« La vallée de Sallanches est un théâtre ; la vallée de Servoz est un tombeau ; la vallée de Chamonix est un temple... »
Victor Hugo.

1Longtemps, les montagnes furent considérées comme des lieux répulsifs, habitées par des êtres fantastiques et généralement malveillants. Durant des siècles, le Mont-Blanc fut appelé Montagne Maudite. C’est à partir de la fin du XVIII^e siècle et surtout au XIX^e siècle que commença l’étude puis la mise en valeur de ces massifs. Lentement, à force de courage et de témérité, les Alpes vont être domestiquées. La beauté des paysages et la pureté de l’air vont être les facteurs principaux d’attraction des citadins vers la montagne, après avoir été attiré par la mer et les stations thermales. De 5 000 en 1850, les touristes vont être 12 000 en 1865 et 24 000 en 1892. Le village de Chamonix va se réveiller d’un long sommeil et s’ouvrir au tourisme, avec sa cohorte de bouleversements économiques, sociaux et paysagers.

I. Un petit village alpin

2« Chamonix est une espèce de paradis terrestre, renfermé par une divinité bienfaisante dans l’enceinte de ces montagnes. » Horace Bénédict de Saussure, Voyages dans les Alpes.

A. De la fondation à l’ascension

3Occupée dès l’époque romaine (inscription au col de la Forclaz du Prarion) tout comme l’autre côté (Courmayeur, Aoste), la vallée a vu la fondation d’un prieuré, ancêtre du village de Chamonix, le 16 août 1091 par des bénédictins du Piémont, grâce à un don du comte Aymon de Genève. L’agriculture et l’élevage, mais aussi la chasse (bouquetins, ours), sont les principales activités du village. Viendra s’y ajouter la dangereuse recherche du cristal pour la fabrication de lustres et d’appliques. En 1786, les Chamoniards achètent leur liberté au prieuré pour 58 000 livres. Plusieurs voyageurs plus ou moins illustres sont passés au village tel saint François de Sales en 1606 qui exorcise le glacier des Bois pour qu’il arrête de s’avancer. La curiosité pour les montagnes et les « glacières » au XVIII^e siècle trouve son inspiration dans la littérature naturaliste dont le plus célèbre représentant est Jean-Jacques Rousseau. La montagne y est décrite comme un havre de paix, de nature, de virginité, de pureté de l’air. Puis va venir l’envie d’escalader et ce sera la très connue ascension de Marie-Gabriel Paccard et Jacques Balmat en août 1786 grâce au soutien et à la passion de Saussure. En 1808, ce sera la première femme, Marie Paradis, au sommet du Mont-Blanc. Mais cette ferveur pour les Alpes va atteindre tout d’abords les sujets britanniques.

B. Les Anglais à Chamonix

4La passion des habitants du Royaume-Uni pour le massif du Mont-Blanc date de la parution en 1741 du livre « Relation d ’un voyage aux Glacières de Savoie » de Windham et Pacocke. Cet ouvrage va inciter leurs compatriotes à venir découvrir cette vallée où les glaciers alors en crue impressionnent et fascinent. De nombreux savants et artistes de Grande-Bretagne firent le déplacement et contribuèrent à accroître l’engouement anglais pour Chamonix. Shelley et Byron vinrent en 1816 et Dickens en 1846 et 1853 (« Le Mont-Blanc, la vallée de Chamonix, la Mer de glace et toutes les merveilles de cette admirable région vont bien au-delà des espérances les plus folles. Je ne puis rien imaginer dans la nature de plus stupéfiant et de plus sublime. »). Le physicien, glaciologue et alpiniste Forbes qui fit de nombreux séjours (« Mon cœur restera là où mon corps n’a plus la force de se rendre », déclaration de 1850), Albert Smith qui fit l’ascension en 1851 et dont le récit enthousiaste entraîna en 1857 la fondation de l’Alpine Club, ainsi que Whymper et les innombrables éditions de son « A guide to Chamonix and the range of Mont – Blanc » de 1896, donnèrent encore plus aux Britanniques l’envie irrésistible de venir dans les Alpes et contribuèrent à lancer la mode de l’alpinisme. Aujourd’hui encore, les sujets de sa Gracieuse Majesté viennent en nombre en Haute-Savoie.

