11. Cette note porte -très brièvement- sur le problème de l’échelle d’analyse à adopter dans les études d’histoire des sciences quand on s’interroge sur la constitution historique des « savoirs naturalistes » et sur leur circulation entre les différentes couches des sociétés européennes d’ancien régime. C’est l’échelle locale -qui permet de croiser l’observation sur l’écologie historique du site avec les sources archéologiques, topographiques, iconographiques et souvent textuelles- qui a nécessairement été adoptée par les recherches récemment mises au point dans le cadre d’un projet européen sur la caractérisation éthologique et historique des « produits de terroir » en Europe du sud1. C’est dans ce cadre -et au sujet de la caractérisation historique des attaches locales, des « liens au lieu » qui qualifient les espaces et les produits locaux – qu’on a mis en place les observations de terrain et la documentation ici évoquées. Il s’agira donc de voir en quoi des conditons particulières locales contribuent à la formation d’un savoir.

2Dans la démarche de la caractérisation du lien au lieu par l’écologie historique l’exploration de l’histoire locale2 privilégie, parmi les documents d’archive, l’iconographie et la cartographie historique au niveau du « terroir », types de sources les plus à même de « faire parler les lieux ».3 Les données concrètes repérées dans ces documents -une fois soigneusement évaluées- sont confrontées à l’analyse contemporaine des sites, des pratiques et des savoirs naturalistes locaux concernant la gestion du milieu, associée à une étude de la couverture végétale, tout ceci permettant de retracer l’histoire de l’utilisation du sol et des pratiques d’activation des ressources de l’environnement local. Ainsi, cette méthode permet d’aller et venir entre des documents graphiques localisés susceptibles de délivrer certaines informations et le territoire actuel avec toutes les traces qu’il recèle, tant dans le milieu que dans la mémoire des informateurs.

3L’approche purement technique-descriptive des « pratiques de production » agro-sylvo-pastorales actuelles empêche souvent d’appréhender leur complexité (par exemple historique et environnementale) et par conséquent cache aussi une partie de leur complexité et de leur efficacité technique. La notion de « pratique d’activation des ressources » (par exemple des ressources végétales locales) a permis de mieux reconnaître ces pratiques comme un carrefour de relations sociales (qui les révèle ainsi comme historiquement constituées) et de faire émerger ces savoirs « dialectaux » qui charpentaient la gestion locale des ressources du milieu.

4Ce sont des pratiques historiques aux deux sens du terme : 1. qui ont disparu ou sont en cours de disparition (face au patrimoine local des pratiques et des savoirs dits « traditionnels ») 2. qui sont susceptibles d’une identification historique dans différentes sources). Par ce type d’analyse ces pratiques se révèlent des moyens efficaces de contrôle de la reproduction biologique des ressources.

5L’objectif de l’enquête botanique sur le terrain est donc soumis à cette nouvelle perspective qui ajoute l’approche de l’écologie historique et de l’ethnobotanique aux analyses conventionelles de la flore et de la végétation.

6L’ethnobotaniste vise en particulier -sur le double terrain des sources orales et de l’analyse de la végétation des sites poussée à l’échelle métrique-à la découverte des relations historiques souvent constituées sur une durée brève ou moyenne, au moyen des traces de leur présence dans l’écologie de la couverture végétale d’un site donné. Enfin c’est la confrontation avec les méthodes et les résultats de l’enregistrement conventionnel de la composition et de la structure de la couche végétale (par ex. cartes de la végétation) qui met le mieux en évidence ces sites d’intérêt historique et environnemental.

72. Notre objet d’étude est situé dans les Apennins septentrionaux à la limite entre Toscane (Massa, MS) et Emilie Romagne (Reggio-Emilia, RE), dans la haute vallée du Secchia. En principe il était choisi en fonction de l’étude d’un produit de « terroir » : le fromage d’alpage qu’on appelle aujourd’hui « pecorino reggiano ».

8Nous sommes dans le domaine géographique des Apennins, mais le nom géographique employé pour nommer les reliefs les plus élevés est celui de alpe (par exemple l’Alpe del Cerreto, l’Alpe di Succiso, l’Alpe di Casarola) : une toponymie qui renvoie à l’organisation des estives que l’on y trouve.

