L’Hôtel de Ville assiégé ». Le Soleil, journal de droite plutôt monarchiste, sous « La crise viticole » inscrit le sous-titre « graves troubles à Béziers ». Le correspondant détaille : « La manifestation des femmes – Démission de la municipalité – La mairie assiégée – Incendie du poste de police – Les charges ». La gendarmerie, deux pelotons du 13ème chasseurs sont appelés en renfort et le journaliste note qu’« une compagnie du 17ème d’infanterie est accueillie par des applaudissements ». Signe intéressant pour qui connaît la suite. Cependant les meetings se succèdent dans le calme. Après Béziers le 12 mai, Perpignan le 19, Carcassonne le 26 , sont autant de manifestations d’une ampleur étonnante par le nombre, l’organisation et le caractère pacifique.
21Le 26 mai, le meeting de Carcassonne ne ressemble pas aux précédents et la presse parisienne traduit une certaine inflexion. Le nombre de manifestants impressionne : 200 000. Pour la Petite République, socialisant, c’est non seulement le Midi viticole qui est là mais « tout le Midi, des bords de la Méditerranée à ceux de l’océan ». Pour L’Action : « Le flot monte ». Pour le Radica] et la Petite République, le journaliste qui doit être le correspondant des deux journaux, note : « le défilé prend un caractère plus émouvant qu’à Perpignan ». Le Soleil proclame : « Deux cent mille manifestants ! Jamais le nombre, comme ici, ne vint pour affirmer le droit ». Et l’envoyé spécial d’écrire : « De mémoire d’homme, on ne vit foule aussi compacte aussi bien disciplinée. La police ici n’a que faire, et le préfet a eu la sagesse de se tenir au frais, dans l’ombre ». « Manifestation monstre organisée par les viticulteurs » déclare La Lanterne du 27 mai : « La Révolte du Midi – Le meeting de Carcassonne – Manifestation gigantesque 250 000 vignerons manifestent ». L’Autorité du 27 mai a dénombré 300 000 manifestants. Ce journal de droite met aussi l’accent sur le fait que le préfet a été conspué et indique « plus on va, plus le mouvement de révolte grandit ». Le Gil Blas du 27 mai titre : « la Jacquerie vigneronne » en soulignant que la manifestation a été plus grandiose et plus violente peut-être que celles de Béziers et de Perpignan.
22Par rapport aux meetings précédents, la presse nationale retient plusieurs éléments. Tout d’abord : « Dans toutes les communes viticoles les Conseils Municipaux allouent des sommes importantes aux vignerons se rendant à Carcassonne : » (L’Action du 25 mai). Dans l’Éclair du 27 mai, on peut lire : « Les compagnies de chemin de fer non seulement doivent accorder le quart de place, mais doivent supprimer tout service de contrôle... Les chemins de fer ayant été mis gracieusement à leur disposition ou peu s’en faut, les manifestants ont respecté le matériel ». Ainsi le lecteur comprend que la quasi gratuité des transports permet au plus grand nombre d’assister aux meetings.
23Le second élément relevé par de nombreux journaux est le changement de ton des discours. Celui du vice-Président du Comité d’Argeliers : « Plaçons-nous sous l’égide des anciens preux qui, dans ces murs crénelés, combattirent pour l’indépendance de leur sol et de leur foi ». Le Soleil, ne manque pas de relever « ce langage nouveau qui invoque avec bonheur la tradition et l’héroïque histoire de Carcassonne ». Et La Petite République cite en écho les paroles de Marcellin Albert : « Les Albigeois étaient autrefois réunis sous ces murs : ils sont tombés pour la défense de la liberté. Nous ferons comme eux ! En avant pour la défense de nos droits ».
24Le langage nouveau est aussi celui de Teisseire, Président du Comité de Baixas, relevé par les journaux pro-gouvernementaux comme le Radical : « Monsieur Teisseire dit tranquillement : si au 10 juin, le gouvernement n’a pas fait ce que la viticulture désire, alors ce sera la grève de l’impôt, la démission des corps élus, le boycottage des administrations, la population partout soulevée. Nous voulons la suppression de la fraude, le vin vendu au-dessus de son prix de revient. Les moyens ? Au Parlement de les trouver, c’est son affaire ».
Les tumultes du printemps
La presse analyse la crise
25La fin du mois de mai, après des meetings pacifiques, annonce des jours incertains. C’est l’occasion pour l’ensemble de la presse de faire le point. D’abord le ministre des finances Caillaux pour le gouvernement, peu après la rentrée parlementaire, dépose un projet de loi contre la fraude. Ce projet est annoncé par l’ensemble des journaux. Le Petit Parisien a présenté de manière positive les mesures étudiées en Conseil des Ministres et a rappelé que M. Caillaux veut aller plus loin en prônant des actions en vue de regrouper les producteurs et de rechercher de nouveaux débouchés. On a vu à Carcassonne que ces mesures ne satisfont pas les viticulteurs et les appels à la grève de l’impôt se multiplient. La Commission parlementaire d’enquête a terminé ses auditions et dépose son rapport dont l’Éclair donne un résumé dans sa livraison du 28 mai.
26Les journaux de droite ou du centre comme le Soleil étudient les causes de la crise : pour le Soleil il ne s’agit pas de la fraude, pour le Siècle il ne s’agit pas que de surproduction. Pour le Radical, proche du pouvoir, « bien habile est celui qui déviderait l’écheveau bien embrouillé des explications données dans le Midi » et de conclure : « D’autres disent que le vin fourni par les plants nouveaux est de qualité médiocre. Que l’une ou l’autre de ces explications soit adoptée, on ne voit pas très bien ce que vient faire dans cette question de mévente la suppression de la vie municipale et celle des registres de l’état civil ».
27Et voici que la presse pro- gouvernementale tente une diversion s’appuyant sur les discours de Carcassonne en suggérant que les leaders du mouvement poussent au séparatisme. Pour le Radical ? qui prête à Marcellin Albert les propos tenus par Bourges du Comité d’Argeliers, « C’est donner une singulière idée de la sincérité d’un mouvement d’ordre en apparence tout économique et pacifique que de le rattacher directement à une époque d’extermination souillée par les pires forfaits du fanatisme ». Et pan sur la religion ! L’É, journal d’opposition, conteste cette analyse et écrit le 29 mai : « Les Méridionaux sont trop patriotes pour ne plus vouloir rester français. Quoiqu’il en soit, si au 10 juin on ne leur a pas donné satisfaction, ils proclameront la grève de l’impôt et la démission des corps élus. Ce sera le gâchis par la faute du gouvernement ». L’Aurore du 28 mai sous le titre « comment secourir les affamés du Midi » expose la solution proposée par un haut fonctionnaire du Ministère de l’Intérieur : « Pour l’instant la mesure la plus urgente à prendre est l’exonération de l’impôt. Je sais bien que ce sera pour l’État une assez grosse perte, mais outre qu’il y a là un acte équitable à accomplir, il y a aussi une nécessité politique. Livrés à eux, on ne peut prévoir à quelles violences on acculerait ces malheureux ». Du raisonnable, du concret.
