Un dernier sursaut de l’endoréisme : les grands épandages siliceux
p. 183-233
Texte intégral
1Le lecteur a compris que le moment est venu de faire un sort aux fameuses rañas, qui prennent ici des aspects sinon originaux, du moins variés. Dès l’abord, l’utilisation -popularisée par P. Birot- d’un terme espagnol imprécis exige quelques remarques. Des galets quartzeux, nous en trouvons couvrant les terrasses ou les glacis quaternaires comme les hautes buttes des bassins : pour le campesino, tout est raña, dès lors que les caillasses accumulées entravent l’exploitation agricole. Dans ce chapitre, nous nous en tiendrons à celles perchées sur les vieux piémonts des sierras et habillées d’un vilain taillis de chênes ou de conifères de reboisement. D’autres nappes alluviales existent en contrebas, qui les remanient. Mais bien des traits les en distinguent, comme le rapport à l’hydrographie plioquaternaire, l’épaisseur et la spécificité chimique de chacune des formations considérées, trop souvent confondues par les géologues. La nécessité de nous exprimer clairement nous conduit donc à rechercher d’autres appellations et à abandonner maintenant l’utilisation d’un terme qui nous paraît aujourd’hui obsolète. Nous proposons donc de nommer épandages les plus vastes et les plus anciennes des décharges siliceuses étalées sur les piémonts et couvertures de glacis les dépôts plus minces et récents, surtout quaternaires. Cette pratique sémantique, au moins dans les Monts Ibériques Occidentaux, se révèle commode, car elle épouse la réalité de terrain. Ailleurs, sa validité est peut-être limitée ; il faudra néanmoins, un jour, s’accorder sur le vocabulaire désignant dans la péninsule ibérique les divers matériels détritiques.
2Les exemples les plus remarquables s’observent en Castille en raison de la modération de la dissection régressive. Nous pouvons y reconstituer largement les conditions du départ des altérites formées durant la morphogenèse vallésienne, comme celles de leur transport et de leur accumulation. Dans un deuxième temps, nous consacrerons nos efforts aux dépôts perchés sur la bordure sud du bassin de l’Ebre. Les solutions de continuité en rendent l’analyse beaucoup plus difficile. Nous ouvrirons un débat aux délicates conclusions, qui ne résoudront pas tous les problèmes. En effet, les aires de plus forte épaisseur sont aussi celles où le mur de la formation est à la plus grande altitude... De plus, sur le piémont de l’Ebre, de sérieux indices nous obligent à envisager la possibilité d’une deuxième génération d’apports détritiques ! Les implications paléohydrographiques et morphologiques sont telles qu’il nous faudra montrer beaucoup de prudence dans les conclusions éventuelles.
3C’est avec un pincement au cœur que nous nous engageons dans ce chapitre, puisque nous laissons en chemin le joli mot de raña. H mettait un peu de couleur locale, du rouge à côté du jaune des blés, dans notre austère littérature géographique. Nous nous consolerons en pensant que cuesta y a été préféré au français côte, et qu’un vocabulaire précis profite à l’exactitude des concepts : P. Birot ne l’aurait pas regretté.
I. LES GRANDS ÉPANDAGES CASTILLANS
1. Les vieux amonts altérés
A. Des amonts capables de fourniture détritique
4Du seuil de Matelebreras jusqu’à la terminaison occidentale des sierras, les versants, constitués des épaisses accumulations siliceuses continentales wealdiennes, ont une remarquable prédisposition à la fourniture détritique. Certes, les calcaires existent aussi, mais en moins grande proportion sur cette face de la montagne. La plus grande partie de la masse rocheuse est formée des microconglomérats à billes de quartz (diamètre moyen= 2 cm) et de quartzite (D. moy.= 5 à 10 cm) noyées dans un ciment siliceux gris clair à blanc. Lorsque le plissement des couches rigides s’est accentué, il a induit un émiettement du matériel. C’est le cas sur les retombées des sierras de la Cebollera et de l’Urbión, elles-mêmes peu affectées en raison de la puissance des conglomérats. Les directions de fracturation dépendent des structures. À l’E, dominent les cassures orientées à N 140 et N 0. Au N et au NW de Soria, les relevés montrent surtout des valeurs de N 140, N 60 et N 0 ; encore plus à l’W, entre Canicosa de la Sierra et Navaleno N 60 et N 0. Le réseau des fractures y est impressionnant, puisque nous constatons un débit en grand, tous les 4 à 5 m, relayé par des accidents plus serrés, tous les 50 cm (km 2.9 de la route forestière Navaleno-Canicosa). Le résultat est double : dans les bancs les plus résistants, la roche est débitée en blocs ; dans les autres, les petits galets enchâssés sont libérés. Les fissures sont souvent envahies par une intense oxydation, qui loin de faire ciment, les ouvre un peu plus.
5Ce matériel très fragilisé alterne avec des bancs sableux et des passées de galets peu consolidées. Les vieux hard-grounds, pourtant épais de plus d’un cm, ne contribuent guère à leur tenue globale car leur carapace est trop irrégulière. La granulométrie de la fraction grossière présente peu d’originalité par rapport aux strates mieux consolidées. Les argiles versicolores enfin, susceptibles d’être facilement érodées, s’avèrent très riches en kaolinite-serpentine. Disposées en lentilles, elles limitent peu la perméabilité des versants et la possibilité d’une profonde altération. Celle-ci peut en outre libérer une grande masse potentielle de produits. Ces derniers se caractérisent par leur hétérométrie et la domination de la silice, qui s’avère absolue après l’élimination chimique des carbonates. Sans doute le lecteur a-t-il trouvé fastidieuse la lecture de cette fiche d’identité des dépôts du Weald. Mais il était indispensable d’affiner nos connaissances puisqu’ils ont contribué à l’alimentation des épandages du piémont castillan.
6Le tableau des amonts capables de fourniture détritique siliceuse, sans qu’interviennent de grands bouleversements, n’est cependant pas complet. Nous ne pouvons oublier la formation grossière du Miocène inférieur que nous avons décrite en amont de Soria, sous la Canada de las Pajuceras, mais aussi à l’Altroz et sous les Pinares de Almazán. Il peut surprendre de voir brusquement classer dans les amonts ce que nous avons jusqu’ici rangé dans les avals. Pourtant, le dépôt hétérométrique contient un matériel détritique prêt à l’emploi, pour peu que l’altération élimine le calcaire qui cimente, d’ailleurs modérément, les blocs et les galets. Sa position morphologique est plus basse, moins favorable donc, que celle des versants montagnards. Mais que la dissection reprenne, même légèrement, que des déformations positives, même peu perceptibles, le ploient, et le voilà promu au rang des fournisseurs possibles. Il est donc indispensable de rechercher les traces in situ des vieilles altérations, preuves de l’élimination d’un manteau dégradé.
B. Vieux versants et racines des grands épandages
7Les versants actuels, surtout sur les hautes pentes de l’Urbión, ont été râclés et nous ne pouvons espérer y découvrir les restes des anciennes morphogenèses. Par contre les pentes méridionales de la Sierra del Resomo (1 543 m à la Peña Alta), très forestières, en dissimulent des traces assez nombreuses. L’interfluve des Peñas Altas entre les ríos Vadillo et Ebrillos est localement bien nommé El Canto Rojo (Le caillou rouge). Nous pouvons y observer, recoupés par des versants plus jeunes, des vestiges d’une intense altération mettant à profit la fracturation générale. Les grès sont tellement altérés dans certains secteurs que les zones ferruginisées, pourtant peu résistantes, sont mises en relief par érosion différentielle. Les passées de conglomérats à billes de quartz sont tachées d’enduits ferromanganésiques noirs et brillants, identiques à ceux qui couvrent les lapiés de la surface d’érosion miocène. La rubéfaction peut aussi être importante malgré la nature siliceuse du matériel. Certaines poches très altérées ont été vidées de leur contenu et les conglomérats sont maintenant percés de grands alvéoles. En bout de piste du Caserio de Amogable, l’endroit porte le nom de Calaveras (les têtes de mort), qui évoque avec bonheur le modelé. Le paysage est celui d’un petit Sidobre, avec des chaos de blocs énormes à angles rabattus, comme des crânes, percés de trous, avec à leur pied des sables, des billes de quartz très blanchis. Plus à l’E, les versants du col du Piqueras portent des traces d’altérations profondes, comme d’ailleurs, mais moins nettement, les contreforts du Puerto de Santa Inés. À l’W de notre terrain, nous pouvons aussi voir des lambeaux de versants altérés, ici établis au détriment de grès albiens. L’examen en est très facile à proximité du village de Carazo, sous la haute surface SO. La garrigue est éventrée par des bad-lands, qui révèlent une altération importante de la roche en place. Les grès, les argiles initialement blancs et gris sont rubéfiés, sans que puisse être fixée la position exacte du paléoversant, car le front géochimique a inégalement progressé dans le matériel mésozoïque. Au moins pouvons-nous y lire la réalité de cet horizon dégradé dont nous supposions l’existence dans le chapitre précédent.
8La présence du front d’altération dans les conglomérats grossiers du Néogène inférieur n’est pas moins certaine : les preuves en existent dans la région de Soria. Nous avions signalé l’extension de la surface d’érosion miocène sur ce matériel, tout en indiquant que les événements ne s’étaient probablement pas limités au simple nivellement. Les strates, redressées à la verticale sous la Cadosa, près de la Venta Valcorba, sont aussi touchées par un front de décarbonatation et de rubéfaction. Celui-ci est visible dans la tranchée de la déviation nord de Soria, où le dépôt à matrice calcitique rose clair devient orangé vif vers le sommet. Les blocs de calcaire jurassique ou crétacé, même énormes, disparaissent : le volume initial a donc quelque peu fondu. Mais il faut relativiser cette remarque, car les blocs quartzitiques dominent le spectre lithologique de la formation en place. Leur surface est rubéfiée dans des teintes lie-de-vin et tachée des "classiques" enduits noirs ferromanganésiques. Les grès gris à grain très fin originaires du Weald sont pourris à cœur et les grès jaunes ont disparu, alors qu’ils subsistent encore -fantômes inconsistants- dans les parties inférieures de la coupe, près du front d’altération. Leur présence se révèle d’ailleurs un bon critère d’analyse : elle milite en faveur d’une absence de remaniement du matériel altéré, lorsque les arguments de terrain sont moins nets qu’à la Cadosa, sous la Cañada de las Pajuceras. D’autres coupes indiscutables dans le front de décarbonation sont visibles, comme celle de la Dehesa del Alto del Hoyo (km 217 de la N 111), au S de Soria. Le conglomérat grossier (cf. Altroz) contenant -dans un ordre croissant d’importance-des calcaires, des grès tendres et résistants, ainsi que des microconglomérats quartzeux de l’Urbión, y est gagné par une phénoménale altération sur au moins 40 m d’épaisseur. Le ciment calcitique à gros cristaux rosés et grains de quartz, les feuillets de carbonates blancs facilement délités sont éliminés ; il ne reste que des sables de teinte orangé vif et les blocs siliceux, encore une fois enduits de noir. Parfois, nous observons des "coulures" de même teinte sur une dizaine de cm dans la matrice sableuse. Le profil d’ensemble est celui d’un sol géant fersiallitique désaturé et appauvri en argiles, dont la libération du fer approche ou dépasse les 50 %. Nous ne sommes pas loin de l’intergrade ferrugineux (Duchaufour, 1991)...
9Jusqu’ici, nous n’avons traité que de dépôts en place. Il existe aussi, sur les amonts montagnards, des matériels encore faiblement mobilisés, dont nous pouvons nous demander s’ils ne constituent pas les racines des épandages. Les têtes des fonds de vallée des ríos Ebrillos et Vadillo sont en effet colmatés par des accumulations de galets anciens altérés, toujours enduits d’une très dure pellicule de ferromanganèse. Lorsque celle-ci recouvre incomplètement la surface, nous observons la ferruginisation intense de l’échantillon (pont sur l’Ebrillos, près du Caserio de Amogable, amont du Vadillo). Il ne s’agit pas d’alluvions récentes, remaniant les vieux versants étudiés plus haut : l’altération est uniforme et le remblaiement est couvert par des dépôts plus frais arrachés aux versants "modernes". Nous pouvons donc penser qu’il s’agit là de témoignages des râclages initiaux des amonts altérés. En Castille, il est donc aisé de comprendre qu’aient pu être mobilisées de grandes quantités de matériaux -galets et blocs- vers les avals, en direction desquels nous nous tournons maintenant.