9Il faut donc préciser que le terme alpe qui vient d’être évoqué est lié à un système de transhumance ovine dont on a des traces encore aujourd’hui, dont l’importance économique et institutionnelle est bien documentée pour la zone étudiée jusque dans la première moitié du XIXe siècle. Il s’agit d’un mouvement de troupeaux complexe qui suivait alors deux voies principales, l’une vers la plaine du Pô et l’autre vers la côte toscane pour atteindre les stations d’hivernage localisées dans les basses vallées humides et les plaines en milieu marécageux et qui avait ses estives d’alpages dans les alpi de Cerreto, Succiso, ou Casarola. Aujourd’hui le cheptel de bétail ovin (race locale noire, dite massese) et caprin est très faible, mais les sites d’alpages sont encore fréquentés par les troupeaux et il y a même encore une petite production locale de fromage d’alpage. (FIGURE 1)

10On a abordé l’histoire de ce système d’alpage par les sources archéobiologique (sédiments et pollens datés au radiocarbone). Ce système apparaît durant le Moyen Age et l’époque moderne, de plus en plus fondé, à partir de sa mise en place, sur une intense production de foin de fauchage, d’herbes à pâture et de fourrage vert (branches feuillues, bottes). Ce système de prés boisés (bien connu pour le Nord de l’Europe : « Wooded meadow System » ; « Lövänge » ; « Wald Matte ») serait rapidement devenu, précisément entre le VIe et le VIIe siècle après J.-C., partie intégrante (et avec une intensité qui nous laisse des traces palinologiques locales très intéressantes) des formes d’utilisation estivale des sommets de cette vallée de l’Apennin. Les indicateurs palinologiques, restitués par le site dit Prato Spilla, montrent une discontinuité du système local d’utilisation des ressources entre l’époque romaine et l’époque lombarde.4

11Le fourrage vert sur les « alpi » venait de la pratique de l’élagage plus ou moins régulier des hêtres parsemés (pratique aujourd’hui abandonnée sur les alpages mais observable sur les peuplements de Quercus cerris au fond de la vallée du Secchia). Des traces de ces mêmes pratiques sont consignées dans la documentation cartographique et topographique de ces alpages à l’époque moderne5 (FIGURE 2).

12A partir de la fin du XIXe siècle, l’élagage et l’économie même de la gestion de ces prés boisés sont fortement critiqués par la littérature agronomique locale et l’administration forestière à cause : 1. de la nature mixte de la production forestière et pastorale pratiquée sur le même espace ; 2. de la nature des droits d’accès aux ressources ; 3. des pratiques pastorales du feu. Néammoins ces pratiques ont longuement survécu.

13Des sites résiduels de prés-pacages parsemés de hêtres ont permis de mieux préciser la structure et le fonctionnement du système de prés boisés avec production de fourrage vert : ces sites conservent probablement dans l’écologie actuelle la trace des effets que la gestion pastorale de la couche arborée et les feux d’occupation ont entraîné sur la composition des herbes à fourrages.

14Le modèle écologique qu’on trouve encore en place sur certains sites d’alpages dérive probablement d’un modèle économique « historique » d’utilisation. C’est une réalité, celle de l’existence d’un semblable système mixte ou multiple de production fourragère, qui a été au cours des dernières années confirmée par les études d’écologie historique de maints systèmes locaux d’élevage en Europe.6

15 Le site étudié ici en particulier est celui de Prati di Sara, une station d’alpage située à 1600 m d’altitude environ, le long du versant occidental du mont Bagioleto (1758 m). Pour cette zone qui fait partie du Parc Naturel Regional de l’Alto Appennino Reggiano, on dispose d’une carte de la végétation (échelle 1 : 25.000), en cours de publication par le Service Cartographique de la Regione Emilia Romagna.7

16La carte décrit pour le site de Prati di Sara trois typologies de végétation (Fs, Vn, Na) qui correspondent à la hêtraie, aux bruyères à myrtilles et aux prairies d’altitude. (FIGURE 3)

17Mais si on change l’échelle de la carte (sur le terrain on utilise 1 : 10000/ 1 : 5000) et si on y superpose la photographie aérienne on s’aperçoit que le pacage de Prati di Sara présente encore, à la limite supérieure de la forêt de hêtres, c’est-à-dire à la limite actuelle avec la végétation d’altitude (bruyères, prairies...), une partie de pelouse parsemée de hêtres.

18Du point de vue géobotanique cette zone est considérée comme une situation de transition entre deux typologies végétales précises, si bien qu’on la considère souvent comme un stade de dégradation de la hêtraie, due à l’altitude (limite superieure de la végétation forestière) ou à l’activité pastorale. Mais la photo-interprétation et l’observation de terrain ont soulevé des doutes à propos de ces interprétations exclusivement bioclimatiques et degradationnistes, soutenues par les géobotanistes et les forestiers.8

19En effet le travail de terrain a mis en évidence une situation très particulière, qui nous a permis d’enregistrer la présence d’une pelouse parsemée de hêtres avec des traces du taillis en têtard (FIGURE 4.)