28Le 30 mai, l’Humanité prend parti. À la une, sous le titre : « Agitation viticole et Action Socialiste » le journal affirme : « La crise tient moins à la fraude qu’à l’anarchie économique ». Le correspondant particulier écrit de Maraussan dans l’Hérault et sa dépêche est illustrée d’un portrait du « citoyen Ferroul » et d’une vue de délégations en charrette arrivant à une manifestation. Les causes de la crise sont les fraudes, le rétrécissement du marché international, la baisse de la consommation des eaux de vies de fruits. Mais pour l’Humanité et les socialistes de Jaurès « Le désarroi anarchique persistera tant que l’État n’aura pas monopolisé et érigé en services publics ces principaux articles de l’alimentation populaire qui s’appellent les vins et les sucres ». Pour tout dire, la nationalisation de la viticulture. Plus à gauche encore, le Socialiste du 31 mai sous la plume de Hubert Rouger proclame : « Seule une révolution consciente affranchira le prolétariat des villes et des champs... La voix du Parti Socialiste seule est capable de faire entendre en de paroles utiles, la voix de la raison ». Henri Fabre et Gustave Hervé, dans le journal La Guerre Sociale, vont encore plus loin puisque, contrairement à Jaurès, ils ont toujours refusé de soutenir la majorité du Bloc. Le contenu de l’éditorial du 29 mai mérite qu’on en reproduise des extraits : « Pauvre Jacques Bonhomme ! Tu sais bien que ce n’est pas facile d’empêcher la fraude, et que dans notre société de « chacun pour soi », tu seras toi-même le premier, quand les gendarmes auront le dos tourné, à user et à abuser du sucrage et mouillage. Et puis, en admettant qu’on diminue la fraude par une répression énergique et par une surveillance coûteuse dont tu paieras les frais, est-ce que tu t’imagines que ton vin s’écoulera facilement... Si un jour, tes frères, les ouvriers des villes, profitant d’une occasion propice, mettaient même violemment la main sur les maisons d’habitation, où ils logent, sur les usines où ils travaillent, pour en faire des propriétés collectives et préparer la société nouvelle, seras-tu assez inepte, Jacques Bonhomme, pour laisser ceux de tes fils qui sont à la caserne leur tirer dessus comme sur des malfaiteurs ». Ce panorama ne serait pas complet sans l’éditorial de Maurice Imbard dans le journal L’Anarchie du 31 mai qui, prenant prétexte des incidents de l’Hôtel de Ville de Béziers, affirme : « C’est toujours la même chose. Quand le peuple réclame du pain, les gouvernants répondent en envoyant la troupe pour leur donner du plomb ».
Des lendemains incertains
29On n’en est pas encore là lorsque se tient le meeting de Nîmes le 2 juin 1907. Une dépêche d’agence, reprise par Le Siècle et La République Française du 1er juin, annonce que le Comité d’Organisation reçoit de nombreuses adhésions et que cinquante trains spéciaux sont déjà prévus. La compagnie PLM est mobilisée car, d’après Messidor du 2 juin, « la gare qui est à 4 mètres au-dessus du sol est desservie par des escaliers dont les dimensions et les dégagements n’ont pas été calculés pour le passage de quelques cent mille voyageurs ». D’Agde il est annoncé que la troupe est consignée ce qui entraîne la protestation de réservistes viticulteurs souhaitant se rendre à Nîmes. Ces derniers obtiendront la permission demandée. Nîmes et le Gard veulent faire bonne figure en réservant un bon accueil aux manifestants. L’Éclair, dont l’envoyé spécial recueille les propos du maire, et La Petite République détaillent les mesures de sécurité prises par la municipalité en vue de recevoir 200 000 manifestants. Il fallait montrer que le Gard n’était pas à la traîne. Le Petit Journal du 3 juin note : « Le Gard avait paru jusqu’ici se désintéresser du mouvement qui emporte les populations viticoles en pèlerinage tous les dimanches depuis deux mois ». Le journal à grand tirage explique que le département a des ressources autres que la vigne : métallurgie, ver à soie... Le correspondant particulier de la Petite République relève aussi que « dans le Gard, les populations réfléchissent : elles ont demandé par des affiches et par la voix du maire l’exécution des canaux du Rhône préconisée par le journaliste Marius Richard ».
30La tonalité des journaux nationaux souligne le côté festif du meeting de Nîmes. Est-ce la couleur des habits, la tradition tauromachique de la ville, le soleil et la gaieté de la Provence ? Le Radical du 3 juin a remarqué « de nombreuses délégations de femmes dont les costumes variés donnent une note pittoresque à la manifestation. Tous les monuments sans exception et même certaines églises ont pavoisé ». Dans ce journal anticlérical, cette dernière notation ne manque pas de sel. S’il a compté 200 000 manifestants, il est loin des chiffres de la Petite République qui, sous une vue générale de Nîmes et la carte des villes où ont eu lieu les meetings, affiche « 250 000 gueux du Midi ont manifesté à Nîmes ». L’Éclair parle aussi de 250 000 viticulteurs. L’Action qui titre « La Crise Viticole -le meeting de Nîmes » et l’Autorité, journal d’opposition, donnent le chiffre de 300 000. Pour ce dernier journal comme pour l’Éclair, tous deux à droite, l’inquiétude se fait jour. L’envoyé spécial de l’Éclair annonce « Veillée d’armes – Des tambours partout – L’état d’âme du Midi- Les efforts à faire – Hier fut calme, que sera demain ? » et l’Autorité de rajouter : « la lutte à outrance » !
31C’est bien là ce qui caractérise le meeting de Nîmes. Sous des aspects colorés, cette manifestation du début juin, sorte de point d’orgue dans le mouvement viticole, conduit certains journaux à s’interroger. Tout d’abord dans la liste des orateurs, le discours du Docteur Ferroul dont on sait qu’il est socialiste n’était pas prévu. Il a cependant pris la parole : « On nous accuse d’être des fauteurs de désordre, non, ce sont les lois qui provoquent et sèment le désordre ». Si cette déclaration n’est pas politique, comment la qualifier ? Et d’ailleurs le comité d’Argeliers ne partage pas tout à fait cette opinion, ni l’idée de l’ultimatum fixé au 10 juin par Ferroul. L’Éclair s’interroge : « Cette unanimité durera-t-elle ?... Tant que la fraude a été une entité honnie, la cohésion a pu être absolue, si elle devient une personnalité électorale, la question va changer d’aspect et le mouvement choir totalement dans la polémique ».
32Pour Le Matin du 3 juin, c’est Ferroul le grand triomphateur de la journée, poussé vers l’estrade quoique non inscrit pour les discours. L’envoyé spécial du journal dépeint « La détresse du Midi » et propose deux clichés représentant des « silhouettes de protestataires ». Le discours de Ferroul est intégralement reproduit ainsi que les réactions enthousiastes à la proposition de maintenir l’ultimatum fixé au 10 juin date à laquelle des municipalités devront démissionner. Dans sa péroraison il indique : « quant à moi, le soir du 10 juin, j’abandonne avec mon conseil municipal l’hôtel de ville de Narbonne, en même temps que la voix grave du tocsin viendra s’ajouter à notre formidable plainte ». Et la conclusion de l’article revêt un intérêt particulier car elle montre que l’affrontement redouté par Marcellin Albert et le comité d’Argeliers est inéluctable : « Ce discours a valu à son auteur une acclamation extraordinaire. Ce fut la fin triomphale du meeting. Il y eut bien le serment renouvelé des fédérés... Mais le meeting était naturellement terminé, et, toute la soirée, viticulteurs et Nîmois commentèrent le discours de M. Ferroul après lequel on peut dire avec certitude que l’ultimatum de Béziers recevra à sa date tout son effet ».
