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Armées et santé en Roussillon au cours de la guerre de Hollande (1672-1678)
p. 119-135
Résumé
En se basant principalement sur la correspondance des militaires, des intendants et des cabinets ministériels, Alain AYATS décrit la misère quotidienne qui accable les soldats français, sur le front catalan, entre octobre 1673 et septembre 1677.
Dans les Pyrénées catalanes de 1675, le dénuement du combattant se traduit par une triade obsédante, qui unit sans cesse la malnutrition, la désertion et la maladie contagieuse. Apparemment mieux organisées au début du conflit, les armées espagnoles ne tardent pas à être accablées par un foyer pesteux, qui part de Carthagène et qui ravage leurs arrières.
En 1675, au plan du vécu concret, les scènes pénibles qui assaillent les guerriers malades ne diffèrent guère de celles qu’évoque Joseph TYRBAS DE CHAMBERET pour la Guerre d’indépendance espagnole, entre 1810 et 1813 (Mémoires d’un médecin militaire, Paris, 1853 ; réédition, Paris, Éditions Christian, 2001).
En comparant 1810 et 1675, l’historien constate que l’âpreté de vie et les mortalités incontrôlées caractérisent l’existence du combattant dans les armées anciennes, et cela sur le long terme.
Alain AYATS montre que malgré les efforts des maréchaux pour conserver le tonus de la troupe, les capitaines se montrent traditionnellement négligents sur l’entretien de leurs hommes. Ils trichent sur leurs effectifs et sur les quantités de rations, afin de dégager à leur profit un différentiel. Dans les circuits de ravitaillement, les munitionnaires ne font qu’amplifier le phénomène : pour 1810, Tyrbas de Chamberet dénonce le même type d’abus. Dans le Roussillon de 1675, le commandement français ne peut guère réagir contre les malversations de ses intermédiaires : ceux-ci sont de fait peu nombreux et ils ne peuvent être changés.
La pénurie de ravitaillement est d’ailleurs réelle : dans la montagne, les convois sont attaqués par les mercenaires pyrénéens qui combattent pour l’Espagne. Sur mer, la marine espagnole lance des raids depuis Majorque, afin de perturber les arrivages sur Canet.
Dans les régiments, les hommes sont amaigris, ils sont couverts de haillons et marchent pieds nus. Le plus souvent, un soldat sur huit est malade à cause de son quotidien éprouvant. Le commandement s’efforce de tirer les plus malades de leurs logements chez l’habitant. Des maisons sont réquisitionnées pour l’isolement, des hôpitaux de transit sont aménagés à la hâte, des charrois de malades ramènent les plus atteints vers l’hôpital de Perpignan. Seul ce dernier semble assez propre aux officiers supérieurs : la crasse, la promiscuité et le contact avec les cadavres forment le lot des autres points de rassemblement.
Les décès par maladie sont nettement plus nombreux que ceux qui résultent des faits d’armes : en juillet 1675, la reprise du fort de Bellegarde coûte 400 blessés ou tués aux Français, mais ceux-ci comptent alors 1 200 malades. Les soldats enfiévrés transmettent leurs maux aux riverains, si bien que le Roussillon subit globalement un pic d’épidémie durant l’été 1674. Avec 7 800 soldats pour 55 000 habitants, il est patent que la présence militaire constitue un risque pathogène de grande envergure.
La possibilité de contagion par les militaires est accrue par les déplacements constants de troupes, au gré des attaques et contre-attaques, soit sur le Tech, soit en Emporda, soit en Cerdagne. Le commandement ordonne d’ailleurs des mouvements dans l’espoir de fuir les lieux propres aux épidémies : des campagnes sont menées en Cerdagne pour fuir les miasmes de la plaine, sujette aux boues d’orage et aux insectes de chaleur.
L’esquive montagnarde paraît au demeurant bien inutile, puisque les soldats épuisés qui parviennent en Cerdagne meurent fréquemment d’hypothermie ou de refroidissement nocturne sous la pluie. Le commandement semble dépassé par un terrain qu’il connaît mal, et qui complique son intendance habituelle : c’est ainsi que la cavalerie française perd les montures qu’elle fait venir à grands frais de la vallée du Rhône.