2. Secteurs de transition et paléohydrographie
A. L’état du matériel
10Les alluvions à patines noires typiques des paléoaltérations peuvent être suivies juqu’à la surface d’érosion miocène située au S de l’Urbión. Nous en avons noté des traces d’importance modeste sur les travertins du col du Temeroso. Une traînée plus conséquente apparaît dans la Sierra de Nafría ; nous la rencontrons sur un replat en léger contrebas de l’aplanissement, entre les km 7 et 8 de la route qui va de Santa María de las Hoyas à San Leonardo de Yagüe. Les vestiges les plus vastes se repèrent vers 1 100 m et sont aujourd’hui remaniés vers les versants méridionaux du río Lobos. La localisation semble plus liée à une faible déformation du plan qu’à un piégeage dans des fissures ou les lapiés. Malgré la karstification du substratum de calcaires coniaciens, la surface d’appui se révèle en effet assez lisse. L’absence d’écoulements ultérieurs a sans doute permis sa conservation. Plus à l’W, près d’Arauzo de Miel, la surface d’érosion miocène, légèrement creusée au niveau du replat de Valpedernales, porte aussi un voile de dépôts altérés ; quelques taches peuvent être enfin signalées sur la retombée occidentale des Celtibériques, car elles ne s’assimilent pas aux matériaux carbonatés de la surface "couverte" : la différence est sensible près d’Hontoria de la Cantera, où nous les trouvons superposées.
11Les granulométries font ressortir le diamètre modéré des galets. Dans la Sierra de Nafria, à l’W d’Herrera de Soria, nous avons encore vu des blocs de quartzites gris ou violet à patine noire dépassant les 30 cm de diamètre. Les cortex rubéfiés sont exceptionnellement développés (1 à 2 cm) pour un type de roche très difficilement altérable. À titre de comparaison, les galets quartzitiques formant les couvertures des plus anciens glacis de la région ne sont jamais attaqués sur plus de 0.5 cm ! Ailleurs, les dépôts sont moins grossiers, que ce soit au N de Rejas de Ucero, sous l’ermitage de la Cuesta près de Muñecas, ou à Valpedernales à l’W d’Arauzo. Il en va de même plus à l’W, sous la Meseta de San Carazo, où le dépôt a été alimenté par des granules de quartz tirés du wealdien local. Les épaisseurs sont limitées, ne dépassant pas la dizaine de mètres pour des lambeaux conséquents comme ceux de Valpedernales ou de la Sierra de Nafria. Les matrices de la formation décarbonatée sont orangées et sablo-argileuses, plus que sableuses. Sans doute, la lithologie des amonts joue-t-elle un rôle ; mais l’explication n’est pas suffisante. En outre, il n’est pas a priori facile de dire si nous sommes en présence de voiles miocènes altérés ou de résidus alluviaux, issus du décapage des versants des sierras. L’absence de grès pourris nous fait pencher en faveur de la deuxième hypothèse et nous conduit à une tentative de reconstitution du tracé des écoulements, même si celle-ci ne saurait être qu’approximative.
B. Un essai de reconstitution paléohydrographique
12Un parcours est identifiable au-dessus du río Lobos, et le 1 : 50 000 géologique de San Leonardo de Yagüe figure la plupart des restes alluviaux, cartographiés sous l’étiquette de Miocène, à l’instar d’autres sédiments du bassin pourtant fort différents. Les écoulements étaient alors peu concentrés, puisque la largeur des placages atteint parfois 1 km. Cela n’exclut cependant pas des apports plus étendus, car tout n’en a peut-être pas été conservé. L’un vient du NW, l’autre du N et correspond aux transits plus grossiers que nous avons notés près d’Herrera de Soria. Ils semblent se poursuivre vers le SE, au N d’Aylagas et de Fuentecantales. Plus loin, nous rentrons dans le bassin et leur aspect ne peut plus s’analyser dans les mêmes termes. À peu près parallèle au premier, mais sur le pédiment sud-ouest de la Sierra de Nafría, ainsi que sur le miocène très argileux et carbonaté de Rejas de Ucero, ont circulé des alluvions orangées. Plus à l’W, les transits ne s’alignent plus sur la direction "ibérique" -ici N 120 à N 130- mais coupent perpendiculairement la bordure crétacée effacée par la surface d’érosion vallésienne. Sur la carte de Santo Domingo de Silos, les alluvions de Valpedernales sont portés sous le numéro (22), comme le miocène de la cuenca du Duero. Mais la confusion n’est pas permise.
13Si les tracés diffèrent peu du cours des artères actuelles, ils ne les suivent pas exactement. Ainsi, ils longent le rio Lobos jusqu’au N d’Ucero. À l’W d’Arauzo de Miel, le Hozarroyo moderne coule parallèlement aux alluvions siliceuses du Valpedernales. La circulation des cailloutis et des blocs suit en effet un cadre déjà bien arrêté, qui dirige l’évolution des piémonts établis dans le bassin tertiaire. Ce sont les passages entre les reliefs résiduels périphériques, qui jouent un rôle décisif depuis leur percement au début du Néogène. Nous devrions aussi évoquer des facteurs plus récents, comme les déformations légères qui ont pu affecter la surface d’érosion miocène. Mais leur influence sur la fixation du tracé des écoulements -si elle ne peut être mise en doute- n’est pas précisément déterminable, sinon par des arguments circulaires : nous nous garderons bien de les employer.
C. Absence de paléovallées Incisées ?
14Au S de la montagne ibérique, les dépôts siliceux examinés sur la surface d’érosion miocène se sont étalés "à plat" sur le plan, en fait en subtil contrebas. De plus, les courbes granulométriques montrent des matériels peu grossiers et traduisent en fait les caractéristiques du Weald fragilisé des amonts. Dans les vallées des rivières qui se sont, comme le Lobos, encaissées à côté de ces vieux parcours alluviaux non-carbonatés, nous n’avons rien trouvé de plus ; ni gros blocs, ni galets qui puissent inciter à imaginer la présence de vieilles et profondes incisions à ce niveau de ces paléopiémonts. Ce n’est pas faute de les avoir cherchées. Nous ne pouvions en effet oublier ce que nous avions décrit à l’occasion d’un ouvrage précédent (Lemartinel, 1983) et qui semble constituer une exception de taille à ces observations : le remblaiement à blocs de la vallée de l’Arlanza. Mais ce dernier s’apparente aux épandages des bassins, bien plus qu’à ce que nous venons d’étudier.
15La surface d’érosion de l’immédiat piémont méridional des montagnes s’est comportée comme un point "neutre" entre, d’une part, le système de pentes et de plans typique de l’endoréisme finissant et d’autre part, les paléotopographies nées de réincisions du bassin, qu’il nous faudra chercher plus en aval. La tentation est forte de voir dans cette situation la conséquence de déformations différentielles peu sensibles à 30 ou 40 km de distance. Mais d’autres causes, en particulier structurales peuvent intervenir et nous éviterons de conclure trop rapidement. Avons-nous étudié les passages principaux ? Nous pouvons au moins en douter, puisque les plus larges ouvertures vers le bassin, sauf exception -l’Arlanza par exemple-, ne se trouvent pas au droit des beaux vestiges de la surface d’érosion miocène. Il nous faut donc analyser les traits majeurs des piémonts d’épandage pour parvenir à nous faire l’idée la plus exacte possible de leur morphogenèse.
3. L’envahissement des piémonts d’incision
A. Les formations et les formes
16Une hypothèque pèse sur leur examen, en raison de la ressemblance des produits d’altération in situ et de ceux d’épandage. Pour décrire les formations, nous avons donc pris un exemple, près de Torreblacos et de Calatanazor, qui ne souffre pas de cette ambiguïté. Les argiles très rouges et carbonatées de l’Aragonien supérieur (MN 8) ne contiennent en effet que des passées de galets incapables, même par altération différentielle, d’avoir donné la masse graveleuse surincombante de l’Alto de la Bandera et des croupes dominant le village de Torreblacos (fig. 30). De plus, le contact entre le soubassement et les 30 à 40 m d’alluvions supérieures est très brusque ; il est ravinant, comme nous pouvons le constater sous la carrière exploitée dans les cailloutis, près des dernières maisons de Torreblacos. Dans une matrice sableuse orangée se trouvent des galets sans grès ni calcaire, entre lesquels s’intercalent des passées lenticulaires d’argile compacte sans carbonates. Des graviers de quartz lie-de-vin s’y mêlent, qui proviennent du Weald de l’Urbión. Les analyses donnent d’ailleurs, dans tous les domaines, des résultats très différents entre argiles néogènes et remblaiement supérieur. Nous sommes donc certains de la réalité locale de l’épandage et pouvons tirer quelques conclusions de son étude. Le dépôt, épais d’une trentaine de mètres, est non-carbonaté et n’a pas été décalcifié sur place. La granulométrie du matériel siliceux est esclave des amonts, comme la minéralogie des argiles. Elle se caractérise, dans le Weald ainsi que dans l’accumulation de Torreblacos, par l’égale présence de serpentine, ici d’origine hydrothermale plutôt qu’ultrabasique profonde. Il n’y a pas de néoformation constatable de smectite, au contraire de ce qui s’est produit dans le miocène rutilant. Par contre, les vermiculites, qui n’apparaissent pas dans le wealdien, sont présentes dans l’épandage comme dans son soubassement ; celles-ci peuvent provenir de l’altération "primaire" des grès micacés des groupes Tera et Urbión. D’ordinaire, la vermiculite témoigne d’un lessivage ménagé et d’un drainage lent. Mais dans ces milieux, il est moins aisé de l’affirmer car l’élimination de la silice, qui aboutit à la destruction de la vermiculite et à la création de kaolinite (Aubouin et al., 1973), est compensée par la roche-mère. La classique néoformation au détriment des illites s’avère ici moins vraisemblable, puisque la proportion de ces dernières dans les échantillons ne diminue pas. Plus curieux est l’abaissement des quantités de kaolinite dans les épandages. Mais les sédiments qui parviennent à l’aval reflètent des amonts "moyens" et non l’échantillon analysé (fig. 31) ; nous ne saurions donc aller trop loin dans nos conclusions. Enfin, la libération du manganèse et du fer a été initialement favorisée par l’acidité des horizons altérés et par une végétation notable (Duchaufour, 1991). Mais de probables battements de la nappe -ou son enfoncement avec la progression du front d’altération- ont déterminé leur insolubilisation au moins partielle sous forme d’enduits noirs qui tachent les galets des épandages et, en amont, la roche en place. Le trait semble original, puisque J. Vaudour (1979b) indique un concrétionnement a posteriori pour la "Raña de Mesones". Ce processus nous paraît peu envisageable au S de l’Urbión, où les taches ferromanganésiques diffuses, cimentant à la fois sables et galets ne se rencontrent que dans les altérations non remobilisées, comme la Dehesa del Alto del Hoyo (km 217 de la N 111). Dans les épandages, les alluvions ne sont jamais soudées, même légèrement, comme nous pourrions nous y attendre si l’enduction avait suivi leur mise en place. Dans les Celtibériques, la précipitation des oxydes est donc acquise lors de l’évolution géochimique préparant le matériel fourni aux avals et non point après leur dépôt.

Fig. 30 : Comparaison entre argiles miocènes et épandage
17Les formations envahissent des piémonts qui ne sont plus la stricte surface miocène. Les buttes de l’Alto de Castro (1 029 m) ou de la Coruña restent dépourvues de couverture siliceuse. Celle-ci ne s’étale que sur des plans situés en léger contrebas, pourtant plus proches de la montagne. L’épandage caillouteux étalé au N de ces muelas descend jusqu’à 970 m, par exemple à l’ermitage de San Roque, au N de Peñalba de Castro. Le coto de Zayas de Bascones, au S d’Alcubilla de Avellaneda porte une trentaine de mètres de sables orangés -nous sommes plus à l’aval- décolorés superficiellement. La base n’est qu’à l’altitude de 940 m, alors que les tables carbonatées se perchent à 1 029 m. Les alluvions sont dispersées sur des plans d’érosion qui encochent de 50 à 60 m, souvent moins, parfois plus, la dalle des calcaires vallésiens. Les causes de cette reprise d’érosion sont, sur place, difficiles à analyser, mais les soupçons se portent sur une réactivation tectonique progressivement accentuée. Localement, les paléoincisions gravent en effet plus nettement les marnes miocènes car les altitudes du mur de l’épandage, en coupe transversale, sont irrégulières. Le phénomène, parfois, devient très marqué, et de véritables paléovallées griffent le remplissage des bassins. Il en existe une au NE d’Almazán, retrouvée par le Duero actuel, dans laquelle s’observe une formation très grossière. Le fait pose bien des problèmes et sa réalité même a été mise en doute, avec des arguments qui invoquaient des passages latéraux d’un Miocène grossier à un Miocène fin (P. Birot in Vaudour et al., 1979). Ces derniers sont indiscutables et la dispute scientifique ne manque pas de bases. Nous voudrions donc montrer, avant de considérer plus loin le cas par cas, pourquoi nous pensons qu’il est cependant nécessaire d’admettre la présence des paléovallées. L’examen de celle du Velacha, en amont d’Almazân, nous livre de précieuses indications (km 6 à 5 de la route de Cubo de la Solana). Le remplissage à très gros blocs, en rive droite, colmate une forme incisée dans les conglomérats de type Deza (P=10° à N 210). S’il devait être miocène, il faudrait envisager à ce niveau du bassin une discordance de ravinement créée à l’Aquitanien ; nous savons qu’elle existe près de Cetina, mais que le début du remplissage est fin, les conglomérats de l’Altroz s’étalant sur une topographie déjà atténuée. De plus, la concordance progressive des couches du Néogène inférieur sur le Paléogène est évidente, et réalisée une dizaine de km au S de Soria. Le passage latéral est ici impossible et la probabilité s’avère faible d’observer une discordance oligo-miocène. Les chances se réduisent à néant lorsque qu’on examine les fines alluviales, sableuses, orangées, dépourvues de carbonates. Les blocs sont tachés de ferromanganèse noir. Nous ne sommes même pas en présence d’une altération in situ, car les enduits pourtant épais -jusqu’à 3 mm-ont éclaté au niveau de figures de chocs, au Soto de Baniel. Aucune des terrasses quaternaires ne portant de tels dépôts, la conclusion est claire : le remblaiement des paléovallées est de la génération des épandages siliceux. Certes, les conditions de leur creusement et la nature de leur remplissage sont d’un abord complexe. Mais l’étude de leurs avatars régionaux laisse espérer d’utiles éclairages.

