La régénération des volumes et des formes
p. 235-277
Texte intégral
1La mise en place des épandages siliceux intervient au pied de Celtibériques Occidentaux résiduels alors peu élevés au-dessus de leurs piémonts. Ce sont encore des montagnettes, quoique leur continuité en fasse déjà une -modeste- barrière entre la Castille et les régions riojano-aragonaises. En effet, une part importante des formes aujourd’hui visibles résulte de l’élimination des sédiments tertiaires accumulés dans les cuencas endoréiques. Jusque là, tout est presque simple ; l’érosion déblaie le matériel tendre des bassins en respectant l’armature résistante de la chaîne ibérique. Plus complexe est l’explication de l’évolution divergente des façades sud et nord : le Duero, contrairement à l’Ebre, incise modérément les mesetas castillanes. Le problème le plus délicat reste à venir car la cure de jouvence procède d’une révolution : les fleuves retrouvent le chemin des rivages perdus depuis des dizaines de millions d’années. Quelles sont localement la date et les causes de cet événement capital ? La tectonique suffit-elle à expliquer la régénération des volumes et des formes ainsi que l’inégale vidange des bassins ? Les modifications climatiques, dont nous connaissons l’importance durant le Pliocène et le Quaternaire, ne pèsent-elles pas en favorisant une augmentation des débits du réseau hydrographique ?
2Dans un premier temps, nous nous efforcerons de comprendre cette renaissance morphologique, en examinant les déformations sur notre terrain. Mais la modestie des mouvements différentiels nous fera ouvrir un autre dossier, plus ardu, qui est celui des répercussions locales d’un soulèvement global de l’Ibérie. Le problème de l’évolution des marges de la péninsule est aussi crucial pour notre perception du retour à l’exoréisme et de la vidange plioquaternaire des bassins ibériques. Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous tenterons de trouver des repères pour cerner l’âge probable du début de la nouvelle morphogenèse et expliquerons les modalités du déchaussement des sierras. L’analyse des conditions tectoniques et structurales qui conditionnent la réanimation des reliefs ne suffit cependant point à comprendre l’évolution plioquaternaire. Celle-ci se produit dans une ambiance climatique progressivement modifiée. Une page climatique, celle des années sans véritable hiver, est en train d’être tournée.
3Naturellement, la touche d’exotisme qui rehaussait le portrait des Celtibériques miocènes s’efface pendant le Pliocène. Le lecteur pourra en concevoir quelque regret et tristesse. Nous espérons cependant qu’il consentira à nous accompagner jusqu’à la fin de cette histoire géomorphologique : elle ne manque pas de rebondissements.
I. LA RÉGÉNERATION DES VOLUMES ET DES FORMES
1. L’incidence de la tectonique dans l’évolution récente
A. Les signes de néotectonique différentielle
4Dans le bassin de Soria et sur ses marges, l’aplanissement vallésien est peu déformé. De l’Alto Cruz, dans la Sierra de Miñana, à la Liana de Castil de Tierra, il y a par exemple 15 km à vol d’oiseau, pour seulement 90 m d’écart vertical. La pente moyenne théorique ne dépasse passe 0.6 %. Son appréciation est de plus délicate, en raison des solutions de continuité introduites par l’érosion ultérieure. Enfin, le plan composite n’était pas -lors de sa réalisation- idéalement plan et horizontal. Nous pouvons donc douter de la signification néotectonique des dénivellations aujourd’hui constatables. Pourtant, lorsque les zones d’accumulation s’élèvent au-dessus du plan d’érosion des marges de la cuvette, nous devons admettre, malgré sa modestie, la réalité du fait néotectonique. Il se manifeste sous la forme de gondolements d’ampleur verticale limitée, avec des axes méridiens ou SW-NE. Nous avons ainsi noté des torsions, vers le Puerto Bigornia ou des contre-pentes, du bord au centre de la Cuenca de Soria-Almazán. Le problème se pose cependant, de l’âge exact des mouvements : ne s’apparentent-ils pas à ceux qui ont permis l’incision des paléovallées et donc au déclenchement des épandages siliceux ? Sont-ils au contraire postérieurs ? L’examen de l’aplanissement composite ne nous permet aucune conclusion directe.
5La même difficulté existe sur le piémont septentrional, d’autant que les accidents de la surface d’érosion sont plus sensibles qu’en Castille. Ainsi, le Llano de la Turquilla, en arrière du Serradero, est basculé même si les pentes créées restent assez faibles. Son rebord sud-est domine d’environ 30 m la rupture de pente nord-occidentale : l’inclinaison de la surface d’érosion nivelant les calcaires secondaires atteint presque 3 % sur un kilomètre de long. Il y a mieux encore, au-delà de la faille qui limite le bassin intramontagnard de Torrecilla en Cameros. Le plan du Collado de Valleluenga (1 280 m) est un élément nettement affaissé (de 120 à 150 m) en contrebas de la Turquilla. Nous en déduisons donc un jeu de blocs postérieur à l’aplanissement miocène, qui a soulevé le paléopiémont sur un axe Turquilla-Serradero et explique sans doute son élévation au-dessus de la plaine de l’Ebre. Ces surfaces dénudées ne sont hélas pas d’une grande aide pour l’interprétation chronologique de la déformation. Par contre, la disposition des apports grossiers du Muélago, étalés à l’amont des plus hauts fragments du plan milite en faveur d’une tectonique verticale postérieure à la mise en place des épandages siliceux. Nous savons bien que ceux-ci procèdent d’un système de pentes et que des différences d’altitude de leur base ne sont pas en elles-mêmes une preuve définitive de notre propos. Mais le secteur d’Ortigosa, à l’immédiat SW, présente aussi des indices de tectonique différentielle, dont nous pensons qu’elle a peut-être suivi le blanchiment de la partie supérieure des dépôts rubéfiés puisque leur sommet culmine à moins de 1 200 m à l’E du barrage d’Ortigosa et à près de 1 500 m aux Navas du Serradero. Encore une fois, il s’agit plus d’interrogations que d’affirmations, car une altération n’est pas un dépôt ; elle a pu se produire à des altitudes diverses. Le calage des événements n’est pas évident dans la mesure où peu de lieux, sur notre terrain, peuvent se comparer à cette zone extraordinaire. Un âge trop récent nous paraît néanmoins devoir être exclu de la fourchette chronologique, car les glacis et les terrasses de l’Iregua s’étagent régulièrement. D’autres courtes déformations sont visibles, par exemple celle du plan sommital de la Muela de Borja, près du Boquerón (805 m). Sa réalité ne fait aucun doute, car elle correspond à une ondulation positive située dans l’axe E-W du Barranco de Arbolitas. Ici le problème est celui de l’influence du gypse sous-jacent. Mais il s’avère peu probable que cette déformation longue et régulière, ainsi que les pendages de 15° à N 120, relevés près de La Barrera puissent lui être imputés. C’est l’ensemble de la Muela qui est doucement ployé, sans que nous sachions, encore une fois, vraiment préciser la date exacte de mise en place de ce subtil accident post-vallésien.
B. Indices de tectonisation des épandages
6Dans cette quête d’une tectonique différentielle récente, les grands remblaiements exclusivement siliceux nous apportent quelques indications supplémentaires. Les aspects macrotectoniques sont certes peu significatifs. Au N de la chaîne, nous n’avons pas repéré d’accidents majeurs, même si nous pensons que les épandages ont pu, localement, être dénivelés, notamment aux alentours d’Ortigosa. Il est en effet difficile, dans cette formation nullement consolidée, de mettre en évidence un miroir de faille "classique". Cependant, quelques coupes nous aident à appuyer l’idée que des rejeux ont affecté la région après le dépôt des épandages. En face du parking situé au droit du faîte du barrage d’Urquiza, sur l’Arlanzón, une faille subverticale à N 10 met au contact les dépôts siliceux rubéfiés et les schistes du socle paléozoïque, sous la Tenada de los Quemados. Sur le compartiment ardoisier, nous n’avons pas noté de stries indubitables, au moins verticales. L’accident ne fait toutefois pas de doute. Selon la carte géologique de Pradoluengo au 1 : 50 000, la faille d’Alarcia, plus à l’E, s’amortirait de la même façon dans le matériel détritique rutilant : le fait est plausible. De modestes, mais réelles déformations postérieures à l’épandage ont été ici enregistrées. À 4.9 km du départ de la piste qui va du km 122 de la C 113 (N d’Anguiano) au Muélago, le matériel siliceux, discordant sur les conglomérats du Néogène inférieur (P= 10° à N 120), a subi quelques avanies. Un gros bloc est tronçonné en décrochement sans composante verticale à N 30, la direction du Serradero. Il semble difficile d’imputer le fait au bulldozer qui a ouvert le chemin ; des galets sont poinçonnés. Nous soupçonnons même la néotectonique, quoique discrète, d’avoir prolongé son action jusqu’à la mise en place du dépôt grossier des fonds de vallées. À Villarroya, la série inférieure des strates pliocènes est affectée par une faille de faible rejet qui la met au contact des calcaires du Weald (Brinkmann, 1956). G. Beaudet avait aussi noté l’existence de galets impressionnés dans le colmatage siliceux de Mores situé dans la vallée du Jalón.
7Dans celle du Duero, au niveau du hameau du Velacha, les blocs énormes remblayant la paléoincision sont parfois cisaillés. Nous avons relevé des déplacements dextres centimétriques orientés N 30 dans le matériel quartzitique. Des boules de grès siliceux, de ce fait conservées malgré l’intense altération qui a précédé la mise en place des épandages, sont poinçonnées par des galets de quartztites. Elles ont parfois éclaté sous la pression. Au N du barrage de la Cuerda del Pozo (carrière au pied du versant de la Roñañuela, non loin du km 32), nous avons même l’impression que les secousses ont continué après l’épisode de déferruginisation. En effet, le conglomérat du Néogène inférieur, rubéfié sur place puis décoloré montre des blocs de grès découpés en rondelles. Mais il est délicat d’en tirer une conclusion sûre, car l’altération profonde des sédiments détritiques rend l’observation difficile : peut-être la tectonique a-t-elle agi avant l’épisode de blanchiment. De plus, l’extrême fragilité des éléments du conglomérat laisse à penser qu’une infime secousse a pu permettre leur débitage. Pourtant, le dispositif de la Roñañuela n’est pas unique : nous le retrouvons par exemple près du village de La Rubia, au NW de Soria, sans qu’il soit plus explicite. D’une façon générale, le bilan des recherches sur les piémonts méridionaux de nos Celtibériques est encore plus maigre que sur leur retombée septentrionale. Cela ne doit pas nous étonner : à l’E du Jalon, E. Moissenet (1982) juge que « bien que perceptibles en de nombreux points, les marques néotectoniques du Mio-Pliocène sont locales et faibles ». Les arguments mobilistes y sont pourtant plus nets, puisque des failles distensives, à l’W de la Sierra de Javalambre, découpent calcaires turoliens et dépôts rouges du Pliocène supérieur et du "Villafranchien". Ces derniers, encadrés par les repères chronostratigraphiques des gisements de Sarrión ou Escorihuela (MN 16a) et de la Puebla de Valverde (MN 17) peuvent être mis en parallèle -est-ce un hasard ? - avec celui de Villarroya. Mais les quelques décrochements que nous avons montrés ne sont pas à l’origine de la régénération des reliefs et de la réactivation des réseaux hydrographiques : l’Ebre s’est enfoncé d’à peu près 800 m dans les sédiments tendres de son bassin. Cela pose évidemment le problème d’un soulèvement global des Celtibériques Occidentaux, voire de l’Ibérie.
