1Au cours de mes lectures, je constate régulièrement que des auteurs s’ingénient à considérer la route du XVIII^e siècle comme un support drainant, qui aurait profondément désenclavé les campagnes françaises, en leur ouvrant l’El Dorado du « marché » et du débouché urbain. Pour illustrer de tels propos, la carte des lignes de poste au départ de Paris est régulièrement offerte à la contemplation des lecteurs, comme la preuve indéniable d’une telle innervation de la France profonde, le tout grâce aux prouesses prodigieuses du corps des Ponts et Chaussées.

2Comment jauger correctement les prodiges en question, sans la carte des correspondances provinciales avec les lignes de poste parisiennes ? Arthur Young fait allusion à ces connexions, et les guides de 1789 les recensent précisément. Pour couper court à la discussion, il convient d’en revenir au point de départ de tout ce malentendu : la recherche en histoire routière n’est pas assez structurée en France, où elle est encore tenue pour quantité négligeable. Or, comme se plaisait à le répéter mon regretté maître Bernard Lepetit : « à quoi cela sert-il de disserter sur les solidarités anciennes, si la configuration des communications d’autrefois n’est pas suffisamment précisée ? »

3Autrement dit, pourquoi perpétuer la fable de Daniel Trudaine sur les campagnes désenclavées, cette justification fallacieuse de la corvée des grands chemins, si la route préindustrielle n’est pas perçue comme la composante d’un réseau, d’un maillage dont les nœuds et les impulsions s’ancrent prioritairement dans la civilisation urbaine ?

4D’où la nécessité de s’interroger sur l’utilité urbaine et urbanistique des réseaux routiers qui ont précédé la grande industrialisation en France, c’est à dire l’horizon 1850. À cette problématique qui unit indissolublement la ville et la route, il sera répondu par trois parties succinctes. Premièrement, l’héritage antique comme canevas durable (50 av J-C à 500 après J-C) ; deuxièmement, le temps des clôtures médiévales et baroques (500 à 1650) ; troisièmement, le désir de routes et la renaissance de l’urbanisme (1650- 1850).

I. L’héritage antique comme canevas durable (50 av J-C à 500 après JC)

5L’Antiquité gallo-romaine a légué à la France un système de quadrillage de l’espace qui unissait assez bien la ville aux territoires. Cette méthode de repérage marquait en tout cas un désir d’appropriation des étendues par la pensée scientifique, par la logique de l’élite urbaine.

6Les villes avaient d’abord été créés ou remaniées pour faciliter la circulation intérieure, sur le mode géométrique et astral du camp romain. En outre, ces villes s’ouvraient sur de belles allées péri-urbaines. Celles-ci devenaient moins ornées, moins monumentales et moins appareillées à mesure qu’elles s’avançaient vers les lieux intermédiaires, vers les « déserts » du point de vue de l’activité urbaine.

7Pour autant, ces interstices dans le réseau étaient compensés par le désir de géométrie universelle que manifestaient les arpenteurs romains. Ces experts se plaisaient à multiplier les centuriations et les corroyages rectilignes, tout en cherchant à réduire l’écart entre les surfaces cartographiées et les paysages perceptibles. Faute de pouvoir maîtriser le désordre des configurations naturelles par le vol d’oiseau, les agrimensores s’évertuaient à géométriser les panoramas sensibles, en faisant donner au maximum les possibilités techniques du temps.

8Dans ce cadre, les carrefours routiers étaient souvent aménagés aux intersections majeures de la centuriation, et ils donnaient régulièrement naissance à des localités étoffées. Plus encore, la route et le chemin jouaient un rôle décisif dans la mise en échiquier de l’espace, en appuyant fréquemment le bornage et la délimitation du parcellaire. Voilà pourquoi, sur les cartes Michelin ou depuis un hublot d’avion, les lignes de la géométrie romaine peuvent encore être repérées sans trop d’efforts, sur les sites qui ont échappé aux gros remodelages du dernier XX^e siècle.