Fig. 31 : Importance de l’amont dans l’aspect de l’épandage de Torreblacos
B. Le piémont méridional du Moncayo
18L’épandage siliceux s’adosse au plan d’érosion miocène nivelant les biosparites grises, en fait situé au pied du Toranzo. La surface est remarquable car la limite du front d’altération a été conservée dans la roche en place, gagnée par une phénoménale décarbonatation au N du km 56 de la N 101, près de Noviercas. La progression de la rubéfaction est visible en lame mince. La zone "saine" encore calcitisée est constituée de cristaux non automorphes liés par un ciment parfois remanié en auréoles. Elle subit vers le haut une profonde transformation : les espaces interstitiels sont vidés de la calcite et réoccupés par une substance colorée par le fer oxydé. À un stade plus avancé, le squelette ferrugineux se maintient tandis que les cristaux disparaissent souvent. Les interstices s’arrondissent, s’émoussent en de curieuses involutions teintées d’orange très pâle ou vif. L’importante épigenèse puis la dégradation chimiques aboutissent donc à une perte de substance avant la liquidation du matériel. À proximité, sous le village de Noviercas, sont piégées des argiles sableuses décalcifiées à kaolinite (25 %) et illite (75 %) qui semblent être les produits fins de l’altération de la surface d’aplanissement tronquant les biosparites.
19Plus complexe encore est la zone des épandages siliceux à galets et blocs. Deux secteurs peuvent être distingués : le premier se caractérise par des blocs énormes, par exemple aux Cabezadas ; le deuxième par un matériel moins hétérométrique et modérément épais installé en contrebas du premier, comme à l’Espartal (fig. 32). La formation à blocs énormes, dont la surface supérieure amont prolonge le plan d’érosion miocène, est décarbonatée. Elle renferme des grès résistants réduits à l’état de fantômes, par exemple au S du km 50.5 de la N 101, mais aussi aux Cabezadas : les illustrations en sont innombrables. Elle représente donc le Miocène grossier en place mais extraordinairement altéré. Le plan supérieur a été remanié en cône par l’érosion, voire incisé. Il a contribué à alimenter l’épandage de l’Espartal, d’ailleurs superposé à la formation à blocs énormes près des Corrales de la Pared. Il se suit loin vers l’aval, jusqu’au S du plateau du Carabán, près de Cihuela ; il a été nourri par les grands amonts du Moncayo ou de la Cebollera et pas seulement par le conglomérat local qui n’aurait pu produire le volume évacué. Ce dispositif morphologique se retrouve dans les dépressions d’Olvega et Matelebreras, aux confins de la Castille et de l’Aragon. Nous pensons en conséquence qu’elles ont connu une histoire presque semblable. Plus à l’W, et notamment au-delà du méridien de Soria, les formes deviennent plus amples.
C. Les épandages majeurs d’Almazán à Lerma
20Les faits que nous avons pu mettre en évidence dans un espace restreint, entre Borobia et Noviercas, se lisent ici sur de grandes distances, mais se compliquent de la présence du paléoremblaiement que nous avons étudié au NE d’Almazán. Celui-ci intervient très peu de temps après le creusement de la vallée, puisque cette dernière ne s’est pas élargie. Nous sommes donc conduits à penser que dans un premier temps, la surface miocène a subi un regrattage -les épandages sont installés à un niveau inférieur- avant que ne s’incisent les paléovallées vite étouffées par des arrivées massives de matériaux. Les problèmes sont en bas, à cause des paléovallées, mais aussi en haut, car la surface supérieure des Pinares de Almazân occupe une position géomorphologique particulière, la plus haute de tout le piémont (1 134 m à Hoyopuerco). Comment alors comprendre l’étendue des alluvions qui la couvrent ? Les coupe-feu établis depuis quelques années sont de profondes tranchées qui nous offrent des arguments essentiels d’explication, notamment à l’E de la borne 202 de la N 111 (1 080 m). Le conglomérat est en place presque jusqu’au sommet : les grès jaunes ont disparu et les grès gris micacés sont altérés à cœur, se brisant sous le doigt. Les cortex ferruginisés sont parfois plus résistants que le bloc lui-même, de diamètre pourtant supérieur à 30 cm. Seuls les deux derniers mètres superficiels sont -à peine- remaniés. La partie la plus haute des Pinares est donc la surface d’altération miocène, dont l’épiderme a été à peine retouché, peut-être en raison de sa perméabilité. À l’W de l’Izana, et en contrebas (1 000 à 1 047 m), la nappe de galets et de sables, qui mesure de 30 à 60 m d’épaisseur est le résultat d’un épan-dage (100 % de quartz et de quartzites à cortex blanchis, que ce soit à la Maja Rasa ou à la Matona). Dans cet angle mort, le matériel semble surtout provenir de la réincision de la partie occidentale des Pinares.

21Plus à l’W encore, au-delà du méridien d’Escobosa, les épandages se repèrent autour du río Ucero. La présence d’une surface d’altération est moins certaine, car les dépôts du Néogène inférieur n’apparaissent plus. Nous suspectons leur présence dans le substratum entre Valdemonegro et Valdeavellano, de même qu’à l’amont du rio de la Veguilla, car le plan de la Calera (1 129 m) prolonge la surface d’érosion sur calcaires de la Dehesa de Cubilla. Mais les coupes manquent. Par contre vers le Burgo et surtout à l’W de l’Ucero, nous avons affaire aux classiques épandages, du Valpenosilla jusqu’à El Ongil et Zayas de Bascones, situés sous les pâramos et sous l’aplanissement nivelant les calcaires crétacés. Les vallées actuelles semblent décalées, quoique de même direction NE-SW, par rapport aux zones les plus épaisses des épandages. Ceux-ci restent étendus, plurikilométriques, mais de puissance modérée, 30 m au maximum. Par exemple, sous le Valpenosilla, le chemin qui descend vers Prado Ayuso montre presque immédiatement les argiles très calcaires, roses et jaunes, du substratum. Les sables orangés sont peu abondants, puisque la minceur de l’alluvion implique que seule la partie claire superficielle soit présente.
22De l’arroyo Guijosa jusqu’à Caleruega, les épandages s’amincissent encore. La cartographie n’en est qu’approximative. Dans ce secteur, ils s’avèrent alimentés par les versants d’amont taillés dans le Weald : leur racines le prouvent sans mal, par exemple celle du Valpedernales, à l’W d’Arauzo de Miel. Us s’appuient sur des piémonts peu incisés, peu regrattés, mais les plus occidentaux sont en position d’angle mort mal alimenté en alluvions siliceuses, près des Montes de Cervera. La seule véritable exception est celle de l’Arlanza, déjà examinée dans un travail plus ancien (Lemartinel, 1983). Ce vieux passage, qui a piégé des sédiments pendant le Tertiaire et plus particulièrement, quelques dépôts conglomératiques du Néogène inférieur, a de nouveau été entaillé en paléovallée au moment de la génération des épandages. Sinon, comment comprendre qu’à l’embranchement des Tenadas de Trasmuelos, nous ayons trouvé, dans le matériel décarbonaté, des blocs issus du conglomérat carbonaté ? Il n’est pas certain que tout le Soto (1 037 m) situé au S de Covarrubias fasse partie du remplissage, comme nous le pensions antérieurement ; une partie peut-être appartient-elle au Miocène altéré in situ. Mais, globalement, les faits que nous avons décrits demeurent, y compris pour les épandages situés sur le piémont sud-occidental du Mencilla. Il est vrai que nous avons bénéficié en Castille de conditions d’étude bien meilleures que celles rencontrés sur le rebord septentrional des sierras, affecté par une attaque des écoulements inféodés à un Ebre encaissé dans sa dépression.
II. LES ACCUMULATIONS PERCHÉES DU BASSIN DE L’EBRE
1. Aspect des dépôts entre Montes de Oca et Jalón
A. L’ampleur contenue entre Montes de Oca et de Montes de Suso
23Sur les Montes de Oca (fig. 33), encore castillans par bien des traits, les épandages ne sont guère différents de ceux que nous venons de décrire. À leur aval, ils sont disposés sur un cône de formations argilo-sableuses de couleur ocre-rose, à l’amont sur les conglomérats des Mallos arasés, voire le socle paléozoïque. Les alluvions se sont déposées sur le pédiment miocène mordant le San Millán : ils retouchent à peine la surface du Tertiaire des Mallos alors qu’ils ravinent les dépôts plus récents. Les paléovallées sont cependant peu incisées puisque l’épaisseur du matériel dépasse rarement 20 m, même si la valeur maximale atteint 60 m au NE du nouveau barrage de l’Arlanzón. En profondeur, le sédiment, modérément grossier (D. moyen=6 cm), possède son aspect "classique" car les schistes et les quartzites sont emballés dans une matrice sableuse ou argileuse de couleur rouge-orangé. Seul diffère l’émoussé des galets, ici peu important. Mais la lithologie de la Demanda et la brièveté du transport expliquent le mauvais dégrossissage des apports. En surface, la décoloration prend une ampleur inconnue sur le piémont méridional. Sur la dizaine de mètres supérieure, l’accumulation s’éclaircit passnt au jaune sale puis à une teinte éburnéenne, sans même considérer le podzol gris actuel.

24Sur les Montes de Yuso et de Suso, l’épandage est peu épais ; au N de Valgañon un maximum de 40 m a été enregistré. La base, vers 1 290 m, recouvre ici la surface d’érosion miocène sur calcaires nivelant l’immédiat piémont de la Demanda. Le point culminant, à 1 330 m, se situe donc au-dessus de l’aplanissement. Vers l’aval, les observations sont difficiles, car le matériel détritique clair a empâté les versants des vallées qui entaillent le vieux piémont. Il nous a été cependant donné (en 1982) de noter près d’Eterna une coupe aujourd’hui envahie par les ronces. Les conglomérats des Mallos arasés y étaient recouverts par une dizaine de mètres de "dépôts rouges non consolidés" (i.e. épandage) éclairas en surface (Lemartinel, 1985, p. 485). Plus au NE, ce sont les formations grossières des Navas qui sont masquées. La distinction entre superficie altérée et apport depuis les sierras n’est pas aisée, car les couvertures comprennent des galets assez bien roulés, des schistes et quartzites anguleux. Une seule paléovallée est repérable dans un vallon à peine drainé situé dans l’axe du río Espardaña, au droit du hameau de Villanueva (route de Pazuengos). Vers 1 100 m, nous constatons la présence d’un matériel mal roulé, à galets et blocs parfois enduits de noir, pris dans une matrice ocre rouge sableuse non carbonatée. Alluvion et non d’un remaniement colluvial opéré à partir des des Montes de Suso, ce dépôt se distingue du matériel des Navas (10 % de calcaires gris et beiges) auquel il est adossé. Les galets (60 % de quartzites vert-gris, 30 % de grès presque quartzitiques et 10 % de schistes à lits centimétriques à microplis) sont moins grossiers et ne proviennent jamais de la ceinture carbonatée mésozoïque. Ce matériel passe aussi sur le conglomérat des Navas, culminant au sommet de Fonfría (1 303 m) avec une composition légèrement différente, où dominent des galets de quartzites gris à gros yeux de quartz. Dans cette zone, nous n’avons pu voir de coupe montrant la part éventuelle d’altérations rubéfiantes in situ ; la déferruginisation superficielle rend aléatoire la lecture des étroites serres des Montes de Suso. En tout cas, le remblaiement de la paléovallée débordant sur le plan supérieur ne peut pas être quaternaire, puisqu’il est déconnecté de l’amont de la Demanda par les profondes incisions dans le Trias bordier. Il fait donc partie, mais son faciès nous le disait aussi, de la génération des épandages, quoique la paléovallée -de près de 200 m- soit plus profonde que les précédentes.