20La pratique de l’élagage en têtard était employée sur ce site jusqu’aux années 1940-50 pour la production de fourrage à partir de la feuille verte des individus de l’espèce Fagus sylvatica et a laissé des traces encore évidentes aujourd’hui sur la forme des arbres, leur croissance, la dynamique d’expansion actuelle de la hêtraie et surtout sur la couche herbacée.

21En effet les reliefs de terrain ont permis de mettre en évidence des différences très significatives entre la composition en espèces des fourrages herbacés de la pelouse parsemée de hêtres et de la prairie sans arbres. En particulier on a relevé la composition le long d’une section de 20 mètres et on a enregistré que 1) la biomasse herbacée produite dans la pelouse parsemée de hêtres était nettement supérieure à la biomasse herbacée de la prairie nue 2) que les espèces bonnes fourragères étaient trois fois plus diffusées dans la composition de la pelouse parsemée de hêtres que dans celle de la prairie sans arbres.9

22Loin d’être un « stade de dégradation » de la hêtraie la pelouse parsemée du site de Prati di Sara s’avère être un fragment résiduel d’un système de gestion pastorale des ressources végétales qu’on a pu reconstruire grâce à la croisée des sources d’archives, cartografico-historiques et de terrrain. Ce système a une durée historique notable. Ses associations végétales sont -au moins en partie- en continuité depuis le bas Moyen Age, suivant les données de la documentation cartographique. Elles présentent même une date historique assez précise pour leur mise en place : suivant les données archéobiologiques du site de Prato Spilla un semblable système est adopté avec la vague lombarde de peuplement de la montagne. Aujourd’hui très confiné et abandonné, c’était – comme on l’a observé- un système productif très efficace pour la production de fourrage dans la gestion des alpages (alpi) de l’Apennin au moins jusqu’à la première moitié du XXe siècle.

23Issu d’un choix cultural, il faut admettre qu’au moment de sa constitution les bergers devaient bien connaître les effets positifs provoqués par la présence des arbres dans ces prairies d’altitude pour obtenir ce résultat en termes de production et de maintien de la qualité des ressources fourragères. Ces relations entre arbres, couche herbacée et facteurs du milieu sont manipulées par les pratiques pastorales et sont le fondement d’un savoir naturaliste « localisé » et relationnel sur le monde végétal de la montagne. Quelques unes de ces relations écologiques observées et pratiquées par les anciens producteurs sont identiques à celles que l’analyse de l’écologie historique des sites nous apporte : un système de gestion des ressources environnementales très répandu dans les montagnes de la Méditerranée décrit récemment comme le système savane (pacages boisés),10 dont le site de Prati di Sara représente un cas résiduel, qui mérite d’être mis en valeur.

24Ce savoir s’est érodé durant le XIXe siècle par la disparition des pratiques d’activation qui avaient leur fondement juridique dans les droits collectifs des communautés, mais on peut en trouver la trace dans les connaissances ethnobotaniques sur les différentes espèces (et non plus sur le système d’activation qui donnait une logique historique à ce savoir efficace). La connaissance du comportement écologique des arbres est à la base d’autres systèmes locaux d’utilisa tion multiple des ressources dont -pour la montagne apennine- on commence à dresser un inventaire historique. Pour donner un exemple : les systèmes d’utilisation agraire et pastorale des formations d’aulne (Alnus incana).11

25Les savoirs naturalistes et les savoir-faire locaux qui se trouvent au cœur de ces pratiques historiques (pratiques d’activation des ressources) peuvent donc se reconstituer par l’observation à l’échelle locale de l’écologie historique des espaces « pratiqués ». Dans cette démarche -qu’on suggère de choisir à l’échelle locale- prennent un nouveau sens les textes dialectaux ethnobotaniques et ethnozoologiques et les données qu’on peut tirer des sources orales.12 Même l’analyse de la documentation historique conventionnelle (par ex. des descriptions textuelles) par un effet de retour de la mise à contribution de l’écologie historique, pourrait adopter une démarche nouvelle de « déchiffrement », qu’on a appellée « réaliste » (en italien « decifrazione realistica delle fonti », « déchiffrement réaliste des sources »)13 et non plus seulement « culturelle » ou « symbolique », comme aiment le faire la plupart des historiens en Italie.