1Le feu a été de tous temps un très puissant outil de maîtrise et de transformation du milieu naturel par les sociétés, qu’il s’agisse de feu de chasse dès le Paléolithique, ou de feux culturaux à partir du Néolithique. Le large éventail des pratiques existantes ou historiquement connues, et le poids de l’aspect « risque naturel », très médiatisé au cours des dernières années (feux méditerranéens, disparition de la forêt tropicale, effet de serre, etc.) entraînent aujourd’hui une confusion certaine dans l’appréhension du phénomène. Feu créateur ou feu destructeur, domestique ou catastrophique : la perception souvent ambivalente et toujours passionnelle du feu ne simplifie pas l’approche et le débat.

2Une définition préalable du sujet s’impose donc : ce dont il va être question ici est l’utilisation du feu en tant que technique pastorale, et son évolution récente. Il ne s’agit pas des feux de défrichement pastoraux, ou d’agriculture sur brûlis (essartage, feu d’abattis), avec lesquels on a trop souvent tendance à le confondre, mais du feu du berger, pratique d’entretien des pâturages connue historiquement dans toutes les montagnes mais aussi dans les landes pastorales des plaines. Plus précisément, on présentera la tentative actuelle, dans les Pyrénées, de transformer une pratique traditionnelle, fortement ancrée dans les habitudes et liée à un mode agro-pastoral d’exploitation de l’espace, en un outil technicisé adapté à l’évolution contemporaine des milieux et de la société. Il s’agit ici d’un problème d’histoire immédiate, car si la période globale prise en compte correspond au XXe siècle, c’est dans les dix dernières années que se sont produites les actions les plus significatives.

3La nature du feu pastoral peut paraître simple de nos jours, dans nos pays européens. Pourtant, au niveau historique, on se heurte à de nombreuses imprécisions, tant au niveau de la terminologie que du concret de pratiques qui sont généralement difficiles à reconstituer. La réalité apparente du feu souffre depuis des dizaines d’années, voire des siècles, à la fois d’une trop grande banalité (une pratique générale) et d’un tabou (une pratique décriée).

Une pratique ancestrale ... mais qui n’a pas de nom

Les incertaines origines du feu pastoral dans les Pyrénées

4Il est pour l’instant bien difficile de retracer les origines des brûlages pastoraux dans les Pyrénées, dans leur sens actuel d’entretien des pâturages. Les recherches récentes en histoire de l’environnement1 montrent que les premières colonisations pastorales en haute montagne, dès le Néolithique ou le début du Bronze, n’ont que peu transformé la végétation. Les premiers pasteurs exploitaient vraisemblablement les pelouses et landes naturelles de l’étage subalpin ; on trouve déjà des traces de brûlages, mais la pratique reste encore discrète. Il est vraisemblable que les premiers feux pastoraux étaient les héritiers des feux de chasse : partout, les peuples chasseurs ont remarqué que les incendies étaient suivis d’une régénération herbacée qui attirait les herbivores ; les aborigènes d’Australie en sont un des exemples les mieux connus : ils géraient ainsi leurs espaces de chasse d’une année sur l’autre, dans des écosystèmes largement adaptés à l’incendie. Les premiers bergers ont dû perpétuer ce genre de pratiques basées sur un savoir écologique ancestral.

5Ce n’est qu’à partir de la grande vague de colonisation du Bronze moyen et final que des déforestations importantes et des traces de feu nombreuses (charbons) apparaissent dans les séquences palynologiques en altitude. Dès cette époque, la création des landes montagnardes instables enclenche le cycle millénaire du feu d’entretien, de régénération, alors que continuent de se développer parallèlement des feux d’installation (déboisement pastoral ou agricole, qu’il s’agisse d’incendies simples ou de défrichement avec coupe), et des essartages (feux culturaux cycliques)2. De plus, les brûlages en lisière des estives, près des forêts résineuses et sur les soulanes sèches, devaient contribuer à l’agrandissement des espaces pastoraux, par grignotage des boisements.

6Cette limite difficile à tracer entre types de feux fait que, même aux époques récentes à partir du XVIIe siècle, la lisibilité du feu strictement pastoral est faible dans les Pyrénées. Sa banalité a fait qu’on n’en retrouve guère de traces dans les archives, même forestières, où domine toujours le problème des déboisements et de l’incendie. Il faut attendre le XIXe siècle -et la fin des essartages et défrichements- pour que l’on commence à voir les forestiers se préoccuper spécifiquement de ces brûlages pastoraux. Mais il reste alors toujours difficile de savoir où finit un feu purement pastoral et où il devient un incendie.