1907 : Une épreuve de force qui secoue la république
33Les lecteurs du Matin savent alors que l’épreuve de force va s’engager. Le 4 juin L’Aurore et Le Radical, proches du gouvernement, reprennent un article du Petit Méridional de Montpellier – lui aussi favorable à la majorité en place – dans lequel sont relatés les propos des membres du comité : « À Montpellier, nous proclamerons la guerre de l’impôt mais nous nous arrêterons là... » La conclusion de l’article est significative : « On le sait, il y a quelque peu de flottement au sujet des moyens à employer... » La semaine qui sépare le meeting de Nîmes de celui de Montpellier reflète une intense agitation. Les journaux relatent l’activité gouvernementale et parlementaire. On fait le compte-rendu des travaux de la commission parlementaire des boissons qui examine le projet gouvernemental, on présente les réflexions du groupe des sénateurs et députés du Midi qui désignent M. Aldy député socialiste de l’Aude comme porte-parole pour préparer les amendements et intervenir dans la discussion générale. L’Humanité du 5 juin détaille les amendements du « citoyen Aldy ». Les parlementaires et le gouvernement sont fébriles comme d’ailleurs les municipalités qui préparent le rassemblement de Montpellier. L’ensemble de la presse donne des informations en provenance d’Agde, de Cette, de Mèze, Perpignan qui montrent que la mobilisation est générale. On note que les journaux proches du pouvoir, après avoir tenté l’opération « séparatisme » qui n’a pas eu l’écho souhaité dans l’opinion, opèrent une diversion sur les divisions au sein du mouvement. Par ailleurs certains journaux, à faible tirage toutefois, comme le Gil Blas ou Le Radical tentent de déconsidérer les viticulteurs : « Pauvres d’argent, mais riches d’espoirs, ils dépensent en voyages, en frais de vivres et de route leurs maigres économies. Ils boivent pour noyer leur chagrin... et pour bien établir que le vin manque de consommateurs, ils consomment de la bière, de l’absinthe, du vermouth » (Gil Blas du 5 juin). Quant au Rappel du 5 juin il affirme « Béziers, grand producteur de vermouth remonte ces apéritifs avec des alcools rectifiés du Nord... Faut-il donc croire ces mauvaises langues qui disent que tous ceux qui se plaignent de la fraude n’en ignorent pas les pratiques ? ».
L’impressionnant meeting de Montpellier fait la une
34À Montpellier, le 9 juin sonnera l’heure de vérité. Le Midi républicain va-t-il menacer la République ? C’est l’impression que l’on a à la lecture des journaux de la presse nationale. Tout d’abord le nombre des manifestants frappe les esprits. Les évaluations varient de 500 000 à 800 000 en passant par des chiffres intermédiaires. L’événement fait la une des grands journaux d’information. Pour Le Matin, c’est « l’échéance » et l’envoyé spécial écrit : « Ils étaient 500 000 à Montpellier. Ils ont acclamé la grève des maires. La première écharpe jetée au vent ». C’est celle du premier adjoint au maire de Carcassonne. La une présente une photographie des pancartes, des clairons et tambours. En médaillon figurent Ferroul, Reynes adjoint au maire de Montpellier, et, dans le corps de l’article, le portrait de M. Briens, préfet de l’Hérault. Le Petit Journal relate « Le formidable meeting de Montpellier », Le Petit Parisien parle de « l’invasion de Montpellier », Le Siècle annonce 500 000 manifestants, L’Autorité (de droite) parle d’une « armée de 800 000 hommes ». Il oublie les femmes, nombreuses aux dires de certains organes. Le Soleil, journal du centre droit, chiffre à 600 000 le nombre de manifestants. L’Éclair décrit « une manifestation sans précédent – Le cortège d’un demi-million d’hommes – Pittoresque, indescriptible Et les trains arrivaient toujours – La nuit à la belle étoile – Discours belliqueux ». La Libre Parole, d’extrême droite, titre « le grand meeting de Montpellier 700 000 manifestants ». Encore plus fort, l’Aurore, voit dans les « 800 000 manifestants à Montpellier la « dernière sommation des viticulteurs »
35Le Radical, La République Française, le Siècle, le Gil Blas, alimentés par les mêmes correspondants ou la même agence parlent de 500 000 manifestants alors que Le Gaulois, proche lui aussi du gouvernement, en dénombre 600 000 . Seul l’Humanité n’avance aucun chiffre : « Faut-il essayer de dénombrer les manifestants ? Ce serait chose vaine ». En effet les chiffres importent peu à partir du moment où l’événement est du jamais vu. Par contre, ce sont les déclarations des organisateurs qui retiennent l’attention et ces déclarations ouvrent les portes de l’inédit.
36La veille du meeting, dans le silence qui précède la tempête, l’envoyé spécial du grand journal d’information, Le Petit Parisien, interviewe Paul Bret négociant et ancien président du syndicat régional des vins et spiritueux sur les causes de la crise et les remèdes envisageables :
- « Et d’après-vous, quels sont les remèdes ?
- Tout d’abord, il faut redonner à notre commerce désemparé et diminué la confiance et la sécurité dont il a besoin pour conduire à bien les opérations de longue haleine qu’il avait l’habitude de traiter et qui seules peuvent donner une stabilité relative, mais suffisante, aux cours. Les Chambres et le ministère veulent-ils cela ? Si oui, tout peut s’arranger. Les morts ne reparaîtront plus, mais les blessés et les meurtris sont encore valides et vaillants, si vous leur redonnez la confiance perdue. Pour cela, les phrases seraient inutiles, ce sont des actes qu’il leur faut sinon la misère se fera de plus en plus grande, jusqu’à ce que les graves désordres amenés par la faim achèvent de désoler le pays. Que voulons-nous donc de si difficile à obtenir ? Le respect des droits de chacun et, et en l’espèce par conséquent, la pureté de notre produit, le vin.
37La définition du vin a été très heureusement indiquée dans la loi ; mais si nous voulons que ce produit soit naturel, il ne doit pas être à deux faces, comme nous l’avons surabondamment dit : raisin d’un côté, betterave de l’autre.
38La majeure partie de nos terres du Midi ne peuvent produire que de la vigne. Qu’on nous laisse donc notre vin indemne de compromissions avec les autres produits, alors surtout que notre production naturelle est plus que suffisante pour satisfaire à tous les besoins de la consommation.