2. Le problème d’un soulèvement global de l’Ibérie
A. Les mouvements verticaux récents
8La péninsule ibérique est certes en marge d’un monde mésogéen à forte activité néotectonique. C’est aussi un domaine assez massif de mesetas, structuralement très différent des régions méditerranéennes calcaires hachées menu par l’activité géodynamique. Mais ses côtes orientales font déjà partie de ce domaine très mobile, comme le prouve un grand nombre de travaux. M. Calvet (Calvet et Lemartinel, 1993) estime pour les Pyrénées Orientales que « l’étude des dépôts corrélatifs du Confient prouve [que la surface miocène] a même tronqué les hautes crêtes du Canigou, à près de 2 800 m ». Vers le S, la bordure ibérique orientale est caractérisée par une considérable fragmentation en horst et fossés parallèles à un littoral au rejeu probablement récent (Hommage à P. Birot, 1984, p. 151). Les connaissances sont encore incomplètes, « la clef devant être sous-marine » (Ibid., 1984). Mais « les gypses messiniens se trouvent actuellement à des cotes extrêmement variables... c’est donc aux mouvements tectoniques post-Messinien qu’il faut reconnaître un rôle déterminant dans la répartition altimétrique actuelle de ces évaporites » sur les rivages de la mer d’Alboran (Montenat, 1977 ; voir aussi Armijo et al, 1977). Les mouvements ne sont pas seulement pliocènes, mais aussi à une moindre échelle, quaternaires. Si, en Catalogne, aucune ligne de rivage fossile n’a été reconnue entre Castellôn et l’embouchure de l’Ebre (Bomer, in Colloque Niveaux marins, 1980), B. Dumas prouve des rejeux hectométriques (Ibid, 1980), néanmoins limités. À l’W du détroit de Gibraltar, la zone des marismas du Guadalquivir, le long du golfe de Cadix, présente une originalité certaine en raison d’un affaissement plioquaternaire (Baldy et al, 1977). Mais la tendance à l’exhaussement, à la même période, se manifeste à nouveau sur les bordures portugaises (C.R. de la thèse de A. de Brum Ferreira par Birot, 1979), alors que la Méditerranée est bien éloignée. La liste des déformations périphériques se termine par celle du bourrelet galico-cantabre, dont C. et G. Bertrand (1984) indiquent en outre la frappante dissymétrie. Le raide versant nord, par ses mouvements différentiels, s’oppose à son piémont méridional, où « les rejeux tectoniques post-miocènes sont inexistants ou sans effet sur l’évolution morphologique » (Id., 1984). Cette remarque nous invite à tenter de mettre en relation les faits déjà signalés avec un éventuel soulèvement de la meseta ibérique.
9La question n’est pas neuve puisqu’elle était posée par P. Birot dès 1953. Il s’interrogeait alors sur « l’âge et le rythme des mouvements à grand rayon de courbure ayant porté la surface principale de la meseta à son niveau actuel » (fig. 39). Force est de reconnaître que les travaux consacrés à la péninsule ibérique ne l’ont pas totalement résolue. Ils se heurtent toujours au fait que l’aplanissement n’est pas en relation avec un niveau de base marin nous indiquant son altitude primitive. Certes, dans la région de Grenade, décrite par R. Lhénaff (1979), des dépôts encore marins du "Miocène terminal" ont été portés à 1 000 m, voire plus, nous indiquant avec certitude l’importance de la surrection régionale. Mais les montagnes bétiques ne sont pas la meseta... Il existe néanmoins une logique de répartition verticale des lambeaux de la surface miocène identifiés par les spécialistes. Du golfe de Cadix, où le Miocène terminal gît sous l’Océan, au N de la Péninsule, leurs altitudes ne cessent de croître, jusqu’à leur disparition dans l’aire pyrénéenne, si l’on excepte les vestiges haut perchés des plas repérés à l’E de la chaîne. Cet édifice semble jouer un rôle considérable dans le récent et global gauchissement différentiel de l’Ibérie, qu’il paraît entraîner dans sa surrection. La référence aux Pyrénées orientales est d’autant plus cohérente que nous y connaissons un bassin endoréique vallésien -la Cerdagne- dont la paléogéographie s’apparente à ce que nous observons à l’intérieur de la meseta. Les sédiments y sont corrélatifs d’un aplanissement qui n’a pas laissé subsister grand-chose des reliefs antérieurs et était sans doute peu perché au-dessus du niveau de la mer (Calvet, 1985). Nous voyons mal comment les éléments de la surface miocène de l’Ibérie, nécessairement moins soulevés, auraient pu se former à des altitudes vraiment plus grandes, sauf à nier tout mouvement vertical, ce que l’analyse des bordures rend peu crédible. L’étude du Roussillon apporte enfin un argument chronologique : M. Calvet est amené « à relativiser l’importance des surrections du Vallésien-Turolien et à privilégier les événements fini-turoliens et postérieurs, car 500 à 900 m de sédiments détritiques se sont déposés au cours du seul Pliocène inférieur dans le bassin » (Calvet et Lemartinel, 1993). L’épéirogenèse ibérique, associée à la mise en place des Pyrénées, paraît difficilement contestable. Analyser ses répercussions sur l’évolution fini-néogène des Celtibériques Occidentaux est une tout autre histoire...

Fig. 39 : Les altitudes de la surface miocène d’après les auteurs de la bibliographie
B. Incidences sur le terrain celtibérique
10La modestie des traces de la tectonique différentielle localisée nous prouve que la dynamique verticale de la péninsule a emporté solidairement le bassin de l’Ebre, les sierras et la meseta castillane dans son mouvement positif. Au pied de la Demanda par exemple, le chevauchement arasé par la surface miocène n’a pas rejoué. Il est, dans ces conditions, facile de comprendre que les coupes classiques -fussent-elles kilométriques, ce qui est rare- révèlent un minimum de renseignements, sauf aux environs du Serradero. L’analyse d’éventuelles torsions différentielles doit se faire sur de beaucoup plus grandes distances. B. Bomer (1978, p. 230) l’avait très bien montré pour le bassin de l’Ebre : nous avons essayé de généraliser le procédé à l’ensemble de nos piémonts. La technique a des limites tenant à la nature intrinsèque des aplanissements. À l’immédiate proximité des reliefs, les dénivellations traduisent une topographie initiale lorsque leur organisation s’accorde à celles des versants des reliefs résiduels. À plus grande distance, l’existence de pentes originelles est encore certaine. Mais lorsque nous constatons (fig. 40) des écarts verticaux de plus de 800 m entre la Muela de Saragosse et le Serradero -même éloignés de 150 km-, il semble qu’une bonne partie en revient aux actions épéirogénétiques. En effet, les altitudes de la surface composite castillane, morphogénéti-quement semblable et en relation avec celle de l’Ebre par le couloir de la Bûreba, ne varient comparativement que de 250 m sur 80 km, entre Palencia et Covarrubias. Cela paraît d’autant plus vrai que la Muela de Armantes (968 m), située au S de la chaîne, dans le bassin de Calatayud, s’est avérée solidaire de la meseta plus que du domaine ébrique : elle a été hissée 330 m au-dessus de la Muela de Saragosse (637 m), éloignée de seulement 55 km. À ces échelles, nous ne pouvons déduire l’intensité précise des déformations en un lieu donné, puisque nous n’analysons que des différences. Au moins sommes-nous capables de dégager quelques idées. La Castille affirme sa rigidité meseteña, au contraire du bassin de l’Ebre apparemment plus mobile, avec une Rioja bien plus soulevée que l’Aragon saragossan. Par contre, l’étude des rythmes de surrection reste presque impossible sur ces seules bases, puisque trop de données nous sont inconnues. Il est tout au plus permis de dire que la vitesse moyenne de l’épéirogenèse ne saurait dépasser 0.12 à 0.18 mm/an sur une durée de 5 à 10 MA, en supposant un point de départ théorique à 0 m. Ces chiffres sont à comparer avec les 0.27 à 0.45 mm/an calculés sur le même laps de temps dans l’E des Pyrénées, pourtant nettement moins exhaussés que le reste de la chaîne franco-espagnole.
11Pour modestes qu’ils soient, ils ont un rôle essentiel dans l’histoire géomorphologique. Cette tectonique a sans doute peu d’incidence sur les formes résiduelles anté-miocènes parvenues sans trop de dégâts jusqu’à nous en raison de leur résistance. Mais en les perchant sur un piédestal, elle recrée du volume et redonne au système une énergie potentielle qu’il n’avait plus. Dans cette optique, il paraît logique de lier la mise en place turolienne supérieure des épandages aux mouvements épéirogénétiques incipients de la péninsule. Sans doute doit-on penser que le soulèvement principal a été acquis après la mise en place du matériel siliceux, puisque ce dernier n’a pu être évacué par des écoulements revigorés. Il est en la matière difficile de sortir du cadre de l’hypothèse, mais le lecteur mesurera l’intérêt de cette dernière. Elle fournit une base cohérente aux faits de terrain précédemment décrits, tout en s’intégrant bien aux connaissances générales acquises dans la Péninsule Ibérique, jusque sur sa marge septentrionale. La surrection générale permet en outre de comprendre la reprise d’érosion qui affouille prioritairement les sédiments tendres des anciennes cuvettes endoréiques, exhumant ou révélant souvent des versants du Néogène basai. À ce niveau du travail, nous n’avons pas les outils qui permettent d’étudier les étapes du creusement. Mais il est déjà permis de dire que son inégal dynamisme est à l’origine des variations notables d’aspect entre Castille, Rioja et Aragon. Nous avons montré que dans la seconde, le creusement était considérable, enlevant au S de l’Ebre et en particulier au niveau du bombement de Nâjera, la plus grande part des sédiments néogènes. Il n’en reste, adossés à la montagne, que des pâtés -il est vrai imposants- comme le Serradero ou le Cabí Monteros. En Aragon, le nombre des Muelas, celles de Borja, de Saragosse, de la Llana ou du Castellar, prouve une moindre dénudation d’un domaine en contrebas relatif. Les paléovallées pliocènes colmatées sur la bordure des Cameros, ou sur le seuil que représentent les montagnes du Jalon entre meseta et bassin de l’Ebre, signalent sans doute les points sensibles de cette néotectonique à grand rayon de courbure. Enfin, la surrection d’ensemble a contribué à la modification des milieux climatiques, indépendamment des transformations générales plioquaternaires, et les mouvements différentiels ont pu favoriser l’isolement de la cuenca aragonaise. Nous y reviendrons plus loin. La dissection n’a pas eu partout une égale intensité, en raison de différences de valeur de l’épéirogenèse. Cela nous permet de mieux saisir la variété des paysages. L’explication a toutefois ses limites, puisque la Castille, plus haute que la partie centrale de la dépression de l’Ebre, n’est pas plus disséquée : les fleuves ont été inégaux devant leur liberté retrouvée.