9Devenu une empreinte muette, le modèle romain n’était pas le garant d’une circulation soutenue entre les noyaux urbains. Tout d’abord, les grandes voies romaines étaient conçues pour les lignes de relais du cursus publicus : elles contribuaient surtout à l’information stratégique et administrative. Ensuite, ces routes n’étaient complètement ingéniées qu’à l’entrée des villes : elles servaient de support au regard, permettant au voyageur la contemplation des merveilles de la périphérie urbaine, villas à jardins, cimetières monumentaux, ou grands lieux de culte. D’ailleurs, toutes ces voies n’entraient pas forcément en ville. Elles pouvaient servir d’axe à une « décoration frôlante », en n’approchant que les abords de la cité : tel était le cas à l’ouest de Limoges.

10Pour autant, les villes romaines sont fréquemment des carrefours routiers, à proximité de ponts stratégiques : les exemples de Lutèce, du Mans, et de Limoges-est sont à cet égard éclairants. Très liée à la route, les villes romaines n’en sont pas pour autant tributaires. Une bonne partie de leur ravitaillement emprunte la voie fluviale. De fait, l’absence de colliers d’épaules s’ajoute aux raidillons tracés droit pour exclure les charrois lourds des lignes du cursus. Longtemps constitué par de bonnes pistes gauloises, le réseau secondaire est davantage voué au commerce, mais il porte peu de grosses voitures : dès que les distances s’allongent, les animaux de bât et les petits véhicules s’avèrent plus commodes.

11Au plan économique, la route romaine n’est en général qu’un déversoir court, qui permet de diriger au plus vite les pondéreux vers les fleuves et les rivières, c’est à dire vers les voies d’eau naturelles. D’où l’importance précoce de la corporation des nautes à Lutèce, d’où le fait que les grandes villes se développent dès cette époque en situation de front d’eau, malgré l’obstacle que constituent alors les marécages (zone du Marais à Paris, du Palud à Bordeaux).

12Ensuite, durant tout le Moyen âge, cette configuration antique subsiste comme toile de fond du maillage. Simplement, le quadrillage romain est progressivement brouillé par petites touches, à mesure que se ramifient les communautés claniques, les cloisonnements locaux et les contrées auto-suffisantes.

II. Le temps des clôtures médiévales et baroques (500 à1650)

13La route gallo-romaine inscrivait la sagesse géométrique des dieux sur les superficies terrestres. Avec les temps médiévaux, l’itinéraire créé des liens entre les lieux où l’on habite, où l’on se défend et où l’on prie. Comme le traduit assez fidèlement le Perceval du cinéaste Eric Rohmer, la représentation de l’espace devient opaque et neutre. Elle n’est plus éclairée que par les havres d’étapes : les églises, les abbayes, les châteaux, les localités, les gîtes qui accueillent les pèlerins et les itinérants.

14Reconstitué par la confrontation des archives foncières et des cartes modernes, le parcours médiéval impose des sinuosités et des contours aux axes droits de la romanité. Ces derniers sont redessinés, dédoublés et maquillés. Les utilisateurs en effacent progressivement la dimension universaliste. Désormais, la route est reprise par les sociabilités locales, elle privilégie moins la ville, elle crée une géographie dont les points forts sont les plus prodigues en émotions.

15Dans cette recomposition, la ville devient verrou sur les lieux de passage : au Mans, l’enceinte gallo-romaine est bien entretenue ; à Provins ou à Carcassonne, le cœur de la cité est farouchement enceint ; à Paris, la Seine est chaînée sous les ponts ; à Cahors, le pont Valentré est une forteresse. Dans une telle ambiance, les autorités urbaines cherchent à capter les convergences routières, pour mieux les clore et les contrôler. Ville-carrefour, Limoges devient ainsi une cité cadenas. Vers 1810, la municipalité limougeaude cherche encore à préserver cette fonction, face à la concurrence de Saint-Léonard, une ancienne étape sur la route de Saint Jacques de Compostelle.

