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Monde rural et histoire des sciences en Méditerranée

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Aline Rousselle

Introduction

Aline Rousselle

Texte intégral

1Cette journée d’études que le Pôle universitaire européen a généreusement accueillie, avait pour ambition de cerner quelques exemples de relations entre les activités agricoles, celles d’une tradition rurale, et divers domaines scientifiques, davantage dans l’optique d’un apport méthodologique de l’agriculture à la science que d’un apport en résultats.

2Le propriétaire, le gestionnaire ou l’exploitant d’un domaine, ou d’un troupeau, est tenu à l’obligation de résultat. Qu’il s’agisse de la subsistance familiale, de verser des redevances, un impôt, ou de produire de quoi maintenir son statut social, dans un monde ancien où la population rurale avoisinait les 90 pour cent, les rendements agricoles étaient un des soucis majeurs des hommes.

La « science » rurale et ses acteurs

3Les documents anciens qui nous sont parvenus, de l’antiquité à l’époque moderne, sont issus des milieux lettrés qui connaissaient la causalité aristotélicienne et la causalité stoïcienne et maniaient les deux, dans leurs versions vulgarisées, que la révolution scientifique moderne a partiellement relégués dans l’historiographie des sciences.

  • 1 Presses de l’Université de Perpignan, 1998.

4Par rapprochement avec la journée d’étude précédente du centre de recherches, sur Le paysage rural et ses acteurs1, il apparaît que nos sources issues des lettrés montrent des décideurs, les propriétaires, intéressés au revenu de la terre, et qui sont pris entre leur manque de pratique personnelle et l’obligation de contrôler les agriculteurs. Les auteurs des traités grecs et latins leur en donnent les moyens, surtout en rationalisant les observations et les actions à mener sur le domaine, mais en les renvoyant finalement à l’expérience des ruraux.

5Ces travaux de lettrés qui insèrent l’expérience ancestrale dans des discours organisés par l’état des sciences de l’époque, en donnent une description formalisée, tandis que les propriétaires de rang social élevé assurent les retombées de cette science vers le milieu rural. Le caractère ordonné des exposés d’agriculture, les classifications mémorisables, ont fait le succès des traités et leur très longue durée de transmission depuis les ouvrages antiques jusqu’au XVIIIe siècle. Les communications de Lucie Bolens, d’Alain Touwaide, de Gilles Denis, montrent combien la transmission a été longue, avec un rôle particulier des Arabes dans l’Occident médiéval. Les « acteurs » d’une agriculture scientifique sont autant les logiciens et les détenteurs des biens que les praticiens ruraux.

6Dans les exposés qui suivent, il ne s’agira donc ni de vie rurale ni d’histoire des sciences, mais plutôt d’un examen des pratiques montrant comment l’observation s’est fixée sur des points finalement assez bien cadrés par la causalité aristotélicienne ou par la causalité stoïcienne, en milieu méditerranéen.

Les sciences en jeu

7Une partie des aires cultivées de l’Occident romain avait été soumise à des opérations de centuriation, c’est-à-dire à l’établissement d’un réseau orthogonal délimitant des parcelles égales attribuées aux colons romains ou à des populations, comme des vétérans des armées romaines, installés sur des terres confisquées. Construit selon deux axes, le kardo nord-sud et le decumanus est-ouest, chacun pouvant atteindre une cinquantaine de kilomètres, le réseau pouvait être établi par référence à une voie le traversant en biais, en utilisant des connaissances géométriques complexes mises en évidence en Uzège par M. Assénât.

8Les quadrillages des centuriations, dont la trame a duré jusqu’à nos jours, au moins de façon fossilisée, étaient porteurs d’orientations scientifiques, soit déterminées par le soleil levant, soit par la détermination du nord géographique par un moyen simple comme le montre l’article de Béatrice Bakouche. Les deux exposés, celui de M. Assénat et celui de B. Bakouche montrent à l’œuvre dans les tracés des centuries qui sont ensuite partagées en parcelles cultivées, même si elles sont remembrées ensuite, une connaissance mathématique et astronomique riche à la fois de théorie et d’expérience.

  • 2 Varron, Economie rurale, I, 12, édition et trad. de J. Heurgon, livre I, Paris, CUF, 1978, p. 34, q (...)

