Grands problèmes et méthodes de travail
p. 13-47
Texte intégral
1Dans les chaînes de montagnes très récentes et fortement soulevées, l’interaction de la structure -même torturée- et de l’érosion plio-quaternaire permet de comprendre les aspects morphologiques essentiels. Mais les Monts Ibériques Occidentaux n’ont pas été très soulevés -on n’atteint jamais les termes profonds de l’écorce terrestre-, et les grands aplanissements périphériques incitent à penser qu’ils sont le produit d’événements inscrits dans une longue durée. La complexité géomorphologique n’y découle donc pas d’une organisation géologique exceptionnellement compliquée, comme on en observe dans les édifices alpins "classiques". Les questions que l’on s’y pose, sur le volume et l’âge des reliefs, les modalités de leur réduction et de leur remise en valeur, sont cependant assez nombreuses pour leur consacrer le début de ce chapitre. On essaiera d’y définir ensuite les méthodes qu’on a suivies pour parvenir aux conclusions ultérieurement exposées. L’ordre du développement traduit d’ailleurs une réalité : les techniques de travail sont le fruit de tâtonnements successifs bien plus que de choix initiaux clairement affirmés et fermement tenus.
2Le premier point d’interrogation concerne la nature même des volumes celtibériques. L’interprétation des masses supérieures de la montagne reste discutée, et les questions portent évidemment sur leur résidualité -réelle ou supposée- et la dissymétrie évolutive qui peut être introduite par l’appartenance à deux domaines hydrographiques différents, ceux de l’Ebre et du Duero. Une deuxième série de difficultés provient de la présence des vastes aplanissements, qu’ils soient d’érosion ou d’accumulation, et de la manifeste inadaptation des drains aux structures que nous avons décrites. Autre point délicat enfin : on observe d’épais ennoiements parfois insérés dans le Miocène endoréique, ailleurs nommés rañas ou classés dans le le Quaternaire. Leur calage chronologique est donc très aléatoire. Face à cette masse de problèmes imbriqués, les risques de raisonnement circulaire sont constants. Au départ, les voies de la recherche peuvent donc paraître à la fois rares et mal fondées, ce qui n’est pas peu, lorsqu’on envisage la réalisation d’une entreprise aussi vaste que celle-ci. Les méthodes de travail ont, en conséquence, des bases très empiriques, et le parcours du terrain a de loin primé dans la conception de cet ouvrage. L’auteur de ces lignes craint plus que tout le dogmatisme trop souvent inhérent aux exposés de "méthodologie", pour utiliser le mot à la mode. Il espère simplement retracer les hésitations, les difficultés qu’il a éprouvées dans sa tâche et les tentatives pour les surmonter, en un mot son itinéraire. Si le récit de l’aventure peut être utile à d’autres, alors le chapitre aura atteint son but.
I. RÉSIDUALITÉ ET DISSYMÉTRIE ÉVOLUTIVE
1. Montagnes vivantes ou montagnes fossiles ?
A. La question posée par Pierre Birot
3En 1976, P. Birot m’avait proposé d’aller enquêter sur les socles d’Afrique du Sud, mais ma méconnaissance de la langue anglaise et ma perplexité devant la situation politique du pays me firent accueillir son projet avec un manque d’enthousiasme évident. Une allusion que j’avais faite à ses propres recherches pyrénéennes suspendues pour cause de guerre civile sembla le convaincre que j’étais peu mûr pour de telles destinations. Un moment de réflexion encore, et il m’expliqua qu’une sierra espagnole, celle de la Demanda, avait été l’objet d’un travail avorté et que lui-même restait fort gêné des contradictions apparentes du paysage. Il se demandait comment concilier la perfection des surfaces d’érosion méridionales si peu déformées, l’existence de la montagne, et la compression des conglomérats septentrionaux. De plus, s’il y avait résidualité, par exemple du Moncayo, celle-ci lui paraissait hors du commun malgré la résistance des roches, et presque excessive tant en raison de l’âge présumé du môle que de son volume. Le parallèle avec la chaîne pyrénéenne chère à son cœur n’était pas non plus facile, dans la mesure où, justement les effets de la tectonique verticale récente s’y avéraient fort nets. Comment concevoir que les Monts Ibériques si proches n’en aient pas subi le contrecoup ? J’étais bien incapable de soutenir la conversation qui traitait d’une région où je n’avais jamais mis les pieds. Elle s’arrêta donc là, sur ces questions qui portent toutes sur la nature des reliefs celtibériques ; elles ont été le point de départ de cette recherche.
4Une des inconnues majeures, pour comprendre la nature des reliefs, se situe dans l’interprétation des sédiments corrélatifs grossiers qui ourlent la montagne sur son piémont nord. « Il serait très important de fixer l’âge de ces dépôts, puisqu’ils déterminent le moment à partir duquel les traits essentiels de la topographie actuelle ont été fixés. L’Ecole de Göttingen les attribue au Miocène, mais sans preuves convaincantes » (Birot, 1964, sur un texte de 1953). P. Birot était d’autant plus frustré que les doutes des géologues n’avaient pas diminué au cours du temps. En 1962, Roland Brinkmann écrivait encore : « Le seul fait qu’on puisse considérer comme certain est que la série tertiaire située au bord septentrional de la chaîne renferme plusieurs discordances et comprend stratigraphiquement aussi bien le Tertiaire ancien que le Tertiaire récent » (Brinkmann, 1962). Cette conclusion ne brillait pas, c’est le moins qu’on puisse dire, par sa précision. Depuis, la connaissance chronostratigraphique du bassin de l’Ebre s’est réellement améliorée. Mais les progrès ne concernent pas les conglomérats bordiers dont la datation reste soumise, aujourd’hui encore, à l’interprétation de leurs rapports géométriques avec les accumulations fossilifères fines des bassins. L’exercice reste délicat pour nous, qui possédons des données nouvelles fournies par les micromammifères. Il l’était encore plus pour nos prédécesseurs, lorsqu’ils ne disposaient que des renseignements fournis par macrofaunes de Vertébrés à longue lignée. Lorsque B. Bomer rédige sa thèse, douze gisements seulement lui sont connus dans la dépression de l’Ebre et « l’on paraît s’acheminer vers la recherche de fragments menus, du type dent de rongeur » (Bomer, 1978, p. 14). On ajoutera que les problèmes d’analyse de l’organisation des relations entre les corps sédimentaires latéraux et centraux demeurent largement, surtout si l’on s’appuie sur des coupes trop localisées et sans liens suivis entre elles. Cela s’est pratiqué, plus par nécessité de fixer les cadres généraux des bassins que par négligence scientifique. Mais le doute s’est efficacement installé, jusqu’à contester l’orogenèse majeure "savique" des premiers auteurs.
B. Existe-t-il une orogenèse majeure ?
5La question est fondamentale puisqu’elle induit, en cas de réponse négative, une perception différente de la chaîne ibérique occidentale en affaiblissant son caractère résiduel et en renforçant l’impact morphologique de la dynamique verticale. Elle dérive directement de la méconnaissance de la nature et de la chronostratigraphie exactes des formations corrélatives des piémonts. Sont-elles le produit simultané d’une phase tectonique brève -à l’échelle des temps géologiques-, selon la conception stilléenne ? Que montrent-elles du volume alors acquis, si toutefois elles peuvent, par leur calibre et leurs prolongements vers le bassin, prouver quelquechose en la matière ? Il faudrait, autant que possible, parvenir à évaluer son ampleur pour affirmer la réalité de l’adjectif majeure. Il serait aussi fort utile de savoir si la position des points hauts du Tertiaire s’assimilent approximativement à celle des sommets actuels. Leur mise en place se poursuit-elle après la surrection ou doit-on la considérer strictement contemporaine ? Non seulement, leur âge ne peut être commodément établi, mais la durée de sédimentation est incertaine. Une estimation, même approchée, de celle-ci permettrait de mieux se décider, soit en faveur d’un soulèvement "brutal" et essentiel, soit d’une orogenèse plus lente et continue pendant le Miocène. Cela fait, localement, beaucoup de zones d’ombre, également présentes dans d’autres secteurs de la chaîne, comme l’indiquent des synthèses récentes (Hommage à P. Birot, 1984, notamment p. 152). « Les modèles théoriques se heurtent aussi à la chronologie : voulant ancrer l’orogène celtibérique aux orogènes pyrénéen et bétique (moteurs ?), ils laissent de côté le décalage chronologique patent entre les trois chaînes » (ibid, p. 152).
6À cette question de la prépondérance morphologique d’une phase tectonique "savique", les auteurs ont tenté d’apporter sinon des réponses définitives, au moins des arguments. Dans ma thèse de Troisième Cycle, après d’autres chercheurs, j’avais tenu une opinion favorable à la résidualité de la Demanda. Celle-ci, y écrivais-je, « n’a sûrement pas été stable, mais l’exhaussement n’a pu être important ; on doit donc considérer que l’essentiel du volume fut créé lors de la phase savique » (Lemartinel, 1983). Un critère décisif me semblait résider dans la modeste tectonisation des conglomérats peu progradants et du matériel tertiaire fin, comme dans la faible déformation de l’aplanissement miocène. De plus, l’inscription d’aplanissements étagés, sur le piémont méridional, me paraissait suggérer une évolution saccadée, bien en accord avec les analyses classiques. Partageant, par exemple avec M. Colchen (1970), une perspective assez différente, B. Bomer contestait cette opposition trop tranchée entre périodes de repos et d’activité dans la mise en valeur de la sierra. Le continuum vertical des dépôts de bordure, qu’il attribuait au Miocène tout entier (Bomer, 1978, p. 72) le conduisait à la conception plus "lisse" d’une déformation continue, marquée d’un point d’orgue avec la compression finale des conglomérats (voir aussi Bomer et Riba, 1982, in Colloque Montagnes-Piémonts, Toulouse, 1984). Cela impliquait une critique de la notion même de phase majeure. Le problème est, dix ans plus tard, d’essayer de voir si le débat reste entier, ou si, au contraire, l’amélioration des connaissances, et pas seulement de notre fait, permet d’y voir plus clair. Aux partisans d’un "mobilisme" vertical miocène se sont depuis ajoutés ceux des translations horizontales, liées aux migrations des continents ou de morceaux de la croûte terrestre. Mais ces dernières, qu’il faut manier avec prudence -on le verra plus loin-, ne confirment pas automatiquement la permanence de l’instabilité verticale. Elles posent peut-être plus de questions qu’elles n’en résolvent, au moins pour le géomorphologue.