Tout ce que parvient à ordonner le maréchal de Navailles, lors de son arrivée en janvier 1676, est un nettoyage général de la ville de Perpignan : l’enlèvement des immondices devrait un peu modérer les fièvres. Quoi qu’il en soit, Navailles estime que les habitants ne savent pas fournir un couchage correct aux soldats. D’ailleurs, Navailles tombe lui-même malade, et il doit se soigner. Finalement, en 1676 avec Navailles, comme en 1810 avec Tyrbas de Chamberet, il apparaît que les malheurs épidémiologiques de la guerre submergent les meilleures volontés, même les plus nourries d’humanité et de règles préventives. En Roussillon, la surpopulation stratégique et pathogène ne s’arrête d’ailleurs pas avec la paix de 1677, car Louis XIV et Vauban dépêchent ensuite des foules de bâtisseurs, pour restaurer et compléter les places fortes.
Texte intégral
1Je dois commencer par dire que le problème de la santé des armées en Roussillon n’est pas un sujet auquel je me suis intéressé en tant que tel. C’est dans le cadre d’un travail sur la défense de la frontière du Roussillon entre 1659 et 16811 que j’ai été amené à m’occuper des troupes et de leurs problèmes, et, parmi beaucoup d’autres, de celui de leur santé. Les informations que j’ai glanées ne sont donc pas le fruit d’une recherche exhaustive, et je ne suis en aucun cas un spécialiste de questions de santé. Cette introduction me permettra, je l’espère, d’éviter une partie des objections qui pourront m’être faites à l’issue de cet exposé. La première est de taille : on serait en droit de penser que la période étudiée n’est guère digne d’intérêt :
en premier lieu, il n’existe pas de registres de sépultures pour la paroisse Saint-Jean de Perpignan (la plus importante de la ville), ni pour Collioure, alors que ces deux lieux, pour les raisons que nous évoquerons, sont particulièrement touchés par les problèmes de la santé des troupes.
D’autre part, en Roussillon, comme dans le reste du royaume, les hôpitaux militaires sont inexistants ou à l’état embryonnaire. Nous ne disposons donc pas, avant la fin du XVIIe, siècle d’effectifs précis de malades, d’indications concernant les taux de mortalité ou de guérison. Nous n’avons pas davantage de trace d’achats de médicaments, pouvant nous renseigner sur les pathologies diagnostiquées. Pourquoi donc me risquer à vous parler de la guerre de Hollande ?
Tout naturellement parce que, malgré tout, elle me semble présenter quelqu’intérêt :
elle nous fournit des dates, des effectifs, approximatifs, de malades, ce qui nous permet d’avancer des pourcentages d’hommes touchés par la maladie, dans une armée aux effectifs fluctuants
par ailleurs, nous arrivons parfois à déterminer des causes de maladie, plus souvent des facteurs aggravants. Nous parvenons parfois à mesurer les liens entre santé des troupes et santé des civils.
2Ce à quoi nous parvenons le mieux, c’est peut-être à prendre conscience du vide presque total dans le domaine de la prévention de la maladie, puis dans la lutte contre le fléau. Pour le Roussillon comme pour le reste du royaume, les années de la guerre de Hollande marquent les débuts d’une mutation dans le fonctionnement des armées royales : parce qu’on se préoccupe de l’efficacité des troupes, on se doit de réfléchir à la question de leur santé.
3En 1672, après une quinzaine d’années de paix, si l’on excepte la courte guerre de Dévolution d’Espagne (1667-1668), le Roussillon retrouve les plaisirs de la guerre. Au cours de six années de conflit, la province ne connaît que peu de grands faits d’armes : siège de Bellegarde par les Espagnols (1674), reprise de Bellegarde par les Français (1675), attaque de Girona (1675), bataille d’Orlina (1677), et, enfin, siège de Puigcerdà (1678). Pourtant, la mortalité dans l’armée du Roussillon sera importante (entre 10 et 20 % des effectifs chaque année ?), ce qui est tout à fait conforme aux moyennes aujourd’hui admises par les spécialistes2. Si l’on examine les causes de mortalité, et bien que des chiffres précis fassent défaut, on pourrait être surpris de constater que la plupart des soldats ne sont pas morts au combat, ni des suites de blessures, mais de maladie (même si on peut considérer qu’avant de mourir de maladie, certains soldats étaient blessés). En effet, pour la totalité de la guerre de Hollande, le nombre d’hommes tués au combat ou par suite de leurs blessures s’élèverait à environ 1 500. L’effectif des malades est chaque année (six au total) au moins égal, et le plus souvent nettement supérieur. Pour résumer : 1 500 morts directement liées au combat en six ans, et entre 10 et 15 000 malades au cours de la même période. Reste à connaître le nombre de morts parmi les malades. Je l’ignore, faute de sources, probablement, mais surtout, il faut l’avouer, faute d’une recherche approfondie. On peut penser que le pourcentage de morts chez les malades est élevé : on peut croire que les officiers n’envoyaient pas facilement leurs hommes à l’hôpital, ni que les soldats prenaient le risque de se priver des quelques « joies de la guerre » : viols, pillages, augmentation de solde pour une action exceptionnelle. En outre, comme nous allons le voir, le séjour en hôpital était, un temps au moins, loin d’être synonyme de repos et de récupération. En définitive, pour la mortalité à la suite de maladie, comme pour la mortalité dans son ensemble, les armées du Roussillon seraient à l’image des autres armées de l’époque : les morts à l’hôpital y sont six fois plus nombreux que les tués au combat3.