7D’une part, la logique de ces feux, telle qu’elle a perduré jusqu’à la mi-XXe siècle, est celle du système pastoral, dans lequel les forêts étaient considérées comme des pâturages, indispensables en hiver et au printemps ; on « nettoyait » donc les forêts, en particulier les boisements de soulane, chênaies ou hêtraies éclaircies, où la strate herbacée était abondante. Si les forêts étaient dégradées, voire détruites, ce n’était pas considéré comme une perte par le paysan pyrénéen, préoccupé surtout par les ressources pastorales.

8D’autre part, un simple feu courant peut à tout moment, si les conditions météorologiques sont favorables, se transformer en feu destructeur au niveau des lisières forestières ou même d’un peuplement entier (feu de cîme dans les résineux). Cette possibilité, certainement exploitée de tous temps pour agrandir les pâturages, fut utilisée comme une arme lors des moments de conflits qui ont marqué la fin du XVIIIe siècle et tout le XIXe, durant une période de croissance de la population, de faim de terre et d’intensification des affrontements autour d’une ressource forestière de plus en plus limitée.

9On a là, évidemment, un des nœuds de l’affrontement séculaire avec les forestiers, qui est devenu de plus en plus important au fur et à mesure que ceux-ci ont entrepris d’imposer leur modèle de gestion forestière et d’étendre les plantations. La confusion s’est imposée peu à peu entre feu pastoral, défrichement par le feu et incendie volontaire des forêts.

Une pratique sans nom

10Cette confusion se retrouve dans la terminologie. Aucune terminologie spécifique pour le feu pastoral n’est parvenue jusqu’à nous, à l’inverse du riche corpus technique du feu agricole. Sa banalité fait que les termes locaux que l’on retrouve dans les documents anciens restent très généraux : on parle tout simplement du « feu » : dans le domaine occitan lo fòc, huòc, la crémade... En Ariège, on retrouve fréquemment en estive un toponyme comme usclat, usclade, qui semble se rapporter au feu pastoral, mais qu’on rencontre aussi en montagne forestière et qui doit correspondre alors à l’essartage ; ce toponyme n’est plus compris aujourd’hui3.

11De toutes façons, les archives donnent surtout les termes des ingénieurs, qu’ils s’expriment eux-mêmes ou bien que leur langage soit repris par les autochtones. Le terme administratif consacré qui apparaît, semble-t-il, vers la mi-XIXe siècle, est celui d’écobuage, que les forestiers allèrent chercher dans la terminologie agricole de langue française. L’écobuage au sens strict définit une technique de défrichement des pelouses et des landes, au moyen d’une large houe, l’écobue, avec laquelle on décapait la couche superficielle du sol. Les mottes étaient mises à sécher, puis calcinées en fourneaux, éventuellement avec l’aide de fagots, ce qui permettait d’éliminer les ligneux, les racines, les parasites et d’obtenir un engrais répandu sur le sol.

12Au début du XIXe siècle, le terme était encore utilisé dans son sens strict dans les sociétés d’économie rurale des Pyrénées4, auxquelles participaient les forestiers ; en 1810, le forestier Baudrillart distingue feu courant et feu couvert (écobuage)5. Divers auteurs emploient jusque dans les années 1850-60 des termes comme « petit feu d’hiver », ou « sartage à feu courant » pour désigner le feu pastoral. En 1851, dans des « Instructions pour les gardes6 », le Père Laramée prend soin de préciser ce qu’est le « véritable écobuage », signe que le terme commence à être utilisé différemment : dès les années 1860 on le retrouve employé au sens de « feu pastoral » dans les documents de l’administration, les rapports, les carnets des gardes, etc. A la fin du siècle, on constate que l’usage administratif a imposé le mot dans la réglementation (arrêtés préfectoraux), les articles scientifiques et l’usage courant ; il est devenu aujourd’hui « vernaculaire », ayant totalement supplanté les anciens termes occitans tombés dans l’oubli.

