1Ce travail centré sur l’attitude des droites face à 1907 soulève bien des ambiguïtés. En effet, comme l’observent tous les chercheurs intéressés par ces événements, la crise viticole ne se limite pas à cette seule année. Il s’agit d’un phénomène qui débute dès le début des années 1900 et qui connaît son paroxysme en 1907. Je ne vais pas y revenir ici. Durant ce laps de temps, la vie politique locale n’est pas uniquement focalisée sur les problèmes viticoles. Les politiques des gouvernements Waldeck-Rousseau, Combes et Clemenceau se traduisent principalement par des mesures de laïcisation de la société qui entraînent un virage radical marquant profondément les mentalités. La fermeture des écoles congréganistes ; la suppression de l’ambassade auprès du Saint-Siège ; la mise sous séquestre des biens des congrégations ; la loi de séparation de l’Église et de l’État ; les inventaires des biens religieux sont autant de signes d’une lutte anticléricale souvent mal vécue dans une France, fille aînée de l’Église. Les conflits sont particulièrement vifs au cœur de contrées languedociennes dominées de longues dates par le clivage entre les « rouges » et les « blancs ».

2Les premiers représentent une myriade de ramifications radicales et socialistes parfois difficiles à cerner quand on s’intéresse aux stratégies mises en œuvre par un personnel politique dominant bien des rouages institutionnels au niveau départemental et parlementaire. Les seconds restent cantonnés sur le plan électoral à certains cantons de l’est de l’Hérault, autour de Nîmes, Uzès, Le Vigan et Alès pour la partie gardoise. Leur présence dans l’Aude et dans les Pyrénées-Orientales n’est guère déterminante. L’interdiction des ligues antidreyfusardes, prononcée en 1899, et notamment de la Jeunesse royaliste très active dans la région, freine provisoirement les efforts de structuration. Dès 1905, l’épanouissement de l’Action française tend à montrer que la nostalgie du roi est bien ancrée sur le plan local. Non seulement, elle s’incarne dans la jeunesse mais aussi dans des grandes familles nobiliaires ou bourgeoises dont l’influence sociale se manifeste jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Bien des grands domaines viticoles appartiennent à des lignées « blanches » qui s’investissent dans les communes autour de Béziers, Narbonne ou Montpellier. Les familles Andoque de Sériège, Rodez-Bénavent, Crozals, Durand peuvent être citées en exemple. Elles pèsent également dans les chambres de commerce ou encore dans les syndicats de défense de la viticulture1. Les médecins et les avocats constituent d’autres viviers importants. Enfin, il ne faut pas oublier que Mgr de Cabrières, évêque de Montpellier du début de la Troisième République au début des années 1920, espère un retour du prétendant sur le trône, ce qui le pousse à partir régulièrement en croisade contre les programmes proposés par les gouvernements successifs.

3Au sein de la famille conservatrice, les troupes royalistes sont faciles à distinguer. Leur message est clair. Il existe cependant des figures importantes qui refusent les appels à la violence des maurrassiens en train de s’organiser. La famille Ramel, où on est élu député de père en fils dans le Gard, représente sur le plan national les chefs de file d’une droite constitutionnelle favorable à la Maison de France tout en prenant ses distances avec l’Action française. La situation se complique radicalement quand on se tourne vers les autres versants de la droite. Concernant les bonapartistes, les nationalistes ou les « modérés » (comme l’Alliance libérale populaire), ils ne sont pas présents sur le territoire d’un point de vue organisationnel. On peut néanmoins rencontrer des personnalités politiques ayant un réel succès électoral et voulant s’apparenter aux « républicains modérés ». À ce stade, il faut immédiatement relever que l’étiquetage politique pose de grandes difficultés à l’époque pour les autorités. Les partisans du roi sont appelés « réactionnaires » ou classés dans la catégorie « droite » par les préfets chargés de surveiller l’opinion. Par contre, ceux-ci n’arrivent pas toujours à discerner avec précision le degré de républicanisme des candidats aux différentes élections. On parle de « républicains conservateurs », de « républicains progressistes », de « ralliés »... Dans les présentations publiques, la « catégorie » brandie durant les campagnes électorales représente un enjeu majeur. Comme nous nous situons dans un espace où le républicanisme attire un grand nombre de voix, certains conservateurs entendent s’en revendiquer même si parfois ils bénéficient des soutiens des monarchiste. Parmi les élus marquants classés dans cette catégorie durant les années 1900, on peut repérer Emmanuel Brousse élu député dans les Pyrénées-Orientales (même si, en 1906, il s’inscrit au groupe de la Gauche démocratique) et Pierre Leroy-Beaulieu, représentant l’Hérault en 1906 et réélu en 1910. Ce dernier, à l’instar de son père Paul, change fréquemment d’étiquettes lors des élections : « républicain soutenu par L’Éclair », « conservateur », « républicain modéré »... Le plus souvent, il bénéficie du concours des milieux locaux favorables au roi, tout en apparaissant à Paris comme un éminent représentant de la droite libérale à la fois au Parlement et dans les cercles intellectuels qui gravitent autour de la Revue-des-Deux-Mondes. À travers ce type d’exemple, on devine que les positionnements électoralistes peuvent troubler le jeu traditionnel, plusieurs personnalités n’hésitant pas à pactiser avec les royalistes et avec une frange radicale et/ou socialiste hostile à l’influence de la franc-maçonnerie pour arriver à leurs fins... En outre, il ne faut pas oublier que, dans l’ensemble du pays, le début des années 1900 correspond à la véritable émergence d’un système partisan. Ce déploiement est une pierre importante de l’édifice tendant à moderniser la politique. Il implique de nouvelles règles qui bousculent les habitudes forgées pendant des décennies par les notables de toutes les tendances.

