1Prémonitoires sont les propos d’Henri Lavedan dans L’Illustration du 5 janvier 1907 : « Ah ! que l’année nouvelle est vite arrivée ! Presque aussi vite qu’un malheur ! 1906, le dos courbé.... disparaît avec des airs d’émigrant et voilà 1907 indiscret, chez lui partout, d’une exactitude militaire... Et cela semble drôle, ce 7 final, « 7 la potence » comme dit la voix populaire du loto1. » L’académicien ne croyait pas si bien dire. L’année 1907 prend place dans une période de grandes tensions au plan national et international, c’est une année à risques.

L’état de la France et des relations internationales

2La jeune République française vient de vivre des moments qui auraient pu briser son élan avec le boulangisme et l’affaire Dreyfus qui connaît son épilogue. Pourtant, paradoxalement, ces affaires l’ont renforcée. Si la continuité républicaine n’a pas été affectée par le boulangisme, l’affaire Dreyfus a permis un nouveau départ pour la République qui constitue, avec la Suisse et le Portugal un régime politique isolé dans une Europe monarchique. Les notables républicains ressentent la fragilité du régime. À droite et à l’extrême droite, les bonapartistes, les royalistes, de nombreux catholiques, expriment pèle- mêle des sentiments anti-parlementaires, extrémistes, nationalistes, ferments de division et menaces pour la paix. À gauche et à l’extrême gauche, le consensus républicain est battu en brèche aussi bien par les syndicalistes révolutionnaires que par des socialistes qui prônent le renversement du capitalisme par la grève générale et par un pacifisme actif tandis que des anarchistes manient la bombe ou tirent des coups de révolver comme le 1^er mai à Paris2.

3La laïcisation de l’État, en marche depuis les débuts de la République, a marqué un point important en 1905 mais la loi de séparation a laissé des séquelles. Les inventaires des biens d’Église ont entraîné en 1906 des incidents graves et fait des victimes. Dans l’armée, des officiers ont manifesté leur refus d’éxécuter les ordres. Certains ont été emprisonnés. Expulsions, radiations, procès se sont multipliés. Pour les cléricaux, tout a été prétexte pour s’opposer au pouvoir. Il n’est que de lire le journal royaliste de Montpellier, l’Eclair, pour s’en persuader. Aux Archives nationales, une des liasses déposée par le ministère de l’Intérieur est intitulée « Agitation royaliste dans le Midi » pour désigner les manifestations viticoles !

4La tension a été alimentée par des affaires qui ont mis aux prises le gouvernement et les représentants du Vatican. Le pape a été accusé d’avoir dissuadé le roi d’Espagne de se rendre en France. Des papiers ont été saisis en ce sens chez le nonce apostolique Montagnini. Le scandale a fait la une des journaux et a eu des retombées collatérales car le nom de Clemenceau aurait figuré sur certains documents saisis à cette occasion. L’Humanité très en pointe sur ces affaires, puisque ayant en 1904 dénoncé la protestation du Saint-Siège contre la visite du Président Loubet à Rome, titre : « Ils mentaient à Dieu lui-même » ! Le Figaro, par contre, amalgame syndicalisme et anticléricalisme en écrivant à propos de l’école publique : « ... l’école athée épouvante les familles, l’instituteur membre de la CGT achève de les mettre en fuite » !

5Lors des fêtes commémoratives de Jeanne d’Arc à Orléans, le gouvernement, contrairement à la tradition qui, en 1906 encore était respectée, ne souhaite plus la présence des autorités religieuses dans le cortège où il intègre les loges maçonniques ! Mais les menaces des catholiques sur le régime ne sont pas aussi graves que le pensent les anticléricaux car une partie des catholiques et de leur hiérarchie est ralliée à la République. Si bien que Briand, ministre des Cultes, et Clemenceau calment le jeu en cette année 1907 : « On ne fait pas tuer des hommes pour compter des chandeliers » dit en substance Clemenceau.

6Si la volonté d’instaurer la paix religieuse efface le risque de voir le régime contesté, un autre type de conflit mettant en cause les fondements même de la nation oppose le gouvernement à une partie de la population : les syndicats, les socialistes révolutionnaires, les anarchistes. L’année 1907 est en effet fertile en mouvements sociaux qui se traduisent par des grèves, des manifestations, des violences, des morts, des arrestations. La lecture des journaux suffit pour témoigner du climat de tension extrême qui règne dans le pays et qui touche la quasi-totalité des travailleurs y compris les ouvriers agricoles du Languedoc et du Roussillon. C’est là un terrain fertile pour ceux qui veulent abattre le système capitaliste. Les revendications des salariés portent sur la durée du travail qui est de 10 heures et plus, le repos hebdomadaire, les salaires, les retraites, le droit syndical chez les instituteurs et les agents des postes.