B. Les grandes navas de Rioja
25Là se posent les problèmes les plus ardus que nous ayons à résoudre, en particulier sur le haut Serradero (1 500 m). Nous espérons apporter ici des éléments de réponse mais avec bien des réserves. Au pied des Cameros résiduels, les faits sont à peu près clairs : les épandages à blocs du Muélago (1 469 m) reposent sur la surface d’érosion miocène de la Turquilla (1 440 m) -à l’amont- ou dans des paléotopographies très proches de celle-ci, qui reste dans l’ensemble dénudée. Tout se complique sur l’édifice même du Serradero en raison de grandes difficultés d’observation et d’un dispositif morphologique complexe. Les crêtes de la Piedra Hincada (1 272 m), au N du Cocote de la Risca sont sculptées dans le conglomérat néogène inférieur, altéré mais en place, puisqu’y subsistent les fantômes de grosses boules de grès, au milieu des blocs énormes de conglomérats à billes de quartz. Les roches saines ne réapparaissent qu’à 1 170 m, mais la position de la lithomarge peut être plus élevée car les colluvions occultent souvent le substratum. Quoi qu’il en soit, la masse affectée par la décarbonatation est considérable et dépasse les 100 m d’épaisseur. Dans l’axe du Serradero, le matériel qui arme le plan sommital (1 500 m) est également très rubéfié, avec une base souvent notée entre 1 200 et 1 300 m, pour autant que nous puissions précisément la fixer dans la dense forêt de conifères (fig. 34). Les bad-lands visibles depuis le piémont d’Hornos montrent un empilement régulier des strates du Miocène inférieur des Mallos et des Navas. Mais les entailles vives dans la masse supérieure du relief sont rares ; les coupe-feu, de même que la trouée de la ligne haute tension qui rejoint l’émetteur ne donnent ici que les états de surface. La seule vraie coupe disponible, celle du ravin de los Pinos, au S de la nouvelle antenne de télévision et en contrebas du Serradero (1 491 m), entaille un matériel sableux, orangé. Les galets et les blocs sont tachés d’enduits noirâtres ; il existe même des agrégats sableux consolidés par le ferromanganèse. Les argiles à kaolinite-illite (10-30 %) sont associées, à la base du profil rubéfié, à une importante quantité de montmorillonite (60 %), difficile à interpréter. Est-elle le signe d’un mauvais drainage, donc d’une évolution confinée, ou simplement d’une évacuation de la silice meilleure qu’en versant sud ? La réponse n’est pas certaine. Nous ne pouvons en conclure que la formation résulte de la conservation in situ d’altérites développées au pied des reliefs résiduels, même si nous sommes sûrs de sa réalité à la Piedra Hincada. Au total, le terrain nous montre la coexistence de traces non remaniées d’une évolution géochimique initiale (crêtes du Cocote) et d’un apport alluvial postérieur (Muélago), équivalant aux épandages du piémont castillan. Tout en regrettant que notre dossier ne soit pas ici plus riche, nous pouvons proposer trois hypothèses. 1) Le sommet des Navas correspond à une surface d’érosion nivelant le matériel néogène inférieur en place, altérée au Vallésien puis légèrement remaniée, comme celle des Pinares de Almazân. Cette solution, la plus simple, nous est suggérée l’existence d’altérites rubéfiées encore en place au Cocote de la Risca. Elle se heurte à la puissance constatée de la masse décarbonatée. Avec presque 300 m, elle atteindrait ici un record régional dont nous nous demandons s’il est admissible. Il est a priori possible que les épaisseurs relevées soient exagérées par un phénomène de colluvionnement à la périphérie de la masse rubéfiée. Mais une courte tranchée ouverte par le chemin qui monte d’Hornos de Moncalvillo au Serradero, vers 1 250 m d’altitude, s’ouvre dans un matériel à blocs emballés dans beaucoup d’argile rose à passées violacées à peu près horizontales. La coupe ne présente pas de caractères colluviaux. De toute manière, cette solution n’exclut pas la présence d’un épandage, que nous avons observé au Muélago, nous obligeant à considérer la deuxième hypothèse. 2) Les 200 ou 300 derniers mètres du Serradero résultent d’une accumulation de matériel détritique décarbonaté. Le problème majeur est alors la compréhension du volume exceptionnel de l’épandage, comparé à ses homologues castillans ou à celui des proches Montes de Yuso et de Suso. Sa mise en place impliquerait, peu ou prou, un mouvement négatif du paléopiémont en cours de dépôt. De plus la topographie actuelle place la surface sommitale des Navas du Serradero au-dessus de la surface de la Turquilla (+100 m) et même du Muélago (+40 m). Nous sommes donc conduits à imaginer, après la sédimentation détritique, des mouvements positifs de l’ancienne zone d’accumulation et donc une néotectonique différentielle postérieure à la période d’épandage des sédiments détritiques siliceux. Cette histoire morphologique complexe, qui pourrait paraître peu crédible en Castille, tant la surface miocène reste en tous points bien tendue, n’a rien d’invraisemblable ici. Vers l’aval, c’est à dire en direction de l’Ebre, les très hauts niveaux de l’Espinal (1 026 m) puis de la Dehesa de Navarrete (819 m) sont recouverts de galets de quartzites altérés. Ils pourraient constituer une prolongation possible de l’épandage, à la condition que des déformations conséquentes aient suivi sa mise en place, ce que semblent contredire les modestes pendages des formations sur le même méridien. En toute honnêteté, la dissection qui a depuis évidé le bassin de l’Ebre ne nous laisse aucun élément de preuve. Néanmoins, nous verrons plus avant dans ce travail que la probabilité d’une réelle néotectonique différentielle pliocène se révèle, dans les environs de l’extraordinaire Serradero, fort élevée. 3) La réalité est probablement dans la juxtaposition des deux phénomènes, puisque le terrain nous montre de façon certaine des altérations encore en place et l’épandage du Muélago. Leur aspect très voisin, leur commun blanchiment et l’absence de saignées dans la coiffe végétale rendent aléatoire la réalisation d’une cartographie différenciée. Pour l’instant, nous ne saurions aller plus loin en raison de l’insuffisance des données : et il y a hélas peu de chances que la question soit tranchée par la construction d’une bretelle autoroutière Nestares-Castroviejo...


26Plus à l’E, la présence au N de Trevijano d’une paléovallée sans amont -ni aval- identifiable relance le débat. Elle a été creusée dans la masse épaisse des calcaires tendres wealdiens de teinte gris-jaune, sur la bordure nord des Cameros. Le fond de la paléoforme, en V bien marqué, se perche à plus de 1 000 m, bien au-dessus du río Leza, et le sommet du colmatage à 1 170 m. Ses flancs sont peu ou pas karstifiés, alors que le remplissage ocre à gros blocs bien roulés de grès siliceux et de galets enduits est dépourvu de carbonates. Le fer libre, malgré les teintes point trop rouges, reste assez abondant (40 %). Nous écartons ici l’hypothèse d’un front d’altération dans un dépôt grossier miocène localement conservé. La progression en serait bizarrement sélective car le contact entre encaissant et sédiment s’avère très franc. Les argiles ne contiennent plus de kaolinite et se partagent entre illites (55 %) et montmorillonite (45 %) : cette dernière est assez abondante, comme au Serradero, alors que nous sommes certains de l’apport. La prudence dont nous avons fait preuve plus haut n’était donc pas excessive et la communauté d’amonts, autant que l’ambiance géochimique, peut expliquer la présence de tel ou tel minéral argileux. Le creusement des vallées majeures actuelles, à côté de la paléoforme, a suivi de peu l’obturation du premier écoulement : dans le cas contraire, la réalimentation en calcite du matériel -qui ne s’est jamais produite- aurait été facilitée.
27Enfin, les grands pâtés conglomératiques visibles près d’Arnedo rappellent la situation décrite sur le Serradero. Le Cabi Monteros (1 388 m) nous permet néanmoins de compléter nos connaissances par des observations nouvelles. La piste qui part de Bergasilla Bajera, passe au sommet de l’édifice et redescend vers Arnedillo donne ainsi d’utiles éclairages. Le conglomérat grossier des Navas, nettement plissé jusqu’au Corral de Valdequiné, apparaît progressivement altéré à partir de 1 100 m d’altitude. Nous y notons des grès gris ou jaunes fragilisés quoique résistants au marteau, emballés dans des sables orangés décarbonatés. Les fissures sont tachées de noir. Plus haut, les grès tendres ont disparu, laissant la place aux grès fins siliceux et aux microconglomérats quartzeux des Cameros. Dans la mesure où la dénudation ne justifie pas de vraies modifications du spectre lithologique, nous pensons que l’altération est responsable de leur élimination. Dans ce secteur, la roche détritique dégradée est en place. Il n’en va pas de même plus à l’W, dans l’abrupte plongée vers Arnedillo. Le matériel non-carbonaté est en position de dépôt dans une paléovallée qui entaille les argiles et pélites violacées du Weald ; il s’appuie à l’E sur les structures très tectonisées d’Arnedillo, sans être lui-même dérangé. Le fond observable est à quelque 900 m d’altitude. Nous sommes donc en présence d’une paléoforme remblayée sur le mode de celle de Trevijano, avec ici une possibilité supplémentaire : l’amont peut être constitué aussi bien par le manteau altéré du Cabí Monteros, encore visible, que par celui, disparu, des Cameros méridionaux. Le vrac important du remplissage ne permet pas de décider du sens d’écoulement. Mais le coude opéré par le Cidacos indique que le Cabí Monteros est depuis longtemps un gros obstacle hydrographique. Nous avons essayé de prouver la percée de l’édifice conglomératique en recherchant au N, vers Ocón, son aval présumé. Sans succès... Le même problème se pose sous la Peña Isasa et à la Sierra de Yerga où des paléoravins envahis par du matériel décarbonaté griffent les strates grossières du Néogène inférieur. Nous nous sommes longtemps posé la question de sa provenance. Force est de constater que celle-ci peut être locale, l’accumulation étant alors prélevée sur le manteau altéré après le début de dissection avortée.
C. Un moindre développement en Aragon
28De gros blocs, emballés par une matrice argilo-sableuse rubéfiée et dépourvue de calcaire, ennoient le piémont du Moncayo. L’épaisseur du sédiment est irrégulière mais peut atteindre 100 m, notamment au SE du village d’Alcalá de Moncayo. Il est tentant d’appliquer un modèle évolutif simple, fondé sur le remblaiement de paléovallées lors de la liquidation des altérations développées sur le Moncayo. La méthode, confortable, nous obligerait cependant à gommer les rugueuses réalités du terrain. Nous nous étions en effet interrogé, lorsque nous avons traité de la mise en place des reliefs au Néogène inférieur, sur un fait curieux qui est l’absence apparente des conglomérats les plus grossiers des Navas au pied de l’imposante masse du Moncayo. Nous avons donné des amorces d’explication, notamment l’influence certaine de la lithologie. Mais nous savons aussi, maintenant, que l’altération rubéfiante qui a permis l’alimentation des grands épandages a pu les rendre méconnaissables. La question se pose donc de savoir si les formations très grossières du piémont nord de la sierra sont constituées par la dégradation du conglomérat aquitanien ou par un nouvel apport, formé sur les hauts versants puis liquidé. Les faits semblent justifier les deux hypothèses. Sur la route qui emprunte le flanc ouest de l’amont de la vallée du río Valdemilano, la formation rubéfiée contient des galets de quartzites à enduits noirs, mais aussi des grès micacés altérés qui se délitent sous la main. Ils ne tombent toutefois pas en poudre comme ceux de la partie supérieure de la coupe, presque blanche. Les minéraux argileux de la zone rutilante sont à illite-montmorillonite (80/20 %) et le fer libre y est abondant (50 %). Ici, l’aspect du matériel paraît résulter d’une action géochimique sur des conglomérats des Navas, au demeurant peu épais. Ailleurs, le faciès est plutôt celui d’un épandage. Sous la route d’Agramonte, les blocs mal roulés masquent le contact tectonique entre montagne et piémont. Au SE d’Alcalá de Moncayo, l’hypothèse de l’épandage semble la plus logique. Certes, nous trouvons des gros blocs de quartzites assez bien roulés à puissant cortex rubéfié (1 cm), ce qui suppose que leur forme a été acquise avant l’épisode de ferruginisation ; ils sont sans doute les vestiges modérément déplacés d’une altération des conglomérats néogènes. Mais les grès micacés pourris à cœur ne sont plus présents. De plus, de gros blocs de grès très mal roulés correspondent probablement aux arrivées d’un matériel plus "frais" en fin de décapage. Nous sommes en conséquence fondés à affirmer l’interaction des deux processus, altération in situ plus épandage, qui ici plus qu’ailleurs rend compte du volume global des blocs, au pied d’un relief dont le trait majeur est la résistance à l’érosion, en particulier chimique.