4Ce tour d’horizon montre que l’objet de notre intervention n’est guère simple. L’intervention des droites dans les débats liés aux problèmes viticoles ne peut se comprendre qu’en tenant compte de ces paramètres et en premier lieu de l’atmosphère pesante provoquée par la législation anticléricale. Notre regard sur la crise éclatante de 1907 se forgera à deux niveaux. Tout d’abord, nous examinerons comment les droites sur le plan national appréhendent la situation en se basant sur la presse parisienne. On y perçoit alors une critique très ferme du régime républicain. Dans un second temps, on reviendra sur l’attitude des droites régionales. Elles cherchent à profiter du désordre ambiant en prônant l’union interclassiste avec le secret espoir d’entraîner les « gueux » dans un projet de reconquête électorale.

Une critique féroce du régime républicain

5Pour bâtir notre raisonnement, nous disposons d’une centaine d’articles prélevés dans les journaux parisiens2 rendant compte des manifestations de mécontentement dans le Midi entre les mois de mai et de juillet 1907. Globalement, on peut constater deux périodes bien distinctes dans l’attitude de la presse quelle que soit sa couleur politique. Jusqu’au grand rassemblement de Montpellier du 9 juin, elle regarde avec circonspection les agitations d’une population aux spécificités bien tranchées en relatant les faits et en puisant des éléments d’explication dans l’histoire occitane en vue d’élaborer des schémas de compréhension. L’ampleur de la manifestation, la multiplication des actes de violence dans les jours qui suivent le 9 juin, la démission des maires3, la mutinerie du 17^ème régiment d’infanterie, les civils tombés sous les balles des forces de l’ordre, l’incendie de la préfecture de Perpignan, le vote en faveur du gouvernement Clemenceau témoignent que l’on aborde une deuxième phase. Tous les journalistes sont alors d’accord sur un point : le Languedoc se révolte et cette contestation pourrait bien se propager au reste du pays. Ils sont plus attentifs au fil des événements et proposent des interprétations beaucoup plus politiques dans leurs éditoriaux. Deux hypothèses générales peuvent être relevées. D’une part, plusieurs thèses évoquant des complots se croisent. D’autre part, le degré atteint par la contestation régionale pousse une autre fraction du champ journalistique conservateur à évoquer la crainte d’une nouvelle Révolution. Quoi qu’il en soit, tous se rejoignent dans leurs analyses qui tournent le plus souvent à la diatribe sur un point : la situation actuelle est liée à l’incurie du gouvernement Clemenceau. Derrière ce discours, on voit facilement poindre une volonté de remise en cause du modèle républicain.

6Ernest Ferroul, le maire de Narbonne, et Marcelin Albert, l’ancien cafetier, petit propriétaire d’un lopin de vigne, qui représentent les deux figures charismatiques de la rébellion, seraient au cœur d’un complot réactionnaire de première importance. Tel est le message général véhiculé sans cesse par L’Aurore, le quotidien qui porte la parole du gouvernement Clemenceau. Dès le lendemain de la grande manifestation de Montpellier, un des principaux responsables du journal stigmatise les responsables des troubles : « Le rédempteur a parlé ». Le rédempteur, on le sait, c’est Marcelin Albert, que tout le Midi acclame. Ce n’est plus un homme, ce n’est plus un simple vigneron, c’est un rédempteur, qui va racheter le Midi comme le Christ a racheté le monde. On le représente sur des cartes postales portant sa croix, à laquelle, il est vrai, est accrochée une grappe de raisin. Il n’y en avait pas dans le jardin des Oliviers . Le journal poursuit en s’inquiétant de ses paroles proférant le désordre. L’éditorialiste les résume ainsi : « Désormais, c’est la lutte à outrance, le refus de l’impôt, douze cents municipalités démissionnant d’un seul coup. (...) La veillée des armes est finie ». Une conclusion pour L’Aurore s’impose : « À lire les comptes-rendus qui nous arrivent de la manifestation de Montpellier, il semble bien que, malgré les retentissantes affirmations des meneurs de l’affaire, la politique ne soit pas si étrangère que cela à la révolte des viticulteurs. On n’exagère plus en parlant de révolte. De quel autre terme se servirait-on quand on voit proclamer, sans circonlocutions oiseuses la désobéissance la plus tranquille aux lois du pays »4 ?