7À Fougères, en janvier, face aux ouvriers de la chaussure en grève, le patronat organise le lock out. Les traminots paralysent les transports à Nice. À Marseille, les inscrits maritimes revendiquent. Les détaillants boutiquiers, les restaurateurs et cafetiers sont opposés au repos hebdomadaire. La CGT diffuse des centaines de milliers d’affiches pour obtenir la journée de 8 heures, thème très mobilisateur parmi les ouvriers et les employés. À Nantes, la troupe tire : un docker est tué. En mars une grève des électriciens plonge Paris, la ville lumière, dans le noir. Pour rétablir le courant, le gouvernement fait appel aux soldats du génie ce qui lui vaut une interpellation de Jaurès à la Chambre.

8Le mois d’avril est bouillonnant. Deux cents facteurs et plusieurs instituteurs sont révoqués dont le secrétaire général de la toute nouvelle, et illégale, Fédération nationale des instituteurs et institutrices publics de France et des colonies. Il se nomme Marius Nègre et il est né à Caux, dans l’Hérault, au cœur du Midi viticole qui connaît alors les grands meetings de vignerons3 ! Contre ces révocations, les bourses du travail organisent en vain des meetings de protestation dans tout le pays. On arrête des responsables syndicaux. Fin avril, en prévision du 1^er mai, trois responsables de la CGT sont emprisonnés pour propagande révolutionnaire. Cela n’empêche pas la manifestation au cours de laquelle un anarchiste tire sur les soldats. L’arrestation des leaders syndicaux donne l’occasion à L’Illustration d’écrire que « ce ne fut pas la seule mesure par où M. Clemenceau voulait inaugurer à l’égard des syndicats trop agités, les procédés énergiques de la méthode répressive. » Au moment où, dans le Midi, s’ébranlent les vignerons à l’appel du journal du comité de défense viticole du petit village audois d’Argeliers, Le Tocsin, on sait à quoi s’en tenir.

9Grèves et manifestations se poursuivent pendant tout l’été. À Raon-l’Étape, en juillet, un mort et 32 blessés marquent la grève des ouvriers de la chaussure. Ces drames ainsi que les échecs ouvriers s’expliquent. D’abord il faut souligner qu’à la tête des syndicats CGT se trouvent des partisans de l’action directe. Pour eux, la grève doit conduire à l’effondrement du système capitaliste. La seconde raison qui explique les drames et les échecs tient à l’attitude du gouvernement. Sa détermination est appuyée par la majorité du Bloc des gauches et fondée sur le sentiment que le droit social progresse. N’a-t-on pas créé le ministère du Travail et de la Prévoyance sociale en 1906 dirigé par le socialiste Viviani qui se fixe pour but la protection des salariés ? Le gouvernement veut donc la paix sociale facteur de progrès, de sécurité et d’indépendance nationale. Pour ce faire s’impose un maintien de l’ordre rigoureux. On ajouterait aujourd’hui « juste et républicain » ! Ce maintien de l’ordre repose sur la gendarmerie et sur l’armée de conscription. Or les menées tant de l’extrême droite que des syndicalistes révolutionnaires et des socialistes tendent à démoraliser l’armée à qui les uns et les autres reprochent d’être utilisée comme une force de maintien de l’ordre alors qu’elle n’est pas formée pour cela. L’antimilitarisme va de pair avec le pacifisme prôné par Jaurès, Vaillant, Hervé. Le « non à la guerre » de la CGT se traduit par des incidents dans certains régiments où l’on chante l’Internationale, par des affiches où l’on demande à la troupe de ne pas tirer sur les grévistes. Des militants anti-militaristes sont arrêtés, jugés mais sont acquittés.

10À la rentrée parlementaire de mai, la majorité du Bloc des Gauches annonce que vont être discutés les grands projets du gouvernement sur l’impôt sur le revenu, la réforme des conseils de guerre, le scrutin proportionnel etc. Mais le débat de politique générale, qui se déroule jusqu’au 14 mai, n’aboutit pas à des décisions même si tous les grands sujets du moment sont évoqués y compris celui sur la viticulture, y compris aussi le Maroc.