29Plus à l’E, sous le Bollón, la situation semble identique. Au pied du relief, les blocs, souvent enduits de ferromanganèse, sont mal roulés. L’altération s’est donc produite sur le versant rocheux, avant leur court déplacement. Le prolongement des épandages vers l’aval est vraisemblable car nous notons la présence de galets de quartzites à traces d’enduit sur des buttes en haute position morphologique, par exemple au SW de Fuendejalón (La Sierra, 548 m). Mais la puissance -métrique- de la nappe alluviale est moindre que celle des épandages "classiques" ; d’autre part, les raccords directs ne sont plus possibles, malgré un évidement moindre que celui qui a dégagé la Dehesa de Navarrete. Nous ne nous hasarderons donc pas à tirer des conclusions définitives. Dans ce segment oriental de la chaîne ibérique occidentale, les épandages ou les vestiges des manteaux qui les ont alimentés deviennent d’ailleurs rares. Nous signalerons pour mémoire les formes toujours "mixtes" visibles dans le bassin de Calatayud, au-dessus d’Aniñon. Sur le pédiment du Monte Chaparral, taillé dans le socle paléozoïque, ü s’agit d’alluvions, presque de colluvions, très mal roulées, noyées dans une matrice sableuse jaunâtre. Les cortex sur des quartzites très résistants peuvent atteindre plus d’un centimètre : nous ne sommes pas en présence d’un dépôt quaternaire. Plus en aval, ce matériel passe sur des conglomérats calcaires tertiaires, mais décarbonatés sur plus de 15 m d’épaisseur, avec de telles concentrations de ferromanganèse qu’elles ont été exploitées (mine de Rosa Pilí, 3.5 km au N de Cervera de la Cañada). La présence de pyrolusite nous confirme que les enduits noirs sont bien le résultat d’une évolution altérologique subaérienne. Mais en doutions-nous vraiment ? Sur un piémont ébrique dont le brusque raccord avec la montagne est moins propice aux transitions ménagées qu’en Castille, interfèrent les phénomènes élémentaires, altération et/ou épandage. Il semble enfin que la plus grande variété des amonts a joué un rôle dans l’expression de cette morphogenèse si particulière.
2. L’influence décisive de la lithologie d’amont
A. Rapport volume déposé et amont fournisseur
30Les épandages sont peu abondants au pied des massifs armés par les quartzites primaires, alors qu’ils prennent un réelle importance aux exutoires des amonts gréseux et conglomératiques sculptés dans le Weald des Cameros. Il y a là un écho affaibli d’une lithodépendance qui avait joué lors de la fourniture grossière liée à l’orogenèse "majeure". Mais la résonance est accrue d’une évidente aptitude à l’altéradon rubéfiante des conglomérats des Navas, facilement débarrassés de leurs carbonates. A priori, nous les trouvons sur les piémonts, mais une fois au moins, nous avons la preuve qu’ils existaient aussi à l’intérieur du domaine montagneux, accroissant d’autant le potentiel d’alimentation des avals. La route longeant la rive ouest du lac d’Ortigosa montre un vestige de la sédimentation du Néogène inférieur (P= 45° à N 150) avec des quartzites violets, des boules à billes de quartz de type Urbión, des grès jaunes, le tout pris dans un ciment calcitique riche en granules de quartz. Les assises supérieures de ce matériel sont très altérées, mais laissent encore apparaître le pendage et les fantômes des blocs de grès. Par dessus, par contre, et à l’E du plan d’eau (Alto del Cabezo), ces derniers n’apparaissent plus, ce qui nous incite à penser que la formation est remaniée. Ce stock intramontagnard d’un matériel prêt à la livraison explique, au moins en partie, l’abondance des héritages examinés autour du Serradero. Peut-être s’avérait-elle plus grande encore, car ce site, barré par les corniches de calcaire résistant des Cameros est le seul bien protégé de l’érosion.
31Le fait peut rendre compte des disparités les plus voyantes dans la puissance des épandages, mais pas totalement. Il n’y a plus, en effet, d’autres versants munis de leur manteau d’altération, ce qui implique que la sierra, dans son ensemble, a été décapée lors de la liquidation de cet héritage. Il est plus difficile que nous ne le pensions autrefois de faire un bilan des tranches érodées lors de l’épisode : nous ne savons pas faire précisément la part de ce qui a été pris à la montagne ou simplement remanié sur le piémont. Par chance, l’exemple que nous avions choisi, celui du bassin du río Oja, est le moins mauvais. Nous avions calculé que les versants de ce secteur de la Demanda avaient subi un râclage d’une trentaine de mètres, sur la base d’une puissance moyenne de 100 m de l’épandage. Cette dernière nous semble maintenant trop forte et l’estimation paraît devoir être réduite de moitié, malgré la présence de la paléovallée de Pazuengos. Cela s’accorde bien avec la résistance lithologique du massif. Ailleurs, les calculs s’avèrent plus risqués. Ils le sont d’autant plus, notamment au Serradero, qu’une néotectonique différentielle, modeste mais probable, a pu favoriser des concentrations d’alluvions. Nous y reviendrons.
B. Dépôts clairs terminaux ou altération ?
32En surface, les épandages présentent un blanchiment intense. Il affecte les galets, dont le cortex est déferruginisé sur une épaisseur de quelques millimètres, cette valeur variant en fonction de leur lithologie. Les billes de quartz sont par nature très claires et les modifications corticales se mesurent en dixièmes de mm. Les quartzites s’avèrent plus jaunâtres et la décoloration s’exerce sur 1 ou 2 mm. Les blocs de conglomérats siliceux peuvent être blanchis sur 1 à 2 cm. Les matrices sableuses prennent une teinte claire, tranchant avec la couleur orangée de l’épandage sous-jacent. La question est de savoir si cette couleur de la partie haute de l’épandage résulte d’une transformation des apports terminaux ou d’une décoloration sur place, postérieure à l’accumulation. L’examen macroscopique sur un galet brisé montre que cette dernière s’est développée au détriment de zones rubéfiées. La coupe d’un cortex en lame mince le confirme. Nous observons en effet une régression de l’oxydation vers la périphérie, avec des grains de plus en plus séparés par des vacuoles. Cela contredit l’interprétation néosédimentaire qu’en font souvent les cartes géologiques au 1 : 50 000 lorsqu’elles distinguent les deux faciès. Elle asseoit au contraire l’idée d’une deuxième phase de pédogenèse, sorte de mégapodzolisation généralisée liée à des événements ultérieurs. Il est aussi intéressant de noter que le matériel rubéfié qui comble les tronçons de paléovallées comme celui de Pazuengos n’a pas été atteint par cette altération déferruginisante, cantonnée à la partie superficielle de l’épandage. Cela se vérifie ailleurs, comme dans l’incision colmatée du Duero au Velacha, et montre bien l’appartenance de leur remplissage à la famille morphogénétique des épandages issus de la destruction du manteau d’altération vallésien.
33La comparaison des paramètres généraux qui définissent la zone rubéfiée et la zone claire permet de saisir partiellement l’évolution. Les analyses faites sur le piémont du Moncayo rendent compte des changements intervenus. La granulométrie des blocs n’est guère différente ; ceci n’est pas étonnant puisque seuls les galets les plus résistants de quartzite, conservés envers et contre tout, nous servent dans nos comptages. Mais celle des sables et graviers montre une augmentation de la proportion des sables -provenant de la destruction complète des fantômes gréseux- et une diminution des fines, sans doute lavées. Les sables les plus fins (D<0.125 mm) sont eux-mêmes éliminés. L’examen des minéraux argileux montre la destruction de la montmorillonite, la diminution des illites et la néogenèse de la kaolinite, ce qui paraît logique dans un milieu aussi bien drainé. La proportion de fer libre par rapport au fer total diminue de 50 à 43 %, mais dans un cadre plus général, qui se traduit par la forte diminution des quantités de fer total qui passe de 6.59 % à 2.07 % de l’échantillon rocheux. Nous assistons donc à une altération de produits déjà altérés et non à de nouveaux apports empruntés à la roche saine en fin de récurage des versants montagnards : la décoloration du sédiment superficiel relève d’un épisode morphogénétique ultérieur qui reste à déterminer. Sans pour autant résoudre tous les problèmes qu’elle soulève, la description du phénomène peut enfin aider à comprendre les dynamiques de mise en place des ces originales alluvions, qui ont toujours intrigué la communauté scientifique française et espagnole.
3. Dynamiques de mise en place
A. Les connaissances sédimentologiques
34Les épandages ont fait, dans ce domaine, l’objet d’une quantité non négligeable de publications depuis Birot (1964), en passant par Hernandez Pacheco (1962), Chaput (1975), Vaudour (1978), jusqu’à Bertrand (1984) et autres ; nous ne saurions les recenser toutes. Faute de pouvoir établir une stratigraphie précise, elles ont souvent essayé d’en débrouiller les aspects sédimentologiques. Les Celtibériques Occidentaux ne présentent pas de ce point de vue une grande originalité. La masse alluviale est hétérométrique, avec une bimodalité des dépôts les plus grossiers : les graviers et billes de quartz ou de quartzite, d’un diamètre compris entre 2 et 4 cm, se mêlent à de gros galets, voire à des blocs. L’abondance des sables accroît la dispersion de la courbe granulométrique mais les fines sont très inégalement présentes dans les échantillons récoltés (fig. 35). L’émoussé des galets est variable, excellent sur le piémont sorian, mauvais sur celui de la Demanda. Cela nous incite à la prudence, car le caractère est une répercussion manifeste des particularités lithologiques des massifs producteurs. Rétrospectivement, nous éprouvons quelque gêne à la lecture de certaines études consacrées aux "rañas" car elles cherchent à démontrer l’originalité du mode de transport à partir de la nature du sédiment.

Fig. 35 : Les caractères granule-métriques des épandages et dépôts assimilés de paléovallées ou remaniés du Néogène inférieur (cf. Altroz) intensément altéré
35Elles se préoccupent donc le moins possible du problème de la lithodépendance. Celle-ci est pourtant nette, que ce soit pour les fractions grossières ou fines. La bimodalité des sédiments à blocs évoque celle des conglomérats miocènes, eux-mêmes typiques du débit des amonts ; la courbe représentative des nappes alluviales les plus minces copie celle des conglomérats à billes de quartz du Weald. Les mélanges à partir de bassins-versants différents sont aussi certains, favorisant l’hétérométrie du matériel. Certes, l’absence de tri est en soi significative d’un mode de transport. Mais celle-ci, vérifiée lorsqu’on étudie globalement l’épandage, s’avère moins nette au niveau de ses composantes.
36Nous rappellerons ici ce que nous avons vu sur le piémont de Soria : le matériel à blocs est d’abord le fait des quelques paléovallées. Les épandages étalés dans les plans encochés sous la surface miocène des bassins sont formés de galets beaucoup plus petits (D<4cm) disposés en lentilles et chenaux, comme nous pouvons le constater à l’W des Pinares de Almazán (km 47 de la route de Matamala de Almazán). Il existe aussi un tri des amonts vers les avals, puisque n’arrivent à proximité du seuil d’Almazán à Aranda que des graviers siliceux. Dans certains angles morts, ce sont même de très petits granules de quartz, des sables reposant en couche décimétrique sur les calcaires clairs. Ils sont peu visibles dans les paysages car ils sont d’un blanc pur : rien, du sédiment initial, n’a échappé à la déferruginisation. En comparaison, les épandages du piémont septentrional semblent plus conformes à l’hétérométrie de principe de ces alluvions. Généralement, les apports sont plus anarchiques. Mais nous ne voyons pas les vrais avals, aujourd’hui emportés en raison du creusement du bassin de l’Ebre. Si la couverture de la Dehesa correspond à un vestige de l’épandage -c’est une hypothèse- alors le tri a aussi été effectif dans ce secteur, malgré une extension longitudinale des topographies d’accumulation moindre qu’en Castille. Néanmoins, il n’exclut pas, au débouché sur le piémont, un apport de vrac.