7L’accentuation des affrontements entre les agents de l’État et le peuple de la vigne, à l’origine de plusieurs morts, va permettre au président du Conseil de désigner des coupables. Lors d’un des nombreux débats à la Chambre des députés, Georges Clemenceau en s’appuyant sur les rapports des autorités locales considère que plusieurs assaillants à Béziers et à Montpellier sont des « repris de justice et des jeunes gens dont les familles sont engagées dans l’action antirépublicaine ». Le député Goniaux s’écrie alors : « Les réactionnaires se servent des fripons en les payant ». Le conservateur Jules Delahaye lui répond : « C’est sur les bancs des ministres que sont les fraudeurs »5. Le même jour, Henry Bérenger dans L’Action écrit : « La République de libre-pensée et de progrès social que nous avons commencé de fonder au prix de tant de luttes, est menacée par les bandes anarchiques d’une chouannerie sans idéal. La nation française elle-même se trouve mise en péril par les menées criminelles de “rédempteurs”, d’“apôtres”, d’illuminés ou de charlatans qui nous font redescendre aux stupides tueries du Moyen-Âge ». Le 23 juin, Gustave Khan, revient longuement sur les événements dans L’Aurore dans un article titré : « La vigne et l’olive ». Évoquant les mœurs politiques du Languedoc, il se plonge dans l’histoire lointaine et immédiate, en revenant sur les luttes pour la séparation de l’Église et de l’État, pour s’efforcer de démontrer de manière définitive, selon lui, la thèse du complot monarchiste : « Quand les gens du Midi viticole démêleront les causes de leur accès de colère et qu’ils verront eux, bons radicaux et radicaux-socialistes, que la réaction les a fait marcher, ils seront furieux contre quelques-uns de leurs meneurs, et l’apaisement vis-à-vis du pouvoir et du Nord sera parfait ». Les dernières lignes sont les suivantes : « Que l’Église essaie d’étayer ses réclamations et ses regrets de sa puissance passée, sur un mécontentement qui procède de faits économiques, c’est encore un honneur qu’elle rend à la politique républicaine, car, justement, la différence entre la politique républicaine et celle du passé, c’est que la politique républicaine prend ses bases dans un désir de satisfaire aux intérêts de tous, tandis que la politique du passé essayait de courber les intérêts de tous sous le poids d’intérêts particuliers, alourdis de dogmes intangibles et indémontrables »6. Au quotidien, cette thèse est développée dans une rubrique intitulée : « La Réaction Languedocienne ».

8Les rédacteurs de La Gazette de France vont volontiers endosser cette responsabilité. Ils n’hésitent pas à écrire : « L’organe franc-maçon L’Action publie en caractère d’affiche : “La Jeunesse royaliste agit”. C’est le thème de Clemenceau ; acceptons-le et considérons que le mouvement du Midi est essentiellement royaliste, moins peut-être par les opinions de ceux qui l’ont engagé et le soutiennent, que par la logique même des situations. (...) On est royaliste lorsqu’on démolit la République ; lorsqu’on exprime publiquement son mépris pour les gouvernants ; lorsqu’on montre que le régime républicain “dissout la France” en la ruinant, en la déshonorant, en en faisant le protectorat des fraudeurs, des pillards du Trésor public, comme des cambrioleurs de Panama. Dès qu’on renie ce régime-là, c’est qu’on va à la monarchie ; c’est qu’on en appelle au régime qui incarne l’honneur français, le droit traditionnel et garantit toutes les libertés nationales »7. Les portes voix de la Maison de France martèlent ce point de vue qui leur apparaît « logique » dans leurs différentes éditions. Publiant également « les affiches de l’Action française », quelques mois avant la parution au quotidien de la feuille de propagande maurrassienne, ils voient dans la fièvre méridionale des indices évidents d’un retournement de l’opinion8.