Une pratique clandestine

13Dès que la réglementation forestière s’est mise en place au XVIIe siècle, dans un contexte de forte pression agricole et de défrichements intensifs, la pratique du feu est devenue hors-la-loi. L’ordonnance de 1669 (art. 32) « fait défense à toute personne de porter et d’allumer du feu dans les forêts, landes et bruyères, sous peine d’amende arbitraire et de punition corporelle ». En 1714, les peines sont aggravées : le fouet pour une infraction, les galères pour les récidivistes. Avec semble-t-il guère d’effet, même dans les pays de plaine : en 1761, l’Intendant de Turbilly pouvait ainsi écrire, au sujet des feux en Anjou : « Il n’y a rien dont je n’ai essayé jusqu’à présent pour abolir dans le Pays cet usage pernicieux du feu dans les landes. Je m’y suis pris de toutes les façons ; j’ai employé d’abord les remontrances et les menaces ; j’ai fait faire ensuite des procédures contre les délinquants, qui m’ont coûté bien des frais en pure perte, la plupart de ces gens-là étant des misérables qui n’ont pas de quoi répondre ; on a fait quelques exemples, dans l’espérance d’épouvanter les autres ; malgré tout cela, je n’ai pu venir encore à bout de détruire absolument cet abus dangereux, qui ne se trouve que trop fréquent en diverses provinces ; il est de l’intérêt du Gouvernement d’employer son autorité, pour le réprimer7 ».

14Cette volonté de répression de la pratique traditionnelle n’a pas vraiment touché les régions de montagne au cours du XVIIIe siècle. En Provence, dans un contexte de défrichements accélérés et de diminution des ressources forestières, les communautés commencèrent à se préoccuper de limiter les incendies et de préserver les bois, mais les poursuites étaient rares8. Dans les Pyrénées, à la fin du XVIIIe siècle, les problèmes d’incendies furent parfois l’occasion pour les forestiers d’essayer d’imposer leur pouvoir aux communautés, qui étaient indifférentes à ces problèmes. En 1763, en vallée d’Aspe, par exemple, à l’occasion d’un feu ayant détruit des bois sur la commune d’Aydius, le Procureur du Roi doit menacer les Jurats de la communauté d’une amende pour qu’ils engagent une procédure9. C’est également en Béarn que l’on retrouve la mention la plus ancienne d’une tentative de réglementation de la pratique dans les Pyrénées : un arrêt du Parlement de Navarre, du 9 avril 1782, limite l’autorisation de brûlage du 15 mars au 15 mai10, mais on peut douter de sa portée, alors que les défrichements eux-mêmes n’étaient guère contrôlés.

15A partir de la promulgation du Code Forestier, qui interdit toute mise à feu dans un rayon de 200 mètres des forêts soumises, les agents de l’administration disposèrent d’un outil réglementaire efficace pour restreindre les brûlages. Mais, en fait, pendant toute la première moitié du XIXe siècle, les feux pastoraux n’apparaissent pas dans les préoccupations des forestiers pyrénéens : ils sont alors accaparés par la reprise en main de la gestion des forêts, le cantonnement des droits d’usage et les conflits à répétition qui marquent cette période. L’analyse des procès-verbaux de ce demi-siècle montre la répression d’une multitude de petits délits de coupe, de pâturage, de vol de bois, mais pratiquement jamais aucune mention de brûlages. Le feu apparaît par contre sous la forme des incendies volontaires de forêts, beaucoup plus destructeurs que les feux courants et utilisés comme « arme de guerre » contre l’Administration ou les propriétaires forestiers, notamment pendant les troubles de la Guerre des Demoiselles.

16La « question des écobuages » ne va réellement prendre de l’importance qu’à partir des années 1860-1880, en parallèle avec les opérations de reboisement des montagnes. L’économie pastorale traditionnelle est alors accusée de provoquer la dégradation des forêts et des pâturages, ainsi que l’érosion des versants et même les inondations dans les plaines. Le feu, pratique spectaculaire et emblématique de cette « dégradation des montagnes », devient alors une préoccupation constante des forestiers dans les Pyrénées. Des circulaires régulières attestent de ce changement d’attitude, ainsi que les carnets journaliers des gardes : durant les périodes hivernales propices aux mises à feu, ils passaient des journées entières à surveiller les secteurs sensibles, réquisitionnant les villageois, organisant les extinctions. Cette surveillance n’est pas encore vraiment intensive, car les gardes sont des gens du pays et montrent souvent un intérêt très relatif pour ce problème, sauf quand il touche des forêts domaniales. Les coupables ne sont jamais retrouvés, alors que les délits de bois sont suivis d’enquêtes approfondies. Mais c’est le début d’un cercle vicieux de répression, de clandestinité et mises à feu incontrôlées qui a duré jusqu’à ces dernières armées.