C. Quelle part pour une néotectonique ?
7Cette interrogation découle de la précédente, même si, en termes de bilan orogénétique "fini-miocène", un mouvement bref "aquitanien" ou plusieurs petits étalés dans le temps pendant le Miocène peuvent donner un résultat final identique. En effet, la seconde option repose sur une vision diachronique des conglomérats que l’on pense déposés durant la totalité du Miocène. Elle oblige donc à admettre que leur compression sur le piémont nord, de la Demanda aux Cameros, est un phénomène récent, sans pourtant que ses liens génétiques avec les volumes d’amont soient aisément analysables. Mais elle ne peut non plus lui donner trop d’importance, sous peine de réinventer une phase majeure, simplement décalée... Plus qu’à une véritable néotectonique, on assisterait donc à la prolongation des mouvements réguliers du Miocène. La première option, cependant, n’exclut pas une mobilité fini-néogène, tout en limitant sa portée, puisque les reliefs sont surtout perçus comme résiduels. La faible déformation des surfaces d’érosion et de remblaiement néogènes atteste apparemment de la médiocrité des accidents différentiels qui lui sont imputables.
8Dans un cas comme dans l’autre, les protagonistes se retrouvent d’accord pour ne point exagérer l’efficacité des mouvements récents dans la domination des sierras par rapport à leurs périphéries. La fixation de leur âge, quelque part entre la fin des dépôts endoréiques et les débuts de la glaciplanation, semble aussi pouvoir faire l’objet d’un consensus à défaut d’un positionnement chronologique précis. Certes, quelques auteurs, en Rioja, ont cru voir des glacis ployés, portant des galets de quartzite impressionnés (Perez Lorente et al., 1983 et in litt., 1986). Mais les niveaux qu’ils ont cartographiés s’étagent suffisamment tranquillement pour qu’on se garde de l’emphase de leurs articles, dont on essaiera de vérifier le fond. On devrait donc se satisfaire de cette convergence d’opinions. Elle n’efface pas, hélas, un sentiment commun de gêne face à la hauteur actuelle des vieux piémonts comme le Serradero ou le Cabí Monteros, dont l’altitude dépasse, non seulement celle de leurs homologues latéraux, mais encore celle de secteurs situés à leurs amonts immédiats. Il y a là de toute évidence un grave problème qui se concilie mal avec les observations antérieures. Une difficulté plus pesante encore vient de l’appréciation d’une éventuelle épeirogenèse. Elle peut avoir un rôle décisif dans l’altitude acquise par l’ensemble de la chaîne, dans ses variations régionales et dans la vidange des bassins sédimentaires tertiaires. Mais comment s’assurer de sa réalité, autrement que par des raisonnements croisés mêlant réciproquement causes et conséquences ? On voit donc que la question posée par P. Birot, avec ses ramifications, a gardé de son actualité et que les controverses ne se sont pas éteintes, malgré les efforts de chacun C’est bien l’histoire de la chaîne ibérique occidentale qu’il faut à nouveau tenter d’écrire, tout en acceptant l’idée, introduite par les paysages contrastés, d’une variabilité régionale.
2. Les deux faces d’une même chaîne
A. La dissymétrie morphologique
9Le voyageur qui traverse la montagne de Logroño à Soria par le Puerto de Piqueras est frappé par l’opposition qui existe entre le front septentrional, fort raide, et les pentes méridionales plus modérées. La première explication peut sembler se lire dans le canevas structural. Le contact des sierras avec la vallée de l’Ebre se fait par une longue faille légèrement chevauchante. La dissymétrie paraît donc a priori liée au jeu en demi-bloc, comme cela se voit ailleurs, dans les massifs en roches anciennes inégalement soulevés. Elle est confirmée dans les parties inférieures par la révélation ou l’exhumation du contact tectonique par l’érosion différentielle. Les choses sont ici moins simples, et peu comparables aux situations présentées par un socle "classique" tel que le Massif Central, où la ligne de faîte suit l’axe de dissymétrie. En effet, malgré l’impression de vigueur donnée par la façade de l’Ebre, surtout en Rioja, la ligne de crête se situe en arrière de ce piémont, parfois même fort loin, dans l’Urbión ou la Cebollera. On soupçonne bien sûr la dissection et l’érosion régressive d’être responsables de cet état de fait dans des Cameros centraux moins résistants que leurs franges nord et sud. À l’appui de cette intuition -qu’il faut justifier- vient un argument topographique : les sommets sont plus proches de la Rioja et de l’Aragon lorsque la chaîne est construite sur les noyaux quartzitiques (fig. 2). L’âge de la tectonique peut aussi avoir eu une incidence. Plus il est grand, plus le défoncement du massif a des chances de s’être propagé vers la Castille, favorisé par le downwearing induit par l’abrupt initial engendré par la faille de l’Ebre. Plus que par le fonctionnement du demi-horst, la dissymétrie serait alors définie par le contexte macrostructural hérité de celui-ci.
10Mais on ne peut exclure l’intervention d’une surrection ultérieure pour expliquer cette disparité des formes, toute la difficulté étant d’en rassembler les preuves. Pour cela, il faudrait disposer d’éléments de comparaison de part et d’autre de l’accident septentrional et dans le travers de la montagne ibérique. On trouve hélas très peu de dépôts intramontagnards récents -néogènes- et surtout interprétables, c’est à dire corrélables entre eux. À l’W, le couloir de Canales-Mansilla, drainé par le Najerilla, ne contient rien de tel et nous n’avons une étroite pastille de conglomérats qu’au-dessus de l’Iregua, à l’E du lac de barrage d’Ortigosa. Les amonts des rivières sorianes, sur l’autre versant de la montagne, coulent sur des dépôts plus nombreux, par exemple dans la vallée du Tera ou de la Revinuesa, mais dont l’analyse est en l’occurrence peu révélatrice. Dans les sierras du Jalón, à l’E de notre terrain, le sort nous favorise un peu plus puisqu’on repère des taches parfois significatives de matériel tertiaire, comme la Muela de Tierga. Mais la dissymétrie que nous cherchons à comprendre y apparaît beaucoup moins, voire pas du tout, en raison de l’importante fragmentation du cadre structural. Quant aux répercussions de possibles mouvements épeirogénétiques sur le phénomène, elles s’avèrent encore plus délicates à percevoir. Au-delà des acquis globaux nés de la mise en place de la montagne, et de leur éventuelle réanimation, n’y a-t-il pas des variantes géographiques ou historiques ?
B. Liens avec une dissymétrie évolutive ?
11Par définition, les faces opposées d’un demi-bloc ont une histoire différente, mais leur comparaison et l’examen de la dissymétrie sont ici grevées par deux hypothèques qui mériteraient d’être levées. La largeur des Monts Ibériques, souvent près de 70 km, leur peu de monolithisme, les sérieuses dissemblances du N au S poussent à ne pas négliger les risques de décalage chronologique dans l’élaboration des structures, des reliefs et des formations corrélatives. La stratigraphie des cuencas, dont nous avons vu plus haut les traits changeants, nous y invite aussi. La possible divergence évolutive lors de la sédimentation devient une certitude pendant l’ablation qui conduit aux reliefs actuels, de par le comportement de chacun des réseaux hydrographiques. Qu’ils dépendent, celui du Duero, de l’océan Atlantique, celui de l’Ebre, de la mer Méditerranée, a sans doute une importance qui reste à estimer, moindre cependant que celle de leurs altitudes respectives, qui témoignent d’un creusement inégalement rapide. Les grands drains, perchés à près de 1 000 m du côté castillan, alors qu’ils coulent entre 400 à 200 m de la Rioja à l’Aragon, engendrent de chaque côté de la chaîne une activité morphogénétique bien dissemblable. Il est indispensable de savoir pourquoi et comment on en est arrivé là, alors que le remplissage de la cuvette endoréique de l’Ebre n’a pas été moins considérable que celui du bassin de Vieille-Castille. Le cas particulier du Jalón, dont l’amont parcourt un domaine situé au S de la chaîne, est original : peut-être permet-il de comprendre, entre autres motifs, pourquoi dans la zone orientale, le contraste entre les deux versants est moins marqué. Enfin, l’intervention des facteurs mésoclimatiques introduit plus que des nuances, si l’on en juge à partir des faits présents. Il n’est sans doute pas très facile de les circonscrire loin dans le passé. Au moins espérons-nous en cerner le poids, entre la fin du Néogène et les débuts du Quaternaire. L’application rétroactive des conclusions est-elle envisageable ? C’est une tout autre histoire.

Fig. 2 : Aspects de la dissymétrie des Celtibériques Occidentaux
12La mosaïque régionale ne tire pas seulement sa variété des oppositions entre le N et et S de l’édifice montagneux. Les montagnes orientales, du Moncayo au Jalón, présentent des aspects qui les distinguent de l’ensemble occidental. Elles sont, à l’exception du Moncayo lui-même, moins élevées et plus compartimentées, jusqu’à admettre la division du tronçon aragonais en deux branches, séparées par le bassin de Calatayud. Comment comprendre cette dissonance morphologique, qu’on suit également sur les piémonts ? Les transitions ne sont pas soudaines ; malgré cela, à une centaine de km de distance, la Castille, l’Aragon et la Rioja ont une puissante personnalité. Que doit-on incriminer ? A un niveau général, les crises tectoniques ou climatiques pour expliquer les formes, et leur expression régionale nuancée pour saisir les changements des modelés ? Dans quelle proportion chaque moteur de l’évolution agit-il ? La tentation est forte de fournir des réponses standardisées à ce problème courant en géomorphologie. Ce serait faire bon marché de la variété du dispositif topographique montagnard comme de l’originalité climatique de l’Aragon vis-à-vis de la Rioja. On voit que de nombreuses interférences ne rendent pas aisée la découverte d’une solution dans une région frontière.