11Cette affaire du Maroc est le révélateur du climat qui règne au niveau international et des risques que court la paix. L’ouverture au monde vue par les Européens en 1907 prépare en effet le cataclysme qui surviendra en 1914. En 1906, la conférence d’Algésiras a constitué un échec pour l’Allemagne, qui cherchait une expansion outre-mer, en même temps qu’elle a renforcé l’influence française au Maroc. En 1907, la Triple entente : France – Grande Bretagne – Russie fait pendant à la Triplice : Allemagne – Autriche-Hongrie – Italie4.

12La guerre russo-japonaise en 1905, l’avènement d’un régime constitutionnel en Russie, les accords entre la France et le Japon d’une part, le Japon et l’Angleterre d’autre part, l’entrée en scène des États-Unis lors de la conférence d’Algésiras modifient l’état du monde. La France s’engage dans le « guêpier » du Maroc comme l’indique le titre de l’Humanité. Prenant pour prétexte l’assassinat du Docteur Mauchamp à Marrakech, en mars l’armée française occupe aussitôt Oujda puis, en août, de Casablanca.

131907 voit le ballet des visites et réceptions de souverains étrangers à Paris. On note incidemment que les événements du Midi occultent le séjour du roi de Siam, pays où ont été établies des zones d’influence entre la France et l’Angleterre.

14En Europe, si on se prépare à un éventuel conflit, on n’en parle pas si ce n’est le général Bailloud, commandant le 20^ème Corps d’armée à Nancy, qui ose déclarer : « La guerre se fera » ! Clemenceau le mute aussitôt à Montpellier où il héritera des mutins du 17^ème ! Oui, la guerre se prépare puisque l’Illustration présente une manœuvre fictive où l’on décrit minutieusement la bataille de Verdun ! Le malheur viendra huit ans plus tard. Mais le 14 juillet 1907, c’est joyeusement que l’on va à Longchamp voir défiler l’armée. On remarque ce jour-là la présence pittoresque de 300 Garibaldiens.

15Le pacifisme de Jaurès, combattu par les radicaux, les actions syndicales, les manifestations impressionnantes comme celle des vignerons du midi ne viennent pas fissurer le bloc des Gauches qui a su intégrer au gouvernement des socialistes comme Briand et Viviani. Ce dernier attribue la Légion d’Honneur au secrétaire du syndicat des mineurs du Pas-de-Calais qui l’accepte malgré l’avis de ses pairs.

Les mutations de la Belle Époque

16Cependant, des ruptures apparaissent dans le tohu-bohu fascinant de ces années que l’on a appelé la Belle Époque5. Rupture en ce qui concerne l’accélération de la mobilité des personnes, de la réception, de la diffusion, de la présentation des informations et des images. L’automobile entame la conquête du monde. En septembre 1907, s’achève la course Pékin- Paris organisée par le Matin. Sur cinq voitures au départ, trois dont deux Dion Bouton sont françaises. Le Figaro qui, en septembre 2007, commémore l’événement, s’interroge : « L’automobile est-elle une richesse ? » Il n’y aura pas débat. Salon de l’automobile, courses automobiles, accidents d’automobiles, garnissent les colonnes des journaux. On se pose gravement la question de savoir si « l’ennemi du pétrole n’est pas le colza » ! On s’étonne, au salon, devant la voiture « pétroléo-électrique » !

17À Bagatelle, de « curieux engins » tentent de s’élever au dessus du sol. C’est le début d’une fabuleuse aventure. Voisin, Santos Dumont, Delagrange, Blériot persévèrent dans leurs tentatives. En novembre, Farman parcourt plus de 700 mètres à six mètres d’altitude. Bientôt les grands dirigeables feront figure de dinosaures volants quand ils n’auront pas rompu leurs amarres comme Le Patrie ou explosé au sol ou en plein vol.

18D’artisanale, la reproduction de l’image devient industrielle. On admire les premières photos couleur. En début d’année, on inaugure la transmission téléphotographique. En Angleterre, la Chambre des Communes s’intéresse au projet de tunnel sous la manche malgré les réticences de l’opinion britannique qui ne veut pas rompre l’insularité de l’Angleterre. Au même moment, les galeries du métropolitain passent sous la Seine.

19C’est aussi la rupture dans la peinture. Alors que Bonnard peint le Président Fallières pour le Salon de printemps, un coup de force a lieu au Bateau Lavoir où Picasso présente Les demoiselles d’Avignon, tableau qui fait « basculer l’avenir ». Au 5^ème Salon d’automne, le douanier Rousseau expose sa charmeuse de serpents. L’Olympia de Manet entre au Louvre, Derain sculpte L’homme cube.