C. Les célébrités font le voyage

5Nombreux furent les gens connus qui vinrent à Chamonix découvrir la beauté du site et respirer un air sain dans une nature encore préservée. Gœthe vint en 1779, Chateaubriand en 1805, Madame de Staël alla deux fois à la Mer de Glace, Victor Hugo séjourna au village en 1825 (« Il est plus haut, plus pur, plus grand que nous ne sommes »), Mendelssohn en 1831, Dumas en 1832, Georges Sand et Liszt en 1838, Mérimée en 1857, Michelet en 1865 etc. Il y eut aussi des têtes couronnées tels la reine-mère de Naples, le prince héritier d’Autriche, le roi de Bavière, mais c’est surtout la venue de trois impératrices qui contribua à lancer la mode du voyage dans les Alpes dans toute l’Europe. En 1810, Joséphine séjourna à l’hôtel de Londres sous le nom de comtesse d’Arberg et alla contempler la Mer de Glace avec soixante-huit guides ! En juillet 1814, c’est Marie-Louise d’Autriche, alors consignée à Aix, qui vient sous le pseudonyme de duchesse Colomo. Mais c’est surtout la visite d’Eugénie et Napoléon III en septembre 1860, pour fêter le rattachement de la Savoie à la France, qui va bouleverser le village de Chamonix et lui donner la notoriété qu’il a encore aujourd’hui. Soixante guides, une centaine de mulets, des journalistes, des officiels, des dames de compagnies bien embarrassées par leurs robes à crinoline et un photographe officiel firent l’excursion à la Mer de Glace comme le montre ce tableau :

6Abondamment commentée par la littérature et par l’image, cette visite aura pour la vallée les conséquences les plus heureuses car impressionné par la grimpée, l’empereur débloquera des crédits pour la construction à partir de Sallanches de la route nationale 506. Elle atteindra le village en 1866 et facilitera la venue d’un nombre de plus en plus important de visiteurs.

II. Chamonix, station touristique

7« Finie donc la poésie, et terminés les délicieux frissons des Montées Pélissier ! Voici que s’ouvre tout large le boulevard de l’invasion touristique, et que l’histoire économique de la vallée prend le pas sur l’histoire politique » (Bibliothèque Municipale de Chamonix, Chamonix, une vallée, des hommes, préface de Roger Frison-Roche, Edimontagne, 1978, 302p.ill).

A. Le tourisme des élites

8La vallée, comme tous les endroits à la mode, comme les stations thermales et littorales lancées sous le Second Empire, est aussi peuplée de bourgeois et aristocrates amateurs de mondanités. Les hôtels du bourg, nouvellement construits, abritent une société très cosmopolite qui partage son temps entre les causeries de salon, des promenades et des jeux d’argents. Promenades à pied et surtout à dos de mulets comme le montre cette photo de 1910 :

9Seules quelques destinations reçoivent les faveurs des voyageurs (Mer de Glace, le Brévent, le glacier des Bosons). Chamonix, qui n’était jusqu’alors qu’un endroit de passage recherché pour jouir quelques heures du spectacle de la haute montagne, devient un lieu de séjours. Pasteur lui-même vint au village pour faire des expériences en 1860. Il veut, grâce à l’air pur de Chamonix, convaincre ses contemporains une fois pour toutes que rien ne naît de rien, que la croyance en la génération spontanée doit être définitivement rayée des vérités scientifiques. Il fait des prélèvements d’air qui lui permettent de dire que le développement des micro-organismes est donc lié à la qualité de l’air. La mise en valeur de la haute montagne sera, entre 1860 et 1890, une préoccupation des municipalités chamoniardes avec la création de bâtiments le long des chemins pour accueillir, rafraîchir et restaurer les voyageurs tandis que le Club Alpin Français construit de nombreux refuges. Villégiature et alpinisme d’été puis, après 1900, ski d’hiver et alpinisme d’été, c’est ainsi que Chamonix va longtemps se présenter dans les multiples affiches publicitaires incitant la bourgeoisie urbaine et aisée à aller prendre l’air prés des pics montagneux plutôt que sur les bords de mer ou dans les villes d’eaux. Voici trois exemples d’affiches vantant les charmes de la vallée :

Photos

10On peut remarquer que ces réclames sont principalement le fait des compagnies de transport. Cela est symbolique de l’importance prise par le développement des liaisons ferroviaires.