3. Une grande frontière morphotectonique
A. Poids de l’Influence pyrénénne ?
13On rattache de façon presque systématique les études sur les Monts Ibériques -souvenons-nous de la Synthèse géologique... à paraître- aux travaux consacrés aux Pyrénées. Il est vrai, qu’au moins à l’W du méridien du Jalón, les deux rameaux montagneux sont assez rapprochés. Depuis les Cameros les structures pyrénéennes "reconnues", prolongées dans les Monts Cantabriques, sont encore moins éloignées, puisqu’elles se repèrent immédiatement au N de la vallée de l’Ebre. Pourtant, les publications diverses ne font guère l’effort de s’intéresser aux contrecoups locaux de l’histoire pyrénéenne, qu’ils subsistent dans les structures, ou se manifestent dans l’érection des volumes eux-mêmes. Est-ce à dire qu’ils sont absents, le fossé de l’Ebre formant une coupure infranchissable ? La masse celtibérique a-t-elle été trop rigide pour enregistrer des actions très périphériques et donc atténuées ? Il n’est pas dans notre propos de nous substituer aux spécialistes de géophysique et nous leur laisserons le soin de comprendre les mécanismes de la dynamique continentale. Nous nous efforcerons seulement de voir si le bâti garde des traces héritées des événements pyrénéens, comme il a conservé celles du plissement hercynien et des contraintes néogènes. C’est une tâche complexe, car il faut les en distinguer ; les moyens d’y parvenir sont peu nombreux et d’utilisation délicate.
14Il est d’abord très difficile d’apporter des preuves géologiques, que ce soit dans la montagne ou sur ses piémonts. On n’a pas, comme dans les Pyrénées elles-mêmes, de paléopiémonts éogènes repris dans la chaîne, d’âge lutétien, bartonien ou ludien, tels ceux de Berga en Catalogne (Birot, 1937 ; Reille, 1971). Sans doute le contact tectonique, en surface linéaire et vertical -même si sa géométrie profonde est différente (Guimerà et al., 1990)- ne permet-il pas ici ce genre de structures hautement instructives. Pour ce même motif, le piémont actuel est peu expressif, puisque son organisation ne favorise guère les remontées des strates les plus anciennes le long de la faille bordière. On éprouve déjà bien du mal, d’ailleurs, à dater les formations probablement miocènes qui affleurent ; que dire alors d’accumulations éo-oligocènes, si toutefois elles existent. Les discordances dans de vieilles superpositions sédimentaires conglomératiques tertiaires au S du bassin de l’Ebre sont des phénomènes trop hypothétiques pour servir de point d’appui aux déductions. La somme des problèmes auxquels nous nous trouvons confrontés pourrait rendre pessimiste, d’autant qu’on les a seulement considérés sous leur angle statique, ce qui semble insuffisant au regard des modèles mobilistes les plus "modernes".
B. La part possible de la cinématique Ibérique
15On regroupera les écoles spécialistes des déplacements horizontaux en deux catégories principales. Il y a d’abord les tenants de la rotation ibérique autour d’un pôle eulerien situé dans le N de la France, quelque part en Picardie (Aubouin et al., 1973). Le coulissage senestre est assez lent, comme le montrent les cartes paléogéographiques dessinées pour la période du Lias à l’Actuel (Dercourt et al., 1985), mais on peut néanmoins s’interroger sur le rôle qu’il a tenu au Cénozoïque. Depuis quelques années, en particulier dans les publications relevant du programme ECORS, que nous avons déjà citées (Guimerà et al, 1990), se développe aussi l’idée de grands "rampes" N-S faisant s’avancer le socle de la Demanda et les Cameros d’une bonne trentaine de kilomètres sur les accumulations continentales paléogènes et néogènes de la vallée de l’Ebre. Nous ne sommes pas en état d’apprécier de tels travaux, parce que nous n’avons pas les bases précises de l’argumentaire. Mais on aimerait savoir si ces analyses, souvent fondées sur des modèles de chaîne à double déversement, avec des raccourcissements différentiels entre socle et couverture, voire sur des failles planes profondes, ont un intérêt morphologique. La physionomie changeante du front nord, entre Demanda et Jalón, peut au moins nous faire douter de la régularité du recouvrement, notamment sur la transversale du Moncayo, dont l’examen est délaissé par J. Guimerà et al. (1990). Ces rampes ascendantes rendent-elles compte de la surrection de nos montagnes ? E. Moissenet, pour les Celtibériques Orientaux, estime que tous ces concepts « n’ont guère d’utilité pour mieux saisir l’évolution et n’ont guère non plus d’expression superficielle ni paléogéographique » (in Hommage à P. Birot, 1984). Nous essaierons de nous faire une opinion dans les sierras occidentales, malgré les obstacles prévisibles, et sur les seules données de terrain.
16Si la mode s’attache aux translations horizontales, elle ne doit pas nous faire oublier que les mouvements verticaux d’ensemble ne peuvent être écartés de l’étude. Ils frappent moins l’imagination et se prêtent peu à de spectaculaires cartographies. Mais leur action morphologique s’avère certaine, si l’érosion ne travaille pas plus vite qu’ils ne se produisent. Il n’est cependant pas facile de reconnaître un effet régional au soulèvement récent -largement admis par les auteurs-de la plaque ibérique. S’agissant d’un événement général, il n’y a pas de preuve "de tranchée" et les arguments fournis par la seule présence des formes risquent d’être entachés de circularité. On recherchera donc dans d’autres travaux des indications utiles, en veillant à ce que la circularité des publications n’égale pas celle de terrain. Le fort soulèvement des régions pyrénéennes, depuis le Pliocène et pendant le Quaternaire -les comparaisons de nivellement l’attestent encore- s’accompagne-t-il d’un exhaussement global des régions plus méridionales, comprenant bassin de l’Ebre et Monts Ibériques Occidentaux ? Le jeu des grands panneaux structuraux issus de la dynamique tertiaire sont-ils encore fonctionnels ? On peut aussi se poser la question, même s’il ne nous appartient pas nécessairement d’en donner la réponse. Elle se conjugue, bien sûr, aux multiples interrogations qui portaient sur l’influence pyrénéenne. On s’aperçoit, en conclusion, que la compréhension de l’orogenèse, dans nos montagnes, est loin d’être assurée. On n’a pourtant pas dressé un inventaire exhaustif des points obscurs. En effet, aux processus de création des volumes répondent les mécanismes de destruction qui conduisent à l’élaboration de surfaces d’érosion remarquables, à des surimpositions des réseaux hydrographiques et à des ennoiements détritiques.
II. APLANISSEMENTS, INADAPTATION DES RIVIÈRES ET ENNOIEMENTS
1. Un double plan de piémont
A. Problèmes de chronologie
17Tout au long de la retombée castillane des Celtibériques, un aplanissement étendu arase presque complètement les plis calcaires périphériques. Sa perfection est remarquable mais il a toutefois épargné des chaînons comme les sierras de Miñana, Llana, de Cabrejas ou de Cervera. Il semble bien que ces reliefs méridionaux portent des lambeaux de surface d’érosion. On en avait déjà évoqué la présence dans un travail antérieur (Lemartinel, 1983), mais dans une zone restreinte aux Montes de Cervera et de Covarrubias. Leur réalité dans une aire plus vaste reste à prouver, d’autant que les divers auteurs s’en sont bien peu préoccupés jusqu’ici. S’agit-il d’un même niveau disloqué par une tectonique postérieure ou de deux éléments chronologiquement distincts et étagés, le plus bas dérivant de la destruction d’une forme ancienne portée en altitude ? Pour l’histoire de la bordure castillane, et même de la montagne tout entière, la question est de la plus haute importance, puisqu’elle conditionne la définition, résiduelle ou tectonique, des reliefs. Elle peut permettre, plus sûrement que l’interrogation concernant les structures, d’aboutir dans nos investigations. Quelle que soit la réponse fournie, il est indispensable de rechercher à l’intérieur des sierras des traces d’aplanissements. La résistance du matériel -souvent trop forte pour les quartzites, trop irrégulière ou médiocre dans les formations wealdiennes- ne doit pas faire espérer des formes spectaculaires, mais on ne peut se dispenser de cette quête aléatoire. Enfin, la bordure du bassin de l’Ebre beaucoup plus affouillé par l’érosion a-t-elle conservé des vestiges du plan majeur, comme on le pressent parfois ? Leur analyse, dans une région apparemment touchée par la néotectonique, ne manquerait pas d’intérêt.