17En même temps, un discours de plus en plus méprisant se développe vis à vis des paysans montagnards et des bergers, de leurs usages et de leurs pratiques. Les éleveurs sont traités de « gent pastorale errante, insaisissable, sournoise, arrogante... » ; le berger « n’usera jamais du feu sans en abuser. Il brûle pour brûler, rallumant par atavisme le traditionnel incendie des Pyrénées..."11. Transcrit dans la réalité des rapports sur le terrain, ce genre d’attitude peut facilement expliquer le véritable tabou qui est rapidement tombé sur les écobuages, en dépit d’attitudes contradictoires des forestiers dont certains, ceux qui s’occupaient d’amélioration pastorale, pouvaient être favorables au feu.

18A partir du début du siècle, les premières réglementations préfectorales de l’écobuage vont apparaître et se généraliser à tous les départements de la chaîne dans les années 1920. Une loi de 1924 permet en effet aux préfets de réglementer pour tous les feux, alors que les interdictions du Code Forestier ne s’appliquaient pas aux propriétaires particuliers. Les arrêtés imposent un régime d’autorisation ou de déclaration, ainsi que des délais stricts et des obligations techniques qui limitent ou compliquent beaucoup les possibilités de brûlage. Dans la réalité, ils seront en général inefficaces, inappliqués et ne feront qu’accentuer l’aspect illégal et clandestin des pratiques effectives. Les arrêtés furent régulièrement renouvelés, modifiés, et souvent même compliqués, ce qui ne faisait que limiter leur application potentielle ; dans les Hautes-Pyrénées, par exemple, la réglementation commence à être évoquée en 1907, le premier arrêté est pris en 1922, puis on en retrouve en 1936, 1944, 1951, 1961, 1967, 1968, 1971 ; entretemps, des arrêtés d’interdiction totale pouvaient être pris lors de circonstances jugées dangereuses12. La dernière génération d’arrêtés, dans les années 1990, correspond à la mise en place des commissions locales d’écobuage et donc à un changement d’attitude sur lequel on reviendra plus loin.

19Face à cette pression réglementaire et à une condamnation presque générale de la pratique, les paysans montagnards se sont enfoncés dans des habitudes de clandestinité : lors des beaux jours d’hiver, les fumées s’élèvent de partout, sans que personne ne puisse être vu à proximité. Les montagnards disent couramment que « le feu s’y est mis », qualifiant d’une façon narquoise cette génération spontanée tolérée par tous les villageois ou presque. Par contre, la position dominante des administrations est restée durant tout le XXe siècle l’incompréhension, même si les rapports entre montagnards et forestiers se sont considérablement améliorés par rapport au passé. Pour des ingénieurs et techniciens, protégeant les forêts ou cherchant à promouvoir une agriculture moderne, la logique du feu en elle-même est difficile à comprendre et à admettre, tant elle s’oppose aux idées communes et aux discours scientifiques dominants.

Une pratique logique, mais aujourd’hui en décadence

La logique d’une pratique

20Dans les Pyrénées, la majorité des pâturages est en fait constituée de landes à bruyères, fougère, genêts et ajoncs, sur des substrats acides et pauvres peu propices à la végétation herbacée. Pour disposer d’une ressource fourragère, les éleveurs ont eu besoin de tout temps de feux périodiques de débroussaillement : il s’agit donc de feux de régénération. La notion de propreté est d’ailleurs intimement liée à l’image du feu dans la société montagnarde : quand la montagne est sale, on la nettoie par le feu ; l’expression « c’est propre », employée face à des carcasses et chicots noirâtres de buissons est évidemment difficile à admettre pour la plupart des urbains imprégnés d’idéologie écologisante, mais elle est tout à fait représentative de la perception traditionnelle : c’est l’herbe qui est propre, tandis que tout ce qui est buissonnant représente le sale13. J’ai pu relever aussi des expressions comme « donner du feu au pâturage », dont la connotation positive (on va aussi donner aux bêtes) s’oppose bien au traditionnel « le feu s’y est mis ».

21La logique du feu est donc basée sur une connaissance précise de la dynamique de la végétation et de ses rythmes : les écobuages sont pratiqués pendant la période de repos des plantes, de l’automne au début du printemps ; les cycles sont fonction de la vitesse de croissance et de la pression pastorale14. La logique de la pratique est, elle, basée sur une connaissance intime du terrain, du climat local comme des micro-climats de versant, du comportement du feu en général et dans des lieux précis. Il y avait dans les villages des « gens qui savaient », de véritables chefs de feu qui organisaient les opérations quand elles pouvaient se réaliser au grand jour, ou s’en chargeaient clandestinement.