16Le cadenas urbain sur les routes devient tellement hermétique au Moyen âge que les villes de front d’eau sont retournées vers leurs grèves et leur rivière. De part et d’autre du cour d’eau, le tissu urbain se densifie, avec des rues de plus en plus étroites. Fermées et surveillées, ces venelles deviennent des territoires claniques et corporatifs. Dans bien des cas, il n’est plus possible d’aller de la porte sur campagne à la grève en voiture : la ville s’obscurcit, elle s’embourbe, elle devient un antre pour les portefaix et les piétons.

17Une réactivation du fait routier intervient après les croisades, comme si celles-ci avaient ranimé le goût pour le voyage, pour les communications fluides et lointaines. Au XIII^e siècle, les comtes de Champagne ouvrent des routes carrossables entre leurs villes de foire. Au XV^e siècle, les cités flamandes prolongent leurs rues pavées vers leurs voisines, dotant les liaisons interurbaines de revêtement robustes.

18À partir de la Flandre, un véritable réseau de commerce comme à émerger au nord de la France : il est performant pour les charrois, mais c’est la proximité des villes qui le rend possible. Les pavés de grès sont en effet très coûteux : ils sont rares, ils sont difficiles à transporter, ils doivent être régulièrement relevés, retaillés ou renouvelés. Qui plus est, en Flandres, les pavements sont imbriqués dans les lacis des rivières et des canaux : ils n’en forment finalement que l’adjuvant. Les pavés sont d’ailleurs amenés en chantiers par des barges.

19Telle est la confrontation que le Moyen âge lègue à la France. Cette organisation n’évolue guère au début de l’époque moderne. Il convient de noter toutefois qu’à partir du XVI^e siècle, les municipalités urbaines activent l’embellissement de leurs abords, par des voies d’accès, par des ponts plus commodes, par des digues et chaussées qui sécurisent la circulation sur le front d’eau.

20Bien souvent, les travaux d’édilité de la première époque moderne ne subsistent que des relances ponctuelles : ils offrent un expédient pour l’embauche provisoire des pauvres, lorsque les calamités agricoles rabattent les miséreux vers le mirage urbain. Tel est le cas à Orléans, à Tours ou encore à Rouen.

21D’où l’image de la ville qui apparaît sur les gravures du XVII^e siècle : en vue d’oiseau, elle forme une lettre « D », courtines adossées au versant et grandes portes ouvrant sur les grèves du front d’eau. Vue du sol, la cité est abordée par des chemins dégagés, lesquels la qualifient aux yeux du visiteur. Depuis les voies d’approche, le voyageur peut en effet apercevoir, pointant au-dessus des murailles, une collection de clochers, d’édifices publics et de palais. C’est ce patrimoine architectural qui fait l’orgueil des corps constitués, et qui attire les voisins ou les étrangers.

22À l’intérieur, le spectacle n’est pas encore de mise. L’intra muros reste noir et resserré. Là, l’imagination des artistes doit casser les murs et les obstacles pour prendre un recul visuel, lorsqu’il s’agit de représenter un bel édifice. Ici se dresse l’archétype de la ville baroque, un entassement tellement engorgé que les épidémies y sont foudroyantes, comme à Rouen en 1694.

23Cette thrombose urbaine n’incommode guère les prédicateurs de réformes religieuses, ces bonnes âmes ne voyant de salut que dans le ciel des cloîtres, ou dans les plafonds perspectivés des églises. Inversement, la congestion est combattue très tôt par les humanistes : en redécouvrant l’art urbain de Vitruve, ces derniers ouvrent la voie au génie civil des Lumières.

24C’est ainsi qu’Érasme se plaint d’être englué dans un labyrinthe interurbain, lorsqu’il chemine entre Louvain et Paris. C’est ainsi que Madame de Sévigné abhorre le carrosse, alors qu’elle apprécie le coche d’eau. C’est ainsi que les artistes italiens s’entendent avec les ingénieurs de la Péninsule pour ouvrir les premières perspectives en ville.