39Et M. Paul Bret ajoute :
- Nous ne sommes ni mendiants ni des quémandeurs, nous voulons que le vin soit fait avec le raisin, pas autre chose, et qu’il arrive indemne sur la table du consommateur. »
40Ce souci d’informer est-il partagé par toute la presse ? Ces conseils sont-ils entendus par le gouvernement, le Parlement, les viticulteurs eux-mêmes. N’est-il pas trop tard ?
L’ultimatum au gouvernement
41Dans le défilé, Le Gaulois remarque un certain nombre de pancartes qui stigmatisent la fraude, blâment les parlementaires et le gouvernement : « le dernier cri, du sang ensuite », « Politiciens, foutez-nous la paix ». Le journaliste observe que, « comme emblèmes de protestations, les guillotines dominent », sachant que, dans le serment des Fédérés prononcé à chaque meeting, figure l’expression : « Constitués en Comité de Salut public... » le lecteur va penser à l’époque de la Terreur. Un autre journal proche du Gouvernement, le Gil Blas, sous le titre « La Jacquerie vigneronne » s’interroge sur « ce que sera demain » et sélectionne quelques pancartes : « Satisfaction ou Révolution » ; « Demain la guerre » ; « La guerre sans merci ». Le Radical a vu « La dernière cartouche » et aperçu des bannières noires dont on sait qu’elles symbolisent la mutinerie et l’anarchie. Le Matin lui aussi a relevé quelques slogans : « Nous irons à Paris » ; « Du pain ou, au 10 juin, la guerre ».
42L’envoyé spécial du Soleil a remarqué dans le défilé « un détail singulier : les Catalans portent de côté leur coiffure, sorte de bonnet napolitain, et il est de tradition qu’en temps de guerre ou de révolution, la barretine est ramenée en avant. C’est un signe de soulèvement des masses populaires contre l’ennemi. Cela s’appelle en Catalogne porter la barretine révolutionnaire... Mauvais présage » ; et ce n’est pas le correspondant de l’Humanité qui rassurera le bourgeois quand on lit dans son compte-rendu : « Ce qui me frappe et qui a frappé tout le monde, c’est la prédominance des éléments prolétariens qui donne à cette journée un caractère que n’avaient eu que partiellement les réunions précédentes et notamment le meeting de Nîmes. Cette fois c’est bien la plus populaire, et quand ceux de Florensac sont montés au Peyrou, tout à l’heure, en colonne compacte, tous en blouse, les femmes en coiffe, sac au dos et marchant d’un pas nerveux derrière leur double file de tambours et de clairons, un bourgeois placé près de moi est devenu soudainement très pâle et a murmuré entre ses dents : cela fait peur. »
43L’ensemble de la presse a vu et a surtout entendu le discours de Ferroul annonçant pour le 10 juin l’échéance de l’ultimatum au gouvernement et l’exécution de la promesse des municipalités de démissionner. Marcellin Albert l’a suivi -si l’on peut dire- dans cette course en avant, la lecture du Gil Blas (pro- gouvernemental) est suffisamment explicite : « Nous avons reproduit dans un précédent article les déclarations de M. Duval, viticulteur de l’Aude, actuellement à Paris pour les besoins de la cause. C’est de lui que nous tenions l’évaluation à sept cent mille du chiffre des manifestants -chiffre qui semblait excessif et se trouve confirmé- c’est lui qui nous avait fait pressentir le coup de théâtre que fut le discours du citoyen Ferroul : « Le tocsin sonnera ; je jetterai mon écharpe à la face du gouvernement ». Nous avons revu M. Duval et nous lui avons demandé son impression sur le meeting : – Je ne me trompais pas, dit-il, en vous déclarant que Marcellin Albert devrait, pour rester le triomphateur, aller de l’avant. Il est allé de l’avant plus encore que je ne le supposais, en se solidarisant publiquement avec le maire de Narbonne, collectiviste avéré, et, d’ailleurs, parfait honnête homme. Le discours d’Albert est une sorte d’investissement. Désormais, il y a deux chefs de même envergure dans la lutte des vignerons : le vaillant lutteur d’Argeliers et Ferroul. Et j’insiste sur ce détail parce qu’il va donner une autre tournure à la bataille. Marcellin Albert fut, à notre avis, un moment hésitant. Il aurait pu avoir la pensée de contenir les indignations de nos malheureux camarades. Nous étions un certain nombre à redouter de sa part un geste de recul, bien que nous ayons généralement une entière confiance en lui, mais parce que toutes les manœuvres ont été exercées pour l’attirer en arrière. Or, celui dont la popularité est universelle dans le Midi a tendu la main au socialiste Ferroul. C’est le combat sans défaillance, sans arrêt, jusqu’à la victoire ». Jusqu’à la victoire ?... Nous voudrions une précision. Nous demandons : « Par quels moyens ? »... Mais notre interlocuteur se refuse à parler davantage. Il ne sait pas. Il ne peut pas savoir... Et quelqu’un de ses amis qui assistait à la conversation y prend part pour s’interroger Nous laisserons-nous saisir et vendre, si on nous envoie les gens de loi ? Subirons-nous la présence des délégués administratifs que l’on essaiera de nous imposer aux lieu et place de nos maires et de nos conseillers municipaux ? C’est l’avenir qui répondra ».
1907 : La presse témoin du drame
L’épreuve de force se profile
44À l’issue de la manifestation, on apprend dans Le Petit Parisien que de violentes bagarres ont éclaté en gare de Perpignan, que des manifestants, à Montpellier, obligent les agents chargés de protéger la mairie à se barricader à l’intérieur. Les éditoriaux de la presse nationale traduisent une inquiétude grandissante. Vuillaume écrit dans L’Aurore : « Nous voici sur les bras une rude besogne, celle d’aplanir au plus vite un des plus formidables conflits que la République ait jamais eu à résoudre ». Pour Le Soleil, modéré, « Nos gouvernements pourraient d’ici quelques jours se convaincre que tout ne finit pas par des pirouettes et des chansons ». La Lanterne, proche du pouvoir s’inquiète sérieusement « que les résolutions prises hier soient mises demain à exécution et l’on aura réussi à créer dans toute la France un état d’anarchie dont nul ne saurait mesurer les effets ». À l’extrême droite, La Libre Parole qui a titré « Le sabotage administratif est décidé » enchaîne : « Les viticulteurs vont passer des paroles aux actes. On devine la perturbation dans toutes les communes, plus de mairies, plus de conseils municipaux, on sent que la surexcitation grandit. À Perpignan, des collisions sanglantes ont eu lieu entre la troupe et les manifestants »
45L’envoyé spécial de l’Éclair qui a signé un article relatif au meeting de Nîmes sous le nom de Georges Montorgueuil et qui signe le compte-rendu de Montpellier Georges Bonnamour, mérite une mention spéciale. D’une plume alerte mais corrosive, il donne des gens du Midi une image quasiment ridicule : « Mais leur exaltation est telle que ceux qui, tout en défilant, achèvent de casser la croûte, ouvrent leur bouche pleine pour crier qu’ils crèvent la faim ». Il conclut son article en ces termes : « Et maintenant agiront-ils ? Passeront-ils de cette révolte passive, qui consiste à seulement refuser de payer l’impôt, à un état de révolte violente contre les pouvoirs publics et les défenseurs de l’ordre ? S’ils souffraient vraiment de la faim, je répondrais oui, mais ils mangent, ils boivent. On m’assure que le meeting d’aujourd’hui vaut plus de deux millions aux hôtels et aux cafés de Montpellier. De sorte que, ironique contre- coup des choses, la détresse des vignerons fait la fortune des limonadiers ». Et voilà, « in cauda venenum » des propos qui ne doivent pas déplaire à Clemenceau mais qui ne sont pas pour apaiser le climat. Est-ce ce que souhaitait la rédaction de l’Éclair, journal proche des royalistes ?