22Ni cette logique ni ce savoir ne furent toujours méprisés, et la première reconnaissance est venue des forestiers du service des améliorations pastorales, créé dans le cadre de la loi de Restauration des Terrains en Montagne à partir de 1885. Cherchant à moderniser l’économie pastorale et à intensifier l’exploitation des estives, ces « forestiers pasteurs » développèrent de gros programmes d’amélioration dans toute la chaîne, d’abord entre 1885 et 1910, puis dans les années 1930 et enfin dans les années 1940-50. L’amélioration des pâturages correspondait dans leur esprit d’abord à des irrigations, drainages, fertilisations, clôtures, etc, opérations très lourdes et difficiles à maintenir en estive ; très vite, ils se rendirent compte de l’intérêt et de l’efficacité du feu, qui devint un de leurs outils privilégiés15. Ils s’opposaient ainsi aux forestiers du « service ordinaire », qui continuaient de réprimer de leur côté les écobuages, ce qui ne devait pas simplifier la perception de la position de l’administration par les montagnards.

La décadence contemporaine de la pratique et des savoirs

23Depuis une cinquantaine d’années, les conséquences de l’exode rural et de la déprise pastorale ont entraîné un changement profond de la nature du feu pyrénéen. Tout d’abord, le milieu évolue à grande vitesse, dans un contexte d’enfrichement accéléré : les pâturages s’embroussaillent de plus en plus, notamment dans les parties basses près des villages, la biomasse combustible s’accroît, les limites et les repères anciens disparaissent. On peut dire que les lieux échappent aux éleveurs, et par conséquence le feu lui-même. Il n’a plus le même comportement, ne s’arrête plus aux endroits habituels et prend une ampleur inconnue jusqu’alors : le nombre des feux diminue aujourd’hui, mais leur taille augmente considérablement, et donc leur impact16. La multiplication des plantations, mais aussi des équipements en tout genre (lignes électriques, téléphoniques, etc) et des résidences secondaires constitue aussi un facteur aggravant du risque.

24La société montagnarde a parallèlement beaucoup changé : le nombre des éleveurs diminue sans cesse, ce qui a pour premier effet de rendre encore plus difficile, voire improbable la maîtrise collective d’une opération de brûlage (il est fréquent qu’il ne reste plus qu’un éleveur par village dans certaines vallées). Les savoirs disparaissent en même temps que les anciens meneurs de feu, ou bien ils n’évoluent pas et deviennent inadaptés au nouvel environnement. Enfin, le poids des administrations et des autres groupes sociaux s’est accru : forestiers, bien sûr, mais aussi pompiers, chasseurs, organisations agricoles, DDAF, gendarmes, néo-ruraux non agriculteurs, touristes et résidents secondaires, etc. Ils constituent autant de groupes de pression, et il devient difficile aux éleveurs de maintenir une pratique de moins en moins maîtrisée, provoquant des dégâts accrus, sans tenir compte du nouvel environnement social dans lequel ils sont de plus en plus minoritaires17.

25L’évolution des pratiques locales prend, aujourd’hui, en gros, trois formes dans les Pyrénées. Dans certaines vallées, principalement dans l’Ouest, en Pays basque, le maintien d’un grand nombre d’éleveurs et d’une intensité d’exploitation suffisante se traduit par une gestion locale des écobuages, traditionnelle et relativement satisfaisante. A l’opposé, par endroits, l’absence de la maîtrise de l’espace s’accompagne de pratiques individuelles dangereuses, héritières d’une longue histoire de conflits et de clandestinité. C’est le cas par exemple dans certaines vallées d’Ariège, où des éleveurs individualistes, et des retraités que les administratifs appellent les « papys-allumettes », s’acharnent à « nettoyer la montagne » dans des zones très enfrichées, sans souci des conséquences. Dans la plupart des autres cas, les éleveurs qui continuent d’avoir besoin du feu ont pris conscience depuis longtemps des difficultés accrues qu’il pose, et sont donc réceptifs à une transformation de son organisation. C’est dans ce contexte général que se sont développées depuis une dizaine d’années, dans tous les départements pyrénéens, les expériences de gestion des écobuages, sous forme de cellules techniques ou de commissions locales de concertation. Elles représentent une véritable rupture historique dans l’évaluation de la pratique, un essai d’en modifier à la fois les schémas sociaux et techniques.