9Face aux débordements populaires occasionnés par la colère du Midi, les partisans du prétendant partagent aussi en grande partie les arguties proférées par un courant politique très proche particulièrement actif depuis la fin des années 1880. Nous voulons parler ici des nationalistes antidreyfusards regroupés autour d’Édouard Drumont. Dans La Libre Parole, l’auteur de La France juive et ses comparses commencent par regarder d’un œil distrait le remue-ménage méridional. À la fin du mois de mai et dans les premiers jours de juin, ils se contentent d’évoquer les faits tout en soulignant leur caractère extraordinaire9 et l’incapacité du gouvernement à prendre les décisions qui s’imposent10. Puis, progressivement, la rhétorique classique de Drumont revient au premier plan. Durant les 15 jours qui suivent la grande manifestation montpelliéraine, Drumont s’emploie à démontrer que « les Trois-Points veillent à l’exécution de l’implacable programme israélite »11. L’analyse se déploie en écorchant au passage les électeurs languedociens qui, en donnant massivement leurs voix aux radicaux-socialistes, ont « contribué à fonder un régime où la haine du peuple est la règle »12. Immédiatement après, la cible favorite est désignée en s’appuyant sur l’argumentaire d’un compagnon de route : « C’est Charles Maurras qui a raison : l’Affaire Dreyfus est le pivot de tout. Elle n’est pas finie. Elle commence. Je veux dire qu’elle commence à développer ses conséquences nationales et sociales. Le Midi a cru aux calembredaines des Dreyfusards, comme il avait cru à la République. Il s’est laissé prendre au piège des mots. Lui, qui a pourtant l’oreille juste, n’a pas compris que la revanche d’une race par la guerre civile se cachait derrière le chœur des circoncis. Il a donné ses votes à des scélérats qui ne cherchent plus aujourd’hui qu’à le détrousser et à l’égorger »13. Les comploteurs sont donc faciles à repérer et il est nécessaire de réagir : « Languedociens et Provençaux, ouvrez les yeux : vous subissez la croisade de Dreyfus. Le Juif, le Maçon et la Fraude ne font qu’un. En vous élevant contre la troisième, vous avez déchaîné les deux premiers. Car, si vous supprimiez la Fraude, vous supprimeriez le Maçon et le Juif... et ce serait la fin de la République »14.

10Parmi tous les éléments mobilisés par ce courant politique pour démontrer au peuple de la vigne la justesse de sa thèse, il faut relever la place accordée au général Picquart. La Libre Parole, à l’unisson de tous les journaux d’extrême droite (La Patrie, L’Intransigeant...), lance une campagne contre celui qui fut avec Clemenceau « un des protagonistes essentiels du camp dreyfusard »15. Considérant que « Clemenceau est l’ami des fraudeurs, leur protecteur et leur complice »16, ces journaux affirment que « l’état-major dreyfusard a pris possession du gouvernement »17. L’arrivée au ministère de la Guerre de Picquart constitue un véritable choc pour les milieux nationalistes. Ils s’emportent en l’accusant d’être responsable des mutineries. Plus largement, on observe beaucoup de dépit au sein des instances de décision de l’armée, réputées pour leur conservatisme. La Gazette de France rapporte que, lors d’un débat au Sénat, le général Langlois l’accuse « d’organiser l’indiscipline »18. Bien des critiques se concentrent sur son rôle lors des émeutes. Même le journal bonapartiste L’Autorité, qui ne partage pas les thèses du complot, ne mâche pas ses mots envers l’attitude de l’ami de Dreyfus au ministère19. Le lien lui paraît exister entre cette forme de dérive dangereuse et les réformes antireligieuses menées auparavant. Une des principales plumes du journal estime que désormais « l’armée française est antimilitariste. (...) La politique a tout envahi. Tous les titres, tous les bons services, toutes les actions d’éclat doivent s’effacer et humblement céder le pas aux privilèges du favoritisme, aux arrivistes insolents du népotisme et, comme honte suprême, aux délateurs. On ne demande plus aux officiers d’être de bons éducateurs, se préparant pour la guerre ; (...) on ne leur demande pas d’être des soldats de métier, on leur demande seulement de faire des professions de foi républicaines et d’abjurer leur foi religieuse. L’affirmation à une loge maçonnique est un titre à l’avancement de faveur, et quiconque parmi eux accompagne sa femme à la messe est rayé du tableau, condamné à se morfondre sur place, en marquant le pas, jusqu’à l’heure de la retraite, dans les grades inférieurs »20. Avec L’Echo de Paris, ce quotidien important véhicule un discours critique visant à discréditer un gouvernement responsable de la propagation de « l’anarchie », source de toutes les « révolutions ».