18Le calage chronologique de ces plans se heurte à des difficultés de datation précise des surfaces. La plus importante était jugée "finipontienne", car le terme de l’accumulation des calcaires blancs des páramos -pontiens selon la tradition- s’inscrit, dans les paysages, en continuité avec le niveau érodé. Elle se reconnaît aussi en Nouvelle-Castille, où J. Vaudour (1979) la donne plutôt pour « une surface d’aplanissement généralisé développée jusqu’au Vindobonien supérieur ». Cela revient à la vieillir un peu puisque son façonnement est terminé au Pontien s.s.. En est-il de même au pied des Monts Ibériques Occidentaux ? Il n’est pas facile de répondre de prime abord. En effet, il s’avère malaisé de fixer les bornes inférieures en raison de la rareté des repères paléontologiques ; sur notre terrain, les gisements fossilifères d’Escobosa, l’W de Soria, et de La Abadesa, au S de Burgos, peuvent nous aider. Les limites supérieures de la sédimentation carbonatée sont moins bien établies encore. Les calcaires blancs supérieurs contiennent des Mollusques d’eau douce, par exemple à Castrillo del Val, mais les paléontologues hésitent maintenant à leur conférer une valeur stratigraphique décisive. Les placages et poches karstiques sont peu fréquents sur une surface d’érosion très dénudée, et l’on sait qu’ils ne datent pas forcément avec exactitude la forme qu’ils affectent. Les apports postérieurs, telles les rañas, se sont d’une part installés en contrebas de l’aplanissement, et se révèlent d’autre part azoïques. Leur utilisation chronologique directe est donc impossible. Comment parvenir à mieux encadrer le moment où a été parfait le plan majeur du piémont ? Peut-on même réussir dans cette entreprise sur les seules données de notre terrain ? Cela n’est pas certain. Dater des lambeaux d’une surface d’érosion haute paraît un exercice encore plus hasardeux, sauf si ce sont des fragments dénivelés de l’aplanissement principal. Dans le cas opposé, il faudra se contenter d’un âge relatif et de probabilités pour la datation, ce qui ne satisfait pas toujours l’esprit.
B. La compréhension de la morphogenèse
19L’insertion de ces formes dans une échelle de temps ne suffit pas à en saisir l’élaboration, même si elle autorise à évaluer les vitesses de l’évolution morphogénétique. Le problème du façonnement des aplanissements en roches carbonatées cohérentes est à nouveau posé et de manière spectaculaire autour de Soria. L’extension du plan majeur pourrait se comprendre puisqu’il nivelle un matériel crétacé de résistance correcte mais sans plus. Mais en bien des endroits, le Jurassique marin très cohérent est impeccablement arasé, preuve que la difficulté n’est pas abolie. Les processus morphologiques qui conduisent à cet effacement des structures ont été ailleurs envisagés, qu’ils soient mécaniques ou géochimiques (Millot, 1990). Mais qu’en est-il sur le piémont des Celtibériques Occidentaux ? La surface des calcaire est nue et les héritages de la morphogenèse, à première vue, se réduisent à quelques traînées alluviales peu étendues, à des galets dispersés ou à des taches argileuses peu abondantes, ce qui n’a rien de très encourageant. Il y a parfois des voiles allogènes de rañas localisés selon des axes assez précis, mais ils sont manifestement sans rapport avec l’établissement de la surface d’érosion majeure. Qui plus est, la création des aplanissements s’est faite en fonction d’un niveau de base qui n’est pas le zéro marin, dans cette région longtemps endoréique de l’Ibérie intérieure. Ce niveau local est complexe, parce que constamment ascendant à cause du remblaiement corrélatif de l’érosion. On se demande aussi comment les processus se sont modifiés pendant le lent étouffement qu’ils induisent eux-mêmes. De plus, l’altitude de ce niveau de base a-t-elle été la même de chaque côté de la chaîne ? On peut s’interroger sur ce point, car le bassin de l’Ebre et celui de Castille ont eu un fonctionnement dissemblable pendant une partie du Tertiaire.
20Nous avons, pour répondre à ces questions, l’aide des formations corrélatives ici piégées dans les dépressions. Elle peut sembler importante à qui travaille dans des domaines exoréiques et raisonne à partir de la seule forme d’érosion. Pourtant la variabilité du matériel, bien décrite par B. Bomer (1978), rend malaisée une explication trop générale. L’aspect local des sédiments rutilants semble beaucoup devoir aux amonts proches, et les passages latéraux des marnes aux grès ou aux chenaux de galets témoignent d’accumulations complexes. Doit-on s’élever, comme B. Bomer, contre « le recours à la biorhexistasie, potion magique de la géomorphologie contemporaine, merveilleuse conciliatrice des contraires, qui fait alterner, dans une durée à saccades indéfiniment répétées, des processus plus probablement simultanés » ? Cette très logique réaction devant les usages abusifs du concept développé par Erhart ne mérite-t-elle pas aujourd’hui quelques accommodements ? Les indications paléoclimatiques fournies par les récentes études paléontologiques demandent qu’au moins on reprenne compte les données sédimentologiques. Le polymorphisme des dépôts blancs qui scellent les formations miocènes est aussi supérieur à ce que les notices géologiques laissent supposer. Certes la teinte claire, l’abondance du calcaire sont des dénominateurs communs. Mais, si l’on excepte ces critères macroscopiques évidents, trop sans doute, on observe bien des différences sectorielles d’épaisseur, de résistance, de faciès et même de nature. Celles-ci sont-elles le fruit du hasard, ou parvient-on au contraire à dégager des règles de répartition porteuses d’enseignements nouveaux ? Loin d’être un obstacle, la variabilité des formations corrélatives permettrait au contraire d’apprécier alors les mécanismes évolutifs globaux, dont on imagine qu’ils sont plus une somme d’actions particulières liées à une géographie nuancée qu’un phénomène unitaire. Les surfaces d’aplanissement, dans la partie ouest des Monts Ibériques, nécessitent donc un double examen approfondi. De ces formes dérivent en effet, en partie au moins, l’organisation des réseaux hydrographiques.
2. Des ríos au tracé exceptionnel
A. L’inadaptation aux structures "moyennes"
21Les rivières et les fleuves respectent les très grandes structures et l’Ebre est guidé par le fossé dans lequel il coule tout en le déblayant. À échelle moyenne, il en va autrement et l’adaptation des réseaux est occasionnelle. Le Duero et l’Arlanza, près de leurs sources, suivent le synclinal de Duruelo de la Sierra. Mais ensuite, ils recoupent les plis sans se soucier de leur organisation. Les inadaptations peuvent être plus spectaculaires dans les zones plus étroitement compartimentées par la tectonique, en particulier dans les plis de calcaires crétacés qui se prêtent à l’incision de gorges étroites. Le río Mataviejas et ses affluents, indifférents à une structure qui devrait les tyranniser, en sont une remarquable illustration (fig. 3). Mais tous les écoulements qui traversent l’auréole de calcaires secondaires du piémont méridional sont peu ou prou dans cette situation, et il serait vain de tenter de dresser une liste exhaustive des cas d’inadaptation. Ceux-ci se repèrent même en amont, notamment à l’W de la dépression intramontagnarde de Mansilla-Canales. Le réseau hydrographique, qui dépend de l’Ebre n’est pas plus respectueux des alignements de plis orientés W-E dans les Cameros. Les drains principaux, Iregua, Najerilla, Jubera et Cidacos, dévalent vers le N en coupant orthogonalement les plis et le chevauchement bordier. Dans le bassin de Calatayud, le Manubles abandonne un facile parcours dans les sédiments miocènes tendres de la dépression, pour s’engager en aval de Moros dans une gorge taillée dans le Cambrien résistant Le rio Aranda passe à travers l’échine quartzitique de la Camamila au lieu de suivre le couloir des argiles et grès triasiques qui mène de Brea de Aragón à Mores. Et le recensement n’est pas clos ; peut-être aurait-on plus vite fait de noter les tracés adaptés...
22L’origine de cette inadaptation généralisée du réseau hydrographique paraît claire. La surface composite "pontienne" constitue a priori le point de départ des surimpositions qui expliquent le tracé fantasque des rivières. Cependant, la solution semble parfois insuffisante. Dans les bassins, le creusement à partir du toit de la sédimentation miocène est incontestable. Mais le sommet visible du remblaiement -P. Birot l’avait remarqué depuis longtemps- n’est pas toujours structural. De plus, des phénomènes d’antécédence peuvent interférer en cas de néotectonique. Dans les zones où la surface d’érosion nivelle les calcaires secondaires, les choses se compliquent. Certains drains, notamment l’Arlanza, se sont enfoncés en contrebas de la surface d’érosion majeure mais en tranchant aussi les chaînons calcaires qui la dominent. C’est dire que les problèmes d’inadaptation ne se limitent pas à d’élémentaires incisions défonçant un plan "fondamental". On retrouve plusieurs fois ce même dispositif morphologique sur le piémont méridional. Par exemple, l’Araviana qui prend sa source sur le versant sud du Moncayo, franchit par une cluse étroite la Sierra de Toranzo, relief d’appui de l’aplanissement miocène. Imputer à l’érosion régressive ces percées s’avère risqué, surtout lorsqu’elles se produisent dans les durs grès quartzites, et l’on ne peut les écarter, à cause de leur nombre, du champ des faits significatifs. Cela n’ôte rien à leur caractère embarrassant, puisqu’à moins de néotectonique, il faut admettre que les cols existaient avant le façonnement de la surface composite. Mais l’idée que de très vieux systèmes hydrographiques conditionnent encore les paysages actuels est-elle acceptable ? Cette question se pose avec plus d’acuité lorsqu’on observe le Jalón, qui sourd aux confins de la Meseta et rejoint par des gorges successives le bassin de l’Ebre.

Fig. 3 : Le Matavie jas : une petite rivière indifférente à la structure
B. Le problème majeur du tracé du Jalón
23L’inadaptation de cette rivière dépasse en importance tout le reste, puisqu’elle traverse la totalité des deux branches de la chaîne ibérique, et non plus des barrières de largeur kilométrique. Sur notre terrain, elle s’engage dans une série de défilés, ceux d’Alhama de Aragón, d’Ateca, d’Embid de la Ribera, de Purroy et de Ricla. Elle sert donc d’exutoire à des ríos qui drainent aussi bien une partie du bassin sédimentaire d’Almazán que la région de Daroca, dans les Celtibériques Orientaux. Le passage du faisceau structural sud-occidental, pas très élevé, aplani en plusieurs endroits, n’est pas le plus délicat à concevoir. Celui du rameau principal, entre les sierras de la Virgen et de Vicort qui culminent aux alentours de 1 500 m, intrigue bien plus. Est-il lié au développement d’embayements de l’aplanissement majeur à l’intérieur de la montagne, réutilisés ensuite comme déversoir par le Jalon ? Ce dernier n’a-t-il pas maintenu son cours par antécédence ? Son bassin-versant est en effet important avec plus de 7 000 km2 et le río est le mieux alimenté des écoulements celtibériques qui dépendent de l’Ebre (Davy, 1978). Répondre à ces questions suppose qu’on connaisse préalablement l’âge des reliefs et qu’on détermine donc le moment où s’est réalisée l’épigénie. Cela nous ramène à notre problème de départ, qui est de fixer le moment essentiel de la mise en place des volumes.
