1À la fin du XX^e siècle, les barrages sont nombreux dans le bassin de l’Èbre, mais Yesa constitue la deuxième retenue pyrénéenne après l’ouvrage de Lleida-nord. Le barrage de Yesa a été inauguré à la fin des années cinquante, lorsque le franquisme émergeait de sa quarantaine répressive, pour s’ouvrir à la technocratie américaniste ou démocrate-chrétienne. Symbole d’un caudillisme qui voulait renouer avec le paternalisme constructeur du vieux dictateur Primo de Rivera (chef du gouvernement entre 1923 et 1930), le barrage de Yesa fut mis en eau dans un luxe de propagande populiste, une campagne publicitaire qui grossissait à dessein les effets de social-saving autour de l’ouvrage.

2Passée admirablement du centrisme technocratique à la movida démocratique, l’Espagne du roi Juan-Carlos demeure paradoxalement prisonnière des mythes d’ingénierie modernisatrice, tels qu’ils animent les élites espagnoles, depuis la Rénovation intellectuelle de 1898. C’est pourquoi, vers 1990, les autorités ibériques envisagent de tripler la contenance du lac de Yesa. Or, au tournant des XX^e et XXI^e siècles, le constructivisme forcené ne remotive plus les masses.

3Le temps des grands travaux étatiques semble révolu, après avoir été usé par les régimes autoritaires. Après avoir aussi subi les assauts de la critique écologiste, des identités régionales ou des initiatives civiques.

4En termes plus abrupts, à l’horizon de l’an 2000, le grand barrage de Yesa n’édifie plus les riverains. Il en compense plus leurs frustrations, mais il alimente leurs mécontentements. Il ne génère plus l’unanimisme plébiscitaire, mais il multiplie les interrogations démocratiques.

5Désormais source de défiance, l’aménagement hydraulique de Yesa est contesté sans complaisance dans l’opinion. La polémique revêt une telle ampleur, que le projet initial des ingénieurs est désacralisé dans ses justifications les plus généreuses, comme dans ses moindres détails techniques.

6À l’origine, le barrage a été installé pour les besoins de l’agriculture, il devait effacer le souvenir des réformes agraires de la 2ème République, et étayer la colonisation techniciste des terres ingrates, conformément aux utopies démagogiques du Caudillo.

7Toutefois, dans le long terme, le barrage de Yesa est inscrit à l’intérieur d’une ambition séculaire : il est l’un des fleurons architecturaux pour la modernisation agricole, telle que l’Espagne l’enregistre, depuis 1898. À la manière d’une poupée russe, Yesa s’emboîte dans un rêve qui surpasse les Travaux publics, car les rénovateurs espagnols ont donné une valeur philosophique à la transformation agricole, en la basant à dessein sur l’irrigation. Face à l’Espagne qui aurait soif d’anarchie, de socialisme, ou de libertés républicaines, les rénovateurs ont proposé une réconciliation par le mythe, paradisiaque, du jardin humide : grâce à l’irrigation généralisée, ils ont voulu transformer l’Espagne rurale en pays de Cocagne.

8Parmi les rénovateurs de 1898, la foi en l’irrigation est surtout diffusée par le juriste et économiste Joachim Costa. Pour ce théoricien aragonais, la politique hydraulique constitue le pôle d’excellence du régénérationnisme. Costa souhaite augmenter les rendements agricoles par la maîtrise de l’eau, mais son romantisme technique devient si prégnant, qu’il finit par insister beaucoup sur les prouesses hydrauliques, en oubliant les fruits de la terre. À l’échelle d’une agriculture nationale, Costa cède à la séduction du jeu d’eau pour lui-même, reproduisant en cela les fantaisies de bien des jardinistes (notamment celles de Buatalenti, architecte-paysagiste de la Renaissance italienne).

9Costa érige l’état en principal maître d’œuvre pour le développement de l’irrigation. Le projet hydraulique du régénérateur visionnaire doit sortir l’Espagne de la contestation ouvrière, il doit permettre de reconstituer des densités fortes à la campagne, il doit assainir la Nation pour lui rendre son rang perdu de grande puissance.

10À l’intérieur de son projet, Costa concentre l’attention sur les Pyrénées, qu’il décrit comme un réservoir d’eau en voie de dépeuplement. Dans la conception de Costa, l’exode rural des Pyrénéens est si important qu’il constitue une norme irréversible. Costa entend réserver l’eau des Pyrénées aux habitants des basses plaines. Il prévoit une aide aux montagnards qui s’installent au pied de la chaîne, et il programme un vaste reboisement pour les versants des hautes vallées.

11Costa plaide pour une meilleure régularisation des cours d’eau pyrénéens. Dans un texte à tonalité épique, il écrit : « la rivière dit recueillez moi. Mon ami, mon fils, répandez moi dans vos champs par un système artériel et par un réseau de saignées. Grâce à votre œuvre, les hameaux deviendront bourgs, les bourgs deviendront villes, les villes des régions irriguées rivaliseront avec les grandes cités catalanes. Les habitants de la plaine retrouveront leurs ancêtres, les montagnards viendront donner du courage et de l’abondance à la plaine : celle-ci deviendra une Nouvelle Terre promise ».

12Grâce à l’irrigation des basses plaines, Costa promet à ses compagnons aragonais un développement urbain fondé sur l’agriculture. Selon Costa, les équipements hydrauliques aideront l’Aragon à se doter d’un réseau de villes dont la force équivaudra à la splendeur des métropoles catalanes. Les migrants partis en Catalogne reviendront en Aragon : ils renoueront avec les vertus villageoises, en oubliant les miasmes et les vices de la civilisation industrielle.