Fig. 40 : Altitudes actuelles de l’aplanissement miocène : l’influence logique
de la tectonique
3. Mouvements des barrières marginales des bassins
A. Persistance de la tectonique portugaise
12Le Duero a rejoint l’Océan à grand-peine, car la surface d’érosion miocène semble avoir subi au Portugal des déformations positives favorisant, malgré l’incision progressive du fleuve, un effet de seuil (Birot, 1964 ; C.R. de la thèse d’A. de Brum Ferreira par P. Birot, 1979 ; Daveau, 1979). Un bourrelet intégrant des systèmes de horsts, délimités par des failles opposées de direction générale N 25, a disloqué un socle résistant constitué de granités alcalins à grains fins et de schistes, portant en altitude des "vallées mûres", comme celle du haut Tavora. L’orientation des accidents tectoniques n’a guère facilité la course des eaux vers l’Océan, puisqu’ils sont souvent perpendiculaires au drain majeur de la Vieille-Castille. D’après A. de Brum Ferreira, le soulèvement permettrait d’expliquer les retouches pédimentaires successives typiques de cette région. La plus récente -et la plus importante-des deux phases serait fort récente : elle daterait « peut-être du Pliocène supérieur et du Quaternaire ancien », le Douro maintenant donc son cours exoréique par antécédence.
13Si la persistance de l’exhaussement de la bordure portugaise paraît -à la lecture des travaux considérés- assez peu contestable, il n’en subsiste pas moins un problème de chronologie. Les auteurs fondent leur démonstration du caractère très récent -pliocène supérieur ou même quaternaire- de la surrection des blocs du bourrelet portugais sur l’analyse des "rañas", parfois très grossières, reprises dans les mouvements verticaux. C’est par exemple le cas sur le piémont de la Serra de Marofa, situé quelques kilomètres au S du Douro. L’âge estimé de ces "rafias" est "villafranchien", expliquant ainsi le calage chronologique de la néotectonique à la fin du Pliocène par les études considérées. Il faudrait naturellement savoir ce que sont ces "rafias" à blocs. A. de Brum Ferreira (in Birot, 1979) utilise aussi le terme d’épandage : le mot lui-même provient peut-être d’une traduction. Nous sommes cependant conduits à nous demander si le matériel siliceux ainsi désigné n’est pas en rapport avec celui que nous connaissons sur les piémonts celtibériques occidentaux, d’autant que la description qui en est faite leur attribue une réelle extension. La tectonique serait alors post-miocène et peut-être moins récente que le Compte-Rendu d’excursion de la Commission "Ensembles cristallins" du CNG ne le supposait. Quoi qu’il en soit, elle est au moins pliocène et l’enfoncement du Duero castillan, en amont, a été très contrarié par le relèvement de cet aval portugais, de surcroît large et résistant.
B. L’évolution des Catalanides
14L’histoire pliocène du piémont nord des Monts Ibériques Occidentaux, auquel il faut ajouter les pays arrosés par le Jalon et ses affluents, dépend largement de la percée opérée par l’Ebre au travers des Catalanides. Là aussi, une certaine activité tectonique post-miocène s’est exprimée dans des jeux de horsts mettant en valeur des chaînons littoraux ; mais ni les termes de leur histoire géomorphologique, ni l’effet de barrière ne peuvent se comparer à ceux que les publications consacrées au Portugal mettent en évidence. Les reliefs catalans constituent ici un obstacle modeste, d’autant que les roches de la couverture sédimentaire mésozoïque sont bien moins coriaces que les granites portugais. D’une part, les plis "internes" sont étroits et le passage le plus délicat n’excède pas quelques kilomètres ; d’autre part, l’émiettement structural -commencé dès l’Eocène moyen (Guimerà et Alvaro, 1990)- affecte l’immédiat amont du delta de l’Ebre (Birot, 1964, 1970, Bomer, 1978 et comm. orales). Il se traduit par l’existence de « deux fossés d’effondrement obliques » (Birot, 1964), en particulier celui de Tortosa, qui -loin de le gêner- sont mis à profit par le fleuve pour traverser la mince cloison catalane et gagner la Méditerranée.
15De plus « la faille limitant la cordillère littorale a cessé de jouer assez tôt » (Birot, 1964), notamment à proximité du delta de l’Ebre ; certes, les accidents qui bordent les reliefs intérieurs ont foncdonné plus tardivement, c’est à dire au Pliocène, mais de manière moderée. Le secteur des bouches du fleuve semble en général beaucoup moins mobile que les régions situées plus au NW, l’influence pyrénéenne se faisant évidemment plus discrète. L’évoludon régionale majeure se produit en mer, puisque le plancher de la Méditerranée s’affaisse pendant le Pliocène, voire après, puisqu’ « en 1977, le forage Delta-EI, à vingt kilomètres au large de La Ampolla, n’atteint le sommet du Pliocène qu’à 950 m et sa base vers 1 900 m » (Bomer, in Colloque Niveaux marins, 1980). Mais elle n’implique pas, par le jeu d’une vigoureuse flexure continentale telle que la concevait J. Bourcart, un soulèvement majeur des chaînons littoraux. À un bourrelet portugais large, résistant et bien soulevé s’opposent donc des Catalanides étroites, fragiles et peu exhaussées : il est logique de penser que des dispositifs si dissemblables à l’aval des fleuves ont impliqué une divergence des modalités de vidange des bassins devenus exoréiques.
II. VIDANGE DES BASSINS ET RÉORGANISATION HYDROGRAPHIQUE
1. Fin de l’endoréisme et vidange pliocène
A. Des repères initiaux dans les sédiments marins
16Il paraît utile de rechercher dans les sédiments marins les premiers signes de fonctionnement exoréique des cuencas qui bordent les sierras ibériques occidentales. Il n’est pourtant pas plus question pour l’auteur de ces lignes de se transformer en océanographe qu’il ne lui était possible de devenir un fin connaisseur du Portugal ou du Campo de Tarragona. Nous emprunterons donc les renseignements qui nous manquent aux publications antérieures. Sur le plateau continental portugais bien reconnu (Baldy et al., 1977 ; Mougenot et Vanney, 1978 ; Coppier et Mougenot, 1982, etc.), les travaux sont nombreux. Mais ils se consacrent presque tous à des zones méridionales, et notamment à celles situées au large de l’embouchure du Tage. Les études qui traitent des régions plus septentrionales, de la frontière hispano-portugaise au cap Carvoeiro (Musellec, 1974) se préoccupent assez peu de notre pôle d’intérêt, qui est la nature et l’âge exact des apports pliocènes. Nous comprenons donc les difficultés qu’a connues G. Coudé-Gaussen (1980 ; 1981) pour tirer des séries marines décrites dans la littérature quelques conclusions propres à éclairer la géomorphologie des Serras da Peneda et do Gerès, et donner l’âge des vieilles -trop pour nous être utiles- surfaces sommitales. Pour notre compte, les données précises obtenues par sismique et carottage de l’estuaire du Tage à Nazaré (Mougenot et Vanney, 1978 ; Coppier et Mougenot, 1982), présentent plus d’intérêt, si le lecteur accepte l’idée -raisonnable- que la Nouvelle et la Vieille-Castille ont subi au Pliocène des sorts parallèles. L’interprétation des profils échographiques montre que « le Serravallien et le Tortonien sont transgressifs sur la surface d’érosion oligocène » et que « le Pliocène, entaillé par des paléo-vallées quaternaires, est discordant sur le Miocène » (Coppier et Mougenot, 1982, p. 424). La construction d’une nouvelle plate-forme continentale par un matériel progradant sur les couches miocènes basculées y prouve une modification "importante" des conditions stucturales et l’existence d’apports détritiques nouveaux. Ces remarques, dont les concepts -en particulier celui de "surface d’érosion"- doivent être prudemment maniés, ne constituent pas un argument de datation de l’exoréisme du Duero. Mais elles nous semblent concorder avec ce que nous savons de l’évolution celtibérique. De toute façon, la mise en place du fleuve a précédé les mouvements positifs du bourrelet portugais, sauf à supposer que le creusement de sa vallée, en particulier des gorges, est régressif. Mais il serait étonnant que la tête de l’écoulement ait reculé sur plusieurs centaines de kilomètres depuis l’arrière-pays littoral. Nous attribuons donc, faute de mieux et compte-tenu de l’ensemble des données consultées, un âge pliocène inférieur au début du fonctionnement exoréique "définitif du Duero.
17Aux Bouches de l’Ebre, les connaissances sont mieux adaptées à notre recherche. P. Birot (1964) savait déjà que les premiers galets granitiques d’origine pyrénéenne se trouvent dans les couches du Pliocène inférieur littoral. Sans doute, B. Bomer envisageait-il, sur la base d’arguments sédimentologiques (Bomer, 1978, p. 223-224), la possibilité d’un retour à l’exoréisme dès le "Pontien", simultanément induit par des transformations tectoniques et climatiques. Mais il notait lui-même la contradiction de cette hypothèse avec les études paléonto-logiques de Crusafont traitant des faunes "pikermiennes". Nous la comprenons a posteriori par les incertitudes chronologiques afférant à l’usage de l’approximatif stratotype "Pontien". L’endoréisme paraît donc avoir subsisté jusqu’à la fin du Miocène et la régression messinienne -quelle qu’en soit l’ampleur- ne semble pas avoir eu d’effet étendu : l’incision consécutive s’apparente à celle du Llobregat ou de la Durance plus qu’à celle du Rhône (Hommage à P. Birot, 1984, p. 66). Le creusement imputable à l’épisode d’abaissement du niveau marin est seulement reconnu dans le bassin de Mora, où le vide créé a été fossilisé par des alluvions grossières pliocènes (Bomer, 1975). Il n’a pas atteint la région de Caspe, malgré la médiocrité de l’obstacle qu’offraient les Catalanides à la vague d’érosion remontante prévue par le modèle de G. Clauzon (1974 ; 1982). À l’inverse, M.-J. Ibañez Marcellán (1976) laisse entendre (p. 211 et sq.) que le régime endoréique peut avoir subsisté dans les environs de Caspe et de Mequinenza jusqu’au début du Quaternaire, « même s’il est envisageable qu’un chenal de fuite soit déjà ouvert jusqu’à la Méditerranée ». Nous ne pensons pas qu’une telle idée soit soutenable ; les produits corrélatifs de l’ablation observée entre le dépôt des épandages et le remblaiement inférieur des paléovallées ou de Villarroya devraient se retrouver dans le bassin de l’Ebre au niveau du Bas-Aragon. Leur volume, nécessairement considérable, voudrait qu’il en reste encore quelque trace aujourd’hui : or M.-J. Ibanez ne signale rien qui puisse évoquer de telles alluvions. Au total, il s’avère peu logique de s’écarter de la datation "classique" du fait exoréique dans le bassin de l’Ebre et de son attribution au Pliocène inférieur. Le parallélisme évolutif avec la cuenca du Duero nous semble très probable : le phénomène de retour à la mer ou à l’océan des écoulements celtibériques est donc d’ordre général. L’épéirogenèse de la plaque ibérique le facilite a priori ; pointant, les déformations localisées auraient pu en contrarier les effets, commme nous l’avons remarqué au Portugal. Cela implique que d’autres facteurs interviennent en renfort, autorisant un maintien systématique des écoulements. Il est vraisemblable qu’une alimentation bien meilleure des réseaux hydrographiques en cours de constitution -liée à des modifications climatiques- a définitivement permis l’évacuation du matériel détritique.