24S’il remonte à la charnière oligo-miocène, on peut envisager une surimposition opérée sur le remblaiement miocène et des pans de surface d’érosion aujourd’hui largement disparus. Les horizons ouverts aux environs de la muela intramontagnarde de Tierga et le relatif ensellement de la chaîne à cet endroit nous y font penser. Dans cette optique, l’établissement du Jalón sur le seuil nouvellement formé aurait mis fin à l’isolement du bassin de Calatayud et à son évolution parallèle à celle du fossé de l’Ebre. Mais l’hypothèse paraît un peu sommaire en l’état car le franchissement des échines quartzitiques reste un mystère. Partout ailleurs où nous pouvons l’étudier, la surface d’érosion néogène parvient à peine à mordre les orthoquartzites très résistants du Cambrien inférieur et moyen. Comment alors accepter l’ouverture très linéaire de ce long couloir d’Embid de la Ribera qui divise les sierras de la Virgen et de Vicort, et mesure plus de 5 km à vol d’oiseau sans tenir compte des méandres actuels ? Une antécédence du Jalon par rapport à une importante néotectonique différentielle ne s’avère pas plus vraisemblable, puisque le matériel miocène, tant du côté de Calatayud que de Ricla s’appuie en discordance sage sur les structures qui constituent l’armature de la chaîne ibérique. Les mouvements pliocènes voire plus jeunes encore qu’Etienne Moissenet (1980) met en évidence plus au SE n’ont apparemment pas d’équivalent local. Encore une fois, une épeirogénie récente, par nature plus discrète n’est pas à exclure ; mais donnerait-elle la clé de l’épigénie ? On se doit d’en douter. On comprend donc la perplexité des auteurs, que l’on partage, et leur discrétion sur ce point de l’évolution morphologique.
3. De complexes ennoiements : rañas et gros blocs
A. La difficulté stratigraphique
25Avant que les réseaux hydrographiques n’incisent de façon irréversible, à partir de l’aplanissement miocène, le matériel accumulé dans les bassins endoréiques, se sont produits de grands épandages siliceux composés de sables, de galets et de blocs. Ces rañas exercent un faible attrait sur les géologues, en raison de leur azoïsme jamais démenti et de leur âge incertain que certaines cartes, celle de Soria au 1 : 200 000 notamment, fixent au gré de renseignements non recoupés, entre Paléogène et Quaternaire, le plus souvent au Pliocène. Elles intéressent beaucoup plus le morphologue, mais lui posent également de sérieuses chausse-trapes, dont témoigne le débat courtoisement instauré en Nouvelle-Castille entre P. Birot et J. Vaudour (Vaudour et al., 1979). En effet, il n’est pas aisé d’en faire une cartographie précise dans la mesure ou elles peuvent aussi bien s’étaler en voiles minces et superficiels qu’en nappes épaisses, ce qui éclaire peut-être les variations d’attribution stratigraphique. Comme la sédimentation a été discontinue, on ne sait pas non plus ce qui a été emporté par l’érosion postérieure. La distinction entre dépôts initiaux et remaniements se révèle parfois aléatoire, car l’établissement de "stratotypes" est une mission impossible dans ces accumulations très lenticulaires et exclusivement quartzeuses. Le mimétisme des corps sédimentaires issus d’amonts largement pareils à eux-mêmes durant le Tertiaire est un rude obstacle à la mise au point de critères sédimentologiques. L’utilisation, classique, des séquences corrélatives de la dénudation des enveloppes d’un massif se heurte ici à l’ancienneté du décapage des noyaux de socle. Entre Demanda et Moncayo, la masse puissante du Wealdien des Cameros fournit toujours des alluvions caractérisées par un même spectre lithologique, avec grès et conglomérats à billes de quartz et de quartzites. On s’appuie donc plutôt sur des caractères communs, par exemple l’absence quasi-totale de carbonates, pour les distinguer de leur soubassement conglomératique tertiaire. Mais la méthode, on le verra, n’est pas exempte d’ambiguïtés.
26Les successions verticales, à l’intérieur des épandages, sont peu typiques à l’échelle des coupes traditionnelles, car la stratification, dans les passées grossières prédominantes, n’est pas discernable sans beaucoup de recul. Un éloignement de deux à trois cent mètres n’est pas de trop pour parvenir à lire un empilement sédimentaire et donc un pendage. Mais cela ne vaut que dans des zones où la masse des rañas est suffisamment épaisse, comme sur le paléopiémont du Serradero, là où justement le relief est trop tourmenté pour rendre les observations pratiques. On ajoutera que la la facilité de sous-solage au bulldozer a poussé depuis peu à la reforestation massive en conifères, malgré la très mauvaise qualité des sols siliceux. Le manteau arbustif est dense, le sous-bois peu ou pas praticable : les possibilités d’analyse sont parfois exécrables malgré quelques saignées heureusement ouvertes par le ravinement dans les épandages aux matrices un peu plus argileuses. Ailleurs, les sables très abondants laissent filtrer l’eau en profondeur sans qu’un chevelu hydrographique puisse s’installer, et les blocs pavent les talwegs, ralentissant l’efficacité des incisions. Dans ces conditions, l’examen d’éventuelles discordances intraformationnelles est peu réalisable alors qu’il serait du plus haut intérêt de savoir si des mouvements différentiels de l’amont montagnard immédiat peuvent être associés au dépôt des formations à blocs. Celles-ci sont donc déroutantes, puisque l’on ne sait ni leur âge précis -si même il est unique-, ni leur organisation exacte. Nos ignorances ne s’arrêtent hélas pas là.
B. Une mise en place peu aisée à saisir
27Il existe en effet de profondes incertitudes sur la fabrication du matériel corrélatif. Les sédiments détritiques sont altérés ; mais on peut se demander à quel niveau du processus est intervenue la transformation chimique. L’érosion a-t-elle attaqué une roche saine ou, au contraire, s’est-elle contentée de déblayer un manteau fragile d’altérites ? En termes de durée d’action, la signification de chaque hypothèse apparaît fort différente, car la mobilisation des produits dégradés peut être bien plus rapide que celle des roches intactes, si l’on excepte les plus tendres, comme les couches albiennes de faciès Utrillas ou les marnes argileuses du Crétacé wealdien. Par contre, le temps de préparation du matériel est nécessairement plus long, si l’on retient le point de vue d’une altération préalable. Il faut aussi se souvenir que les conglomérats néogènes des bordures montagneuses ont été des candidats potentiels à une néogenèse in situ. Peut-on alors les reconnaître des ennoiements postérieurs ? À nouveau, les problèmes d’histoire et de durée sont cruciaux, tout en étant modulés par les traits, lithologiques surtout, propres à chaque amont. Ils sont compliqués par le fait qu’une fois étalés, les sédiments ont pu subir de nouvelles transformations, qu’on aimerait pouvoir distinguer des précédentes. Cette tâche suppose une tentative d’appréciation du rôle des paléoclimats, et de leurs modifications brutales ou progressives. Mais comment éviter un raisonnement circulaire, puisque nous n’avons guère que le témoignage des sédiments pour asseoir les arguments ? Le risque est grand de prouver une situation paléoclimatique par les caractères chimiques des ennoiements, et d’expliquer ensuite ces derniers par la première. Il semble que le terrain, à lui seul, ne suffise pas à notre propos. Comment, aussi, assigner une cause à l’érosion des reliefs, qu’elle soit durable ou quasi-instantanée à l’échelle des temps géologiques ? L’éternel dilemme de la géomorphologie se pose à nouveau, demandant à choisir entre un déclenchement tectonique dans une région où la surface d’érosion néogène semble peu bousculée, et une crise climatique difficile à attester autrement que par les épandages dont on recherche justement l’origine.
28On pourrait être tenté de fournir des réponses en étudiant l’étape intermédiaire du transport et la manière dont ont été déplacés les matériaux. Mais il n’est pas simple de concevoir des écoulements capables de remuer aussi bien des blocs énormes de plusieurs m3 que des sables et de les abandonner souvent en désordre. P. Birot estimait (Vaudour et al., 1979) à propos des formations à blocs des environs de Tolède, que de pareilles alluvions ne se concevaient que dans des zones semi-arides telles qu’on en voit dans l’W des Etats-Unis. Mais le concept est-il réellement transposable à la Vieille-Castille ? L’épandage s’opère-t-il dans une ambiance encore endoréique ou déjà exoréique ? Le dépôt sur place milite en faveur de la première supposition, alors que son installation en contrebas de l’aplanissement néogène tendrait à faire préférer la seconde. La géométrie verticale des réseaux hydrographiques sur le piémont castillan ne donne pas de solution a priori puisqu’on constate que les transits se sont faits, d’amont en aval, au-dessus, sur, et sous la surface "fondamentale". Sur la bordure septentrionale de la chaîne ibérique, la question est infiniment plus ardue, puisqu’on repère des dépôts à blocs aussi bien au fond de l’Iregua, à quelques centaines de m d’altitude, qu’à Trevijano, à 1 000 m, et qu’au sommet du Serradero, entre 1 200 et 1 500 m. Le problème est si considérable, et s’appuie sur des données si diverses qu’on ne peut l’analyser en entier ici, puisque de son examen dépendent les explications qu’on essaiera d’y apporter ultérieurement. Il ne se cantonne pas à ce secteur complexe et original du Serradero et on le retrouve en des termes assez proches plus à l’E et jusqu’au Jalon. Les aplanissements et les remblaiements, autour des Celtibériques Occidentaux, suscitent donc des questions nombreuses et variées sur un terrain où la polysémie d’un fait n’est pas rare. La façon dont nous avons progressé dans cette masse touffue d’interrogations résulte donc d’essais successifs, entrecoupés d’échecs nombreux, plus que de l’application réussie d’une idée préalable. Il nous semble que cette "méthode" de travail, pourtant issue d’approximations, comme de pénibles et fréquentes remises en cause, a permis de repousser l’obscurité. L’expérience a eu, au moins, le mérite d’exister dans des cadres que nous allons maintenant décrire.