L’obsédante thèse d’une « nouvelle révolution »

11Dans un premier temps, au moment où la contestation demeure verbale, L’Autorité et L’Écho de Paris s’empressent de dénigrer des autorités publiques cantonnées simplement au stade des discours et ne prenant pas en considération la détresse de toute une région21. Ils saluent une mobilisation dépassant tous les clivages politiques : « Oui, ces manifestations grandioses ont un très grand caractère et une très belle allure, surtout en ce que la politique ne s’y mêle point, bien que, par la force des choses, elle en découle tout de même, puisque, en réalité, c’est à la mauvaise gestion et aux procédés du régime que tant de légitimes intérêts coalisés attribuent, non sans raison d’ailleurs, une crise depuis si longtemps prolongée »22. Dès cette époque, les rédacteurs pensent que, selon les résultats des négociations, les producteurs de sucre pourront à leur tour « profiter de la leçon d’énergie du Midi ». Deux jours plus tard, la même antienne est reprise contre le pouvoir (« qui a fermé tous les débouchés à nos vins, ruiné les distillateurs d’eau-de-vie, et qui laisse la famine s’emparer, en plein vingtième siècle, d’une région entière de la France, réduite au sort de l’Inde ou de la Chine » !) et ses complices. Certains parlementaires, en particulier Lafferre, ne sont pas épargnés. À ce propos, ces journaux jouent sur les nuances au sein de la famille radicale (« ce Lafferre qui fut dénoncé à la tribune, par le radical Razimbaud, comme le protecteur attitré des fraudeurs ») pour mettre en cause les proches collaborateurs du président du Conseil. À l’inverse, ils encensent « le passé prospère et fécond de l’Empire et de la monarchie » et annoncent « qu’avant trois mois, le Midi entier sera en pleine révolution »23.

12Ce réquisitoire prend une tournure plus violente quand éclatent les affrontements sanglants. Paul-J. de Cassagnac monte maintes fois au créneau. Il écrit le 20 juin : « “Nous sommes ceux qui ne veulent pas crever de faim” ! s’écriaient les gueux. “Eh bien ! Vous crèverez sous les balles”, a riposté Clemenceau. Il rendra ses comptes aujourd’hui, et cela nous vaudra encore une de ces journées écœurantes, comme en produit seul le parlementarisme républicain ». Le lendemain, son éditorial s’intitule : « Assassin ! ». Pendant plusieurs jours, avec d’autres plumes comme Jules Delahaye, il se livre à un parallèle entre « la Droite » souhaitant prévenir le gouvernement afin « d’éviter d’irréparables malheurs » et « l’obstination » d’une politique « modérée ». « Leur modération » est un autre titre d’article centré sur une politique jugée inefficace menée par des radicaux qualifiés de corrompus car, peut-on lire, « il y a des intérêts personnels sous la révolte du Midi, comme dans tous désastres de ce régime mercantile »24.

13De L’Autorité à L’Écho de Paris, un seul mot s’impose pour rendre compte de l’atmosphère politique hexagonale : c’est celui de « révolution ». Reprenant tous les événements journaliers qui se sont produits depuis plusieurs semaines, les responsables des deux grands titres conservateurs en arrivent à la même conclusion. Jules Delahaye note dans L’Autorité que, malgré les paroles apaisantes du pouvoir depuis le déplacement incognito de Marcelin Albert à Paris, « la révolution couve et qu’elle a des chances de croître et de grandir à vue d’œil »25. Dans un éditorial signé, L’Écho de Paris se veut encore plus explicite : « La Révolution est venue ». La rédaction entend montrer les racines historiques ayant précipité le pays dans un tel tumulte. Elle renvoie ses lecteurs à une grande enquête lancée en 1906 dans ses colonnes sur « la révolution qui vient ». À l’époque, ce thème n’avait suscité que de la moquerie chez ses concurrents et dans les milieux politiques. Or, « aujourd’hui, on ne rit plus. Les émeutes du Midi, l’incendie de la préfecture de Perpignan, les cadavres de ces viticulteurs écœurés par la lâcheté parlementaire, les blessures de nos soldats qui pensaient bien n’avoir jamais à se servir de leurs lebels que contre l’ennemi extérieur ; enfin, la révolte de deux régiments faisant cause commune avec les gueux, ont éteint le rire, et ceux-là même qui “blaguaient” avouent que la Révolution est venue »26. Les causes de cette évolution inquiétante seraient à rechercher dans une histoire récente. Les responsables du quotidien accusent nommément les leaders radicaux et socialistes : « les Combes, les Jaurès, les Pelletan, les André, sous prétexte de progrès et de réformes, ont bouleversé les consciences, jetaient le pays dans la guerre civile, livraient les honnêtes gens au pire des révolutionnaires (...). Il a suffi de quelques mois pour que M. Clemenceau achevât complètement l’œuvre de désorganisation. Aujourd’hui, il n’y a plus rien dans ce pays : la foi et l’enthousiasme se sont envolés. (...) Le peuple se révolte »27. D’autres contributions entendent mettre l’accent sur une concordance des temps. C’est ainsi que Le Gaulois laisse s’exprimer Henry Houssaye de l’Académie française. Il analyse longuement « les séditions militaires au début de la Révolution »28 pour « prouver » que, comme « le Roi ne pouvait plus trouver un appui dans l’armée », la fronde contestataire ne cessa de se propager pour aboutir à la fin de l’Ancien Régime. Par ce genre de détour historique, de multiples plumes « averties » veulent éclairer une opinion publique interloquée par le virage pris en Languedoc.