III. Le désir de routes et la renaissance de l’urbanisme (1650 à 1850)

25Au XVI^e siècle, la cour française se déplace beaucoup, les rebellions parisiennes lui ayant appris à se méfier de la capitale, et les Italiens lui ayant transmis le goût des voyages. Pour autant, les déplacements s’effectuent avec le secours de litières, d’animaux de bât et de porteurs. Des itinéraires interurbains sont réorganisés entre les règnes de Louis XI et d’Henri III, mais ils guident surtout les chevaucheurs royaux et les messagers universitaires.

26Ils recréent le cursus publicus sans vraiment modifier le support routier en lui-même : leurs promoteurs concentrent en effet leurs efforts sur la bonne tenue des relais. Ces axes ne s’ouvrent à l’information économique et aux transferts de fonds que vers 1580. C’est à la même date que commence à poindre en ville une nouvelle habitude : celle qui consiste à circuler en voiture, ou à transporter avec des charrettes. Le Moyen âge a inventé le collier d’épaules, il a activé les charrois, mais il en fait d’abord un outil rural. A la fin du XVI^e siècle, au contraire, l’usage des véhicules enregistre une intensification en ville. La voiture devient une manière de paraître avec plus de sécurité, tandis que les tombereaux apportent les produits de la rente foncière en flux plus volumineux.

27Saisis par la vogue soudaine du voiturage urbain, Sully et Henri IV rêvent d’imiter les Italiens, eux-mêmes influencés par les normes antiques. Les deux hommes souhaitent offrir à la France un maillage de villes accessibles, de canaux inter fluviaux, de ponts monumentaux, de routes alignées et plantées d’arbres.

28Cette entreprise digne des Florentins et des Vénitiens doit être le lot de consolation des Français : elle doit leur faire oublier les séquelles des guerres religieuses, en les berçant aux doux accents de la « Paix perpétuelle », cette utopie conçue par les moines bâtisseurs du Moyen âge.

29Sully et Henri IV font lever une foule de plans par les ingénieurs militaires et par les architectes du roi : bien peu sont réalisés dans l’instant, mais beaucoup sont repris comme modèles, après 1650. En attendant, le bon roi Henry est poignardé dans les embouteillages parisiens, victime de son attirance immodérée pour les voitures ouvertes.

30C’est bien évidemment au Roi-Soleil que revient l’honneur d’activer le rêve du premier souverain bourbonien. Influencé par les allées du jardiniste Le Nôtre, Colbert donne vers 1680 l’ordre d’architecturer en continu toutes les liaisons qui unissent Paris aux chefs lieux de généralité. Au début du XVIII^e siècle, ses successeurs recrutent des ingénieurs spéciaux pour faire ce travail : ils leur donnent l’ordre de tracer au plus droit, pour assurer des gains de temps sur les liaisons, le tout sans tenir compte de la richesse foncière des puissants.

31Dans les faits, les consignes royales ne sont pas respectées systématiquement : jusqu’en 1789, les grands seigneurs imposent des coudages suspects aux alignements droits, avant d’être relayés plus tard par d’autres notables, sans doute moins nobles, mais tout aussi médiatiques.

32Sans cesse gênés par ses entreprises guerrières, dépensant plus d’énergie à fortifier ses annexions et ses frontières qu’à faire viabiliser les routes intérieures, Louis XIV n’a pas le loisir de concrétiser son programme de constructions. Seuls les abords de l’île-de-France et les dessertes de fortifications bénéficient de routes à peu près carrossables.

33C’est par conséquent à Louis XV et à Louis XVI qu’incombe la réalisation effective des intentions bourboniennes. Durant les règnes de ces deux souverains, les capitales provinciales sont correctement reliées à Paris, tandis que des connexions transversales commencent à les unir. Mieux encore, les villes intermédiaires bénéficient d’un début de branchement au réseau rénové. L’ossature principale d’un maillage carrossable est progressivement façonnée, sous la direction technique d’un nouveau Corps des Ponts et Chaussées, une administration créée en 1716, et dont la rigueur devient un modèle pour toute l’Europe.