13Le barrage de Yesa est l’une des grandes constructions qui figurent d’emblée dans le projet de Costa. Au départ, l’ouvrage est conçu pour alimenter en eau le périmètre agricole des Bardenas, entre Saragosse et Pampelune. Dans les années vingt, sous Primo de Rivera, les ingénieurs dressent les premiers plans, mais ils sont ralentis par la nature du substrat géologique, qui rend difficile la recherche de points d’appuis et d’ancrage. Tandis que les concepteurs hésitent entre les sites d’implantation, l’instabilité politique des années trente retarde les échéances. En dépit des contretemps multiples, les consignes de Costa pour Yesa demeurent malgré tout indiscutées.

14De 1950 à 1955, le régime franquiste est progressivement stabilisé par l’aide américaine. Dans la phase suivante, Franco peut donc faire valoir son goût pour les grands équipements édifiants, suivant une démarche qui rappelle beaucoup le modernisme impérial du Duce. C’est ainsi que le franquisme ouvre le chantier de Yesa en 1956. Le grand barrage devient la vitrine monumentale de la dictature. En 1959, il est inauguré avec faste par Franco. Dans un discours emphatique, le caudillo souligne que l’ouvrage représente un stimulant pour toute la Nation espagnole.

15D’abord bon disciple de Costa, le régime construit des villages pionniers au pied du barrage. Il y installe des expropriés de l’amont, plus quelques déracinés qui préfèrent la campagne à la ville. La fidélité à l’esprit de 1898 s’arrête pourtant là. Dès que le barrage atteint en effet son fonctionnement de croisière, il nourrit des rapports qui visent à prélever de l’eau urbaine dans le lac artificiel.

16En 1970, le gouvernement opusdéiste lance un projet d’agrandissement pour le barrage : l’extension des capacités doit améliorer le ravitaillement en eau de Saragosse. Oublié pendant la transition démocratique, le projet est repris en 1985 par le gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez. Cette fois, Yesa doit devenir le premier barrage du bassin de l’Èbre : sa nouvelle taille doit le classer parmi les plus grosses retenues d’Espagne. Après 1985, les experts expliquent que l’expansion démographique de Saragosse sera stimulée par le barrage agrandi. Plus conciliant avec les ruraux, le gouvernement régionaliste d’Aragon s’engage à développer l’irrigation dans les villages affectés par l’extension du lac.

17Lassée par les négociations avec les riverains de l’ouvrage, la municipalité de Saragosse multiplie les pressions pour faire engager le chantier de Yesa 2. La municipalité exige une canalisation directe de cent kilomètres entre le lac et sa cité. Le nouveau creusement doit rejoindre le barrage en construction de La Coteta puis, de là, il doit renforcer le canal impérial d’Aragon vers Saragosse.

18Dans sa campagne pour obtenir mes eaux de Yesa, la municipalité de Saragosse s’adjoint les services de publicitaires renommés. En ville, les affiches qui promettent l’eau des Pyrénées montrent à l’usager Notre Dame du Pilar, avec un sanctuaire enfoui sous la neige, et surplombé par les glaciers pyrénéens.

19Notre Dame du Pilar suscite un décodage émotif chez le promeneur : l’église accueille en effet les fêtes de l’hispanité, après avoir abrité la célébration de la race ibérique sous Franco. Les affiches insistent sur la pureté de l’eau pyrénéenne, mais elles jumellent cette qualité à une allusion voilée à la robustesse identitaire. Tout comme chez les poètes carlistes du XIX^e siècle, le discours hygiéniste sur les Pyrénées est entrecroisé avec des considérations sur la vitalité patriarcale du montagnard fantasmé.

20Malgré ses apprêts culturels, le projet de Yesa 2 déclenche une série de réactions hostiles dans les Pyrénées. Plus encore, l’agrandissement du barrage sert de support à la convalescence démocratique des ruraux. Entre 1939 et 1960 en effet, la répression et l’intimidation ont réussi à murer les populations montagnardes dans le silence. En 1970 encore, les montagnards n’osent guère protester.

21Inversement, dès la fin du franquisme, les habitants des hautes contrées compensent par une prise de parole avide. La réflexion critique renaît, elle jaillit soudain de l’inconscient collectif. Autour de Yesa, les habitants citoyens forgent une rhétorique qui décrit l’impact négatif des grands barrages. Les animateurs du débat démontrent que les vastes ennoyages entraînent une perte de population, une destruction de la sociabilité locale, un repli sur des terres moins fertiles, un reboisement abusif des versants. De fait, en ajoutant ses périmètres boisés à la submersion des thalwegs, l’institut national des forêts disloque les complémentarités subtiles que les Anciens avaient instaurées entre les étages montagnards, pour faciliter l’activité agro-pastorale.

22Les opposants rappellent que le barrage a fait disparaître des bourgs importants, dont l’un recelait des sources d’eaux chaudes et des thermes fréquentés. Les détracteurs expliquent que plusieurs villages ont été complètement expropriés. Ils présentent les ruines d’une localité sise sur une butte, un lieu déserté parce que toutes les terres ont été ennoyées. Au-delà de sa dimension locale, le barrage catalyse une prise de conscience pyrénéenne. Il sert de prétexte et d’exemple pour une interrogation démocratique sur la modélisation des aménagements hydrauliques.