14À partir de ce panorama, on relève que la presse nationale d’obédience conservatrice propose des lectures de 1907 très critiques. Elle y voit un signe majeur de la faillite du régime républicain. Les royalistes estiment que la vague qui emporte le Midi signifie clairement que le peuple en appelle au prétendant ; les nationalistes proches de Drumont clament que le complot judéo-maçonnique poursuit une œuvre destructrice menaçant la « vraie France » ; tandis qu’une dernière fraction perçoit un séisme semblable à celui de 1789 et dont les conséquences demeurent difficiles à évaluer. L’impact de la révolte du Midi déstabilisa grandement la République radicale et les méthodes de gouvernement de Georges Clemenceau furent l’objet d’une très forte critique venue du camp conservateur (des progressistes aux monarchistes) relayée par l’important groupe parlementaire des socialistes unifiés réunis autour de Jean Jaurès. Ce redéploiement politique prend une tournure spécifique sur le territoire méridional.

Vers l’émergence d’un « bloc socialiste-clérical » ?

15À l’échelon régional29, le marasme viticole favorise l’organisation ouvrière dominée par des dirigeants d’idéologie syndicaliste révolutionnaire dont l’objectif est l’affranchissement des travailleurs et l’anéantissement de la classe capitaliste. Les propriétaires, quant à eux, réagissent en incriminant la fraude à la suite surtout de l’adoption de la loi du 29 janvier 1903 qui abaisse le taux de la taxe sur les sucres. La plupart des parlementaires méridionaux reprennent à leur compte cette explication ainsi que L’Éclair qui porte la voix des grands propriétaires30. La combativité ouvrière s’effiloche alors notablement. Afin de mieux mesurer cette tendance, on peut observer le cas héraultais.

16La Fédération socialiste révolutionnaire rattachée au parti socialiste de France (« parti de révolution et par conséquent d’opposition à l’État bourgeois »31) qui émerge en 1902 n’attire guère32. La majorité des militants se trouve dans la Fédération socialiste autonome et indépendante. Très actif à travers la presse, les réunions, le parti socialiste héraultais se distingue par son électoralisme. De 1905 au début de la Grande Guerre, cinq parlementaires y appartiennent. Devenus des professionnels de la politique, ils impriment leur marque à un courant politique qui cesse alors d’être la force d’appoint des radicaux orthodoxes. Les querelles internes entre les défenseurs d’un certain nombre de thèmes marxistes et ceux plutôt favorables à la ligne républicaine classique, tourne à l’avantage des seconds. Fin 1913, l’influence de la droite du parti représentera 84 % des militants, rapporte Jean Sagnes. Elle affiche alors son appui à la « République démocratique et sociale »33. Cette fraction se montre très hostile aux radicaux défendus par Le Petit Méridional, assimilés à une « secte manipulée par la franc-maçonnerie ». Les radicaux indépendants deviennent alors des partenaires privilégiés. En règle générale, le courant socialiste majoritaire dans l’Hérault évite de s’adjoindre aux menées anticléricales qui restent l’apanage des radicaux. Devant cette situation originale, le représentant du courant favorable au Bloc des gauches (le dénommé Lacroix) dénonce le « bloc socialiste-clérical » qui joue un « jeu répugnant » et regrette que la « propagande vraiment socialiste » soit négligée34.

17Au moment de la crise viticole de juin 1907, le clivage prend une ampleur particulière. Quelques mois avant les tragiques événements, un journaliste de L’Éclair faisait ce diagnostic : « Dans le Midi, où affaires publiques et affaires privées depuis longtemps vont de pair, deux mots résument la situation : misère et désordre. Et le mal ne fait qu’empirer, car le gouvernement, avec une obstination criminelle, refuse de s’occuper des intérêts des pays viticoles »35. Si la crise de 1907 met en cause le gouvernement radical accusé de clémence à l’égard des fraudeurs, elle exprime également un sentiment d’oppression du Midi par le Nord et donne lieu à une exploitation politique dans laquelle la droite régionale et l’extrême gauche pourront avoir un comportement identique36.