B. Vidange pliocène et régénération des reliefs
18Les sédiments les premiers touchés par l’érosion, les plus faciles aussi à emporter sont les accumulations néogènes autrefois piégées au centre des bassins. Il est encore aisé de constater combien les rivières taillent facilement dans la masse argilo-sableuse : au premier gros orage, l’eau se charge de boues et de sables, prenant alors des teintes ocres. Certes, les calcaires vallésiens ont protégé des buttes-témoins, lorsque les conditions structurales ou les mouvements différentiels à grand rayon de courbure ne s’y opposaient pas. Ainsi les muelas -comme celle de Saragosse- prennent une réelle ampleur en Aragon central moins soulevé. Mais l’essentiel des sédiments ne présente pas de vraie résistance, surtout lorsqu’il s’agit de roches assez ou très solubles, comme les gypses : le rythme et les modalités de la vidange ne peuvent dépendre des caractéristiques de ce corps sédimentaire. Par contre, son affouillement déchausse les structures bien armées qui freinent d’ailleurs le processus d’incision. Ce sont d’abord les conglomérats bien consolidés des Mallos ou de Deza. Par exemple, les Llanos de Castil de Tierra, au SE de Soria, subsistent en position d’interfluve entre le réseau du Jalón, donc de l’Ebre, et celui du Duero. Les abrupts de changement de faciès procèdent aussi de cette reprise d’érosion différentielle. Les strates secondaires cohérentes, notamment les calcaires crétacés du piémont méridional enfouis sous une faible épaisseur de sédiments tertiaires, se comportent à l’identique. Ainsi sont remis au jour les anticlinaux sciés par le Fuentepinilla et ses affluents, au N de Berlanga de Duero. Ces vieilles formes longtemps disparues font leur réapparition dans les paysages au cours du Pliocène. Les échardes du socle paléozoïque enfin, très coriaces, sont facilement mises en valeur : le rio Ribota, dans le bassin de Calatayud taille dans une amande de quartzites qu’il dégage des conglomérats néogènes (km 284 de la N 234) ; plus au N, la Sierra de la Camamila a retrouvé une expression morphologique, tant par le déblaiement du fragile matériel triasique de la région de Brea de Aragon que du Néogène piégé dans le bassin intramontagnard qui s’étend de Tierga à Morata.
19Les versants inférieurs semblent plus souvent exhumés que révélés. En effet, les vallées qui entaillent la montagne celtibérique occidentale contiennent fréquemment des vestiges de produits détritiques néogènes. Sans même évoquer l’exemple très particulier du Jalón, nous pouvons rappeler la présence de conglomérats au fond de l’incision réalisée dans l’échine du Bollón par la rivière du Barranco del Molino. Le même fait est illustré en d’autres lieux : le lecteur se souvient sans doute des restes de matériel néogène grossier (cf. "Navas") repérés le long de l’Iregua en aval de Villoslada de Cameros. Mais l’évolution morphologique, au début du Miocène, a été relativement courte, en raison de la rapidité initiale du colmatage. Les versants des paléoformes, de même que ceux des topographies nouvellement créées sous la surface miocène lors de la vidange des bassins apparaissent donc assez raides, donnant une réelle impression de "fraîcheur" des reliefs depuis les bassins, surtout celui de l’Ebre. Cela s’avère d’autant plus vrai que le soulèvement d’ensemble est marqué. Si la vallée du río Oja en amont d’Ezcaray paraît aérée, celles du Najerilla et de l’Iregua sont, près du Serradero, extrêmement étroites, avant de s’élargir à nouveau en amont. Certes, une lithologie favorable explique en partie les gorges de la Valvanera, au S d’Anguiano, ou celles rencontrées de part et d’autre de la dépression de Torrecilla en Cameros. Mais nous ne pouvons manquer de considérer aussi l’incidence des mouvements positifs de ce secteur original. Ces formes de dissection, aux pentes fortes, contrastent avec les hauts des sierras qui conservent, à quelques exceptions près liées au phénomène glaciaire, l’allure avachie des reliefs résiduels fini-miocènes. Le calcul confirme l’impression générale : sur le front septentrional de la Demanda, les versants inférieurs (50 % sur la Genciana au S de Valmala, 40 % sur le Ciloría au S de Valgañon par exemple) sont beaucoup plus raides que ceux situés au-dessus de l’aplanissement vallésien (respectivement 20 et 17 %). La faible durée relative du plioquaternaire n’a pas encore permis le recul des flancs de vallées sculptés dans les roches résistantes. Cette évolution par déchaussement, bien connue ailleurs, enregistre évidemment des variations régionales d’intensité qui intègrent les données macrotectoniques et la spécificité des réseaux hydrographiques. Ainsi, les quartzites de la rachitique Sierra de la Herrera sont mal dégagés des sédiments tertiaires saragossans ; les reliefs castillans ne sont pas mieux ravivés, en dépit d’une altitude supérieure, au contraire de ceux qui dominent la Haute-Rioja, entre Santo Domingo et Arnedo. Morphologiquement, le point crucial, qui détermine largement l’histoire ultérieure, reste donc l’aspect du plan à partir duquel s’incisent les réseaux hydrographiques que nous observons encore aujourd’hui.
2. Inadaptation majeure, inadaptations mineures
A. Le point de départ des réseaux hydrographiques
20Sur les piémonts, la surface d’origine des réseaux est a priori l’aplanissement composite miocène. Au S de nos sierras, nous ne saurions autrement expliquer le cours des écoulements qui traversent et entaillent le plan d’érosion sur calcaires crétacés. Les reliefs résiduels, comme les chaînons qui s’édrent de la Sierra de Miñana aux Montes de Cervera, guident les possibilités d’évacuation des eaux vers l’aval, affirmant une fois de plus un rôle tenu depuis l’Aquitanien. Mais il importe de nuancer le propos, puisque l’hydrographie tient compte de l’histoire morphologique postérieure. L’ondulation positive qui caractérise la zone médiane du bassin de Cetina-Almazán a, par exemple, induit la ligne de partage des eaux entre Jalon et Duero. Il y a plus. Nous avons précédemment constaté que les épandages s’étalent déjà sur des secteurs qui "s’encochent" dans un plan d’accumulation vallésien regratté de quelques dizaines de mètres. Cette retouche, qui épargne les roches cohérentes, n’est sans doute pas considérable : elle suffit cependant à préciser les tracés des ríos ; elle pose d’ailleurs un problème que nous avons laissé de côté pour ne pas compliquer à l’excès le difficile chapitre consacré aux accumulations siliceuses qui se mettent en place après ce léger creusement. Qu’est-il advenu des produits de l’érosion ? Constituent-ils le sommet des páramos des zones centrales des bassins ? Le faciès chimique et non détritique de ces derniers, que ce soit dans la vallée de l’Ebre ou en Castille, ne milite guère en la faveur de cette hypothèse. Est-ce à dire qu’ils ont été exportés durant une tentative turolienne d’exoréisme qui aurait avorté ? Il faudrait dépasser de beaucoup le cadre de ce travail, aller vers la région de Palencia et le Portugal pour apporter -éventuellement- des éléments de réponse... Quoiqu’il en soit, la forme qui accueille les drains définitivement exoréiques n’est plus tout à fait la surface miocène. Dans la gouttière de l’Ebre, il s’avère plus difficile encore de trouver les conditions originelles de l’installation du réseau : le décapage en Rioja rend aléatoires les efforts de reconstitution. Au centre de l’Aragon et dans sa partie basse, les entablements des muelas sont gauchis de telle sorte que B. Bomer (1978) estimait nécessaire une antécédence du fleuve installé sur la surface structurale des calcaires terminaux. Le jugement paraît d’autant plus logique que nous n’avons pu observer, autour de la Muela de Saragosse, de replats rappelant le coup de rabot des "encoches" castillanes.
21En montagne, "l’installation" du réseau hydrographique (fig. 41) est simple à comprendre, puisqu’il est en fait la stricte continuation de celui qui drainait au Miocène les reliefs résiduels, au moins pour les grands axes. Les vestiges conglomératiques ou même les restes de calcaires que nous avons repérés à l’intérieur des massifs montagneux nous prouvent aisément cette permanence géographique. Sur la façade méridionale de la chaîne, les conglomérats très grossiers de type Altroz occupent encore des fonds de vallées au N et au NW de Soria, à l’amont du Tera et jusque dans la Revinuesa. La complète inadaptation de certains écoulements de la dépression de Monterrubio-Canales -comme l’arroyo de Rompebarra- ne saurait s’expliquer que par surimposition sur un embayment de l’aplanissement vallésien. La présence des racines de l’épandage siliceux rubéfié des Montes de Oca, sur un replat (1 300 m) dominant le fond de la dépression de Pineda de la Sierra, l’atteste également. Sur les pentes schisto-quartzitiques du río Oja, nous avions noté (Lemartinel, 1983) des placages d’argiles rouges non carbonatées à plus de 1 200 m, en particulier au-dessus du tournant de la route de Valdezcaray perché au droit du confluent de l’Urdanta et de l’Oja. Ce lambeau détritique, largement masqué par une formation de versant de teinte claire, à gélifracts, témoigne de l’ouverture ancienne de la vallée. La liste des preuves s’allonge encore des arguments relevés plus à l’E, dans la vallée de l’Iregua : nous avons déjà trop évoqué les restes conglomératiques de Villoslada de Cameros pour y revenir ici. Le cours de l’Isuela plioquaternaire, affluent du Jalón, suit exactement le bassin miocène qui avait piégé les dépôts clairs de la "demi-muela" intramontagnarde de Tierga. La liste n’est pas exhaustive mais elle suffit à montrer que l’organisation hydrographique est plus ancienne dans les sierras que sur les piémonts.
B. Facteurs d’installation et inadaptation locale
22Au contact des reliefs et des bassins, les incisions issues de la reprise d’érosion généralisée ont été guidées par les entailles ouvertes dans les reliefs résiduels. La remarque est même valable pour l’Iregua et le Najerilla à proximité du Serradero, alors que leur débouché correspond à une zone de déformation positive. Par contre, leurs affluents moins puissants se sont adaptés à la lithologie et aux structures bordiè-res. Ainsi se sont creusées, dans le Trias tectonisé, des dépressions périphériques comme celles du Ciloría au pied de la Demanda ou d’Espeja de San Marcelino en lisière du bassin du Duero. Mais l’importance de ces artères nouvelles est réduite. L’adaptation du réseau hydrographique peut néanmoins se manifester à plus grande échelle. Les zones d’épandages ou les surfaces altérées remaniées couronnant les conglomérats grossiers du Néogène inférieur sont perméables. Elles ont donc limité le développement de l’hydrographie post-miocène, comme le montre l’aire des Pinares de Almazán, au S de Soria. L’infiltration très aisée dans les sables et les blocs décarbonatés a réduit à peu de chose le chevelu des ríos. Le phénomène se lit partout où règnent les mêmes conditions lithologiques, par exemple au N du Burgo de Osma ou dans les Montes de Oca, avec une gradation qui tient à l’épaisseur des formations concernées et à la profondeur du front d’altération.