De la pratique à la technique : les commissions d’écobuage et le brûlage dirigé

L’évolution contemporaine du « savoir-brûler »

26Dans les années 1980-90, les administrations et les agents locaux de développement ont donc renversé leur attitude par rapport au problème du feu. Cette évolution est issue d’une part du constat de l’inefficacité de la politique de répression et de limitation des écobuages, qui a trouvé son expression la plus forte lors des années de sècheresse entre 1986 et 1990, avec la multiplication d’incendies incontrôlés, parfois graves. Elle est issue d’autre part de la redécouverte de la logique du feu et de son utilité pour la gestion des espaces pastoraux (sans liaison aucune, faut-il noter, avec les expériences des forestiers pastoralistes pyrénéens, qui avaient été complètement oubliées dans les années 1970). Une telle redécouverte a été influencée par les travaux des scientifiques et agronomes, qui ont débouché sur la réévaluation des pratiques traditionnelles18. Elle a aussi une forte liaison avec les recherches et les acquis techniques des forestiers anglo-saxons, notamment nord-américains, dans le domaine du prescribed burning, qui ont été progressivement connus et acceptés (non sans réticences) par les forestiers français, surtout dans la région méditerranéenne. Accepter le feu ne fut pas une démarche anodine du point de vue idéologique et même psychologique (ce n’est pas encore aujourd’hui une attitude générale), et la France a été de ce point de vue en retard par rapport à d’autres pays19. Du strict point de vue de la science écologique, c’est également le résultat d’une nouvelle approche des dynamiques évolutives des écosystèmes, faisant une part importante au rôle des catastrophes, en rupture avec les conceptions fixistes (les « équilibres naturels »), qui ont paradoxalement dominé pendant longtemps des disciplines issues du darwinisme.

27Le prescribed burning américain (le « feu prescrit » ou plutôt le brûlage dirigé selon la terminologie adoptée par les praticiens français) a joué un grand rôle, car, outre sa base scientifique, il offrait un schéma technique bien défini, avec un outillage moderne et une organisation stricte du personnel et des opérations. Géré par des services forestiers, longuement testé, il rassurait et permettait de donner des arguments sérieux à des techniciens en recherche de justification. Il faut cependant rappeler que le prescribed burning fut lui-même l’objet d’un long débat dans les services forestiers et agricoles des Etats-Unis, et qu’il ne faisait que systématiser les pratiques des colons, lesquels les avaient empruntées ... aux Indiens.

28Sur le principe, si l’on met de côté l’appareillage de mesure (hygromètre, anémomètre, etc.) qui fait désormais partie du bagage des praticiens, toutes les dispositions techniques du brûlage dirigé ressortissent du bon sens et ont été, ou sont encore, utilisées par les écobueurs, du moins ceux qui possèdent le « savoir-brûler » traditionnel20. Les battes à feu, qui servent pour maîtriser et conduire les flammes, peuvent sans difficulté être remplacées par des branches de sapin, qui sont tout aussi efficaces sinon plus. Les dript torchs, réservoirs munis de becs-verseurs qui laissent goutter du combustible enflammé, et permettent de réaliser un meilleur démarrage et contrôle du feu, ont de multiples équivalents pyrénéens : on peut citer la fane de maïs trempée dans du gas-oil, fichée sur un bâton et enflammée, que l’on laisse traîner derrière soi. Les techniques de mise à feu à contre-pente, contre-vent, en escalier, les pare-feux, etc, qui sont la base des allumages, sont parfaitement connues par les bons écobueurs villageois, même si l’on a toujours préféré, par économie de l’effort, lancer le feu du bas du versant, sachant qu’il s’arrête en général sur des endroits connus (le problème actuel étant bien que cet « en général » devient de plus en plus « parfois »). Les seules innovations réelles correspondent à l’emploi de l’eau, car le matériel est récent et sans équivalent dans l’outillage ancien : réservoirs et lances à eau, tuyaux, seaux-pompes, etc.

29Ce qui change surtout dans la technique du brûlage dirigé qui est proposée aux éleveurs, par rapport aux écobuages, c’est la volonté de réduire les risques à zéro, dans des situations potentiellement de plus en plus dangereuses. Le projet des cellules de brûlage ou des commissions-écobuage vise à supprimer l’approximation et le laisser-faire, générateurs de feux incontrôlés. Du « feu avec le milieu », on passe aujourd’hui au « feu en dépit du milieu ». Mais le brûlage dirigé, ou du moins l’écobuage maîtrisé, implique un travail supplémentaire par rapport aux habitudes actuelles des éleveurs, une responsabilisation accrue et souvent une disponibilité en main d’œuvre difficile à obtenir dans les conditions sociales présentes. C’est cet autre constat qui est à l’origine des commissions locales d’écobuage.