III. LES MÉTHODES DE TRAVAIL
1. Le terrain en domaine continental
A. Acceptation et refus des travaux antérieurs
29Dans les publications anciennes qui traitent des Monts Ibériques Occidentaux, le poids des opinions est relativement important, sans qu’on puisse toujours discerner où finissent les faits reconnus et où commencent les interprétations. Cela était inévitable dans un domaine où les faits avérés n’ont pas toujours suffi à conclure dans un genre littéraire -l’article scientifique- qui implique l’exposé d’un résultat. L’usage abondant du conditionnel dans le corps du développement aboutit souvent à des conclusions dont on ne sait trop que penser. Que dire de celle-ci, empruntée à O. Riba et J.-M. Ríos (1962) et extraite d’un travail consacré au SW des Celtibériques : « Il nous paraît enfin, qu’en général, il y aurait un parallélisme entre les axes de plissement hercynien et alpidique. Mais à Albarracín, par exemple, il est possible qu’on puisse parler d’une contradiction entre les deux alignements ; mais cette remarque n’est pas décisive... » ? D’autres sont simplement prudentes. R. Brinkmann (1962) terminait ainsi son Aperçu sur les chaînes ibériques : « Pour l’instant, nous devons nous borner à faire le tour des unités de ce type, à définir leurs aspects stratigraphiques, paléogéographiques et tectoniques, et à en faire ressortir les conséquences logiques qui en découlent ». Cette prudence se lit aussi dans le dessin des cartes géologiques de "synthèse" au 1 : 200 000 qui sont une juxtaposition des conclusions des auteurs, non seulement sur les contours mais aussi sur l’identification des formations. On comprend néanmoins que le néophyte ait la fâcheuse impression d’avoir affaire à une loterie et de devoir choisir entre les diverses solutions que divisent les cambios de información (fig. 4). Les feuilles au 1 : 50 000 prennent plus volontiers parti, et sur des bases plus contrôlables. Mais les coupures qui posent le plus de problèmes sont rarement les premières réalisées de la Seconde Série, celles de la série initiale étant trop rudimentaires. Le plus gênant vient ensuite. Les bases hésitantes deviennent des faits acquis lors de leur utilisation par les auteurs successifs. Les notices des cartes géologiques au 1 : 200 000 sont écrites sur un ton affirmatif ; celle de Soria note ainsi que « le plissement de la Cordillère Ibérique commença à la fin du Crétacé et atteint son intensité maximale durant l’Eocène et l’Oligocène, avec les mouvements laramiens, pyrénéens et saviques ». On a donc fabriqué de la certitude à bon compte.
30Dans un premier temps, nous avons accepté les conclusions des auteurs, moins par passivité intellectuelle que par respect de la chose jugée. Nous y étions aidé sur le terrain, par la difficulté à reconnaître les ensembles sédimentaires décrits dans les publications et trop peu précisément localisés, ou rattachés à des toponymes plus ou moins proches de ce que l’on voulait signaler. Par exemple, au pied de la Demanda, M. Colchen (1970) distinguait les conglomérats d’Ojacastro de ceux de Santurdejo. Mais sur la carte au 1 : 200 000, les deux villages reposent sur la même formation. De plus, le conglomérat d’Ojacastro affleure plus souvent à Ezcaray, face au stade, que sur la commune éponyme. Il y a plus délicat : le conglomérat de Santurdejo est déjà visible au droit du pont sur l’Oja, près du Barrio de la Estación -dans la tranchée du chemin de fer démantelé- ...qui est partie intégrante d’Ojacastro. Dès lors, les références étaient quelque peu faussées, même si pour M. Colchen, les choses étaient claires au départ, ce qui n’est sans doute pas le cas en d’autres lieux et pour d’autres personnes. Il y a par exemple peu de rapport de la réalité à la carte au 1 : 200 000 dans le secteur d’Embid de Ariza, au N de Cetina de Aragón. On a donc été conduit, dans un deuxième temps, à un refus trop systématique des travaux antérieurs et à se demander si leur concordance avec les observations n’était pas le produit d’idées préconçues à partir des lectures. Nous avons en conséquence, dans les zones cruciales, repris le travail comme si rien n’avait été écrit, en commençant par la réalisation d’une cartographie géologique au 1 : 50 000 qui manquait ou aux minutes desquelles on n’a pas eu accès. On possède ainsi des fragments de cartes sur les points sensibles comme les environs d’Embid, de Soria, de Covarrubias, d’Arnedo. Les résultats obtenus ont pu, en de rares cas, être comparés avec des éditions officielles du nouveau 1 : 50 000, par exemple au N de la carte de Cervera del Río Alhama ; la concordance des contours obtenus, indépendamment du calage stratigraphique, est fort bonne. Cela prouve que le rejet systématique des documents était une attitude excessive. On s’est néanmoins attaché à essayer de trier in situ faits et opinions, publications en main, ou à revoir, quand les indications étaient assez précises, les lieux qu’elles décrivaient. Pour ne pas perdre les lecteurs, la toponymie utilisée dans cet ouvrage n’est pas tirée des vieilles coupures de l’I.G.N. espagnol, qui prennent quelques libertés avec le relief, mais de la carte militaire, indiscutablement meilleure. Dans le même esprit, tous les gisements connus de fossiles ont été visités et intégrés dans des colonnes stratigraphiques réalisées spécialement pour l’occasion.

Fig. 4 : Les "cambios de información" sur le 1 : 200 000 IGME
B. La recherche des corrélations
31La stratigraphie traditionnelle est fondée sur des coupes sériées qui individualisent banc après banc les couches mises à l’affleurement dans des coupes naturelles ou artificielles, et sur la comparaison de plusieurs d’entre elles. Les discontinuités verticales, concordances, discordances et lacunes sont également un critère essentiel de jugement. Cette méthode, adaptée au matériel marin, ne porte pas assez de fruits dans les bassins tertiaires endoréiques où la variabilité verticale et horizontale des formations est rapide, même à l’échelle du décamètre. On voit à quels obstacles se sont heurtées les recherches d’une distinction entre Paléogène et Néogène par le biais d’une discordance sur le piémont septentrional de nos sierras. Les spectres pétrographiques des conglomérats sont sans signification lorsqu’on les extrait de leur contexte d’amont : à quelques kilomètres de distance, la composition des accumulations grossières incisées par le Najerilla ne ressemble pas à celle des dépôts sciés par l’Iregua. Ce travail s’est donc attaché à définir des ensembles stratigraphiques, plus enrichissants que des coupes locales trop peu stratotypiques. Les points communs significatifs retenus pour le classement sont multiples et examinés en taille décroissante. On a d’abord considéré l’expression morphologique des sédiments détritiques : il y a une claire parenté de formes entre les Montes de Yuso, le Serradero, le Cabí Monteros et Yerga, comme entre les Mallos de Clavijo et ceux du Najerilla. Cette similarité se poursuit au niveau de la taille des galets, alors que les arrière-pays diffèrent notablement. Cela ne veut pas dire que les valeurs moyennes sont strictement identiques, mais qu’elles varient verticalement d’un ensemble à l’autre dans des proportions comparables. L’aspect des ciments, non seulement leur résistance, mais leur couleur, les modes de cristallisation et le remplissage des vides plus ou moins nombreux ont été pris en compte. Ils sont très caractéristiques sur de grandes distances et conditionnent pour une large part les formes du relief, les traits macro et microscopiques étant ici en relation étroite. On doit cependant se garder de rapprochements trop lointains sur cette seule base, en particulier entre piémonts opposés séparés par une grande largeur de chaîne ibérique.
32Le suivi des ensembles ainsi définis est en effet indispensable pour assimiler leurs avatars, surtout liés aux changements d’amonts. Les Cameros ne fournissent pas seulement un matériel -grès, conglomérats- par nature différent de celui de la Demanda ou du Moncayo, complètement quartzitique. Il n’en produisent pas nécessairement la même quantité ; les possibilités d’altération ultérieures, entre autres, varient et risquent de modifier notre perception régionale de chaque ensemble sédimentaire. On s’est donc obligé à analyser tout au long de chaque piémont la séquence complète d’un type de dépôt, notamment au niveau des coupures topographiques induites par les rivières, et à vérifier continûment les rapports des uns avec les autres. Par exemple, le contact entre les conglomérats des Mallos et ceux du Serradero a été observé partout où il pouvait l’être. On a fait un travail identique, mais avec de moindres difficultés pratiques, en ce qui concerne le passage de chaque ensemble sédimentaire conglomératique à son équivalent fin des bassins, celui qui génère les abrupts de changement de faciès. Nous avons essayé de cantonner la notion de transition "latérale" aux endroits où elle est effective et tenté de réintégrer les valeurs de pendages, souvent faibles mais mesurables dans l’étude des transects méridiens. On a donc obtenu des vues synthétiques sur de longues distances, ce que ne permet pas la confection d’une seule feuille géologique au 1 : 50 000. La taille de l’aire de recherche a en domaine continental une importance décisive ; elle s’est révélée suffisamment restreinte pour être levée pas-à-pas, et assez grande pour que l’on puisse en tirer des conclusions. Le puriste verra beaucoup d’inconvénients à une telle manière de procéder, la première étant qu’il s’agit d’une description de faciès plus que d’une stratigraphie, rien ne disant a priori qu’il n’y a pas diachronie des ensembles. On se servira donc des données paléontologiques disponibles dans chaque secteur pour éclairer ce point. Mais les arguments fondés sur les formes du relief serviront aussi le propos. Notre but est d’abord de reconstituer l’histoire des reliefs. Nous ne prétendons pas à la perfection stratigraphique, à laquelle il n’est d’ailleurs pas sûr qu’on puisse rapidement parvenir, si l’on en juge les travaux réalisés jusqu’ici par les spécialistes de la question.