46Après le meeting de Nîmes qui fut suivi d’une semaine d’intense préparation en vue du rassemblement de Montpellier, la manifestation du 9 juin dans cette dernière capitale du Midi ouvre les vannes de la violence. Le supplément illustré du Petit Journal présente à la une du 9 juin une caricature figurant un buveur d’eau tiraillé entre un fraudeur représenté en pain de sucre et un viticulteur sous la forme d’un cep portant des grappes de raisin, avec à l’arrière- plan un cortège de manifestants. La polémique va se développer, s’envenimer à un point tel que les analyses prémonitoires des journaux vont se révéler exactes ; le sang va couler. Certes le Gouvernement et le Parlement travaillent en vue de résoudre la crise mais il semble que la fraude ait joué comme un leurre, si bien que les pouvoirs publics ne sont pas allés aussi loin qu’il eût fallu pour répondre aux vives attentes des populations du Midi. De nombreux journaux avaient pourtant alerté l’opinion et partant, les autorités.
47Il n’était pas encore trop tard après le 10 juin. Or le 13 Clemenceau qui n’a entendu ni les arguments des parlementaires du Midi jugeant insatisfaisante la loi sur le mouillage et le sucrage, ni les avertissements de la presse, persiste dans son idée que le Gouvernement et le Parlement travaillent dans l’intérêt des viticulteurs. Les journaux donnent des compte- rendus détaillés des séances à la Chambre et au Sénat. Jaurès n’est pas le dernier à faire des propositions exposées dans l’Humanité. Les interpellations se succèdent mais les votes sont toujours favorables au Gouvernement. On comprend alors pourquoi, fort du soutien de la majorité de la Chambre des Députés, Clemenceau fasse preuve d’autorité en écrivant aux maires démissionnaires qui sont 618. Sa lettre exprime sa crainte de voir l’institution communale menacée par un régime de comités ou de délégués. Pour lui, c’est une atteinte aux fondements mêmes de la République. Moyennant quoi Clemenceau annonce que le gouvernement fera en sorte que force reste à la loi.
L’explosion
48Quatre jours après, le 17 juin les principaux leaders sont décrétés d’arrestation après que le gouvernement ait obtenu l’accord du Parlement. C’est l’ouverture des hostilités pressentie depuis plusieurs semaines par les envoyés spéciaux, les correspondants et les éditorialistes des grands journaux et de certaines feuilles politiques. Pour que la loi soit appliquée il faut la force et de nombreux régiments convergent vers les départements du Midi, ce qui crée un climat explosif. L’arrestation de Ferroul à Narbonne provoque une émeute qui se traduit par la mise en place de barricades et par l’assaut donné à la sous-préfecture. C’est le drame qui s’explique en partie par l’absence des leaders et par l’impéritie des autorités civiles et militaires quant au maintien de l’ordre.
49L’Intransigeant embouche la trompette de l’opposition de droite : « L’état de siège est proclamé à Narbonne. Cette nuit, cuirassiers et gendarmes tirèrent à volonté – Les morts, les blessés, l’extrême agitation – Clemenceau essaie de se justifier devant la Chambre – Où est Marcellin Albert ? » Ce dernier en effet est introuvable alors que Cathala, Richard, Bernard, du Comité d’Argeliers se sont constitués prisonniers et que Ferroul est déjà incarcéré avec le Docteur Senty, Edouard Bourges et Justin Cabanes. Henri Rochefort publie dans le même numéro de l’Intransigeant un pamphlet au vitriol sous le titre « le sang coule ». Il n’est pas le seul et Cassagnac dans l’Autorité lance « Assassin ! » en gros titre et annonce que le soir de l’émeute « dix, vingt cadavres jonchèrent les trottoirs de Narbonne ». Ce qui, bien sûr, est une fausse nouvelle. Le Radical, qui soutient Clemenceau, égrène les manifestations violentes de Montpellier où les étudiants monarchistes seraient à l’œuvre, de Béziers où l’on arbore le drapeau rouge. Pour le Gouvernement, l’agitation royaliste donne la main aux révolutionnaires. Dans le numéro du 22 juin sous le titre « La révolte dans le Midi », Le Radical expose le compte-rendu détaillé des échanges entre Clemenceau et les députés. Il apparaît que le Gouvernement a reçu très peu d’informations et très tardivement. L’Élysée a décommandé des fêtes et des cérémonies ainsi qu’un voyage du Président de République à Bordeaux. Le Matin du 21 juin livre ses dépêches de la nuit sous d’énormes titres : « À Perpignan : on incendie la Préfecture. À Narbonne : on lynche des agents. À Montpellier : il y a des rencontres sanglantes entre la troupe et la foule ». La presse parisienne fait apposer une affiche à Narbonne dans laquelle elle déplore le sabotage des télégrammes par le Gouvernement et les agissements de policiers qui se font passer pour des journalistes. Le 22 juin Le Matin fait part de troubles et d’échauffourées à Toulon, Toulouse, Limoges. Les troupes occupent Béziers, Perpignan, Montpellier. Un cliché montre les soldats démolissant une barricade à Narbonne.
50L’Éclair du 21 juin consacre sa une au drame de Narbonne sous le titre « À Narbonne fusillades et massacres » Il confirme l’embargo sur les dépêches des journalistes de la presse parisienne. Il rend compte des débats à Chambre des Députés. La page comporte une vue du Palais de Justice de Montpellier que les manifestants ont tenté d’incendier et un portrait du préfet de l’Aude venu à Narbonne pour enquêter sur les événements.
51Une nouvelle édition du Matin, le 21 juin titre à la une : « Le sang coule – L’attaque des monuments publics – Les collisions avec la troupe – Des morts » De nombreux clichés montrent les manifestants dans la cour de la sous-préfecture dont la porte a été éventrée, des barricades, la troupe à la gare et devant la mairie, et Ferroul dans le train partant pour la prison.
52Alors que Le Petit Parisien du 22 juin, sous le titre « Après l’émeute », annonce « Narbonne fait aux morts d’imposantes funérailles », Le Matin du même jour, sous deux photographies, l’une de la préfecture de Perpignan, l’autre des Allées Paul Riquet de Béziers- clichés barrés d’un drapeau cravaté de noir en surimpression- consacre un article aux « soldats révoltés » du 17ème de ligne sous le titre « Le drapeau en berne ».
53L’Écho de Paris annonce « La Révolution est venue » et enfonce le clou « Le peuple se révolte. Et voici que l’armée lâche à son tour » et de fustiger la politique « des Combes, Jaurès, Pelletan, André, Picquart et bien sûr Clemenceau » qui d’après l’éditorialiste ont désorganisé l’armée.