9Dans l’Antiquité, les calendriers civils étaient souvent en décalage avec les dates astronomiques, et parce qu’il faut dater le moment des semailles et des autres travaux agricoles en fonction des saisons, les agriculteurs n’ont pas cessé de fixer les dates de début des divers travaux en fonction de la configuration du ciel (lever héliaque des constellations, avec les repères des équinoxes et des solstices, puis du zodiaque). Varron conseille même de faire les plans de bâtiments en fonction de la position du soleil à l’équinoxe, de façon à avoir de la lumière en hiver et de la fraîcheur en été : “une ferme orientée au levant équinoxial, se trouve dans une situation excellente, car elle a de l’ombre en été et du soleil en hiver2 ».

Arpentage

  • 3 Jacques Lefort éd., Géométries du fisc byzantin, Paris, Lethielleux, 1991.
  • 4 L. Tonneato, « Note sulla tradizione del Corpus agrimensorum, I. Contenuti e strutura dell’Ars grom (...)

10Il faut séparer la construction d’un réseau de parcelles de la pratique plus quotidienne de l’arpentage. La construction du parcellaire était annuelle en Egypte après le reflux de la crue du Nil. La construction initiale des centuriations romaines était parfois répétée (renormationes) avec des décalages, comme le rappelle M. Assénat. Mais dans l’ensemble, il n’y avait pas de découpage général d’un vaste territoire à cultiver. L’arpentage est en revanche une pratique plus ordinaire, soit dans un but privé comme le partage successoral ou la vente, soit dans un but fiscal pour la vérification des déclarations ou pour l’établissement d’un cadastre. Jean-Loup Abbé repère dans ce volume les traités d’arpentage médiévaux, tardifs en Occident, et les pratiques d’arpentage par les notaires. Les traités de géométrie fiscale étudiés par Jacques Lefort dans l’empire byzantin3 n’ont pas d’équivalent en Occident, peut-être du fait de la disparition de la fiscalité romaine. Ces traités byzantins, dont l’un a été traduit en catalan au IXe siècle4, montrent les opérations d’arpentage à l’aide d’une perche (roseau, bâton) scellée à ses deux extrémités, et d’une corde de chanvre (non susceptible de rétrécir ou de s’allonger), corde dont les divisions étaient marquées de cordelettes et les extrêmités scellées, après avoir été fixées à un piquet d’un côté et à un fer de bêche de l’autre.

11Les traités byzantins, conservés alors qu’on en cherche vainement la trace dans les manuscrits occidentaux, donnent une idée de la science mathématique mise en œuvre pour ces calculs de superficie bien approximatifs. L’absence de traités d’arpentage du haut Moyen Age occidental signifie-t-elle que la transmission s’est faite par la pratique ? En effet, la disparition des cadastres destinés au fisc n’entraîne pas du tout la disparition d’une nécessité de tracer et de mesurer dans le cadre privé.

  • 5 Xénophon, Economique, XI, 3, éd. P. Chantraine, CUF, 1949, p. 79 (qui trad. « arpenteur de nuées »)

12La mesure des parcelles est une activité tellement liée à des contestations sans fin que Socrate, ergoteur de concepts, se fait traiter d’aéromètre, « arpenteur d’air » dans l’Ecomomique de Xénophon5.

13Le découpage des parcelles et l’orientation des lignes de vignes ou des bâtiments d’exploitation pour sécher ou humidifier, éclairer ou non, pour décider du moment annuel des activités dépendait de l’observation du ciel. On verra donc le lien avec les mathématiques, la géométrie, pour le découpage des parcelles, et l’astronomie pour le calendrier et pour l’orientation.

14Le milieu rural, selon ses besoins propres conserve et transmet par ses techniques des niveaux de science plus élaborés : plutôt qu’une science, un niveau scientifique sans écrits.

Transmission, innovation, perte, redécouverte

15Sur la longue durée, entre la Grèce classique et l’aménagement actuel de pratiques anciennes, se discernent des flux et des reflux des connaissances transmises, véhiculées par les pratiques. Le principe est la continuité de pratiques transmises de génération en génération, ponctuées d’innovations durables ou non. Nous sommes aujourd’hui sensibles aussi aux pertes des pratiques ou des connaissances et parfois désireux de redécouvrir non pas « le monde que nous avons perdu », mais des éléments de civilisation et de protection du patrimoine rural que le renouvellement de techniques anciennes peut assurer dans les nouvelles technologies.