B. Un flot puissant brusquement étalé.
37Le râclage indifférencié des amonts peut expliquer l’amas de matériel détritique au pied même des sierras, comme nous l’avons constaté sur les Montes de Yuso et Suso ou la surface d’érosion de la Turquilla. Mais les pentes préexistantes n’ont pas suffi à déclencher l’évacuation des altérites puisque ces dernières s’y sont -dans un premier temps- développées. Cela est encore plus vrai lorsqu’il s’est agi de remanier les conglomérats grossiers du Néogène inférieur, notamment sur les plans de piémont, même si les argiles matricielles ont contribué au déplacement du tout-venant (Birot, 1955, p. 115). Force est donc de recourir à d’autres moteurs pour saisir les processus qui ont conduit au décapage des topographies. Une première condition semble être l’éclaircissement sinon la disparition du manteau végétal protecteur ; cela nous oblige à considérer les hypothèses il y a longtemps formulées par P. Birot (1955) : « il faut donc penser à une brusque crise climatique qui... a tué la végétation et livré les versants à une intensité de ruissellement telle qu’elle n’est peut-être réalisée aujourd’hui en aucune région du monde ; on imaginerait bien les caractéristiques pluviométriques suivantes, 5 à 600 mm d’eau tombant en quinze à vingt jours ».
38Ce tableau n’a rien d’extravagant et nous connaissons des précipitations étonnantes ayant donné lieu à de formidables mobilisations d’alluvions dans des régions qui n’étaient pourtant pas exposées à des changements climatiques majeurs (Pardé, 1941). Il peut donc a fortiori justifier l’abandon brutal du matériel : dans les chenaux observés, il n’y a pas de réels tris de fin de crue. Certes, la brusque rupture de pente est sans doute intervenue dans la perte rapide de compétence des écoulements. Elle est en effet typique de nos régions où les pentes des reliefs résiduels contrastent vivement avec les plans d’érosion et d’accumulation. Mais comment alors comprendre que des blocs énormes aient pu progresser sur de longues distances ? Là aussi, l’hypothèse d’un climat excessif a été avancée par J. Vaudour et al. (1979) qui ont estimé que « le faciès de la formation à blocs suggère plutôt les écoulements brutaux de l’Ouest des U.S.A », sans toutefois négliger l’éventualité de déformations de la surface miocène. Nous avions (1983) suivi ces auteurs pour tenter d’expliquer les paléovallées remblayées car elles contiennent des blocs mesurant jusqu’à 1.40 m de longueur, à quelque 20 km de la montagne. Cela parle à l’imagination. Mais ce que nous avons montré plus haut doit nous inciter à la plus extrême prudence. Ils peuvent aussi avoir été remaniés des conglomérats du Néogène inférieur qui ont livré d’énormes pavés au réseau hydrographique incipient, très en aval des amonts originels. Leur présence dans les paléovallées ne suppose pas, en ce cas, l’existence d’oueds monstrueux. Nous ne prétendons pas que des transports depuis les sierras aient été impossibles, d’autant que nos rivières méditerranéennes, qui ne sont pas à proprement parler commandées par un climat "semi-aride", charrient des alluvions d’une taille considérable. Mais la probabilité d’apports de proximité est très grande, que ce soit sur le piémont nord et plus encore sur celui de Soria. Par contre, le creusement des paléovallées implique des dynamiques nouvelles : la question se pose donc à nouveau, des mécanismes qui dirigent l’évolution régionale.
C. Déclenchement climatique ou tectonique ?
39Les incisions supposent une indispensable réactivation de l’énergie hydrologique. Il nous paraît délicat d’en trouver la cause dans un creusement régressif depuis le niveau de base marin, associé à un retour à l’exoréisme. En effet, les blocs ou leur équivalent n’ont pas progressé -autant que nous le sachions- vers les avals des bassins. Bien sûr, leur creusement ne rend pas certaine leur conservation mais leur localisation nous semble se restreindre à la périphérie de nos sierras. Lorsque nous est donnée l’opportunité de les suivre, par exemple au Velacha, ils disparaissent vers l’aval. Il devait en être de même le long de la vallée de l’Ebre. La géométrie des épandages, bien étalés sur les piémonts, comme en Castille, nous laisse supposer que l’endoréisme est encore le régime dominant sur les façades des Monts Celtibériques Occidentaux. Les formations de Yudego et d’Iglesias localisées à l’W de Burgos -35 m d’argiles brunâtres à galets de quartzite- (Bomer, 1978) pourraient peut-être leur être assimilées, car elles correspondent au « sommet du remblaiement continental ». B. Bomer considérait d’ailleurs que leur âge le plus vraisemblable était miocène supérieur, en accord avec ce que nous avons décrit sur notre terrain. D’une façon générale, les épandages ne sont pas les terrasses, même anciennes, des écoulements exoréiques plioquaternaires : très haut perchés en Rioja, ils en sont foncièrement distincts.
40L’évocation d’une incontournable tectonique est donc de mise. La prouver reste un exercice périlleux car les mouvements différentiels sont difficiles à mettre en évidence autrement que par leurs conséquences sédimentaires supposées. Les signes n’en sont pourtant pas négligeables, de part et d’autre de la chaîne. Les paléovallées du Duero et de la Rioja sont à peu près situées sur un même axe, laissant imaginer des déformations méridiennes entre le Cabí Monteros et Serradero, qui sont encore aujourd’hui des domaines instables. La signification de celle de l’Arlanza, orientée E-W, est plus énigmatique... L’inégale incision des sédiments miocènes selon des directions presque N-S et la variation corrélative de la puissance des épandages nous paraît constituer un autre indice possible : très minces près d’Aranda de Duero, les dépôts sont assez conséquents au alentours de Soria. Cela nous paraît bien s’intégrer au schéma d’ensemble d’une "dorsale" plus mobile entre le seuil d’Almazán et le front des Cameros, le Serradero constituant de ce point de vue une zone remarquable (fig. 36). Sur les versants des sierras, de simples effets sismotectoniques, à la limite, pourraient permettre de comprendre la déstabilisation de la couverture altérée. Il ne faut pas exagérer le rôle des mouvements différentiels, au moins au S de la chaîne, car l’aplanissement miocène reste bien tendu dans les horizons castillans. La modestie des torsions nous oblige à admettre que la mobilité de l’écorce terrestre n’est pas seule responsable de l’enlèvement du matériel détritique.
41Son épaisseur originelle, à elle seule, est facteur de fragilité, mais son évacuation vers les piémonts nécessite aussi l’affaiblissement de la protection assurée par la couverture végétale. Nous avions fixé la réalisation du manteau altéré pendant l’humide Vallésien. Le Turolien, auquel tous les indices paléoclimatiques assignent plus de chaleur et de sécheresse, constitue le cadre idéal de son brusque décapage. Aucun reste végétal n’a d’ailleurs été retrouvé dans les épandages et leur mise en place, malgré les réserves exprimées plus haut, implique des écoulements souvent mal fixés commandés par des abats d’eau irréguliers et intenses. Peut-être pouvons-nous en l’occurrence parler de "crise" climatique, dans la mesure où l’importance messinienne du phénomène est partout attestée en Méditerranée occidentale. Certains pourraient même éprouver la tentation de lier l’existence des paléovallées à une formidable vague d’érosion régressive (Clauzon, 1974) déclenchée par l’assèchement de la Mésogée. Mais nous n’irons pas jusque là. D’une part, le creusement s’est opéré aussi bien sur le réseau hydrographique du Duero que sur celui de l’Ebre, sans qu’une dessication atlantique puisse être invoquée. D’autre part, nos formations siliceuses se déposent dans un cadre encore endoréique qui exclut la percée des Catalanides et une ouverture définitive du bassin de l’Ebre. Certes, E. Moissenet a prouvé la coexistence pliocène des deux modes de drainage dans les Celtibériques Orientaux. Mais la démonstration ne semble guère applicable ici. Néanmoins, quelques situations, que nous avons écartées jusqu’à maintenant, suggèrent une évolution encore plus complexe du matériel non-carbonaté...

Fig. 36 : La position des paléovallées et des épandages siliceux
III. AU NORD, DEUX GÉNÉRATIONS D’APPORTS SILICEUX ?
1. De trop hauts piémonts ?
A. Des épandages vraiment très perchés
42La situation haute des épandages ne doit plus nous étonner, puisqu’ils se sont étalés à un niveau proche de la surface miocène, voire sur celle-ci, dans les secteurs de transition entre la montagne et le pié-mont. Mais l’altitude de base des dépôts pose plus de problèmes qu’il n’y paraît car elle se caractérise par des irrégularités excessives de l’amont vers l’aval. Dans les Montes de Oca ou de Yuso, à la tête des réseaux hydrographiques de l’Ebre, le plancher de la formation se trouve à près de 1 300 m, ce qui pourrait paraître normal si nous ne la notions pas à 1 400 m au Muélago, en arrière du Serradero. En effet, ce dernier se localise près de 40 km en aval dans le bassin de l’Ebre, dans une position morphologique pourtant identique, au contact entre les vieux reliefs résiduels et la surface d’érosion néogène. La gêne serait limitée si les plans de remblaiement s’inscrivaient à des niveaux respectueux de la logique des écoulements, mais ce n’est pas le cas : les Montes de Yuso culminent à 1 330 m, alors que le Muélago atteint 1 460 m.
43L’épaisseur des formations détritiques siliceuses engendre autant de questions, car les plus puissantes ne sont pas les moins élevées. La possibilité d’une interaction entre les processus d’altération in situ et les apports est une voie d’analyse. Il en est d’autres, comme le recours à la néotectonique ; mais l’explication n’en est pas facilitée, dans la mesure où doivent alors coexister ou se succéder rapidement des déformations négatives et positives d’une même zone, notamment de ce Serradero si propre à embarrasser le géomorphologue. À proximité du barrage d’Ortigosa par exemple, la base des formations remaniées du Miocène inférieur est à 1 000 m, 400 m sous celles du Muélago, situées à une portée d’aile... Nous ne nions pas a priori les accidents, mais leur acceptation implique une argumentation difficile à établir dans le cadre chronologique étroit de la mise en place du matériel siliceux. Elle l’est d’autant plus que les Cameros, en amont, ne sauraient être comparés à l’Himalaya, ni même aux Siwaliks !
B. Un amont apparemment insuffisant
44La montagne résiduelle qui domine le plan miocène est d’un volume modéré. Là aussi existe une contradiction entre les dénivellations et l’épaisseur des épandages. Ces derniers sont moins abondants au pied de la Demanda et du Moncayo qu’à celui des Cameros, au contact desquels nous avons néanmoins observé les plus élevés. Certes, le facteur lithologique joue à plein, comme nous espérons l’avoir montré. L’abondance de matériel prêt à être emporté, grâce au travail préalable de l’altération sur des roches fragiles explique la diversité de l’accumulation. De même, la taille des surfaces d’altération au regard des domaines de sédimentation permet l’établissement de grands cônes détritiques sur le rebord montagneux. Mais, toujours en considérant le cas crucial de l’arrière-pays du Serradero, pouvons-nous admettre un colmatage de la paléodépression d’Ortigosa par quelque 500 m d’alluvions grossières, et en même temps, l’alimentation plus en aval d’un piémont par le matériel décarbonaté ?
45Les signes d’événements tectoniques synsédimentaires, susceptibles de nous guider et de fournir des éléments de réponse, sont pratiquement absents. Il est vrai que les coupes dans le matériel des épandages ou des paléovallées sont rares dans le Serradero : dans le ravin de Los Pinos, la saignée des bad-lands est difficilement interprétable. Il est presque impossible de prendre moyennement du recul : le nez sur le "vrac" de la coupe, l’observateur ne voit pas grand-chose ; de trop loin, la trouée est masquée par la forêt. Certes, nous l’apercevons depuis les crêtes du Cocote de la Risca et de la Piedra Hincada, mais le point de vue, situé 3.5 km plus à l’W, est trop éloigné. Cela oblige à pratiquer une géomorphologie aux jumelles, guère recommandable. L’examen laisse le sentiment d’une stratification "impressionniste", sans pendage apparent ni grande rupture, au moins dans la masse du Serradero. Mais les limites du travail sont ici évidentes. Cela, en soi, ne serait pas un trop grave obstacle à la compréhension régionale, si la dénivellation du mur des épandages se limitait au cas exceptionnel d’Ortigosa. Si nous avons insisté sur la très haute position de l’épandage du Muélago, c’est que nous rencontrons aussi des formations à blocs décarbonatées très bas dans la vallée de l’Iregua, parfois à moins de 600 m...