54Plus ultra, La Libre Parole du 23 juin exhale en des termes orduriers sa haine des Juifs, des Francs- maçons, de la République : « Clemenceau s’en pourlèche la moustache, il a son verre de sang tout chaud, bon pour ses entrailles de vieillard ».
55La séance animée qui s’est déroulée à la Chambre portant sur la tragédie de Narbonne et la mutinerie du 17ème régiment de ligne a été analysée différemment, on s’en doute, par La Croix et L’Humanité. La Croix du 23 juin sous la signature de Pierre l’Ermite, pseudonyme légendaire, écrit : « J’aurais voulu que les blessés, les tués des batailles d’hier, hommes, femmes, soldats, enfants... que tous ceux, amis ou ennemis, qui, à un titre quelconque, payèrent de leur sang rouge et bien français la note de la majorité biocarde fussent là dans un coin de la Chambre, pendant la séance historique d’hier... La seule question est de ne pas glisser dans le sang. Lisez attentivement la séance, et vous verrez qu’elle a tenu toute entière dans cette abominable préoccupation ».
56Cette séance donne l’occasion à La Liberté, autre journal d’opposition d’écrire : « Voilà donc M. Clemenceau soutenu par 327 députés auxquels le sang versé ne fait pas peur ». Et dans L’Humanité du 22 juin, Francis de Pressensé, député socialiste SFIO qui a voté contre le Gouvernement titre dans son éditorial : « La guerre civile approuvée ». Dans le corps de l’article qui stigmatise la manière dont le gouvernement traite la question posée par les populations méridionales, on retrouve cette phrase qui rappelle celle de Pierre l’Ermite dans La Croix : « Ce n’est pas l’apaisement qu’a voulu la majorité. Elle suit M. Clemenceau jusqu’à ce que le pied lui glisse dans le sang. »
57Les journaux proches du pouvoir se montrent satisfaits. Les députés et les sénateurs vont adopter le projet gouvernemental sur les vins. La Chambre, le 21 juin, a voté la confiance au gouvernement pour son action dans le Midi. Pour Le Radical, « Les républicains ne doivent prononcer que des paroles de paix, d’humanité et de fraternité ». Il salue l’initiative du député Lafferre de Béziers de se rendre dans sa circonscription pour porter la bonne parole. Mais ici les choses se gâtent comme l’indiquent d’autres organes. En effet bien qu’ils aient voté contre le Gouvernement, les députés radicaux et radicaux-socialistes de la région n’en sont pas pour autant bien accueillis. Seul Aldy, député socialiste de l’Aude qui a mené le combat contre Clemenceau à la Chambre, recevra un accueil chaleureux. Sous le titre « Les 15 000 francs (c’est ainsi que sont appelés les députés qui ont doublé leur indemnité parlementaire), L’Intransigeant rappelle que Lafferre, Bourrât, Brousse députés, mais aussi les sénateurs Barbaza et Gauthier n’ont pu gagner leurs circonscriptions et ont dû retourner à Paris. Le Matin du 24 juin consacre à « La tournée des députés » un long développement. Il relate la visite et l’enquête menée par le député Aldy mais indique qu’à Narbonne il a été fortement conseillé à M. Brousse député des Pyrénées-Orientales de revenir à Paris. L’Autorité du même jour parle de « La chasse aux parlementaires ». L’Éclair reprend le récit des mésaventures des députés et sénateurs sous le titre « Le Midi hue ses députés ».
58Le 19 juin, Marcellin Albert s’étant caché n’a pu être incarcéré. Un comité d’Argeliers n° 2 a été constitué. De dramatiques événements ont endeuillé Narbonne, une partie du 17ème régiment s’est mutinée, et à la Chambre les débats houleux ont débouché sur la victoire de Clemenceau.
1907 : De la tragédie au vaudeville
Un coup de théâtre médiatisé
59C’est alors qu’on apprend le voyage à Paris de Marcellin Albert, son entrevue avec le Président du Conseil, Ministre de l’Intérieur. Les journaux consacrent à cette péripétie de longs développements, souvent illustrés de clichés et les éditorialistes analysent la situation créée par l’initiative du « Rédempteur » ainsi que les réactions de la population du Midi, des responsables locaux et des hommes politiques. Les interviewes, les débats à la Chambre donnent une image fidèle de la situation au cours de la dernière semaine de juin.
60Le 24 juin, Le Matin pose la question : « Va-t-il pacifier le Midi ? » et annonce « Le geste du Rédempteur, Marcellin Albert débarque chez Clemenceau » Le Journal ouvre le récit de la visite sur cette phrase « Clemenceau a eu hier matin une surprise : il a reçu la visite de Marcellin Albert. » À la lecture de l’article, on peut se poser la question de savoir si Clemenceau n’a pas feint la surprise car par bien des aspects de cette rencontre sont surréalistes. On n’entre pas, surtout à cette époque, place Beauvau comme dans un moulin. Quant au récit, que fait le journal de l’entretien, il semble que les informations aient été fournies par les services du ministère. D’ailleurs Marcellin Albert démentira avoir pleuré. Cet article laisse à penser que le Rédempteur n’a pas eu le beau rôle et que sortant par une porte annexe il veuille fuir les questions de la presse alertée. Alertée, mais par qui ?
61Le même jour le 24 juin, Le Petit Parisien fait état de déclarations recueillies par le gérant du café Soufflet où Marcellin Albert est allé déjeuner. On nous donne d’ailleurs le menu du repas, ce qui ne manquera pas d’intéresser les lecteurs d’un Midi affamé. Il conteste avoir versé des larmes devant Clemenceau et aurait raconté au gérant un épisode peu crédible de son séjour tendant à faire croire qu’avant d’aller voir le Président du Conseil il avait assisté à la séance de l’Assemblée. On apprend qu’après le déjeuner, il avait fait une promenade en voiture au bois de Boulogne et dans Paris.
62Pour souligner le ridicule de la démarche, un éditorial titre « Noël, Noël, voici le Rédempteur ». Mais deux journaux ne plaisantent pas : L’Humanité et L’Intransigeant. Ce dernier journal dont on connaît les opinions antigouvernementales narre l’épisode de la rencontre entre Albert et Clemenceau sous la plume d’Henri Rochefort. Clemenceau est présenté comme un homme sans parole et ridicule car refusant de faire arrêter dans son bureau un homme décrété d’arrestation et lui donnant le conseil d’aller se constituer prisonnier dans le Midi. Rochefort rencontre en cela L’Humanité qui s’étonne que le Ministre de l’intérieur ait reçu à son ministère un homme sous mandat d’arrêt et ait ainsi violé la loi en le renvoyant libre. Jaurès le 25 juin publie un bref article dans lequel il tire clairement les leçons de l’événement : « Quand nos amis après le drame, suggéraient l’idée de mettre en liberté provisoire les prisonniers, M. Clemenceau répondait : on ne peut même pas délibérer là dessus... Or voici que Marcellin Albert vient le trouver. Et cet homme qui fut le chef du mouvement, et contre lequel il y a un mandat d’amener, M. Clemenceau décide soudain qu’il ne sera pas arrêté. Non seulement Marcellin Albert n’a pas été saisi mais il a un sauf conduit gouvernemental... et n’est couvert que jusqu’à Narbonne où il se mettra à la disposition de la loi... Mais Marcellin Albert ne se dirige pas tout droit vers Narbonne. Il semble bien qu’il va d’abord parcourir la région viticole afin d’y prêcher le calme. M. Clemenceau a donc négocié avec lui, et le chef des gueux de circuler en toute liberté, conseillant le calme et la sagesse comme il l’avait toujours fait. Mais où est l’unité du droit ? Où est l’unité de la loi ». L’argumentation est imparable. On peut y ajouter que le socialiste réclame l’application de la loi dans le cadre du droit élaboré par la démocratie bourgeoise.