C. Utilisation des altérations et des croûtes
33Celles-ci constituent sur le terrain une aide précieuse à la décision, et non un fossile d’étage. Les altérations ont surtout servi à comprendre les événements qui se sont déroulés à la fin du Néogène, le Quaternaire étant trop bref pour qu’elles soient bien significatives dans des couvertures très riches en silice. Elles restent néanmoins d’usage délicat, en raison des multiples situations rencontrées dans les Celtibériques Occidentaux. Les produits, mêlés de galets plus sains, peuvent avoir été déplacés et resédimentés lors de la liquidation massive de manteaux d’altération. Ce sont alors les caractères chimiques qui ont guidé le travail d’identification, même sur le terrain, puisque certains se sont révélés très fiables. Le phénomène de non-carbonatation des rañas et formations à blocs, le plus frappant de tous, a facilité leur cartographie. D’autres, moins visibles, comme la présence d’enduits métalliques, se sont affirmés comme des indicateurs parfaitement sûrs. Les altérations ont aussi touché ces altérites héritées. Cela ne rend pas aisé le décryptage des dépôts pour lesquels on ne sait pas exactement ce qui revient à chaque processus, mais autorise dans le meilleur des cas à construire des scénarios de l’évolution. Un critère aussi sujet à caution que la teinte des formations détritiques devient utilisable à condition de l’appliquer sous des amonts comparables. Parfois, la couleur en est partiellement indépendante, comme le blanchiment qui dénonce superficiellement la déferruginisation des rañas. D correspond à de sérieuses modifications physico-chimiques corticales des galets, des matrices sableuses ou argileuses, voire de la roche en place. En d’assez nombreux endroits en effet, celle-ci est altérée, au point de n’être plus reconnaissable. Ainsi, la dégradation in situ des formations miocènes détritiques grossières leur confère un aspect qui ressemble à s’y méprendre aux dépôts à blocs. Pour lever les ambiguïtés, il faut plus de chance que de méthode, car seules des coupes profondes -des déviations périurbaines par exemple- montrant le front d’altération donnent la clé des problèmes. Celles-ci sont partout récentes (autoroute Saragosse-Madrid, nationales Soria-Burgos, Logroño-Soria), et leur progression mériterait d’être suivie au-delà de ce travail nécessairement incomplet. Les remaniements de ces formations meubles sont aussi générateurs de confusions, puisque les galets ferruginisés ou à cortex clair se retrouvent sur les hautes terrasses alluviales. Mais la discrimination, ne serait-ce que par l’emboîtement des formes ou les ponçages sur les galets, ne crée guère de soucis. Au total, les styles altérologiques semblent assez typiques, corrigés des variations locales, pour qu’on puisse les insérer dans une chronologie relative et en déduire de réelles variations paléoclimatiques.
34Les croûtes calcaires, à leur divers stades de cimentation, nous ont fait aussi un grand usage. Leur emploi dans l’établissement de critères de terrain ne prétend pas à la nouveauté et emprunte ses méthodes aux bons auteurs par exemple dans le numéro 2.3-1989 de Méditerranée. L’originalité vient plutôt des aspects divers que ces croûtes prennent sur le pourtour de nos Monts Ibériques. Leur recensement et leur caractérisation aident à appréhender les nuances, ou plus, entre milieux, toujours en tenant compte des amonts, mais aussi en ce cas du substratum, qui conditionne les évolutions pédogénétiques. Elles ont en d’abord servi à identifier et à distinguer les niveaux de glacis, principalement dans la vallée de l’Ebre. Mais on doit probablement à l’encroûtement la bonne conservation des vieilles formes des bassins, en particulier celles liées à un épisode de ralentissement de la morphogenèse, à la fin du Miocène. À l’occasion, subsistent en effet des formes anciennes et peu communes en Europe occidentale, dont l’intérêt vaut la complexité. Plus que des méthodes a priori que l’on a pas toujours pu suivre, ce sont des logiques qui se sont progressivement dégagées du terrain, comme des examens de laboratoire menés parallèlement.
2. Attendus et résultats de laboratoire
A. Recherche de critères de terrain
35Il y a un certain paradoxe à souhaiter tirer des examens de laboratoires une conduite de terrain. Il faut cependant se souvenir que les cartes disponibles font état d’opinions contraires sur des dépôts continus par le biais des cambios de información. À l’opposé, des sédiments d’aspect peu comparable y ont reçu des datations identiques. L’objectif de départ était donc d’enquêter sur ces problèmes en tentant de mettre en évidence d’éventuelles distinctions fondées sur les minéraux argileux contenus dans les matrices des conglomérats ou les sédiments fins des bassins. À cet effet, nous avions échantillonné dans le matériel cénozoïque avec l’espoir d’établir un début de stratigraphie assis sur la minéralogie différentielle des argiles. L’idée sous-jacente était que la modification du climat avait été régulière et à sens unique jusqu’à l’assèchement "pontien" des bassins endoréiques dans une ambiance semi-aride, comme le laissaient supposer nombre de publications. À cette transformation climatique progressive pouvaient correspondre une néogenèse de cortèges minéralogiques suffisamment originaux pour constituer des bases de raisonnement. Il aurait donc suffi de prélever systématiquement pour résoudre les questions pendantes. De la nature des minéraux argileux, on espérait aussi des renseignements sur l’évolution paléoclimatique de la fin du Néogène, dans une optique inverse de la précédente. En effet, l’identification des formations à blocs est, comme on l’a vu plus haut, relativement facile, alors que la compréhension de leur mise en place bute sur la difficulté de choisir entre un déclenchement par une crise tectonique ou climatique. En conséquence, on a prélevé dans tous les épandages siliceux. Les analyses qualitatives, mais aussi quantitatives, pouvaient donner des indications sur l’état des produits arrachés aux versants et le degré de leur évolution ultérieure au niveau des piémonts. On savait dès l’abord qu’il ne serait pas évident de débrouiller les unes des autres, mais on pensait s’aider des travaux théoriques consacrés à cette question (Millot, 1964 ; Echallier, 1981 ; Guez, 1982).
36D’autres examens plus quantitatifs nous ont ensuite servi. On voulait vérifier si les caractères macroscopiques des sédiments détritiques grossiers se vérifiaient en plus petit. On a donc fait réaliser des granulométries sur fines et sables (2 µ-2 mm) qui prolongent celles pratiquées in situ sur les galets d’un taille supérieure à 2 cm. Le but initial était double. Il fallait d’abord tenter de comprendre la dynamique du flot qui a transporté des blocs parfois considérables sur les piémonts, en examinant le triage des fines, ou son absence. On désirait ensuite comparer les dépôts au lieu d’arrivée avec certaines formations géologiques conglomératiques présentes dans les amonts fournisseurs et les lambeaux de matériel altéré encore visibles sur les versants de la Sierra de Urbión. Les caractères chimiques, comme les aspects mécaniques, ont donné lieu à des examens de laboratoire, d’autant plus décisifs a priori que le matériel étudié possède des traits originaux. De nombreux échantillons ont fait l’objet d’une calcimétrie, afin de savoir si l’absence de carbonates constatée sur le terrain était complète, ou si, au contraire, des nuances pouvaient être introduites entre le sommet et la base des accumulations, de même qu’entre les divers secteurs parcourus. Le problème était en effet de déterminer si la décarbonatation s’était opérée après le dépôt des rañas ou s’il s’agissait d’un processus préalable au transport. Dans chacun des cas envisagés, la morphogenèse s’avère différente, comme d’ailleurs l’évaluation du volume initial des épandages, grevée ou non d’une variation due à une éventuelle exportation des calcaires. Cette étude a été complétée par la réalisation et l’observation de lames minces prises dans les dalles des muelas et les cortex des galets des rañas. On a aussi mesuré l’abondance et le taux de libération du fer, pour essayer d’apprécier la puissance de l’altération dans des dépôts particulièrement oxydés et les causes de leur couleur claire superficielle. On s’est en effet demandé si cette dernière résultait d’un épandage terminal étranger au substratum ferruginisé ou d’une décoloration d’origine météorique. Le croisement des données chimiques avec les acquis de la sédimentologie laissaient espérer des preuves suffisantes et indubitables d’une réalité de terrain.
B. Espoir de la preuve "arithmétique"
37Cette démarche s’accompagnait de la volonté de mettre en place des critères objectifs et accessibles au calcul, à une période où le rapide développement des moyens informatiques permet au non-spécialiste des analyses poussées. Certains logiciels automatisent les procédures de saisie, de travail et exigent un minimum de connaissances mathématiques, puisque les tables d’interprétation des tests statistiques très élaborés sont fournies avec le programme. Nous avons utilisé pour notre part Bstat de R.W. Wilson. Ses possibilités sont sans doute inférieures à celles de BDMP ou de Statsgraphics, mais étaient à notre modeste portée, dans une science qui nous est peu familière. Il semblait pourtant nécessaire de faire un effort dans cette voie, car une preuve de nature "arithmétique" paraît incontestable, et permet en principe de faire avancer les connaissances dans un domaine continental où les certitudes sont bien rares. D existe néanmoins des difficultés pratiques au traitement des données dont nous avons disposé, parce que les plus nombreuses d’entre elles, les résultats de diffractométries aux RX, sont pseudoquantitatives. L’importance absolue est exprimée en valeur de pic, de un tiers à la totalité de la hauteur du diagramme. Autant que faire se pouvait, nous avons donc travaillé sur des valeurs équivalentes (0.33, 0.66, et 1), dans les tables numériques que nous avons créées, puisque « l’importance relative de l’argile sur le diagramme correspond en gros à l’importance relative des argiles » (Guez, in litt., 1983). La méthode a évidemment des limites liée à la faible précision des valeurs traitées.