Fig. 41 : Permanence des grands axes hydrographiques montagnards et surimposition sur l’aplanissement miocène
23Malgré cela, l’inadaptation du réseau hydrographique aux structures traversées, quel que soit leur âge, reste de règle. Le phénomène est notamment visible sur le piémont méridional de la chaîne ibérique, car la médiocre ou la faible épaisseur des sédiments néogènes -moins de 200 m au NW d’Almazán- a permis le déblaiement rapide des paléoformes sous-jacentes et leur incision. Ainsi, tous les anticlinaux de calcaire jurassique ou crétacé, orientés E-W, sont-Us coupés en cluses par les rivières méridiennes qui dévalent de la montagne, lorsqu’ils sont situés sous le niveau morphologique de la surface composite miocène. Dans le bassin de Soria, la surimposition s’est directement produite sur le matériel paléogène dont les plis de direction ibérique ont tous été recoupés par le Rituerto, affluent principal de rive gauche du Duero. La dépression de l’Ebre n’est riche d’exemples qu’en Basse-Rioja et en Aragon, où le substratum anté-miocène affleure parfois. Le Cidacos y est moins guidé par le brachyanticlinal d’Arnedo que par les conditions de sa sortie des Cameros au niveau de la très complexe structure d’Arnedillo. Au pied du Bollón, le mince manteau néogène sur lequel les ríos se sont installés a souvent été décapé et ces derniers coulent maintenant indifférents aux pendages du matériel jurassique exhumé. Plus à l’E, le pli de Calatorao et, au-delà de notre terrain, les nombreux pointements du soubassement mésozoïques autour de Fuendetodos -patrie de Goya- multiplient les exemples d’inadaptation Nous pouvons illustrer plus encore cette situation, mais sa simplicité géomorphologique nous fait ici arrêter la description de cas d’école élémentaires.
C. Réorganisation ou pérennité des grands axes
24Le problème de la fixation des artères majeures de l’écoulement exoréique est un peu plus important, car ü s’agit de drains a priori "nouveaux" dans le cadre péninsulaire. À l’échelle de nos sierras, situées à l’amont des systèmes, la proposition n’est plus vraie. La cuvette de l’Ebre, avec son environnement contraignant de reliefs résiduels, existe dans sa géométrie actuelle depuis le début du Néogène. Sans doute, les modalités de drainage étaient-elles différentes. Mais le grand axe de recollection des eaux était déjà, au moins dans notre secteur, à peu près identique à celui de la circulation que nous observons aujourd’hui, adaptée aux conditions structurales les plus générales. La même pérennité se lit sur le río exceptionnellement inadapté que constitue le Jalón. Nous avons montré ce que son tracé pouvait avoir d’ancien dans sa traversée des Monts Ibériques. Sa réinstallation, à partir du plan vallésien, n’a fait que récurer les sédiments plus tendres qui colmataient la paléovallée, exhumant les formes autrefois scellées. La tectonique d’ensemble n’a pas contrarié l’exoréisme, comme elle a pu le faire plus au SE, dans le bassin de Teruel (Moissenet, 1984). La réoccupation d’un vieux cours est aussi vraie pour l’Arlanza, à l’W de la chaîne, alors que l’extension de la surface miocène à l’E des Montes de Cervera offrait la possibilité d’un plus commode exutoire, d’ailleurs mise à profit par de plus petites rivières coulant vers Aranda. Il semble que le vieux passage miocène au travers de la Sierra de Covarrubias ait guidé l’Arlanza, d’une manière comparable à celle mise en évidence pour le Jalón. Dans nos sierras, comme à leur pourtour, il paraît donc difficile d’affirmer la nouveauté des tracés hydrographiques, qui résultent de l’enchevêtrement d’histoires successives et n’ont pu être remis en cause par l’épéirogenèse post-miocène, aux effets très discrets.
25Cependant, deux cas très probables de réorganisation néogène du réseau peuvent être décelés, près de la ligne de partage des eaux entre Atlantique et Méditerranée. Le premier s’observe à l’E du Duero sorian. Le lecteur se souvient que des conglomérats à billes de quartz issus de la Cebollera avaient, au Miocène inférieur, progressé vers le bassin de Calatayud et de Cetina. À la fin du Miocène et au début du Pliocène, les drains qui se mettent en place ont une configuration différente. Le Rituerto -outre les eaux de l’Araviana, issues de la façade méridionale du Moncayo- récupère sur sa rive droite la totalité des alluvions provenant des Cameros avant de se raccorder au Duero. Surimposé sur la surface d’érosion miocène nivelant le Paléogène, son tracé a obéi aux déformations qui ont, malgré leur modestie, fixé la position du partage des eaux (fig. 42). Cet arrangement est à son tour menacé par l’efficace incision de la tête du Henar, affluent du Jalón, située en contrebas du Rituerto : une capture, à courte échéance géologique, est fort probable.

26Il serait tentant d’expliquer ainsi les deux coudes très brusques du Duero, au niveau de Garray et d’Almazán, qui déterminent un changement complet de direction autour des sierras de Cabrejas et des Pinares de Almazán. Mais les conglomérats du Néogène inférieur, ainsi que la position de l’ombüic de la Sierra de Hontalbilla, prouvent que les écoulements, sur ce méridien, n’ont guère changé. Les "hasards" du gondolement post-vallésien ont simplement, dans cette partie du bassin de Soria, contribué à renforcer une délimitation hydrographique assez floue jusque là. L’autre exemple de réorganisation se lit dans la région des Montes de Oca. Les épandages siliceux fournis par le paléo-Arlanzón au sortir de la dépression de Pineda de la Sierra, entre San Millán et Mencilla, ont été accumulés dans le domaine de l’Ebre plus que dans celui du Duero. Le cours plioquaternaire de l’Arlanzón, en aval du coude d’Urquiza, s’avère donc différent du précédent. Le déversement -peut-être favorisé par les légers rejeux des failles- n’est pas contestable ; il a privé la Méditerranée d’un apport non négligeable. Mais l’originalité des réseaux vient au total bien moins de leur tracé horizontal que des modalités de leur enfoncement vertical, peu comparables de part et d’autre de la montagne ibérique occidentale.
3. Les oppositions de façade : Ebre contre Duero
A. Un évidement limité par un Duero "barré"
27La poésie d’un Machado ne saurait nous faire oublier que les sierras de l’Urbión n’ont rien de très spectaculaire, lorsque le voyageur les examine depuis les terres castillanes situées entre Soria et Burgos. L’incision limitée du Duero et de ses affluents a préservé de grands lambeaux de l’aplanissement miocène et les sédiments des cuvettes autrefois endoréiques sont souvent bien conservés. Depuis le retour à l’exoréisme, le creusement total n’a pas dépassé les 200 m. Près du barrage des Rábanos, au S de Soria, la dénivellation entre le lit du fleuve et la surface d’érosion sur calcaires mésozolques est de 120 m. Plus en aval, au droit de Langa de Duero et vers Aranda, le río (830 m) coule 190 m en contrebas de la Muela de la Carrascosa (1 024 m). Cet écart ne s’accroît plus guère vers l’W et Peñafiel. Ces valeurs, qui demeurent faibles, doivent être encore réduites si nous ne voulons considérer que l’incision antérieure à l’établissement du système de terrasses du Duero. Elles atteignent alors, au mieux, 130 m. Les vallées des grands affluents -Arlanza et Arlanzón- sont moins enfoncées dans les páramos de la meseta que le drain principal. La première, dans sa traversée de la Sierra de Covarrubias s’est incisée de 160 m ; la deuxième de moins de 100 m à l’E de Castrillo del Val. Malgré l’altitude, voisine de 1 000 m, la reprise d’érosion pliocène a été peu efficace, y compris dans les sédiments tendres du remblaiement continental tertiaire. La montagne pourtant résistante -Sierras de Urbión, Neila et Mencilla- a donc été bien mal remise en valeur.
28Les barrières calcaires locales, celles des chaînons périphériques, ont ralenti l’incision du réseau hydrographique. Le Duero, au pied de la ville de Soria, doit entailler en gorge le Jurassique marin, ce qui limite l’affouillement de l’amont. La situation structurale est la même sur toute la bordure méridionale et occidentale, jusqu’à Burgos. Les ríos qui descendent de la montagne scient -en particulier le Lobos et l’Arlanza en leurs gorges- un Crétacé résistant, passage obligé vers le bassin. L’érosion des tendres dépôts albiens qui forment l’immédiat piémont de nos sierras en est fort ralentie. En outre, cet effet de seuil est renforcé localement par les plis qui émergent du Tertiaire au N du Duero entre Almazán et le Burgo de Osma, par exemple à La Muela ou Fuentepinilla. Mais ü est impossible d’y voir la cause majeure de la limitation de l’évidement, puisque le centre de la meseta de Vieille-Castille reste lui-même peu excavé. Le barrage se trouve très en aval de notre terrain : le bourrelet portugais, dont nous avons rapporté la sur-rection post-vallésienne, contrarie l’incision et la vidange du bassin. Il est de plus constitué de roches cohérentes, schistes et granites (Birot et al., 1979), autrement plus difficiles à entailler que les fragiles accumulations continentales de l’amont. Le fleuve exploite d’ailleurs un système de fractures pour creuser ce que P. Birot appelait « un des plus formidables canyons d’Europe » (Birot, 1964). Ce seuil haut, à plus de 500 km des sources de l’Urbión, s’élève encore à 750 m à l’W de la province de Salamanque. Il est donc aisé de comprendre que la chaîne ibérique occidentale conserve, malgré le soulèvement général, une médiocre altitude relative. Le fait est bien connu, mais méritait d’être rappelé.
B. Creusement ébrique et médiocres Catalanides
29En comparaison, l’Ebre, accompagné de ses affluents, s’est très profondément encaissé dans son bassin, puisqu’au sortir de notre terrain, près de la confluence avec le Jalón, ü coule à moins de 220 m d’altitude. En Rioja, l’enfoncement global, calculé à partir des sommets du remblaiement miocène est de l’ordre de 600 à 800 m Au N de la Muela de Borja, ü est au minimum de 500 m, entre les 729 m du Raso Bajo et les 230 m du lit du fleuve. Il s’avère encore de 440 m plus à l’E, entre la Muela de Saragosse (640 m) et la basse terrasse (200 m), dans un secteur de moindre épéirogenèse. À l’E du méridien de Logroño, les plus hauts glacis se perchent à +200 m par rapport au T0, dénivellation encore visible à Villarroya. Nous partageons donc a priori l’opinion de B. Bomer (1978, p. 558), qui imputait au creusement pliocène les 2/3 au moins de l’incision. Cette estimation "moyenne" est cependant grevée de quelques hypothèques peu négligeables. La première, celle d’un possible différentiel tectonique à petit rayon de courbure, n’est guère gênante, car nous n’avons pas pris nos repères au Serradero. La deuxième se révèle plus lourde : comment comptabiliser le creusement fossilisé par le matériel grossier que nous avons vu dans la vallée de l’Iregua, du Jalón ou les sédiments fossilifères du bassin de Villarroya ? Il est nécessaire, localement, de l’ajouter au décompte mais nous ne savons pas -en l’absence de témoins plus nombreux- si cette façon de pratiquer doit être généralisée. Il nous paraît en tout cas délicat d’imaginer le remblaiement, entre -3 et -2.5 MA, de tout un fond de réseau hydrographique situé à des altitudes relatives proches des actuelles. Il est plus facile d’envisager l’oblitération de certaines artères sous une pression circonscrite de la néotectonique. Mais la confusion du fait et de la preuve, la faiblesse des déformations différentielles de cet âge objectivement constatées, nous obligent à beaucoup de prudence. Certes, l’évidement de la dépression est moindre vers le Bas-Aragon et nous avons lié le phénomène à un plus faible soulèvement de cette région de l’Ibérie. Il est néanmoins délicat d’en tirer des conclusions géographiquement plus précises sur d’éventuels mouvements verticaux, d’autant que se posent alors les questions relatives au niveau de base. Au Pliocène supérieur, ce dernier était légèrement plus haut qu’aujourd’hui et le fond des écoulements aragonais, proche du 0 relatif. Dans la mesure où les talwegs remblayés par les dépôts pliocènes, par exemple dans la vallée du Jalón ou de l’Iregua, ne sont actuellement pas très perchés (500-600 m), il est difficile d’envisager, pour expliquer cette sédimentation détritique, une trop vive surrection préalable dans les secteurs concernés. Et pourtant, l’accumulation de Villarroya existe, et elle est datée... La compréhension de la mobilité fini-pliocène n’est pas encore à notre portée et nous voyons mal ce qui, sur notre terrain, pourrait l’améliorer. Une chose est certaine : l’affouillement fini-néogène du bassin de l’Ebre est -toutes choses égales par ailleurs- bien plus poussé que celui du Duero.