18Jusqu’en 1910, les conflits de classe sont partiellement oubliés car une union sacrée existe entre ouvriers agricoles et grands propriétaires. « Il faut unir toutes les classes, tous les partis, toutes les bonnes volontés, explique Marcelin Albert, afin que le mouvement n’ait aucune allure politique. Il faut faire ainsi comme un solide alliage, dont aucun des éléments ne puisse se dissocier »37. Ces derniers prônaient depuis longtemps la solidarité dans l’espoir de créer des syndicats mixtes. La Confédération générale des vignerons (fondée entre juillet et septembre 1907) dont les grands propriétaires tenaient les rênes38, malgré la présence à sa tête d’Ernest Ferroul, sera le symbole de l’union contre le gouvernement39. Elle se traduit sur le plan électoral par des rapprochements. Les adeptes de la tradition se servent de la popularité acquise par certains socialistes lors de « l’insurrection du Midi »40 pour chasser de l’arène électorale les radicaux-socialistes affiliés à la « Petite Chapelle » avec le secret espoir de « porter un coup au régime républicain »41. Pour accomplir cette « besogne », ils reçoivent l’appui des radicaux-indépendants dont La Dépêche est le porte-parole. C’est ainsi qu’en août 1907, Pierre Leroy-Beaulieu, nouvellement réélu au Palais-Bourbon avec le soutien des monarchistes42, intervient auprès des forces conservatrices au cours d’une réunion pour proposer l’investiture d’Ernest Ferroul, face à l’ancien maire de Montpellier, le docteur Pezet, candidat du parti radical-socialiste dans le troisième canton. À ses yeux, il devait être le « candidat de protestation contre les massacres de Narbonne »43. Le soir même dans un café du quartier Figuerolles, devant plus de deux cents personnes et en présence de Marcellin Albert, Ferroul se déclare candidat, tout en revendiquant son appartenance au socialisme révolutionnaire44. Face aux contradicteurs qui lui reprochent de faire le jeu du parti « réactionnaire », il rétorque en appelant tous les défenseurs de la viticulture à « marcher la main dans la main sans s’occuper des partis politiques ». Répondant à une observation au sujet des « gros propriétaires fraudeurs » qui, même lors des bonnes récoltes rémunèrent mal leur main-d’œuvre, Ernest Ferroul récuse en bloc l’accusation et rassure l’auditoire en affirmant que lorsque le Midi aura reçu satisfaction, il sera le premier à organiser les grèves contre les propriétaires viticulteurs qui ne paieraient pas convenablement. À la suite à cette annonce, le marquis de Rovira et d’autres personnalités royalistes parcourent les communes du canton en y laissant des affiches et des bulletins de vote au nom de Ferroul45. La Dépêche entre dans le jeu en multipliant les articles contre Pezet : « L’homme qui, dans un but personnel, a failli par des démarches vaines. Il a humilié le Midi viticole auprès de Clemenceau, l’auteur responsable des fusillades de Narbonne ». Alors que le socialiste narbonnais est salué comme « celui qui a payé de sa liberté son dévouement à la cause du Midi »46. Ce soutien croisé facilite le succès d’Ernest Ferroul.

19Trois ans plus tard, une autre notabilité socialiste, Édouard Barthe en bénéficiera. Pharmacien de profession, ce jeune socialiste unifié (SFIO), ardent adversaire de la franc-maçonnerie, s’illustre à vingt-huit ans au cours des élections législatives d’avril 1910 en devançant le radical et radical-socialiste Justin Augé, conseiller général47 et député de la deuxième circonscription (Pézenas-Bédarieux). Le scrutin de 1910 dans l’Hérault incarne un tournant48. Il sonne le glas de la suprématie du courant représenté par Augé et met au jour les traits du « socialisme barthiste » qui s’affirme jusqu’au lendemain de la Libération. De sa longue carrière, fortement marquée par le clientélisme parlementaire, il ressort un engagement constant en faveur de la viticulture. Ce qui lui vaut de multiples surnoms : le « pape du vin », « l’apôtre mondial du vin », « l’empereur du vin »... Fidèle à la fibre agrarienne49, il considère la paysannerie comme une entité et nie les distinctions entre les classes et les groupes qui peuvent la composer50. Édouard Barthe défend avec ferveur la Confédération générale des vignerons, condamnée dès le début par les socialistes héraultais. L’Éclair s’en réjouit et lui accorde un appui pouvant aboutir à un soutien public. En 1910, après sa première élection à la Chambre des députés51, il entre en lice dans un scrutin cantonal. Lors d’un meeting à Pézenas, le député Pierre Leroy-Beaulieu et le conseiller général monarchiste Henri de Rodez-Bénavent interviennent en sa faveur. Cette convergence hétéroclite lui assure la victoire.