38Nous avons donc tenté, par des "sondages", de contrôler les données fournies par le laboratoire. Il n’était pas possible de tout vérifier. On a donc restreint l’examen à deux tests. Le premier, très simple, a consisté à mesurer la constance d’analyse d’un échantillon, afin de savoir si les résultats ne relevaient pas d’une loterie. On a divisé en deux un échantillon d’argile (prélevé au barrage d’Ortigosa, dans la formation à blocs, donné sous les n°6 et 7 en 1982). La concordance des résultats a été très bonne, avec une faible nuance pour le quartz. On a ensuite fourni deux séquences verticales prises dans les glacis encadrant les ríos Oja et Arlanzón (échantillons 17 à 29) à B. Lachet, Docteur ès-Sciences spécialiste de statistique exerçant à l’I.P.S.N. de Fontenay. La série étudiée a été volontairement courte, en raison de la rapide croissance des facteurs : un « relevé est représenté par un point dans l’espace des modalités », mais une modalité l’est aussi dans celui des relevés. Les indications qui suivent proviennent du travail que B. Lachet a amicalement effectué pour notre compte. Le test de Friedman montre « qu’il existe des différences hautement significatives entre relevés », en supposant « que la distinction est aussi pertinente » entre les modalités pseudoquantitatives (hauteurs du pic) des variables qualitatives (types de minéraux argileux). Il a recherché par analyse factorielle de correspondance la réalité de cette pertinence. Le traitement (programmes Fortran AFC et CAH de l’Association pour le Développement et la Diffusion de l’Analyse de Données) a effectivement confirmé la forte probabilité de la validité des données, sans naturellement qu’on puisse éliminer toute incertitude. Le lecteur peut douter de cette vérification un peu rapide, et nous ne sommes pas capables de juger sur le fond de sa qualité. On en laissera le soin à d’autres. Nous connaissons cependant les compétences de son auteur. Elle a au moins l’intérêt de sembler confirmer l’usage qui a été fait des diffractométries dans cet ouvrage, si même le test de validité ne peut être généralisé à toutes les applications géomorphologiques.
C. Déceptions et compréhension a posteriori
39Les retombées immédiates des examens de laboratoire se sont pourtant avérées décevantes, malgré leur qualité technique et leur validité théorique. Les motifs en sont d’abord pratiques. Une partie -la plus ancienne- des données diffractométriques était exprimée d’une façon assez différente de l’actuelle. La forme des résultats, de Faible à Très Forte, était plus analogique que les valeurs de pic discrètes notées de "o-" à "+++". De plus, les indications d’abondance relative n’ont plus été reportées pendant une période s’étalant de 1980 à 1988, le spécialiste -Cl. Guez- hésitant sur l’opportunité de transcrire des valeurs approchées. Il n’est donc pas toujours facile de comparer les analyses entre elles. Il y a plus grave. Les résultats obtenus n’ont pas permis la constitution directe de critères séparatifs des formations visibles sur le terrain, à cause de la variabilité des conditions locales. Parfois, les examens n’ont fait que redire ce qu’il était facile de constater sur place. Par exemple, les dosages calcimétriques ne nous ont appris que ce que nous savions déjà, c’est à dire l’absence totale de carbonates, et la technique n’ajoute rien au propos, qui reste banal. Plus décourageant encore, aucun des résultats obtenus n’a pu décider d’une véritable interprétation des faits observés. Dans les Monts Celtibériques Occidentaux, il ne faut pas espérer résoudre les difficultés par le biais du laboratoire, ni même accélérer le travail de terrain.
40Néanmoins, les renseignements fournis se sont révélés cohérents a posteriori. Les valeurs ordonnées par les connaissances acquises au long des voyages s’inscrivent dans des cadres logiques. Par exemple, les minéraux argileux de certains conglomérats du Miocène sont mieux corrélés avec ceux du matériel fin de la même série qu’avec ceux trouvés dans les formations à blocs siliceuses dont ils se distinguent assez clairement. Les variations entre échantillons n’autorisent pas leur classement préalable, mais instruisent des nuances qui peuvent exister entre les diverses parties des piémonts. Les comparaisons de la granulométrie et du chimisme des épandages entre les amonts fournisseurs et les avals identifiés sur le terrain ont apporté d’utiles compléments à la compréhension de l’évolution morphologique, sans la permettre. Les lames minces autorisent une connaissance plus fine des carbonates continentaux ou des cortex blanchis des galets. En fin de compte, les retombées de ces techniques qui traitent l’infiniment petit de notre terrain n’ont sans doute pas été à la mesure de nos attendus initiaux. Certes, Disraeli disait : « There are three kinds of lies : lies, damned lies, and statistics » ; mais doit-on rejeter tout effort de vérification ? L’impossibilité d’interpréter directement les données fournies naît peut-être des différences d’échelle des observations. La géomorphologie reste une discipline d’extérieur. Le laboratoire nous a aidé, mais il ne faudrait pas, au nom d’un certain décorum scientifique, perdre de vue la place qui doit lui être assignée. Il est un, parmi les techniques de travail, qui aident le chercheur.
CONCLUSION
41Les problèmes géomorphologiques sont d’abord une relative incompréhension, plus qu’une totale ignorance des événements tectoniques intervenus dans les Monts Ibériques Occidentaux. Elle est liée à méconnaissance chronostratigraphique des formations de piémont et à la rareté des dépôts tertiaires corrélables dans les emprises montagnardes. On pourrait bien sûr penser que tout a été dit en la matière depuis cinquante ans. Mais les acquis récents de la stratigraphie continentale nous offrent aujourd’hui une occasion de "remettre à plat" les données jusqu’ici accumulées et de formuler les questions de façon nouvelle. Nous ne nous en priverons pas, comme nous réevaluerons les effets de la néotectonique : les travaux qui en traitent sont moins anciens. Certains sont même très récents, comme ceux qui essayent d’apprécier la mobilité continentale à différentes échelles. Le moment est venu de les confronter, dans les Celtibériques Occidentaux, aux faits que nous avons pu observer. L’analyse des dissymétries méridiennes et transversales en est aussi compliquée. Celles-ci sont-elles endogènes, expliquées par un simple jeu de blocs et/ou exogènes, nées du creusement très différencié des réseaux hydrographiques rattachés à l’Atlantique ou la Méditerranée ? Comment estimer le rôle d’éventuels décalages évolutifs entre les différentes parties de la chaîne ? Doit-on les rapporter à un échelonnement des processus dans le temps ou à leur variation dans l’espace ? Cela est d’autant plus difficile à dire que peuvent interférer des mouvements verticaux ou horizontaux extérieurs, qu’ils soient d’origine précise, pyrénéenne, ou plus diffuse, ibérique. Là, une réponse individuelle est impossible, et il sera nécessaire de faire appel à d’autres spécialistes et à d’autres régions que nous ne connaissons pas toutes. Mais il serait probablement dommage d’abandonner tout effort d’insertion dans des cadres plus étendus de ces problèmes morphotectoniques.
42Il existe également des inconnues dans l’étude du binôme ablation-accumulation, tant d’un point de vue chronologique que fonctionnel. Comment dater les aplanissements visibles sur le pourtour des sierras et apprécier leur façonnement final ? On ne peut écarter l’hypothèse d’une vieille surface d’érosion couronnant les chaînons calcaires du piémont castillan et considérer suffisantes et définitives les idées classiques exprimées à propos du plan "pontien" des auteurs. Suffit-il d’ailleurs à expliquer les épigénies majeures des écoulements celtibériques ? Il semble que ce ne soit pas toujours le cas. L’histoire immédiatement postérieure s’avère difficile à cerner, et les épandages détritiques sont pour le moins énigmatiques en raison de leur originalité chimique et dépositionnelle. Il sera indispensable de fournir des éléments d’explication à des faits tels que l’absence de tout carbonate. On ne sait même pas s’ils se mettent en place dans une ambiance encore endoréique ou déjà exoréique, ou s’ils traduisent les hésitations du passage de l’un à l’autre.
43Les méthodes matérielles mises en œuvre pour analyser ces problèmes, et peut-être les résoudre, sont, on l’a vu, fort classiques. Ce sont les diffractométries visant à identifier les minéraux argileux, les examens sédimentologiques et chimiques. Leur degré d’utilisation a été conditionné par les enseignements très inégaux qui s’en sont successivement dégagés. Le laboratoire, s’il a pu aider aux recherches, n’a pas réellement conduit à des solutions. Cela fait d’ailleurs douter des possibilités de modélisation de l’évolution morphologique dans notre domaine continental, malgré un essai d’application de techniques informatiques plus modernes. Il faut le redire avec force, à un moment où se développent les possibilités pourtant passionnantes de traitement de l’information. Sans doute, les progrès récents multiplient-ils les points d’observation, ce qui paraît fort intéressant tant que leur nombre ne brouille pas les messages qu’ils sont censés nous transmettre. Mais « une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres une maison », comme le disait H. Poincaré, et les seules vérifications possibles de nos intuitions se trouvent sur le terrain, puisque c’est lui que nous cherchons à expliquer. C’est pour cela que nous avons rendu compte de notre façon de travailler sous la forme d’un récit d’expérience. Elle n’est pas nécessairement un modèle à suivre.
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