La presse souligne la désunion
63On retire de la lecture des journaux nationaux que « La nouvelle croisade du Rédempteur » comme l’annonce L’Aurore ne fera pas l’unanimité dans le Midi. Ce journal signale le 25 juin que « La discorde est au camp d’Argeliers. M. Ferroul blâme Marcellin Albert ». Il est évident que Marcellin Albert a agi de son propre chef alors que Ferroul et les autres membres du Comité étaient en prison. Le Matin du 25 juin a dépêché un envoyé spécial dans le train qui ramène Albert de Paris à Narbonne. Alors qu’il redoute les journalistes, Marcellin Albert finit par s’abandonner et laisse filtrer des détails sur sa conversation avec Clemenceau : « Je vais là-bas. De commune en commune, de conférence en conférence, je demanderai à mes amis, à mes camarades, aux pauvres vignerons comme moi, aux gueux du Midi ! Enfin, s’ils veulent accepter ceci : promettre, jurer de cesser tout désordre, toute manifestation tumultueuse, toute révolte contre la loi. Si c’est oui, le Président du Conseil retirera toutes les troupes, lèvera tous les écrous, arrêtera toutes les poursuites et la paix renaîtra... ».
64En regard de cette interview obtenue de telle manière qu’on a l’impression que Marcellin Albert s’est naïvement laissé « tirer les vers du nez » figure la conversation de Ferroul avec l’envoyé spécial du Matin qui avait obtenu du magistrat instructeur l’autorisation de rencontrer le prisonnier dans sa cellule. Il pose à ce dernier la question à brûle pourpoint « Et Marcellin Albert ? » Il s’entend répondre : « En mon nom, je me bornerais à vous dire -et je pense qu’on comprendra-je demande à ceux qui l’ont faite quelle est cette fumisterie ? »
65Les deux interviewes du Matin figurent côte à côte sous le titre : « Comment parlent leurs apôtres ». Et le 26 juin, Le Petit Parisien annonce : « L’Apôtre parle, le Comité décide. Tout en proclamant la résistance, il laisse la porte ouverte à la négociation ».
66À Argeliers en effet du haut de la terrasse de son café, Marcellin Albert a rendu compte de son voyage à Paris. Le Comité n° 2 d’Argeliers s’est réuni aussitôt après. Et toujours dans le Petit Parisien, on peut lire : « le nouveau comité d’Argeliers votait lundi la résistance. Marcellin Albert n’avait donc pas réussi dans sa mission d’apaisement. On pouvait d’autant plus le penser que les exaltés de Narbonne, de Montpellier, de Perpignan, n’hésitaient pas à blâmer la « connivence » de l’ex-Apôtre avec Clemenceau. De sa cellule M. Ferroul flétrissait son capitaine déchu. Or voici que le fameux comité revient sur sa décision première. Il se résigne à l’action légale, à l’examen du projet contre la fraude en vue d’améliorer ce projet selon ses voeux. Il finit par quoi il aurait dû commencer... Le naïf vigneron transformé en agent de la paix publique par M. Clemenceau, a donc remporté, en somme, un succès plus que relatif ».
67De nombreux journaux montrent que le Comité n° 2 d’Argeliers souhaite discuter des propositions du député de Gironde Cazeaux-Cazalet, qui a conduit la commission d’enquête sur la viticulture, et que l’apaisement est en bonne voie. D’autres appartenant à l’opposition de droite soulignent que Marcellin Albert a été désavoué par ses pairs et que la lutte à outrance va se poursuivre. Mais il semble que le cœur n’y soit plus. La région fourmille de troupes, Marcellin Albert a regagné la prison et les incarcérés ne souhaitent pas que leur libération soit un préalable aux discussions sur le projet de loi du Gouvernement. Clemenceau semble avoir bien manoeuvré jouant de la division et de la démonstration de force tout en affirmant vouloir faire respecter la loi républicaine. On relèvera au passage dans la presse que « recevant une délégation conduite par le maire de Nîmes il a félicité un des délégués qui a été élu comme catholique et royaliste d’être venu le voir et d’avoir aussi placé au-dessus des intérêts de parti les intérêts de la France et de la République ». Quelle habileté chez ce politicien madré !
68Les suites de la mutinerie du 17ème sont présentées à la une du Petit Journal daté du 27 juin : « L’agitation dans le Midi : Les mutins du 17ème se rendent à Gafsa, Marcellin Albert désavoué par les comités s’est constitué prisonnier. L’embarquement des mutins à Villefranche – Le Rédempteur écroué à Montpellier -Symptômes de détente générale ». Dans cette page figurent des clichés du port de Villefranche, des photographies des croiseurs qui transportent les soldats et une vue de la Kasbah de Gafsa. Le Journal donne à ce départ une coloration bon enfant qui ne peut que contribuer à l’apaisement des esprits. Alors que le Président Fallières promulgue le 29 juin la loi sur le mouillage des vins et les abus de sucrage en discussion depuis plusieurs semaines, le Gouvernement a été à nouveau interpellé le 28 sur le Midi. C’est l’occasion pour La Petite République de souligner que la tâche de Clemenceau n’a pas été facile. Tous les grands journaux ont donné de la séance qui s’est prolongée dans la nuit un résumé assez complet avec les résultats de l’enquête du député socialiste Aldy sur les événements tragiques et surtout le compte-rendu minutieux de leur déroulement par le Président du Conseil répondant aux interpellateurs. On note qu’il accuse l’opposition de droite « réactionnaire » et celle d’extrême gauche « révolutionnaire » d’exploiter le mouvement. Jaurès dans son intervention s’insurge contre les déclarations du Président du Conseil suggérant que ces manifestations sont un commencement d’atteinte à l’unité de la patrie. Pour Jaurès, « il faut faire œuvre d’apaisement après quoi ces hommes qui sont des républicains rentreront dans la vie normale ». La presse note que l’ordre du jour de confiance a été voté approuvant les déclarations du gouvernement. L’assemblée exprime sa confiance en lui pour assurer le respect de la loi et la pacification par 334 voix contre 223.