2. Des vallées à problèmes
A. Des remblaiements logés très bas, sans aval...
46Entre le village de Villoslada de Cameros et le débouché sur la plaine de l’Ebre, le fond de la vallée de l’Iregua entaille des formations très grossières : certains blocs atteignent 1.70 m de grand axe. Elles sont disposées en lambeaux de part et d’autre de la rivière. Le fait se reproduit ailleurs, mais moins spectaculairement, sur le bord nord des Celtibériques Occidentaux. Au pied du Serradero, en amont de Daroca de Riera, les abords du Barranco Colorado sont incisés dans un matériel grossier ravinant lui-même les grès et pélites rouges de la région de Logroño-Najera. Des dépôts à blocs se repèrent aussi autour de Sorzano. Plus à l’E, près de Robres del Castillo, un court élément de remblaiement est visible dans la vallée du Jubera, au niveau des crêts calcaires abrupts limitant l’aire des Cameros. À peine carbonaté, il est logé dans le pédoncule d’un méandre très encaissé de l’écoulement actuel.
47Plus à l’E, dans la vallée du Jalón, le dispositif est plus compliqué encore, puisque deux types de dépôts -l’un carbonaté et l’autre passe repèrent dans la vallée. Le premier, perché en amont de Paracuellos de la Ribera, est un court lambeau d’alluvions horizontales disposées en lits métriques alternativement fins et caillouteux, emballés dans une matrice ocre-rose. Nous savons qu’elles ne s’apparentent pas au Miocène de Saviñan, grâce aux silexites remaniées du Néogène du bassin de Calatayud que nous y avons trouvées. Le deuxième élément se localise -encore une fois- dans un pédoncule de méandre situé entre Purroy et Mores et colmate un bref tronçon de paléovallée incisée dans le socle paléozoïque (talweg à 470 m, presque 40 m au-dessus de la rivière). Dans la vieille trouée du Jalón, le matériel se compose surtout de gros galets (D=15 à 30 cm) malgré la présence de quelques blocs énormes à la base de l’accumulation décarbonatée. Mais ceux-ci, mal roulés, ne sont pas fournis par des amonts lointains ; leur signification est donc limitée. Au total, la position morphologique de tous ces colmatages de fonds de vallées est un véritable casse-tête, que ne contribuent pas à résoudre leurs caractéristiques lithologiques et altérologiques.
B. Un matériel aux faciès très ambigus...
48Dans le cas de l’Iregua et du Jubera, force est de constater la parenté des formations hautes et du remblaiement inférieur. Il est a priori délicat de distinguer au premier coup d’œil ce qui sépare les accumulations du Muélago, à plus de 1 400 m d’altitude, et celles de Nestares (872 m), voire de Panzares, à 650 m (fig. 37). Elles sont typiques des grands épandages. Les mêmes enduits ferromanganésiques noirs et brillants, les mêmes cortex blanchis s’y retrouvent. Les matrices argilo-sableuses de couleur ocre-rouge ou orangée se ressemblent fort, y compris par leurs minéraux argileux. Ces derniers, sur le Serradero, se répartissent entre la kaolinite (10 %), avec un pic large signifiant une origine météorique (Guez, in litt.), l’illite (30 %) et les smectites (60 %). Ce cortège est aussi celui de la formation à gros blocs de Panzares (km 308 et 310 de la N 111), avec un pic de mont-morillonites toutefois moins marqué. Si des traces de calcaires existent dans le matériel qui comble le segment de paléovallée du Jubera, elles sont peu de chose dans son environnement. Par contre, les matrices rouges, les blocs siliceux de conglomérats de l’Urbión, dont le volume peut dépasser le mètre cube, l’apparentent avec la formation de Panzares. Les corréler est une autre histoire...
49La parenté entre les hauts épandages et les remblaiements logés dans les creux de la vallée du Jalon est encore moins sûre. Certes, le colmatage détritique de la paléovallée de Mores à Purroy s’associe bien au matériel altéré et aux nappes d’alluvions que nous avions examinés au pied de la Sierra de la Virgen, non loin d’Aniñon. Il peut aussi être mis en rapport avec le matériel à très gros blocs pas roulés et matrice non-carbonatée orangée qui couvre les amonts du Barranco du Puerto Cavero, près du Frasno (km 250 de la N II), à l’E du Jalon. Mais le matériel à silexites étudié entre Paracuellos de la Ribera et Embid suscite des questions gênantes en raison de sa carbonatation affirmée. S’agit-il d’une recarbonatation sur place par les eaux chargées de calcaire du Jalón, éventuellement d’une recharge en calcaire des alluvions dans le bassin de Calatayud ? Cette hypothèse est peu conciliable avec la présence en aval de la formation dépourvue de carbonates visible entre Mores et Purroy. Les deux types de dépôt ont-ils le même âge ? Ne sont-ils pas déjà quaternaires ? La question se pose pour tous ces remblaiements bas mis en évidence au front septentrional des Celtibériques Occidentaux.
C. Des matériaux ni miocènes, ni quaternaires
50Les données de terrain dont nous pouvons disposer sont extra-ordinairement fragmentaires. Il est néanmoins permis de tirer quelques conclusions de leur analyse. Le long de l’Iregua, deux cas de figure sont envisageables. En amont, près de Villoslada de Cameros (1 050 m), le matériel appuyé au versant de rive gauche de l’Iregua contient des blocs de grès altérés à cœur ; les enduits, très luisants, n’ont pas été poncés. Là, nous sommes en présence d’une racine des conglomérats du Néogène inférieur qui confirme, par parenthèse, la résidualité des reliefs. Les sédiments sont altérés sur une importante épaisseur : nous avons déjà vu cette situation quelques kilomètres en aval, autour d’Ortigosa. Entre Pradillo et Panzares, par contre, la formation ne contient pas de fantômes et s’adosse, en aval de Nestares, au matériel tertiaire disséqué, très en contrebas -presque 600 m- du plancher régulier des conglomérats aquitaniens très grossiers des Navas. Force est donc d’accepter l’idée qu’un certain nombre de formations à blocs, comme celle de Panzares, ne sont pas miocènes mais postérieures, ainsi d’ailleurs que le placage alluvial à silexites du Jalon. Il en va de même pour l’accumulation non-carbonatée de Mores-Purroy, empruntée aux débris enduits de ferromanganèse issus de l’altération rubéfiante.

Fig. 37 : Position du matériel siliceux, des Montes de Oca au Serradero : certitudes et problèmes
51Ces remblaiements à blocs des fonds de vallées de la bordure nord des sierras sont-ils pour autant quaternaires ? Près de Torrecilla en Cameros, les basses terrasses quaternaires sont calées sur un matériel équivalent à celui de Panzares ; les racines du haut glacis d’érosion qui domine le village (+100 m par rapport à l’Iregua ; probable G4) s’appuient en plusieurs endroits sur le dépôt grossier, notamment à Nestares. Sa couverture, assez mince (2 m), ne peut être confondue avec la formation décarbonatée. Elle en reprend des éléments, notamment des galets de quartzites à cortex pâle, mais une grande quantité d’apports calcaires de taille modeste vient s’y ajouter. Près de Sorzano et de Daroca de Riera, sur le piémont, la formation à blocs "basse" constitue le substratum des formes quaternaires bien étagées, en particulier d’un vaste G5 en contrebas de la Granja de Ochoa, longé par la piste qui monte vers le Serradero. Plus à l’E, l’examen des rives du Jubera n’apporte aucun renseignement. Le long du Jalon, nous sommes sûrs que le remblaiement non-carbonaté de Mores-Purroy et celui à silexites de Paracuellos de la Ribera, ne s’apparentent pas aux alluvions des T1 et T2, facilement identifiables. Peuvent-ils être assimilés à des lambeaux de vieilles terrasses ? Entre Paracuellos et Embid, la réponse n’est pas certaine, quoique l’épaisseur conséquente du dépôt -près de 50 m- nous semble bien grande pour une simple terrasse. Par contre, la différence de tracé entre le méandre actuel et le colmatage siliceux de la paléovallée de Mores-Purroy nous paraît exclure son insertion dans la chronologie quaternaire, même ancienne. Les faits sont embarrassants et compliquent singulièrement les schémas évolutifs que nous pouvons proposer en Rioja et en Aragon. Nous nous contenterons donc de proposer une analyse la plus cohérente possible. Mais il s’agit bien de propositions, qui seront confirmées -nous le souhaitons- ou infirmées par d’éventuelles découvertes ultérieures.
3. Propositions d’analyse
A. Conglomérats et mimétisme altérologique
52Nous procéderons d’abord par élimination. L’hypothèse d’une unique formation, des fonds de vallées actuelles aux épandages perchés sur les paléopiémonts, n’est pas acceptable ici. En effet, il nous paraît difficile d’imaginer une ou des paléovallées de quelque 1 000 m de profondeur, remblayées d’une masse énorme de sédiments détritiques grossiers. Elles supposeraient une gigantesque incision du bassin de l’Ebre et un comblement phénoménal dans un temps limité. Passe encore, même si nous l’estimons peu plausible, pour une spectaculaire érosion linéaire déclenchée par l’assèchement messinien de la Méditerranée cher à G. Clauzon. Mais la montagne ibérique fini-miocène, peu élevée, résiduelle, peut livrer le matériel des épandages, pas l’incroyable quantité d’alluvions que suppose une telle sclérose du réseau hydrographique. Par leur taille, nos sierras ne s’apparentent ni à la chaîne des Alpes, ni à leur vis-à-vis pyrénéen. Le raisonnement contreviendrait aussi à l’observation que nous avons faite des paléovallées liées aux épandages. À Trevijano, ou en arrière du Cabí Monteros, les talwegs rebouchés étaient proches de 1 000 m d’altitude ; nous comprendrions mal que dans une position morphologique voisine, coexistent des écoulements à des niveaux différant de 500 m.
53Pour expliquer l’aspect voisin des dépôts hauts et bas, nous pouvons imaginer une répétition de l’histoire des processus. Un double épisode complet d’altération, de creusement puis de remblaiement par une formation détritique expliquerait alors le réel mimétisme altérologique. Nous pensons cependant un tel scénario invraisemblable. Le simple bon sens rend peu crédible la répétition d’événements si complexes, entre la fin du Miocène et le début du Quaternaire. Les climats se sont transformés dans un sens qui plaide peu en faveur de cette deuxième hypothèse. Plus grave, le degré d’altération de la masse détritique inférieure sous-tend l’idée d’une longue dégradation. Celle-ci est admissible pour les grands épandages, dont le matériel s’est élaboré sur 3 MA à 4 MA. Mais comment retrouver une telle durée, à laquelle doit s’ajouter le façonnement et le remplissage des incisions, dans le court Pliocène ? Dans l’absolu, le temps nécessaire est disponible, mais la chronologie doit aussi comprendre le creusement généralisé du bassin de l’Ebre, à la suite d’une tectonique dont nous sentons déjà qu’elle est incontournable. Cela réduit d’autant le calendrier possible. Nous pensons donc qu’il faut, pour expliquer l’aspect des accumulations inférieures, recourir à un emprunt de matériel déjà altéré. Le premier est tout trouvé, puisqu’existent, à l’amont de l’Iregua et à Ortigosa, des vestiges de conglomérats grossiers miocènes. Leur partie superficielle, décarbonatée et par là-même rendue incohérente, constitue un aliment de choix pour les remblaiements inférieurs. Le mimétisme est évidemment excellent. Il est cependant une autre solution, qui n’exclut pas le remaniement de la sédimentation miocène.
B. Les épandages comme amont ?
54Les blocs de Panzares ou de Nestares sont parfois frappés de déferruginisation corticale. Ils présentent l’aspect blanchi des surfaces des vieux piémonts d’épandage, ce qui n’était le cas, ni dans la paléo-vallée du Duero, ni dans celle de l’Arlanza, ni de Trevijano. Nous n’imaginons pas que la décoloration ait pu affecter 1 000 m de sédiments. Sur le piémont de la Demanda, la zone touchée par ce processus géochimique post-miocène est en effet d’ordre pluridécamétrique, par exemple au N de Valgañon, dans un matériel filtrant où la percolation des eaux est aisée. Ces valeurs s’abaissent en Aragon : au pied sud-occidental de la Sierra de la Virgen, elles ne dépassent pas quelques mètres. Nous pouvons donc conclure que la présence de galets à cortex déferruginisé dans l’accumulation basse résulte d’un apport extérieur. C’est d’autant plus logique que tous les blocs ne présentent pas cette surface claire. Pourtant, la solution se heurte à une difficulté non négligeable. Les cortex blanchis sont dans l’ensemble fragiles, sauf sur les quartzites ; ils forment sur les blocs de conglomérats de l’Urbión des enveloppes facilement exfoliées. Il semble hors de question qu’ils soient conservés lors de longs transports dans les écoulements méridiens qui incisent la montagne.