16Les périodes d’accroissement démographique (qu’il s’agisse d’accroissement naturel ou d’invasions) ont pu susciter les nouveautés à côté des défrichements. Lucie Bolens montre l’attention des Arabes d’Espagne médiévale à la pédologie, beaucoup moins étudiée par les Grecs et les Latins qu’ils lisaient en traduction arabe.

17L’obligation de résultat faisait des campagnes un vaste champ d’expérience (transmission) et d’expérimentation (innovation), en tout cas, les nouveautés pouvaient y être testées plusieurs années de suite et étendues en cas de succès. Cela dans des civilisations traditionnelles où la reconduction des pratiques était la règle.

18Inversement on peut voir, dans la communication de J.-P. Métailié, une administration ignorante réprimer les « pratiques ancestrales issues d’une connaissance expérimentale logique ». La déprise agricole et pastorale, les nouveaux habitants non-ruraux, le changement de population et d’activités entraînent un milieu nouveau, induisant la perte des savoirs, tandis que les nouvelles conditions politiques et administratives peuvent inciter à leur renouveau.

Du "populaire" à l’anthropologie et de l’anthropologie à la science

19Nous avons débattu sur la question de la terminologie : est-il souhaitable d’employer des termes conceptuels ne correspondant pas au découpage ancien des disciplines ?

20On a discuté longuement sur le caractère non-heuristique de l’emploi de termes tardifs comme « agronomie », concept récent, pour nommer les travaux des auteurs antiques et médiévaux. Il est difficile d’écrire chaque fois « les auteurs de traités d’agriculture », et qui plus est de leur refuser, à une époque dont le terme et le concept sont absents, la qualité de penseurs d’un ensemble concernant la production et le revenu des champs. Lorsque Varron intitule son œuvre « res rusticae », « les choses de la campagne », il traite de tout ce qui concerne un domaine rural -plan des bâtiments compris- et ne sépare pas, malgré sa manie des divisions de l’exposé, ce qui concerne le sol et les plantes, du reste de l’organisation et de la gestion. On pourrait alors nommer son traité « Gestion domaniale », titre applicable aussi à l’Economique de Xénophon, tandis que l’Economique d’Aristote, du fait qu’il étudie aussi les finances publiques, devrait conserver son titre d’Economique. Pourtant Varron tente de définir l’agriculture (agri cultura), en écartant les revenus des carrières, les bénéfices d’une auberge située sur le domaine en bordure de route, l’élevage et d’autres activités qui contribuent au revenu du domaine mais ne sont pas proprement agricoles.

21En refusant aux anciens la qualité d’agronomes, nous marquons l’absence de la discipline en tant que telle, mais surtout nous refusons à leurs traités le caractère de science. Pourtant c’était bien leur but, puisqu’en grec épistémé, en latin scientia, sont ouvertement énoncés comme le type de connaissance qu’ils veulent constituer.

  • 6 Cause procatarctique opposée à cause interne par les stoïciens, repris avec l’alternative agent pat (...)

22Surtout, en refusant le statut de science, nous nous trouvons dépourvus de moyens terminologiques pour les qualifier. Nous voulions échapper à l’opposition populaire/savant, traditionnel/scientifique, même au profit d’une réhabilitation du traditionnel-populaire. Ce n’était pas facile. Gilles Denis montre, en ce qui concerne certaines maladies des plantes, des notions anciennes transmises avec une stratification d’explications reposant sur un état des sciences périmé aujourd’hui. On y trouve cependant l’opposition entre les explications causales par l’agent extérieur et par des dispositions intérieures de la plante, explications complémentaires chez les stoïciens, discutées par Galien dès le Ile siècle et encore aujourd’hui6.

  • 7 Varron, de re rustica, I, 14, p. 38, praetereuntis lascivi non metuet facem ardentem.

23Pour étudier des feux pastoraux, J.-P. Métailié parle de « pratiques basées sur un savoir écologique ancestral », mais ces savoirs ne sont pas périmés, sauf du fait que le milieu écologique, humain et technologique a changé. Nous retrouvons ici le bon sens : Varron conseillait d’employer comme clôture naturelle « une plantation de branches ou d’épines ; ayant des racines vivantes, elle ne redoutera pas la torche enflammée d’un mauvais plaisant7 ». J.-P. Métailié y reconnaîtra ses « papys-allumette », si dangereux aujourd’hui.

  • 8 M. Grmek, Les maladies à l’aube de la civilisation occidentale, Paris, Payot, 1983, pp. 307-354.