De l’écobuage à la gestion de l’espace

30Les formes de concertation et de gestion des écobuages ont été différentes selon les contextes départementaux dans la chaîne, et sont principalement de deux types : d’une part concertation et prise en charge des brûlages par une cellule professionnalisée ; d’autre part concertation et prise en charge de l’organisation des feux par les acteurs locaux, le maître mot restant toujours celui de concertation, en rupture avec les attitudes précédentes des administrations, surtout répressives.

31C’est dans les Pyrénées-Orientales que le problème a été abordé le plus tôt, selon la première forme. Dès 1987, après quelques tests préalables, la Société d’élevage des Pyrénées-Orientales a mis en place une cellule spécialisée, afin de prendre en charge les brûlages nécessaires aux éleveurs. On considérait que le niveau de risque était trop élevé, et les capacités techniques locales trop limitées pour laisser la gestion des feux aux seuls éleveurs. La cellule, composée de pastoralistes et d’agents de l’ONF, recueille les demandes de brûlage, les instruit, les discute avec les partenaires locaux, prépare les feux et les réalise, soit seule, soit en collaboration avec des unités de la Sécurité Civile venues s’entraîner sur le terrain en hiver. Cette démarche a bénéficié du contexte méditerranéen et des financements de prévention des incendies de forêt, ce qui lui a permis de fonctionnner dans la durée. Une telle approche de prise en charge totale des brûlages est aujourd’hui en train de se développer dans toute la zone méditerranéenne où, selon les départements, on voit les sapeurs-forestiers ou les pompiers organiser des campagnes de brûlage, soit à des fins pastorales, soit purement à des fins de prévention des incendies de forêts21.

32La caractéristique de la cellule de brûlage des Pyrénées-Orientales est la recherche d’une technicité optimale, liée aux risques élevés dans les milieux méditerranéens, et pouvant faire appel à des moyens très lourds. Il y a une rupture forte avec le savoir-faire traditionnel, qui est justifiée par l’évolution récente des milieux et les trop faibles capacités d’action des éleveurs locaux. Au niveau technique, par exemple, l’accent est mis sur la réalisation de brûlages fractionnés en petites superficies, plus faciles à contrôler et gérer par la suite (principe repris dans les autres commissions pyrénéennes). Mais, confrontée à son propre succès et à des demandes de plus en plus nombreuses, la cellule des Pyrénées-Orientales a commencé à évoluer et à former des équipes locales (avec pompiers et éleveurs) afin de répartir les opérations. Elle se rapproche ainsi d’un schéma davantage basé sur la participation des locaux.

33Dans le reste des Pyrénées, vouloir instaurer une prise en charge totale serait irréaliste : d’une part, les éleveurs sont encore nombreux et n’accepteraient pas de se faire dessaisir de la gestion de leurs espaces ; d’autre part le très grand nombre de feux nécessaires chaque année dans les diverses vallées rendrait impossible leur réalisation par une cellule centralisée.

34Dans les Hautes-Pyrénées et les Pyrénées-Atlantiques, à partir de 1989, le choix a été celui de commissions locales (à l’échelle du canton ou de la vallée), permettant en premier la concertation entre tous les partenaires et une dédramatisation de la question. Dans ces commissions, les divers acteurs locaux confrontent leurs points de vue et discutent de l’intérêt ou des risques des écobuages. D’une façon générale, ils sont amenés à réfléchir sur une organisation, un zonage des espaces et des feux à l’échelle de l’espace valléen. Une des autres actions essentielles des commissions reste l’information locale sur la réglementation et les techniques. Les « brûlages pédagogiques » sont un des outils employés dans ce but : ils permettent de montrer aux partenaires de nouveaux schémas techniques et de se frotter à la réalité du feu contrôlé (démarche importante pour les pompiers ou les forestiers, beaucoup plus habitués à l’extinction qu’à l’allumage...).