30L’incision facile d’un exutoire étroit a autorisé une utilisation rapide de l’énergie potentielle acquise lors de l’épéirogenèse ibérique.
31Elle n’interdit cependant pas certains retards dans les rythmes de creusement, en partie conditionnés par la progression de l’érosion linéaire dans les Catalanides, obérant un peu plus la précision des analyses tectoniques. Le résultat le plus clair de l’érosion a donc été la mise ou la remise en valeur de la dissymétrie déjà exprimée au début du Miocène, de la Rioja au Moncayo et à la Sierra de la Herrera. Il existe toutefois des modifications sérieuses puisqu’apparaît une expression morphologique complémentaire, celle des conglomérats abandonnés au pied des reliefs "saviques". Successivement, lors du creusement, s’affirment au-dessus du piémont les serres des Navas, puis les beaux abrupts contraposés des Mallos : les changements de faciès sont révélés par l’érosion différentielle. En Rioja, la conjonction d’un net soulèvement d’ensemble, de l’absence d’un vrai barrage en aval et d’épaisses formations néogènes redonnent à la Demanda et aux Cameros une véritable vigueur montagnarde. Celle-ci contraste avec la mollesse du versant castillan. L’énorme masse résiduelle du Moncayo, aux confins aragonais, est sur le piémont de Tarazona encore bien déchaussée par le travail des rivières qui ont en outre dégagé la butte-témoin géante de la Muela de Borja. La moindre puissance des accumulations continentales sur le piémont de la Herrera, jointe à une surrection plus modeste qu’en Rioja, n’assure plus qu’une médiocre remise en formes régionale. Il est à cet égard intéressant de noter que le faible dynamisme du secteur pendant l’Aquitanien se retrouve quelque 20 MA plus tard, à l’occasion des événements post-miocènes. La reprise d’érosion, plus affirmée ici qu’en Castille, n’en demeure pas moins limitée à l’échelle du bassin de l’Ebre.
C. Un haut-Jalón hors normes
32La curiosité majeure réside dans les pays du Jalón situés au S de la chaîne ibérique occidentale. Cette rivière dépend en effet de l’Ebre, tout en s’attaquant, à l’aide de ses affluents, au domaine meseteño dont elle est issue. La zone est donc plus vigoureusement entaillée que la région de Soria, alors que les paysages de départ devaient avoir une grande communauté d’apparence. Ainsi, l’excavation totale approche-t-elle les 400 m dans la dépression de Calatayud, dont 300 m environ semblent avoir été enlevés durant le Pliocène. En amont, la vallée, souvent étroite, s’encaisse en net contrebas des lambeaux de l’aplanissement miocène. Par exemple, à Alhama de Aragón, le rio s’écoule près de 300 m sous celui-ci. À Medinaceli, au S de notre domaine d’étude, la vallée, observée depuis l’arc de triomphe romain, est spectaculaire. Les petits affluents de rive gauche, comme le Henar -au N de Cetina-, le Carabán ou le Manubles incisent encore vigoureusement la surface d’érosion "fondamentale". Le contraste des pentes, au contact des bassins hydrographiques atlantique et méditerranéen, peut être très fort. Au pied du versant sud du Moncayo, l’opposition entre la dépression peu recreusée du Barranco del Rio Viejo, amont de l’Araviana castillan, et la profonde entaille de l’Isuela s’avère des plus remarquables. Le palier du Puerto Bigornia, qui domine de plus de 110 m la dépression de Torrelapaja drainée vers la Méditerranée par le Manubles est sans doute moins frappant mais l’abrupt, marqué par une corniche calcaire, est brusque et forme une haute marche d’escalier entre les deux réseaux concurrents.
33Le creusement de cet amont est a priori limité par la traversée du seuil résistant que constitue la chaîne ibérique. Les affleurements de socle quartzitique peuvent être très difficiles à scier. Aujourd’hui, la cluse du Jalón -sensu lato- se caractérise par des ruptures de pente que nous ne saurions négliger. De Calatayud (520 m) à Ricla (380 m), la dénivellation (140 m) est légèrement supérieure à celle qui sépare Saragosse du niveau de la mer. Nous ne devons pourtant pas exagérer l’effet de barrage. Celui-ci n’a pu se manifester que dans les cas où le río ne retrouvait pas exactement son cours miocène. Or, jusqu’ici, le Jalón semble avoir surtout nettoyé les sédiments inégalement consolidés entassés dans son vieux passage. Certes, le déblaiement n’en a pas toujours été aisé : dans la dépression de Mores, l’incision s’est autant, voire plus, opérée dans les schistes "précambriens" que dans les conglomérats tertiaires grossiers. Mais leur résistance, faible, ne peut se comparer à celle des quartzites cambriens : lorsque la vallée recoupe ces derniers, c’est bien le matériel détritique cénozoïque qui a été emporté. Le Jalón pliocène a sans doute rencontré moins d’obstacles que le drain actuel, qui entaille maintenant le socle primaire. Nous n’avons pas repéré, en amont, de dépôts pliocènes laissant supposer que la chaîne ibérique s’est un moment opposée à l’exoréisme. Les déformations à grand rayon de courbure auraient pu freiner la reprise d’érosion. Mais elle ont plus soulevé la meseta que l’Aragon central, favorisant même l’évacuation des eaux vers le NE, dès lors qu’existait déjà un passage à travers les médiocres reliefs résiduels celtibériques. Toutefois demeure, malgré l’exception du Jalón, la réalité d’une opposition de façades. Cette dernière s’accroît encore lors de la transformation des milieux climatiques, qui contribue à façonner l’identité nouvelle des montagnes et de leurs piémonts.
III. La transformation pliocène des milieux climatiques
1. Les premiers signes
A. Altérations corticales claires des épandages
34Nous avons déjà évoqué le blanchiment superficiel des épandages, pour montrer qu’il ne s’agissait pas d’un caractère originel, mais d’un aspect acquis après leur mise en place. Il nous faut maintenant essayer d’en mieux fixer l’âge et d’en saisir la signification paléoclimatique. Le processus de déferruginisation est ancien, puisque il n’affecte pas les couvertures de glacis quaternaires. Près de Logroño, nous en avons la certitude : la totalité des manteaux alluviaux qui s’étagent entre la rive droite de l’Iregua et le village de La Unión sont rubéfiés, à l’exception du T1 encore frais. Les hauts niveaux quaternaires contiennent de temps en temps des quartz ou des quartzites roulés à cortex clair, mais ü s’agit de remaniements depuis le sommet des épandages, le transport ayant écaillé la superficie du galet L’altération est donc pliocène et nous savons en outre qu’elle s’est développée avant le dépôt des sédiments de Villarroya. Elle est âgée de 2.5 à 5 MA, sans que nous puissions pour l’instant aspirer à un meilleur encadrement chronologique. Nous avons montré qu’elle provoque l’exportation du fer déjà fortement libéré contenu dans la partie supérieure des épandages : près des 2/3 du fer libre disparaissent ainsi. Mais la quantité de fer total contenu dans l’échantillon diminue dans les mêmes proportions, prouvant qu’il se produit bien une évolution géochimique complexe et non une simple évacuation de la fraction libre de Fe2O3. Il est d’ailleurs probable que cet important prélèvement des sesquioxydes explique le maintien ultérieur des teintes claires corticales, même dans les ambiances climatiques propres à la rubéfaction dont témoignent les couvertures des glacis quaternaires. Le processus se déroule dans un milieu pédologique très perméable, initialement acide et non-carbonaté, donc dans des conditions plutôt favorables à la remobilisation des oxydes et à leur départ. Les excellentes possibilités de drainage ne suffisent cependant pas à expliquer la migration des ions : ü faut de sérieuses quantités d’eau pour lessiver les horizons supérieurs et créer ces vieux sols podzoliques dont l’épaisseur dépasse le décamètre en Rioja. Il est malaisé de les mieux définir, les grandes coupes étant rares. Lorsque la base des profils est visible, par exemple dans le chemin qui monte du village d’Eterna aux crêtes des Montes de Yuso, le Bh est peu marqué et le Bs paraît confondu avec la partie encore rutilante de l’épandage. En Castille, la décoloration des conglomérats rubéfiés en place ou des épandages est tout aussi nette, mais pénètre moins profondément les assises altérées. Malgré des observations nécessairement ponctuelles, un gradient semble exister. Sous les Pinares de Almazán, le front de blanchiment ne se repère qu’à un ou deux mètres de la surface, au point qu’il se confond presque avec le podzol actuel. Au N du Burgo de Osma, la puissance de l’horizon clair -environ 10 m- est suffisante pour que le 1 : 50 000 géologique de San Leonardo de Yagüe en fasse une couche pliocène notée TBc2. Sur le Cerro de Covarrubias, elle devient supérieure à 10 m, comme dans les Montes de Oca qui font la transition avec la Rioja Alta.
35À l’échelle du bloc ou galet, nous observons une sorte de réplique de ces progrès de la déferruginisation. Une coupe de grès résistant montre une zone interne encore rubéfiée, gagnée par la déperdition des sesquioxydes. Le cortex blanchi et poreux s’écaille facilement, laissant apparaître une zone friable orangée. Naturellement, des variations existent, qui dépendent de la lithologie : les grès pourris par l’altération vallésienne sont décolorés à cœur, comme le prouve la tranchée ouverte par la carrière située au pied de la Roñañuela, près de Vinuesa. Les quartzites prennent des teintes d’un blanc sale à légèrement jaunâtre, par exemple au pied du Moncayo ; mais il s’avère toujours très difficile de les briser au marteau. Les billes de quartz de l’Urbión étalées dans les épandages, sans être vraiment transformées, acquièrent une certaine matité. À Noviercas, sous la Sierra del Madero, les argiles elles-mêmes, malgré leur imperméabilité, ont subi une décoloration de surface. À plus petite échelle encore, une lame mince taillée dans le cortex d’un bloc de grès quartzeux à ciment initialement calcaire raconte les avanies altérologiques successives. Entre les grains corrodés, les carbonates ont d’abord été remplacés par des oxydes de fer, ensuite largement éliminés, laissant comme des chenaux dans les interstices de la roche fragilisée. Les involutions externes sont plus délicates à interpréter : nous ne savons pas si elles sont un artefact de préparation ou l’expression d’une réalité. L’évacuation du fer augmente la porosité, mais ne modifie pas le volume du matériel rubéfié ; cette remarque semble valable en général, puisque la silice peu altérable en est le composant presque unique.