20Durant cette période de conflits internes au camp républicain, les partisans de la droite jouent un rôle d’arbitre. Ils choisissent les candidats de « protestation viticole » contre les candidats « purement politiques »52, dénommés par La Dépêche comme des tenants de « la candidature officielle et chapelarde »53. Sur ce point, au moins, l’aversion pour la franc-maçonnerie est aussi comparable avec ce que l’on peut lire dans L’Éclair. Un extrait du Télégramme, le journal financé par la famille Leroy-Beaulieu, qui prétend défendre les « républicains modérés » d’où le sous-titre « Journal quotidien de la démocratie du Midi », confirmera notre propos. Il concerne les élections cantonales de 1907 :

« C’est demain dimanche que les électeurs du canton de Mèze sont appelés à élire un conseiller général en remplacement de Bonbeil fils, décédé. Briguent leurs suffrages : Maurice Lisbonne54 avocat à Montpellier, radical-socialiste ; Allègre, ancien maire de Mèze, représentant de commerce, radical-socialiste et Guitard, maire actuel de Mèze, pâtissier, socialiste unifié et candidat de défense viticole. Tous trois sont radicaux ou socialistes. Aucun ne représente nos idées, l’opposition ayant jugé inutile de lancer un candidat dans la mêlée. Mais Maurice Lisbonne est le candidat de la Petite Chapelle et de la Préfecture, avec Allègre, sa doublure, qui lui emboîte le pas – on ne peut mieux dire – allègrement, c’est-à-dire dans le seul but de faire son jeu. Reste Guitard, maire socialiste républicain de Mèze, qui n’a pas été désigné par le congrès chapelard de Poussan, qui combat la Petite Chapelle et se place aussi sur le terrain de défense viticole. Dans ces conditions, nous estimons que nos amis doivent faire échec au chapelard Lisbonne et à sa doublure Allègre. Sans hésiter, ils doivent voter pour le maire de Mèze, Guitard, le seul qui puisse défendre avec indépendance leurs intérêts viticoles menacés »55.

21Le quotidien L’Éclair stigmatise encore plus les « mauvais candidats » et rejoint les vues exposées dans Le Télégramme :

« Une élection au conseil général aura lieu demain dans le canton de Mèze. Les conservateurs, les libéraux du canton ne présentent aucun candidat. Ils ne doivent pas cependant se désintéresser de l’élection. Au contraire, ils doivent prendre position dans la lutte et y jouer le rôle que leur permettent leur nombre et leur union parfaite. Le parti républicain présente trois candidats : Allègre, Lisbonne et Guitard. Allègre est l’homme du bloc qui, accumule dans notre pays les misères sur les ruines (...). Lisbonne est le candidat de la préfecture. Il est aussi celui de la Petite Chapelle. Il est juif. De plus, Lisbonne est secrétaire de la section montpelliéraine de la ligue des droits de l’homme. En cette qualité, il a communiqué, le 29 juillet dernier, aux journaux, un ordre du jour voté par cette section où, dans un pathos quelque peu filandreux, étaient blâmées les manifestations des viticulteurs. Guitard, le troisième qui sollicite les suffrages, est maire de Mèze. En cette qualité, il a pris part au mouvement viticole. Il est de ceux qui ont donné leur démission après le 10 juin et qui sont restés fidèles à la ligne de conduite tracée par le comité d’Argeliers d’accord avec le comité de défense viticole. Tels sont les trois candidats en présence. Le devoir de nos amis est tout tracé : ils doivent assurer la défaite des candidats guidés uniquement par des préoccupations politiques et soutenus par l’odieuse Petite Chapelle »56.

22Le résultat donne dès le premier tour l’avantage à Guitard. Il est élu par 1680 voix contre 729 à Lisbonne et 709 à Allègre. L’attitude des « amis »57 de la droite durant ce scrutin exemplaire sera rééditée maintes fois. Les consignes de vote véhiculées par la presse et les relais présents au sein des milieux catholiques lui permettent d’être souvent, pour reprendre une expression d’Alexandre de Vichet, le directeur de la rédaction de L’Éclair, « les maîtres du scrutin : en ce sens que (ces électeurs) peuvent faire élire le blocard qu’ils veulent »58.

23Jusqu’à l’aube de la Grande Guerre, les signes du mouvement interclassiste perdurent. Néanmoins, l’idéologie d’union viticole n’a pas engendré un projet politique précis. On constate cependant que les franges conservatrices se saisissent d’un événement qui, au fil du temps, prend une dimension nationale pour viser la République59. La lecture de la presse fait ressortir une violence verbale très frappante. L’affaire Dreyfus et les programmes de laïcisation avaient déjà donné le ton. Les mots haineux employés montrent l’âpreté des clivages dans une France où l’acceptation du jeu démocratique est loin de faire l’unanimité cent vingt années après l’explosion de 1789. Il faut relever également que la frontière entre la majorité et l’opposition demeure très floue dans une société où le jeu partisan commence seulement à s’affirmer. À travers le prisme de la révolte du Midi, nous percevons bien les fragilités politiques d’une époque qui ne restera pas « belle » pour les habitants du Languedoc et du Roussillon.