20Le 9 juin, alors que se tient l’imposant meeting viticole de Montpellier, le président Fallières inaugure l’exposition coloniale dans un bâtiment proche du bois de Vincennes qui, cent ans plus tard, abritera le musée de l’immigration, et l’Humanité du 4 août d’écrire : « Si la colonisation, par le fait des militaires et autres coloniaux, est souvent synonyme de Barbarie, elle peut être autre chose. Des colonisateurs socialistes montreront ce qu’elle peut être. Ils contribueront pour leur part à élargir la conscience socialiste. »

21À l’opéra de Paris on écoute avec ravissement Chaliapine et les chanteurs russes. Avec Méliès, qui réalise « 20.000 lieues sous les mers, et Max Linder, qui tourne Les débuts d’un patineur, le cinéma embarque le public dans les rêves les plus fous. Saint-Saëns rentre des États-Unis. Il sera le premier compositeur classique à travailler pour le cinéma.

22Faits divers et catastrophes en tous genres jalonnent cette année 1907. Le journalisme d’investigation se met en place. L’Humanité enquête sur l’architecte Thomas qui volait la Bibliothèque Nationale et sur les malversations au Mont de Piété qui deviendra plus tard le Crédit Municipal de Paris. Le journal se préoccupe aussi de la variole noire alors que le prix Nobel de médecine est attribué au Docteur Laveran pour ses travaux sur les transmissions des épidémies par les moustiques et que le Nobel de la paix revient à un Français et à un Italien. La Marine française perd accidentellement plusieurs bâtiments dans des explosions, incendies et naufrages, avec leur lot de victimes. Le cuivre manque, on vole des câbles. Une compagnie américaine fait faillite à New York où les banques sont prises d’assaut par les épargnants. En France, le téléphone ne fonctionne pas très bien, on accuse l’Etat d’être mauvais industriel ; on fait la queue dans les bureaux de poste. On empoisonne à Loudun, on attaque un train postal à Etampes, on assassine à Langon !

23En janvier, Béziers a froid sous 25 centimètres de neige. Au printemps, le 22 mai, jour du meeting viticole de Carcassonne, le Belge Van Houvaert remporte la course cycliste Bordeaux- Paris en 19 heures 38 minutes. En automne, des inondations dévastent l’Hérault, si bien qu’un journaliste écrit : « On ne pourra plus dire « malheureux comme une pierre » mais « malheureux comme un vigneron méridional » ! Une étude affirme que les huîtres de l’étang de Thau n’entretiennent pas de microbes pathogènes. Le congrès international de viticulture d’Angers signale que dans la région de Cognac le vignoble a été reconstitué et que les deux Charentes produisent plus de vin qu’autrefois. De leur côté, pour se protéger, les Champenois réclament la délimitation rigoureuse de la Champagne viticole. Une enquête montre qu’à Béziers on consomme moins de spiritueux que dans les autres grandes villes de France.

241907, c’était la Belle Époque ! Mais les grèves, leurs motifs et leurs morts, les inondations et leurs dégâts, les meetings viticoles et les victimes de Narbonne, l’augmentation du prix du pain, la répression au Maroc, la préparation de la guerre en Europe, démontrent que les tensions ne se sont pas apaisées, que les risques de conflits de toute nature demeurent dans un monde en mutation.

25Pour le Midi languedocien et roussillonnais, cette année 1907 ne ressemblera jamais à une autre car ce qui l’a marquée, et ce pourquoi nous sommes ici aujourd’hui en 2007 réunis en colloque, c’est ce mouvement exceptionnel, cette levée en masse des populations du Midi dont le sort était lié à la viticulture. Oui ce fut une croisade avec ses bannières et ses incantations, une épopée avec ses grands hommes. Ce fut une longue marche qui, cent ans plus tard mais par d’autres chemins et avec d’autres moyens, se poursuit pour que le Languedoc et le Roussillon aient toute leur place dans un monde plus ouvert.

26Après ce rapide tour d’horizon de l’année 1907, permettez-moi de rappeler le vœu de ceux qui, le 24 décembre 1907, enfermèrent dans le sous-sol de l’Opéra de Paris un caisson de disques ayant enregistré les voix de grands chanteurs. Ils souhaitaient que cent ans plus tard ces disques puissent être écoutés. Où sont ces disques ? Les a-t-on exhumés ? Pourra-t-on entendre ces voix à jamais disparues ?