B. Signification paléoclimatique
36Les processus que nous venons de décrire sont très liés aux caractères des manteaux altérés vallésiens et des épandanges, notamment aux possibilités d’infiltration des eaux ainsi qu’à l’absence de carbonates. Ils héritent... d’un héritage mais impliquent aussi l’établissement de climats régionaux vraiment différents de ceux, plus secs, qui ont marqué la fin du Miocène. Il faut en effet qu’une humidité atmosphérique régulière permette l’entraînement du fer que nous avons constaté, et ce dans des profils fort épais. Les sols podzoliques -biochimiques- ont en outre un rapport étroit avec le développement d’une végétation permettant la chéluviation (Duchaufour, 1991). Les Monts Ibériques Occidentaux connaissent donc au Pliocène un retour à un régime de précipitations assez abondantes pour entretenir une forêt. Les variations de puissance du blanchiment que nous avons enregistrées peuvent alors être corrélées avec une inégale intensité de la pluviométrie, accrue sur la façade nord-ouest de la chaîne et plus modérée vers le SE. La répartition actuelle des pluies, dans un cadre géographique point trop éloigné de celui qui se crée au Pliocène, rend la proposition tout à fait plausible. De plus, les analyses précises, appuyées par l’examen de microfaunes, indiquent une sécheresse alors réellement plus grande en direction des Celtibériques orientaux : « l’alimentation de la plaine pliocène d’Alfambra [s’opère] dans des conditions d’environnement semi-arides » (Moissenet, 1984). Cette ambiance plus sèche s’y prolonge au moins jusqu’à -3 MA (Idem, 1982).
37Il est plus difficile d’apprécier les transformations thermiques correspondant au phénomène de l’altération déferruginisante. Les publications transmettent souvent l’image d’un Pliocène relativement chaud et humide. Néanmoins, les probabilités vont sur notre terrain dans le sens d’un abaissement global des températures. Leur maintien à un niveau proche des moyennes miocènes aurait conduit à la recristallisation rapide, sur place, du fer éventuellement mobilisé, surtout dans un milieu pédologique assez aéré (Duchaufour, 1991). Cela aurait abouti de facto à retrouver les cadres climatiques vallésiens. Sur le piémont de la Demanda, les rares minéraux argileux, à pic n’atteignant que le tiers du diagramme, sont des illites, auxquelles s’ajoutent des traces de kaolinite. De toute façon, le soulèvement épeirogénique entraîne une péjoration implicite de plusieurs degrés centigrades, indépendamment de l’évolution paléoclimatique générale. Il ne faudrait cependant pas exagérer la dégradation thermique : l’intensité de l’altération qui conduit au développement des cortex pâles suppose une chaleur suffisante. Les incertitudes restent considérables ; il n’empêche qu’un tournant majeur est franchi, avec la disparition de l’environnement climatique spécifique du Miocène. De plus, le remblaiement inférieur de Villarroya, pliocène supérieur, a depuis longtemps apporté confirmation de ce tournant climatique post-miocène.
2. La confirmation par Villarroya
A. La transformation des flores
38Nous savons déjà que le dépôt qui colmate le bassin de Villarroya a un âge de 3 à 2.5 MA ; il a emprunté son matériel aux paléopiémonts perchés, après la phase de "mégapodzolisation" qui les a affectés. Par chance, la sédimentation des quelque 25 m maximum de sables blancs inférieurs s’est accompagnée d’un piégeage de pollens étudiés avec une rigueur toute germanique par H. Remy (1958), que nous résumons ici La proportion des plantes arborescentes peut atteindre 70 %, prouvant l’importance initiale de la couverture forestière. À la base de la coupe, et de façon très sûre, dominent Picea et Pinus. Mais Tsuga et Abies sont aussi présents, quoiqu’en plus faible quantité. Ensuite viennent Pinus silvestris et montana. La troisième étape se produit lorsque cette pinède est remplacée par une forêt à Chêne-Hêtre ; deux types de pollens de Quercus attestent de la coexistence d’espèces à feuilles caduques et persistantes. Les graminées et surtout Artemisia se font plus présentes. Vers le haut de la série alternent la pinède et la chênaie mixte, puis au mur de la série jaune, la pinède conclut l’histoire palynologique. L’apparition de Liquidambar s’avère alors régulière et Cedrus est identifié. La reconstitution de l’évolution botanique montre d’abord l’existence de flores riches en Coniférales, adaptées à des climats tempérés humides et frais. Cela concorde avec ce que nous imaginions du paysage végétal au vu des zones déferruginisées des épandages ; nous n’ignorons certes pas le réel décalage chronologique qui les sépare du Pliocène supérieur et les écarts climatiques, notamment thermiques, que cela peut supposer. Au moins trouvons-nous une logique d’ensemble. Postérieurement, et par à-coups, un réchauffement gagne la région et s’accompagne de sécheresse : les ultimes végétations enregistrées rappellent celles du pourtour méditerranéen.
39L’interprétation classique de H. Remy est qu’un épisode froid ou frais, avec de véritables hivers, a précédé une amélioration des températures favorisant l’installation d’une forêt ressemblant à celles de "l’Europe moyenne actuelle". Ensuite s’établit par étapes un climat de type méditerranéen, la coupe du remblaiement de Villarroya "photographiant" cet événement crucial (fig. 43). Il assimile la période de refroidissement à la fin du Prétiglien, en bonne corrélation avec de nombreux travaux récents (Colloque sur le Villafranchien méditerranéen, 1982). Cette analyse peut être d’autant plus difficilement remise en question que le calage chronologique obtenu grâce aux faunes de la série rouge supérieure nous permet de mettre en presque parallèle le dépôt des pollens et la fin du premier Glaciaire, identifié dans la période de Gauss. Nous nous bornerons donc à une remarque. La durée de sédimentation de la couche de sables blancs, d’après l’examen des lamines périodiquement plus ou moins productives par H. Remy, a été de l’ordre de 10 000 ans. Il s’avère statistiquement surprenant que cette brève période encadre justement une aussi importante transition, sauf s’il existe un lien de cause à effet -même partiel et ajouté à une impulsion tectonique- entre le déclenchement du remplissage et la conversion climatique. La rapidité de la sédimentation -jusqu’à 2.5 mm/an- incite à pressentir une synergie locale des phénomènes, sans que nous soyons autorisés à aller plus avant dans le raisonnement. Demeure la certitude qu’un acte est joué : les faunes mammaliennes, trouvées par Carvajal (1928) dans la strate rouge supérieure, l’attestent.
B. Interprétation des faunes
40Les grands fossiles inventoriés dans le gisement de la Horna sont typiques du Pliocène MN 16b. Les chercheurs -rappelons-le- ont sorti, par ordre de taille, Hipparion crusafonti, Cervus, Gazella, Hyaena marini, Canis donnezani ainsi que Lutra sinerezi (=affinis du Pliocène "français"). Plus récemment, a été découvert un micromammifère, l’Arvicolidé Mimomys cappetai (Van de Weerd et Daams, 1978 ; Agustí, 1987). D’après Villalta (1952), le dépôt s’est opéré dans un lac temporaire ou à niveau variable avec paragenèse de calcite. Son épais travail conclut aussi à un faible transport des ossements et donc à une faible dynamique hydrologique, confirmée par l’abondance des coquilles (Helix, Hydrobia, Planorbis, etc.) recueillies dans les assises inférieures. Mais le confinement ne s’exprime pas dans les minéraux argileux contenus dans les diverses séries du remplissage. La zone fossilifère se caractérise même par une augmentation à 2/3 du diagramme de la kaolinite et de l’illite ; toutefois ce trait n’est pas nécessairement spécifique des conditions de l’accumulation. En effet, l’analyse du matériel rubéfié de la Sierra de Yerga, qui a alimenté en sables et argiles rutilantes les couches supérieures comblant la dépression du Pliocène supérieur, présente une composition pratiquement identique. L’aval est donc sous dépendance.

Fig. 43 : Les données environnementales du gisement de Villarroya
41Villalta, dès 1952, s’était essayé à la reconstitution du paléoenvironnement du gisement de Villarroya. Pour lui, le bassin était un llano avec une végétation de type savane et des passées steppiques. Les premiers versants se vêtaient d’un matorral, dominé par de plus hautes pentes montagnardes franchement forestières. Il est certain que l’Hipparion suggère un paysage plutôt ouvert. Les attendus climatiques sont plus surprenants en raison d’une formulation assez contradictoire ; d estime que l’ambiance du moment est chaude et humide, ...au moins pendant une saison. Est-ce à dire que Villalta envisageait déjà l’existence d’une période de sécheresse ? Ses hésitations, a posteriori, paraissent venir de la position chronologique relativement basse, à cause de l’absence à’Equus stenonis et d’Elephas, alors assignée à ce gisement qu’il fallait associer à l’image "classique" d’un Pliocène aux pluies abondantes et aux températures élevées. La question ne se pose plus en ces termes aujourd’hui. Certes, les Arvicolidés -tel le Mimomys cappetai trouvé il y quelques années- passent pour apprécier plus les biotopes humides et forestiers que les paysages ouverts (Van de Weerd ; Daams, 1978). Mais devons-nous préférer le témoignage d’une unique espèce à celui de toute une macrofaune ? En l’état actuel des découvertes, nous pensons meilleure l’idée d’une forêt claire, localement épaissie par la présence de lacs, plus que celle d’un couvert dense peu propice à l’existence de grands Ongulés herbivores. D’ailleurs, la couche conglomératique d’une trentaine de mètres scellant la passée ossifère implique qu’un épisode de décapage des versants a succédé à l’enfouissement des faunes. Elle contient naturellement d’abondants quartz et quartzites bien roulés, parfois grossiers, empruntés au matériel rubéfié et décarbonaté. Mais bien des galets proviennent directement des alentours : éléments très mal roulés de grès altérés de taille moyenne (15-20 cm) et de calcaires mésozoïques qui n’évoquent guère des gélifracts. La sédimentation incipiente intervient en climat humide et frais ; sa fin apparente correspond-elle à un épisode plus sec ? La question de l’origine du remblaiement de Villarroya est à nouveau soulevée : la modeste tectonisation des séries blanche, noire et jaune anté-conglomératiques suffit-elle à nous faire imaginer des mouvements différentiels propres à déclencher le décapage ? Il s’avère à nouveau bien malaisé de distinguer ce qui revient aux commandes géologique et climatique, au point d’être tenté, en cette occurrence, de ne pas les séparer. En tout cas, un nouvel environnement géographique se crée donc rapidement lors de cette période décisive, sur lequel ü est bon de faire le point.
3. Un nouvel environnement géographique
A. Un cadre montagneux proche de l’actuel
42Lorsque meurent les quadrupèdes dont les os sont conservés à Villarroya, les traits majeurs de la chaîne ibérique actuelle sont à peu près fixés. Le dégagement des noyaux résistants qui en constituent l’armature est bien avancé, puisqu’aux grands fleuves, ü reste au maximum 200 m à creuser pour atteindre leur niveau présent. Et encore cela n’est-il vrai qu’en Haute-Rioja. La valeur est souvent bien moindre, que ce soit en Aragon ou en Castille : sur les hautes terres de la meseta, les plus vieilles formes quaternaires ne sont pas perchées plus de 60 m au-dessus des ríos principaux. Les piémonts des sierras sont plus élevés que maintenant, mais les panoramas sont bien établis, depuis la Sierra de la Virgen et le Moncayo, jusqu’à la Demanda et le San Millán. Le paysage de Villarroya permet d’évaluer l’ampleur des reliefs tels qu’Us se présentent après le remblaiement des paléoformes inférieures, et peu avant le Quaternaire. Les entailles du réseau hydrographique dépendant du Linares, dans et sous le matériel pliocène supérieur, paraissent évidemment très vives en raison de la raideur des pentes. Mais elle s’encaissent de 200 m au plus, au droit du ravin de la Horna, à l’immédiate proximité du gisement. La montagne, en particulier la Sierra de Yerga et surtout la Peña Isasa (1 475 m) se perchent bien au-dessus du sommet (800 m) des couches pliocènes. Pourtant, les sommets de la région sont loin d’être les points culminants des Monts Ibériques Occidentaux. Ces derniers représentent déjà la chaîne que nous connaissons, avec toutes ses implications environnementales, ses façades différenciées, dans un cadre climatique nouveau -tempéré- qui se met justement en place vers -2.5 MA.