34Après un tel effort, quel est le bilan en 1789 ? Les liaisons entre les villes de commandement sont roulables, mais elles demeurent imparfaites : dans les « déserts » interurbains, elles connaissent des portions en piste, des lacunes inachevées, des mauvais pas que les ruissellements et les intempéries recréent sans cesse. Beaucoup de ponts solides manquent encore à l’appel : en attendant mieux, ils sont suppléés par des bacs, des gués, des pontages provisionnels en charpente. Enfin, les revêtements souffrent d’usure rapide. Le plus souvent gravillonnés, pavés dans les passages bourbeux et les traversées d’agglomérations, ils sont ébranlés par la très grande diversité des véhicules, variété à laquelle s’ajoute la tendance anthropologique des transporteurs à la surcharge. La monarchie des Lumières tente bien de répondre à l’insouciance des usagers par une police du roulage, mais il faut attendre Napoléon pour que cette réglementation devienne efficace.

35Encore fragile, la route du XVIII^e siècle n’est vraiment lisse qu’à l’entrée des villes : c’est d’ailleurs elle qui ouvre les plus belles perspectives sur la Cité, en la donnant à voir au bout d’avenues splendides et artistiquement plantées. Par effet de « retournement visuel », une technique chère à Le Nôtre, les seigneurs reproduisent ces avenues d’accueil devant leurs manoirs de campagne, comme si la beauté néo-classique devenait un signe sécurisant, aux points de départ et d’arrivée des élites urbaines. Avec cette architecture en îlots, la route royale reste un entre-deux. Ornementations mises à part, elle relie une campagne encore peu praticable et des centres urbains qui demeurent dans la noirceur étroite, les intendants ne les aérant guère que sur le papier.

36Il est en effet très difficile d’aligner et d’exproprier à l’intérieur des villes, des bourgs et des villages. Les lois contraignent à aligner sur plan, puis à attendre que les habitations incluses dans l’alignement tombent en ruine, les propriétaires perdant la faculté d’entretenir. Par ailleurs, ils est malaisé de faire appliquer la police de la voirie, la réglementation qui préserver les passages existants, face à des riverains qui ont l’habitude d’encombrer les rues avec des étalages, des « stationnements ventouses » et des dépôts d’immondices. De la sorte, les intendants du XVIII^e siècle se contentent d’un urbanisme frôlant, en dotant les fronts d’eau de quais, de ponts, d’immeubles majestueux ; en construisant des promenades circulaires à la place des remparts ; en disposant une esthétique de « mobiliers urbains » près des amorces de pénétrantes.

37Dans ces projets, la Révolution ne fait que rendre plus systématique cet art de l’embellissement urbain et routier. Elle prévoit d’ériger des pyramides, des obélisques, des monuments à la gloire des héros de la Patrie. Elle rêve ainsi de signaler le devoir de civisme à toutes les grandes intersections, tant sur les carrefours périurbains que sur les croisements intérieurs de la ville (Place des Victoires à Bordeaux).

38Pour autant, la voie d’eau reste la reine dans l’approvisionnement urbain : depuis Louis XIV et Vauban, des canaux de jonction ont d’ailleurs engagé l’interconnexion des bassins hydrographiques. Vers 1780, le réseau fluvial de la France commence à offrir une cohérence acceptable : dans ce cas, pourquoi risquer de grandes quantités de blés sur les routes, en les grevant d’un coût de transport prohibitif ?

39Bien sûr, les physiocrates réclament des chemins vicinaux pour que les paysans accèdent plus aisément aux grandes routes et aux villes principales, mais Louis XVI ne répond que tardivement à la demande, en 1783. Peu après d’ailleurs, Calonne accélère la construction de canaux, ayant compris que ceux-ci régularisent mieux le transport des grains que la route. Ce faisant d’ailleurs, il ne fait qu’imiter le modèle britannique, ce dernier privilégiant les canaux à péages pour l’unification des marchés, au détriment des turnpike roads, encore vulnérables et coûteuses à l’usage.