B. Les progrès techniques

11Chamonix va connaître, dans la seconde moitié du XIX^e siècle, de grandes transformations et sera touchée par les formidables avancées technologiques qui ponctuent toute cette féconde période. La voie ferrée atteint Bonneville, puis Cluses, Sallanches et enfin Le Fayet à la fin du siècle. Des voitures à cheval amènent les touristes jusqu’à la station où les attendent une dizaine d’hôtels pour la plupart très récents et luxueux. De neuf en 1860, ils seront cinquante-neuf en 1919 ! Chamonix est atteint par le train en juillet 1901. De 1892 à 1909, la ligne du Montenvers est construite pour amener les voyageurs à la Mer de glace. C’est la fin des muletiers et guides et le début du tourisme de masse. Il y eut même plusieurs projets de chemin de fer vers le sommet du Mont-Blanc ! Entre 1892 et 1914, on déposa six projets de téléphériques. Le premier fût inauguré en 1928 et reliait Chamonix au Planpraz. En 1898, un syndicat professionnel est formé et se charge de faire de la publicité. Ce sont les hôteliers qui créent le syndicat d’initiative, font de nombreux aménagements dans et autour du village, les hôtels s’équipent en chauffage central, on aménage des pistes de skis de fond car ce sport se développe grâce aux efforts du médecin Michel Payot qui a lancé cette mode en allant voir ses patients à ski. En 1909, il suffit de trois trains et douze heures de voyage pour relier Paris à la Mer de Glace ! Cette facilité d’accès et l’enthousiasme pour le tourisme mondain des années 1900-1914 assurent à Chamonix une clientèle en rapide expansion : près de 170 000 touristes en 1907 !

C. Vers le tourisme de masse

121 500 visiteurs en 1800, 5 000 en 1850, 24 000 en 1891, 51 000 en 1901, 103 000 en 1905, 337 000 en 1911. Les effectifs peuvent aujourd’hui sembler modestes quand on compte dorénavant en centaines de milliers et même en millions, mais il y a un siècle, le voyage de loisirs était réservé à une petite minorité d’artistes, d’aristocrates et de gouvernants. Chamonix est dorénavant au premier rang des stations alpestres et elle est une des destinations préférées des voyageurs européens (et aujourd’hui du monde entier, il suffit de constater l’afflux massif et continuel de Japonais dans la station). Chamonix est presque une étape obligée pour l’honnête homme du XIX^e siècle. Ainsi, en 1892, le président Sadi Carnot vient en visite officielle et le 10 juillet 1910 c’est le président Fallières qui vient inaugurer l’Hôtel de Ville avec des membres du gouvernement (Emile Chautemps, Gaston Doumergue) comme le montre cette photo :

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13En 1892, le monopole de la Compagnie des Guides fondées en 1821 est cassé par le préfet. De 1892 à 1914, il y a de multiples affrontements entre chamoniards : guides contre hôteliers, entre administration locale et départementale, entre communes savoyardes (Le Fayet, Saint-Gervais...). Chamonix en ressort transformée. Le tournant du siècle a assuré le triomphe d’une conception nouvelle de l’aménagement de la montagne. Premier village à attirer les citadins curieux d’escalade et de haute montagne, Chamonix est aussi une des toutes premières stations à familiariser les touristes avec les plaisirs de la neige. Et son succès est toujours constant depuis plus d’un siècle.

14Après 1918, l’activité touristique reprend et Chamonix va connaître une extraordinaire prospérité. La majeure partie de la population abandonne définitivement ses antiques activités pastorales pour se consacrer entièrement au tourisme. La notoriété du site et les installations existantes vont permettre à la station d’être choisie pour accueillir les premiers Jeux Olympiques en 1924. Aujourd’hui, Chamonix est la capitale de l’alpinisme et un centre touristique international. C’est aussi le troisième site naturel le plus visité au monde (après les chutes du Niagara et le mont Fuji-Yama). Il est donc urgent de prendre conscience de l’importance de la protection d’un paysage et d’un air d’une pureté jusque-là préservé en grande parti mais que l’Homme et le progrès rendent bien précaire.