43Nos montagnes s’insèrent aussi dans un cadre géographique général proche de celui de la Péninsule ibérique actuelle. Au N, les Pyrénées sont moins élevées qu’aujourd’hui, de 500 à 1 000 m à l’E d’après M. Calvet (Calvet et Lemartinel, 1993). Elles existent toutefois, contribuant à former un obstacle climatique essentiel. J. Michaux (in Colloque sur le Villafranchien méditerranéen, 1982, pp. 15 et sq.) montre que la répartition des Campagnols, au N de l’Europe, et des Muridés, en Ibérie, est "clairement d’origine climatique". Mais la frontière des aires de (diffusion -en exceptant le littoral méditerranéen français rattaché à la Péninsule- est exactement calquée sur le bourrelet pyrénéo-cantabre (Ibid., p. 22). Le bassin de l’Ebre paraît donc déjà bien engoncé dans son carcan montagneux. Au S, les reliefs qui prolongent au NE la Sierra de Guadarrama, dominent la cuvette pliocène de Layna (Crusafont, 1969 ; Van de Weerd et Daams, 1978). Le massif -selon J. Vaudour et al. (1979) est remis en valeur au "Ponto-Pliocène", avec des déformations différentielles beaucoup plus affirmées que sur notre terrain. Le ploiement de la surface vallésienne dans les régions situées aux confins du bassin du Duero et du Tage, notamment près d’Ujados (Sierra de Pela), nous le laissent volontiers penser. Quoi qu’il en soit, ces hauteurs méridionales, qui participent à la définition des cadres climatiques du piémont castillan de nos sierras, sont alors en place. À l’E enfin, la situation des Monts Celtibériques orientaux est plus originale encore, malgré leur appartenance au même ensemble montagneux que leur continuation nord-occidentale. Si la chronologie des événements tectoniques et climatiques ne s’écarte pas fondamentalement de la nôtre, leurs expressions géographiques ne sont plus guère comparables. La surface d’érosion néogène a parfois été disloquée (Moissenet, 1983) et l’instabilité s’exprime encore à la fin du Pliocène puisque les dépôts "villafranchiens" de la cuvette de Teruel sont déformés. L’endoréisme subsiste jusqu’à cette période, sans doute favorisé par une sécheresse régionale plus rigoureuse, le réseau hydrographique ne s’installant qu’avec le refroidissement du climat. Ce splendide isolement ajoute à celui des sierras du Jalón, qui n’en sont point trop éloignées. Pourtant, les Monts Ibériques subissent alors, comme d’autres régions plus ouvertes aux influences diverses, les mutations qui vont aboutir à l’installation des systèmes morphogénétiques quaternaires.
B. La corrélation climatique avec les périphéries
44Les observations faites à Villarroya sont, malgré la position très continentale du site, en bon accord avec les indices d’évolution vers les climats tempérés que les auteurs ont pu noter au même moment autour de la Méditerranée occidentale. Elles ne traduisent donc pas des phénomènes strictement locaux. Les spécialistes (Alberdí et al., in Colloque sur le Villafranchien méditerranéen, 1982) repèrent des tendances identiques dans le gisement de Rincón 1 (Albacete), pénécontemporain de celui de Villarroya. Les conclusions ont de plus l’avantage de ne pas être fondées sur des arguments de nature différente (mesure de δ180 PDB sur les coquilles et les calcaires alors sédimentés). Les rédacteurs de l’article fixent la période d’enregistrement entre -3.1 et -2.8 MA, par analogie de forme (fig. 44) avec la courbe de Keigwin et Thunell (1979). Si la corrélation s’avère correcte, alors les températures moyennes sont déjà celles de la zone tempérée ; à Casas del Rincón comme sur notre terrain, apparaît la péjoration thermique qui précède la sédimentation fossilifère. E. Moissenet la reconnaît également dans la formation à gélifracts que scelle la faune de la Puebla de Valverde, datée de -2.5 à -2 MA (MN17, équivalent à Saint-Vallier). L’histoire climatique de Villarroya s’inscrit enfin dans des cadres extérieurs aux Celtibériques. En Roussillon, les études palynologiques de J.-P. Suc (in Colloque sur le Villafranchien méditerranéen, 1982) observe un assèchement progressif qui tue les Taxodiacées à partir de -3.2 MA, avant de culminer dans un épisode xérique vers -2.4 MA. Ce dernier s’accorde avec l’idée d’un accroissement de la sécheresse après la fossilisation des faunes de Villarroya, moins bien avec la biocénose que suggère les pollens de la base de la coupe dans la série blanche. Mais le milieu considéré par J.-P. Suc n’est pas montagnard ; sur les reliefs de l’arrière-pays semblent exister de belles pinèdes ou sapinières. D’autre part, des problèmes soulevés par J.-P. Aguilar et J. Michaux (1984, 1987) à l’occasion des découvertes de Rongeurs du Mont-Hélène (Pyrénées-Orientales) remettent en partie en cause la chronologie paléobotanique. Enfin, M. Calvet note qu’il n’y a pas « accord véritable entre les données de la sédimentologie et celles des microfaunes et des microflores » (1986). Malgré ces divergences, nous retiendrons au moins que les tendances générales demeurent. Nous restons dans la province "ibéro-occitane" et le contraste climatique est bien établi avec les régions situées plus au N.
45Naturellement, cela n’empêche pas de constater à Villarroya les signes avant-coureurs d’un événement global qui est le refroidissement quaternaire, reconnu dans l’Europe tout entière et non plus limité aux proches périphéries. La baisse "prétiglienne" des températures pouvait encore être contestée par J. Viret (1954), qui n’accordait pas de signification climatique aux lœss de Saint-Vallier (Drôme). Mais des travaux devenus références institutionnelles, tels ceux de Shackleton et Opdyke (1977), montrent que le cas de Villarroya, et avec lui, celui des Celtibériques Occidentaux, n’est pas singulier. D’autres témoignages palynologiques mettraient sans doute en valeur des nuances liées à la variété de nos façades montagneuses, mais sans infirmer la situation d’ensemble. Les caractéristiques de l’évolution morphogénétique -principalement érosive- font que nous manquons de repères biostratigraphiques, notamment après "l’instantané" qui a servi de base à l’exposé qui précède. Toutefois, la progression de la péjoration climatique se lit dans les gisements européens postérieurs (Bonifay, in Colloque sur le Villafranchien méditerranéen, 1982), et d’une façon si nette que notre terrain ne peut pas y avoir échappé. La page climatique est définitivement tournée.

Fig. 44 : Insertion des Monts Celtibériques Occidentaux dans les climats "régionaux", entre -3 et -2.5 MA
CONCLUSION
46Le Pliocène (fig. 45) s’avère donc décisif dans l’histoire de la chaîne ibérique occidentale malgré la faible quantité des indices qu’il y a laissés. Il est d’abord le moment d’une régénération des volumes. Certes, les déformations sont peu perceptibles. Pourtant, à l’échelle de la chaîne ibérique occidentale, la néotectonique est un phénomène incontournable, de nature épéirogénétique, proche de celle des massifs taillés dans les socles. Elle se traduit par l’emport du plan néogène à des altitudes variables, sans que localement apparaisse clairement un nouveau système de pentes. Les formes résiduelles sont soulevées en même temps que les bassins autrefois endoréiques. La mobilité verticale ne se lit guère que sur leurs marges, au Portugal plus que sur les bordures catalanes du bassin de l’Ebre. Elle est cependant fondamentale, puisqu’elle offre un regain d’énergie aux réseaux hydrographiques, et des possibilités de creusement nées du retour à l’exoréisme.
47Celui-ci est une révolution morphologique, car les ríos, au lieu d’ensevelir la base des reliefs, contribuent au contraire à la dégager, charriant vers la mer les sédiments tertiaires préalablement entassés, Il semble qu’une logique émerge des publications consultées : pour le Duero comme pour l’Ebre, l’exutoire fonctionne depuis le Pliocène inférieur, cette concordance de dates impliquant une cause générale à l’exoréisme ; nous pensons bien sûr aux effets du soulèvement ibérique. La conséquence majeure est l’érosion rapide du matériel tendre des bassins et l’exhumation, plus que la révélation, des masses plus coriaces de la chaîne. Dans les sierras, la reprise du creusement permet l’incision de fonds de vallées à versants raides, contrastant avec les parties hautes des reliefs. Le travail de l’érosion est considérable puisque les 2/3 ou plus de l’affouillement paraissent se produire durant le Pliocène. Les réseaux hydrographiques s’incisent à partir de la surface miocène ou de ses retouches. Les problèmes d’adaptation ou d’inadaptation dépendent de l’échelle des observations : les rivières et fleuves, guidés par les masses résiduelles, sont bien adaptés à l’échelle de la péninsule, très peu à celle de la région et de temps en temps à celle des formes simples. Mais cela est-il très original ? Les oppositions de façade deviennent décisives, car plus que le tracé, ce sont les modalités de l’incision qui engendrent les traits majeurs des reliefs. Le Duero "barré" par la lithologie portugaise induit le faible déchaussement des pentes castillanes. En Haute Rioja, le soulèvement n’a pas été plus considérable. Mais la facilité de creusement a redonné à la montagne une vigueur qui ne doit pas grand-chose, sinon rien au chevauchement bordier. Les terres drainées par le Jalón, au S de la chaîne, présentent donc une grande originalité, puisque l’influence de l’Ebre se manifeste dans des terres meseteñas.

Fig. 45 : Essai de synopsis de l’évolution fini-miocène et pliocène
48L’exoréisme est lié à l’épéirogenèse ; elle ne suffit pas à l’expliquer. La bonne alimentation des ríos nécessite aussi des modifications climatiques. Les signes en apparaissent dès le Pliocène inférieur, à travers la création de cortex clairs sur les galets des paléopiémonts. La puissante déferruginisation est l’indice de climats plus humides, plus frais, avec une efficacité maximale sur la façade nord-ouest de nos montagnes. Elle suppose aussi le développement d’une dense couverture forestière. Cet épisode conduit, vers -3 ou -2.5 MA, à l’instauration d’un climat tempéré avec une nette péjoration thermique, tel que nous le restituent les strates de Villarroya. Ce remblaiement doit être sans doute corrélé avec le colmatage des paléoformes du piémont nord. Il s’accompagne d’une augmentation des températures, mais surtout d’une ouverture du tapis végétal. À Villarroya, nous distinguons donc deux choses différentes. La première est le développement de climats tempérés déjà assez "méditerranéens". Mais nous y notons aussi les signes avant-coureurs des froids quaternaires, en bonne corrélation avec les régions situées autour des Celtibériques.
49À partir de cet instant, les paysages s’avèrent déjà proches des nôtres ; le Quaternaire verra s’achever le travail morphologique, avec des modalités qui diffèrent largement selon l’altitude et l’exposition. Le façonnement des glaciers en montagne, des glacis sur les piémonts, se contente de parfaire l’ouvrage des millions d’années que nous nous sommes efforcés de reconstituer.
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