40Qu’advient-il de la route et de la ville, en France, après 1789 ? Une animation graduelle, conforme au rythme de développement français, se dessine après cette date. Faute de ressources financières, la Révolution concentre son attention sur la réorganisation administrative des Travaux publics. Elle réussit plutôt bien dans ce domaine : de fait, après avoir été clarifiées par le Directoire et par Napoléon, ses institutions prévalent durant tout le XIX^e siècle, et même au-delà.

41Concrètement, la Révolution ne travaille guère que sur les routes stratégiques, suivant une priorité que Napoléon étend aux grandes radiales de son Empire. Ensuite, la Restauration est avare de chantiers, car elle est soumise aux exigences financières de ses grands notables. Pourtant, à cette époque, la circulation des voitures s’accroît considérablement, tant pour les passagers que pour les marchandises. A ce moment comme en 1580, c’est le désir de voiturage qui précède les réalisations.

42Le paysage relationnel ne change qu’avec Louis-Philippe, qui débloque un « milliard des travaux publics ». Ce dernier permet de viabiliser très vite les routes royales. Plus encore, grâce à lui, la modernisation est engagée sur les départementales et sur les chemins vicinaux. Décuplé par Napoléon III et par la 3è République, cet élan donne à la France de 1900 l’un des meilleurs réseaux au monde. Napoléon III peut même se permettre d’alléger fortement la police du roulage, le développement du chemin de fer entraînant la raréfaction des surcharges et des transports lointains sur les routes.

43Pour autant, vers 1900, l’émergence de l’automobile transforme les gravelages en poussière, et tout le maillage routier est à refaire, avec des revêtements adaptés aux roues motrices. Là encore, ce sont les entrées de grandes villes qui sont goudronnées les premières.

44Quant à l’aération interne des villes, elle ne démarre qu’après 1850, avec l’haussmanisme. Ce dernier confère aux préfets des pouvoirs discrétionnaires contre les propriétaires. De la sorte, les ingénieurs et les architectes peuvent trancher dans le vif du tissu urbain. Dans cette masse, ils greffent une multitude d’embellissements et de réseaux, retaillant les villes à la mesure de leurs nouvelles vocations techniciennes.

45Encore existe-t-il des exceptions à ce scénario d’ensemble : à Perpignan, ville garde-frontière, le Génie militaire veille à la préservation du vieux centre verrou. L’haussmanisme ne ronge qu’une partie des remparts, et il en est réduit à se déployer sur des terrains vierges, au nord et à l’ouest de la ville ancienne.

Éléments de conclusion

46Au terme de ce développement, le doute de départ est devenu une démonstration. La route créatrice de marché global n’est plus celle du XVIII^e siècle. Tout au plus la route de 1800 anime-t-elle la France des multiples marchés intérieurs. Elle électrise les petits échanges de proximité, lesquels génèrent du développement en profondeur, au grand émerveillement des préfets de l’Empire, mais dans l’incompréhension des adeptes d’Adam Smith.

47Comment comprendre sinon que la néo-physiocratie devance autant la pensée smithienne, chez les notables français de la période 1789-1880 ? Devenue la doctrine passe-partout des dignitaires de campagne, relayée par le désir de démocratie rurale chez les paysans, cette manière de voir mêle le progrès et la France profonde, au moins jusqu’en 1936, peut-être même jusqu’au séisme de 1940.

48Le marché global, la ville ouverte, les prix soumis à des régulations homogènes, tout cela n’est venu qu’à la suite de Napoléon III, avec le crédit fluidifié, avec l’haussmannisme, avec le chemin de fer puis la route goudronnée. Rythme français oblige, il convient de ne pas surestimer l’œuvre des Bourbons directs. Les successeurs d’Henri IV ont voulu sortir la ville de la thrombose baroque, ils en ont ouvert les abords, et ce résultat semble fort méritoire. N’en déplaise aux anglomanes invétérés, la monarchie du XVIII^e siècle a plutôt bien avancé son programme routier, et elle a esquissé la rénovation urbaine. Elle est parvenue à ces résultats avec des ressources limitées, et malgré le surendettement de plus en plus étouffant. Impossible n’est pas français, et Jefferson admire plus Dupont de Nemours que Malthus.