35Le problème n’est donc pas ici de se substituer aux éleveurs mais de les responsabiliser davantage, en insérant leur pratique du feu, bien vivante, dans un fonctionnement local où les élus et les partenaires institutionnels (pompiers, forestiers) ou associatifs jouent un rôle fondamental, et en leur donnant les moyens techniques de mieux maîtriser leurs opérations. Dans cette optique, le feu doit redevenir un chantier agricole comme les autres. La forme locale et progressive de l’installation des commissions permet une diffusion lente mais relativement sûre de cette responsabilisation, appuyée sur la valeur d’exemple de chaque commission.

36En Haute-Garonne, département où la zone de montagne pastorale est réduite, l’action au niveau des écobuages a été centralisée par les animateurs pastoraux qui gèrent les demandes et organisent au coup par coup les opérations sensibles, en concertation avec les éleveurs.

37En Ariège, une commission a été mise en place à l’échelle du département tout entier, sous l’égide de la Fédération Pastorale de l’Ariège. Parallèlement au travail habituel de concertation, la commission a débouché sur la constitution d’une cellule de brûlage semi-professionnalisée, à l’image de celle des Pyrénées-Orientales, composée de bergers et autres personnes habituées de la gestion des pâturages. Le projet de cette cellule partait du constat que, dans de nombreux cas, les acteurs locaux n’étaient pas assez nombreux ou ne possédaient plus le savoir-faire pour maîtriser leurs écobuages, et qu’il était donc nécessaire de suppléer à la pratique traditionnelle. Mais cette démarche a jusqu’à présent touché, dans sa phase expérimentale, les éleveurs les plus motivés par une gestion raisonnée de leur territoire, et donc n’a pas eu d’impact positif sur les individualistes et « papys-allumettes », responsables de la plupart des feux incontrôlés. Paradoxalement, en dépit d’une participation de plus en plus favorable des acteurs locaux, c’est l’incompréhension de certains responsables administratifs, prenant pour traditionnel prétexte « l’atavisme du feu », qui a arrêté pour l’instant l’expérience, sans autre proposition que la poursuite du traitement du problème par les pompiers.

38Dans tous les cas, la prise en compte du feu par les cellules de brûlage ou les commissions pastorales dans les Pyrénées se base sur une démarche globale, où l’aspect technique est en fait secondaire. Le problème principal est ici la gestion de l’espace, dont le feu est un élément fondamental dans un contexte d’enfrichement généralisé22. Le brûlage devient un outil qui n’est plus seulement pastoral : il y a des demandes purement forestières (protection des peuplements contre l’incendie, mais aussi préparation des terrains pour plantations), de gestion préventive contre l’incendie (débroussaillement autour des villages ou des équipements sensibles), mais aussi des demandes d’ordre paysager : maintien d’espaces ouverts, non enfrichés, même en cas de sous-utilisation pastorale. Dans certains départements, comme les Hautes-Pyrénées ou les Pyrénées-Atlantiques, le feu a été indu dans les pratiques subventionnées par les mesures agri-environnementales.

Conclusion

39Les dix années écoulées ont marqué un renversement des attitudes par rapport au feu, et en fait une paradoxale victoire de la culture traditionnelle du brûlage au moment même où les savoirs sont en train de disparaître. L’évolution actuelle reste cependant récente, à l’échelle des siècles de répression, et la conviction de tous les partenaires n’est pas encore acquise partout.

40Mais il est intéressant de voir comment le feu, une fois débarrassé de son image de pratique archaïque, s’est immédiatement retrouvé au cœur des problématiques les plus actuelles de gestion de l’environnement, tout en conservant des formes d’application pratiquement immuables. Le perfectionnement technique, s’il est réel (et nécessaire en raison de l’évolution des milieux), n’apporte pas de changements fondamentaux à la logique de la pratique traditionnelle. Il y a eu une redécouverte, mais pas un remodelage significatif. Ce qui était hier une pratique généralisée, mais maîtrisée par des communautés en fonction d’un savoir-faire local, est aujourd’hui une technique incontournable à l’échelle de régions entières (chaîne pyrénéenne, zone méditerranéenne), mais rétive à la standardisation et devant toujours être gérée à l’échelle locale. Cette particularité a été consacrée par les réglementations elles-mêmes : dans plusieurs départements, elles ont été reformulées, pour les simplifier et les rapprocher des pratiques réelles ; dans les Hautes-Pyrénées et les Pyrénées-Atlantiques, des procédures de dérogation ont même été prévues pour les commissions d’écobuage. Ce qui, dans la logique d’extension des commissions, devrait généraliser les dérogations à la réglementation et consacrer la gestion locale du feu.