24Les actuels historiens, souvent ignorants des sciences autant que des pratiques, prennent parfois pour des superstitions ou des solutions irrationnelles des pratiques anciennes dont parfois la science récente a apporté l’explication et confirmé la validité. Un excellent exemple est fourni par le favisme, grave maladie déclenchée par les fèves, transmise héréditairement aux hommes par les femmes et dont Pythagore donne un exemple. Le philosophe, sachant qu’il ne pourrait traverser un champ de fèves sans danger, s’arrêta avant sa limite, quitte à se faire massacrer. Les pythagoriciens s’abstenaient tous de fèves. On a pensé qu’il s’agissait de superstition, jusqu’à une étude de M. Grmek qui a éclairé les textes grecs à la lumière des découvertes faites entre 1948 et 1956 à propos de soldats américains qui avaient été atteints de favisme en Sicile8.

25Cet exemple permet de montrer clairement qu’une étude de ce qui nous paraît irrationnel dans des pratiques anciennes ne doit pas se réduire à chercher par une anthropologie basée sur les associations et explications fausses des anciens, à montrer un monde de croyances (représentations). Il faut aussi repérer ce qui, dans les pratiques, révèle des observations pertinentes, dont l’explication, toujours relative, peut arriver bien postérieurement. L’exposé de Diego Moreno et de Giuseppina Poggi en donne un exemple éclatant : la reconnaissance d’un système ancien de gestion pastorale des pacages boisés.

  • 9 J’emploie les termes de Hilary Putnam, Représentation et réalité, Paris, 1990 (éd. am. 1988), ch. I (...)

26L’exposé « anthropologique » est en effet devenu une sorte de « charité » intellectuelle9, qui nous évite de faire, par contacts entre disciplines, le travail qui permet de mieux comprendre les pratiques et observations anciennes. Même s’il ne fait aucun doute que nous apprenons beaucoup sur les sociétés anciennes en repérant les explications (fausses) qu’elles donnaient à des phénomènes bien observés et en les traitant comme des « représentations », rien ne nous dispense de mener à bien le travail sur la réalité.

27Nous n’avons pas tous ni toujours résisté à l’écueil anthropologique ni à l’écueil de la science des précurseurs. Il ne s’agissait pas, en effet, de montrer des « découvertes » issues d’une pratique rurale, de voir dans les « bonnes » pratiques rurales l’intelligence de précurseurs paysans, celles qu’une « science » postérieure allait confirmer plus ou moins tôt.

28Pourtant, la reprise actuelle de techniques abandonnées, comme les brûlages, vient rappeler que parfois les enseignements de pratiques anciennes sont à revoir à la lumière de sciences actuelles.

29Dans cette perspective, la contribution des historiens ou de l’histoire pratiquée par des géographes et d’autres spécialistes, à une pensée et une action écologiques devient à la fois indispensable et urgente. Le plaisir que nous a donné cette rencontre est un signe, espérons-le, que ce travail se poursuivra.

Notes

1 Presses de l’Université de Perpignan, 1998.

2 Varron, Economie rurale, I, 12, édition et trad. de J. Heurgon, livre I, Paris, CUF, 1978, p. 34, quae posita est ad exortos aequinoctiales.

3 Jacques Lefort éd., Géométries du fisc byzantin, Paris, Lethielleux, 1991.

4 L. Tonneato, « Note sulla tradizione del Corpus agrimensorum, I. Contenuti e strutura dell’Ars gromatica di Gisemundus (IX sec.) », Mélanges de l’Ecole française de Rome. Moyen Age, Temps modernes, 94, 1982, 1, pp. 191-213.

5 Xénophon, Economique, XI, 3, éd. P. Chantraine, CUF, 1949, p. 79 (qui trad. « arpenteur de nuées »).

6 Cause procatarctique opposée à cause interne par les stoïciens, repris avec l’alternative agent pathogène-gène.

7 Varron, de re rustica, I, 14, p. 38, praetereuntis lascivi non metuet facem ardentem.

8 M. Grmek, Les maladies à l’aube de la civilisation occidentale, Paris, Payot, 1983, pp. 307-354.

9 J’emploie les termes de Hilary Putnam, Représentation et réalité, Paris, 1990 (éd. am. 1988), ch. I, n. 15, et p. 41, sur la conservation d’un terme sans son acception primitive, périmée.

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