69Le 29 juin, L’Humanité publie en encarté l’annonce suivante : « Parti socialiste SFIO – Fédération de la Seine. Aujourd’hui 29 juin 1907 à 8h ½ au Tivoli-Vaux-Hall, Conférence au profit de L’Humanité par le citoyen Jean Jaurès sur les événements du Midi et la politique générale. Prix d’entrée 50 centimes ». Il est précisé, détail amusant, que « les camarades désignés pour participer à l’organisation de la conférence se réuniront à 8h au petit marchand de vin se trouvant à côté du Tivoli. » A partir des troubles du Midi, le talent de Jaurès grand orateur contribue à faire vivre L’Humanité et à assurer son indépendance. Dans ce journal, la position de Jaurès et de son parti est présentée le 30 juin sous le titre : « Le Midi et le Socialisme ». Mais à la une du supplément illustré du Petit Journal daté du 30 juin, on constate le peu de sérieux d’une certaine presse à sensation lorsqu’on découvre la gravure en couleurs d’un dessin représentant Marcellin Albert sur la place d’Argeliers suggérant les débris d’une barricade alors que le village n’en eut point. La légende du dessin indique « Après la dernière séance du Comité, les viticulteurs acclament Marcellin Albert ». Qu’y a-t-il de vrai dans cette présentation ?
*
70À la suite de ce rapide survol des éditoriaux, des reportages, comptes-rendus consacrés aux événements de 1907 dans le Midi de la France, on peut dire que la grande presse a découvert très tardivement la crise qui depuis plusieurs années frappait la viticulture méridionale. Ruine due au phylloxéra avec ses conséquences sur la production, dont une fut la nécessité d’éviter une rupture des livraisons de vin, reconstitution du vignoble avec les débuts d’une surproduction et la chute des exportations, contre partie d’une politique protectionniste pour l’agriculture. Mais aussi méconnaissance de durs conflits entre gros propriétaires et ouvriers agricoles. Sans parler de l’ignorance des liens très forts entre économie urbaine et rurale dans les départements où s’installe la monoculture de la vigne dont les aléas ont des conséquences directes sur l’artisanat et le commerce urbain.
71La grande presse n’a vu dans les prémices du mouvement qu’un accès de fièvre comme en avaient déjà connu un certain nombre de régions agricoles françaises. On peut ajouter à cela que l’industrie sucrière et celle des alcools avaient les moyens de minimiser le résultat de pratiques tendant à fabriquer des vins artificiels, en endormant la curiosité de certains directeurs de presse. Il faut ajouter aussi que le Gouvernement, à la demande des députés et sénateurs des régions viticoles ? avait accepté la création d’une commission d’enquête parlementaire qui avait débuté ses investigations début 1907. On ne pouvait qu’attendre.
72Au cours du premier trimestre, peu de journaux ont signalé les rassemblements de quelques milliers de personnes dans l’Aude et dans l’Hérault ainsi que le refus de payer l’impôt dans un ou deux villages dont Baixas. Brusquement la presse manifeste un réel intérêt non pas tellement pour la crise, ses causes et les remèdes, mais pour la manifestation de cette crise. En effet le nombre de plus en plus important de participants aux meetings, l’organisation aussi bien du recrutement, du transport, de l’accueil, la discipline des manifestants, ne manquent pas d’étonner. Si bien qu’envoyés spéciaux, correspondants particuliers, agences, éditorialistes, sont mobilisés pour observer le phénomène, le décrire, tant par la plume que par les images, dessins et clichés. Cet intérêt est d’autant plus grand que les autorités locales sont parties prenantes, que les villes sont pavoisées, que l’exubérance méridionale ajoutée aux tambours, clairons, drapeaux et pancartes, donne aux meetings des allures de fête.
73La sérénité du Gouvernement, qui compte parmi ses soutiens de nombreux élus du Midi, conforte les journaux dans leur attitude. Celle-ci consiste à souligner l’originalité de manifestations pacifiques dont les slogans indiquent qu’il ne faut pas faire de politique mais au contraire organiser l’union entre les adversaires du passé patrons et ouvriers, croyants et anticléricaux, royalistes et républicains. Voilà qui est original, grandiose et mystique comme ont pu l’être les croisades. Et puis, cerise sur le gâteau, il y a l’Apôtre, le Rédempteur, le Prophète, le Roi des gueux, Marcellin Albert. Les inquiétudes manifestées par la presse qu’elle soit d’information générale ou d’opinion vont naître dès que les manifestations vont entraîner des drames non prémédités. Certains journaux vont insister sur les menaces qui pèsent sur les fondements de la République, de la démocratie, de la sécurité de la nation. La République serait attaquée par les monarchistes appuyés par un certain nombre de catholiques qui n’ont pas digéré la loi de séparation. Elle serait menacée par des tentatives fédéralistes ou séparatistes que l’ambiguïté de certains discours ont fait planer. Elle serait ébranlée dans une de ses institutions fondamentales, la commune, à partir du moment où les conseils élus risquaient d’être remplacés par des autorités auto- proclamées que sont les Comités viticoles fédérés.
74La démocratie, pour ces journaux, serait visée par les révolutionnaires, anarchistes dont on connaît les exploits, les attentats à la bombe ou au revolver. Ces derniers seraient même aller jusqu’à infiltrer les régiments où se multiplient des actes d’indiscipline qui culminent avec la mutinerie du 17ème. Ainsi, en sapant le moral des troupes, on porterait atteinte à la sécurité de la nation au moment où il faut montrer aux pays d’Europe et au monde que la France ne craint personne. Voilà pourquoi la presse nationale a, semble-t-il, porté un intérêt soutenu aux événements du Midi au moment le plus paroxystique car ces moments-là sont riches d’enseignements pour qui sait les décrypter. Voilà aussi pourquoi la presse d’opinion a jeté tous ses arguments dans la fournaise soit pour l’alimenter soit pour contribuer à l’éteindre. Et la question se pose de savoir comment les choses se seraient déroulées si, à côté de la presse, la radio, la télévision et internet avaient existé. Mai 1968 et plus récemment d’autres affaires ont montré comment les médias pouvaient, en montrant les faits sans autres commentaires, mobiliser l’opinion et modifier le cours des choses. En 1907, pour résoudre la crise, Clemenceau, a su donner du temps au temps pour reprendre une expression célèbre. Aujourd’hui un Gouvernement pourrait-il faire de même dans un monde où souvent l’information crée l’événement ?
Bibliographie
Repères bibliographiques sur l’histoire de la presse
C. Bellenger, J. Godechot, P. Guiral, F. Terrou, Histoire générale de la presse française, Tome III, PUF, 1972.
Michel Pellaton avec la collaboration de Georges Deloble, Histoire de la presse écrite, PEMF, 2005.
E. Cazenave, C. Ulmann-Mouriaut, Presse radio et télévision en France de 1631 à nos jours, Hachette, 1994.
Jean-Noël Jeanneney, Une histoire des médias des origines à nos jours, Seuil, avril 2000.
Constant Vautrauers, Alex Mattalia, Des journaux et des hommes du XVIIIème au XXIème siècle à Marseille et en Provence, Ed. A. Barthélémy, 1994.
Les articles de la plupart des journaux cités dans cette présentation ont été collationnés par Guy Barral de la Médiathèque de Montpellier à qui nous adressons nos très sincères remerciements.
Notes de bas de page
1 Le mouvement est parti de Baixas, village proche.
Auteur
Administrateur civil honoraire
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