55Nous sommes finalement conduits à considérer qu’ils proviennent de lieux très proches de leur mise en place. Dans la vallée de l’Iregua, en particulier à Panzares, nous avons pu observer des cortex blanchis éclatés sous les chocs, malgré la proximité de leur source qui est, de façon certaine, le Serradero. Nous les trouvons dans les courts vallons latéraux de l’Iregua descendant des crêtes de l’Arenal. Les ronces et le taillis de chênes ne permetttent pas d’y lire l’organisation des dépôts. Mais l’impression demeure, par exemple le long des 2 km de l’Arroyo Salves (débouché au km 308.5 de la N 111), d’un matériel mi-colluvial, mi-alluvial. Le remaniement peut aussi expliquer une coupe relevée vers 930 m, sous le G5 de la Granja de Ochoa, le long de la piste d’Hornos au sommet du Serradero. Elle montre des lentilles sableuses finement litées, avec des alternances de dépôts clairs et rouges. Cette stratification prouve que les teintes du sédiment ne sont pas liées à une déferruginisation in situ, mais bien à une accumulation de sables prélevés, soit dans le matériel rubéfié, soit dans sa superficie décolorée. Si notre opinion est à peu près formée aux environs du Serradero, elle l’est moins ailleurs. La vallée du Jalón reste un secteur difficile à interpréter. La différence de carbonatation entre les remblaiements inférieurs peut être mis en relation avec la variété des amonts ; encore faudrait-il avoir la certitude qu’ils appartiennent à une même famille... Le bilan s’avérerait maigre si nous n’avions comme base de raisonnement, que le seul pourtour du Serradero. Mais nous avons par chance un autre indice de cette histoire complexe, qui plus est, marqué par un jalon chronologique solide.
C. Double dépôt à bloc et bassin de Villarroya
56À Villarroya, au S d’Arnedo, existe un petit bassin sédimentaire de taille kilométrique depuis longtemps connu des paléontologues (Carvajal, 1928). Les causes du piégeage des alluvions ne sont pas élucidées. R. Brinkmann (1956, 1962) estime, sans trop approfondir la question, que la tectonique est en cause et que ce « bassin doit son origine à des rejeux de failles plus anciennes » (Brinkmann, 1962). Il n’empêche qu’il s’agit bien du colmatage d’une paléoforme disséquée. Creusée au S dans les calcaires secondaires et au N dans les conglomérats du Néogène inférieur des Navas, elle est remblayée par d’intéressantes formations déjà décrites par l’auteur précité (1956). Nous reprenons cependant l’exposé, car ce géologue, pourtant tectonicien, s’était surtout plu à analyser les couches fossilifères. La meilleure coupe est donnée par le début de la route de Cornago, lorsqu’elle descend dans le ravin de la Pazona. Au mur est une série rouge-foncé argileuse contenant des brèches calcaires, qui proviennent du raclage des proches versants. Elle est recouverte par 3 à 25 m de marnes d’eau douce alternant avec des sables blancs siliceux, dont les grains portent en surface une pellicule de calcite opaque. Après lavage à l’acide chlorhydrique, les grains se révèlent patinés de jaune au binoculaire, et corrodés par des cupules au microscope (G = 13x8). Par dessus, reposent 2 m de sables très noirs, puis de 4 à 15 m de sables jaunes azoïques. Les dépôts macrofossilifères se composent de sables orangés et d’argiles carbonatées, scellés par une trentaine de m de conglomérats rutilants à forte proportion d’éléments siliceux à patine brun-rouge ou au contraire très blancs. La partie supérieure est un glacis encroûté. L’âge du remblaiement est donné avec assez de précision par les faunes à Hipparion crusafonti, Vulpes alopecoides, Cervus et Canis donnezani (Villalta, 1952), qui sont un peu plus récentes que celles du Serrat d’en Vaquer (Perpignan). La corrélation la meilleure se fait avec les gisements d’Escorihuela (MN 16b), de Seynes et de Balaruc II (Moissenet, 1982 ; Agustí et al., 1988). Grâce à des comparaisons avec les espèces recueillies à Vialette et Etouaires, les paléontologues lui ont attribué un âge compris entre 2.6 et 3.3 MA (Bandet et al., 1978). La faune à Cervidés de Vialette, proche de celle de Villarroya et un peu plus ancienne que celle d’Etouaires, est en effet calée grâce à son encadrement de deux coulées volcaniques, datées au K/Ar. La présence de l’Arvicolidé Kislangia cappetai à Villarroya (Agustí et al., 1987) incite à se rapprocher de la borne la moins ancienne (Colloque sur le Villafranchien, 1982). Compte-tenu de la résolution chronologique des microfaunes (Aguilar et Michaux, 1987) au Pliocène, qui est de l’ordre de 250 000 ans, nous admettrons que l’âge de l’accumulation inférieure se situe entre 2.3 et 3 MA.
57Le remblaiement pliocène de Villarroya est souvent considéré comme un phénomène unique sur la façade ébrique de la chaîne ibérique occidentale. Son ampleur est pourtant considérable et il peut paraître étrange de n’en trouver aucun écho ailleurs. N’y-a-t-il pas un rapport entre ce colmatage et les formations inférieures que nous avons décrites dans la vallée de l’Iregua ou du Jalon ? Il nous semble que la stratigraphie du bassin pliocène de Villarroya rappelle, en plus ordonné, les autres dépôts de fond de vallée. Nous en proposons donc l’interprétation suivante : elle est l’inverse de celle des épandages aujourd’hui perchés. La base, blanche puis noire, évoque le décapage d’un paléosol de type podzolique établi sur la zone de déferruginisation des épandages. L’empilement de sables jaunes s’analyse ensuite comme la sédimentation corrélative de leur érosion, par exemple sur les sommets de Yerga ou de l’Alto Nevera, qui en sont aujourd’hui privés. Enfin, les conglomérats rubéfiés abondamment siliceux ont été empruntés à la masse de l’altération vallésienne, remaniée ou pas en épandages. Cette reconstitution se heurte néanmoins à un obstacle, qui est la carbonatation générale des strates pliocènes. Nous pouvons cependant penser que ces dernières ont été envahies par la calcite après le comblement du bassin de Villarroya. En effet, H. Remy (1958) signale l’existence dans la série jaune de cristaux de calcite engendrés in situ. D’autre part, l’encroûtement massif du conglomérat supérieur met en évidence l’apport post-sédimentaire du calcaire déjà admis par Villalta (1952). Une certaine fraction de cet apport peut même être synsédimentaire, puisque les argiles, les sables et les galets ont transité sur des versants calcaires. De toute façon, le dispositif morphologique ne laisse guère d’autre solution que la provenance depuis la formation rouge décarbonatée (fig. 38). Cela dit, ces quelques indications ne résolvent pas le problème plus général de la signification de ces paléoformes inférieures, et surtout de la paléohydrographie pliocène de la vallée de l’Ebre qu’elles impliquent. Il est évident qu’elles supposent un creusement puissant entre la fin du Miocène et le Pliocène moyen, qui ne peut se comprendre que par une régénération des volumes ibériques occidentaux. Mais celle-ci appelle des explications plus précises nécessitant une bonne connaissance de l’histoire post-miocène ; ce sera justement l’objet de notre dernier chapitre.

Fig. 38 : Un repère possible pour la compréhension des remblaiements inférieurs : Villarroya
CONCLUSION
58L’étude des piémonts d’épandage siliceux s. s. s’inscrit dans un cadre très large, car ils témoignent d’une remarquable interaction des processus évolutifs, dans le temps comme dans l’espace. Leur existence doit en effet autant à une longue altération préalable qu’à de brusques râclages des versants des sierras. Nous observons aussi une récurrence pliocène du phénomène, qui crée une deuxième génération de formations à galets et blocs siliceux dans les Celtibériques Occidentaux, logée dans les vallées. De plus, les épandages ne se comprennent que dans une géographie fonctionnelle étendue à l’ensemble des montagnes et des piémonts. Elle seule permet la reconstitution des dynamiques de mise en place, des plus hautes pentes jusqu’aux bassins encore endoréiques.
59Sur la façade castillane, la modération de l’érosion nous a permis de suivre les vestiges de la morphogenèse, depuis les versants altérés sur les reliefs résiduels, par exemple en amont du Vadillo, jusqu’à la surface d’érosion miocène. Nous y avons vu des traces de l’altération sur les calcaires à Noviercas, d’enduits ferromanganésiques sous la Sierra de Cabrejas, ainsi que des restes d’alluvions siliceuses, au N du río Lobos. En aval, les épandages s.s. sont installés dans des creux, sous la surface d’accumulation des calcaires blancs ; localement les incisions ont été plus marquées et la base de la formation siliceuse est piégée dans des paléovallées, comme celle du Velacha en amont d’Almazán. Mais il est aussi des secteurs plus complexes. La surface d’altération miocène sur les conglomérats du Néogène inférieur a été légèrement remaniée : nous l’avons constaté au pied de la Sierra de Toranzo, mais aussi et surtout dans les Pinares de Almazân. Les retouches du plan ont aussi contribué à l’alimentation des vrais épandages en galets peu grossiers qui ont parfois beaucoup progressé vers le S, par exemple jusqu’à la région de Deza.
60Sur le piémont septentrional, la lecture des formes et formations, inscrites dans un espace plus restreint, s’avère moins facile. Nous y retrouvons cependant les traits majeurs discernés en Castille. Les surfaces d’altération plus ou moins regrattées se repèrent au pied du Moncayo. Les paléovallées remblayées de blocs siliceux -qui précèdent localement la mise en place des épandages- sont aussi présentes, par exemple au N de Pazuengos ou à Trevijano. Nous avons enfin mis en évidence des nappes de matériel rubéfié, par exemple au pied de la Demanda. Dans les secteurs aujourd’hui très perchés, tel le Muélago, la plus grande part du dépôt a disparu lors de l’affouillement du bassin de l’Ebre. L’exaltation du phénomène de dépendance lithologique, calqué sur celui que nous avons vu pendant le Néogène inférieur, explique en partie les variations d’aspect et de puissance des sédiments détritiques mais ne suffit cependant point à les comprendre tout entières. L’hypothèse de rejeux différentiels ne saurait être exclue, une subsidence temporaire de l’aire de dépôt pouvant favoriser un accroissement local d’épaisseur. Les mouvements, à peu près certains sur l’axe méridien des Cameros, nous posent le problème du déclenchement du phénomène d’épandage. Nous ne sommes pas l’avocat inconditionnel du compromis ; mais la convergence des mécanismes tectoniques et climatiques pendant le Turolien nous paraît très logique. À de faibles mouvements ou une simple sismotectonique, a sûrement été associé l’effet rhexistasique de l’assèchement climatique qui frappe les régions occidentales de la Méditerranée à cette période.
61Sur la façade septentrionale de nos celtibériques, cette première génération de dépôts, maintenant haut perchée, est suivie d’une deuxième, logée dans les fonds des vallées. Nous avons montré que l’idée d’une unique formation n’était pas recevable : trop d’obstacles théoriques s’y opposent. Les données de terrain viennent renforcer cette opinion. Des galets à cortex blanchi, témoins de processus géochimiques postérieurs à la mise en place des épandages, ont été observés dans les accumulations inférieures. Elles sont donc plutôt le résultat d’un remaniement de la formation haute. Un argument de grand poids nous est fourni par la sédimentation du petit bassin de Villarroya, qui correspond apparemment au piégeage, sous forme d’un document inversé, des alluvions prélevés sur les hauts piémonts. Il nous semble qu’elle peut être a priori corrélée avec les lambeaux d’alluvions grossières anté-quaternaires repérées près de l’Iregua ou du Jalón. Cette corrélation, si elle se vérifie, a un autre intérêt, tout à fait majeur : le remblaiement de Villarroya, fossilifère, date approximativement de -2.5 MA. Ainsi aurions-nous l’opportunité de préciser une étape fondamentale de l’histoire pliocène de la dépression de l’Ebre. Nous ne voudrions pas, toutefois, laisser l’impression d’une connaissance définitivement acquise, car l’étude que nous avons faite a porté sur des vestiges étroits et isolés. La synthèse, quoique séduisante, est encore très difficile en l’état actuel du savoir. Au moins espérons-nous verser les pièces de notre enquête au dossier consacré aux événements pliocènes, a priori dominé par le retour "définitif à l’exoréisme et le creusement par l’érosion différentielle des bassins anciennement endoréiques. C’est d’ailleurs ce vaste dossier -lourd de problèmes néotectoniques- que nous désirons ouvrir maintenant.
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