4À partir de 1674, les maladies affectent surtout les troupes qui combattent, et qui se trouvent donc au sud des Pyrénées ou en Cerdagne. Pourtant, les militaires n’ont pas attendu de s’éloigner de leurs garnisons pour rencontrer la maladie.
I. La question du logement des troupes et la cohabitation militaires / civils
5Dans le domaine du logement des troupes comme dans celui de leur santé, la France connaît un retard considérable par rapport à l’Espagne. Le royaume de Louis XIV ne voit se développer les casernes, tout comme les hôpitaux, qu’à partir des années 1670, alors que les souverains catholiques ont multiplié ces deux types d’établissements au XVIe siècle. Si le Roussillon, en tant qu’ancienne province espagnole, connaissait les casernes, celles-ci, lorsqu’elles existent, se révèlent rapidement insuffisantes après le traité des Pyrénées (1659). Pendant de longues années, une bonne partie des troupes du Roussillon est logée chez l’habitant.
6La question du logement des troupes se pose bien entendu avec davantage d’acuité en période de guerre : l’augmentation des effectifs militaires n’autorise plus les « bricolages » effectués en période de paix. Ainsi, en 1672 à Perpignan, on essaie d’activer la construction des casernes de la ville, en nombre encore insuffisant, malgré les efforts imposés aux consuls à partir de la mort du roi d’Espagne en 16654. En 1672, donc, les casernes de la porte Saint-Martin ne peuvent loger que dix compagnies d’infanterie française (500 hommes, peut-on penser), et celles de la porte d’Elne 300 hommes. Par conséquent, huit compagnies -soit probablement 400 hommes-sont à la charge des habitants (environ 7 000 à ce moment-là5)6. Si les conditions d’existence des victimes du logement sont loin d’être enviables, nous y reviendrons, celles des soldats n’ont pas vraiment de quoi susciter des vocations militaires. Or, les mauvaises conditions de vie de la troupe ont de fâcheuses conséquences : elles favorisent la désertion. Le commissaire des guerres La Mayrie parle d’un corps de garde « très petit, ne pouvant pas contenir huit soldats, sans cheminée ny lit de camp, n’estant point pavé, et mal couvert en sorte que la pluye y entre de tous costés [...] ». À la fin de l’année 1671, un capitaine en garnison à Perpignan informait Louvois, secrétaire d’État à la Guerre, que depuis dix mois qu’il était dans la ville, il avait perdu plus de vingt soldats (soit presque la moitié de ses hommes). « J’ozerois vous dire, Monseigneur, que ce qui cause cette grande désertion, ce sont les méchants corps de garde, ou les soldatz sont obligés de coucher ; et, par un aussy fascheux temps que celuy qui fait présentement, ils sont dans la bou jusques à mi-jambe »7. Aussi, au mois d’octobre 1672, Louvois informe-t-il Carlier que, puisque les consuls n’ont pas encore fait construire de corps de garde aux portes de la ville, « le Roy veult que lon se serve des maisons qui sont les plus proches des dites portes et les plus commodes pour servir de corps de garde pour en estre le loyer payé par les dits consulz jusques a ce quilz en ayent fait construire [...] ». Les menaces sont efficaces et, très vite, les consuls font savoir qu’ils s’apprêtent à acheter une maison près de la porte Notre-Dame8.
7Les militaires ne sont pas seulement mal logés. Au mois d’août 1672, Louvois, informé « de toutes les places de Roussillon que le pain que lon y fournit aux troupes est fort mauvais par ce quil est fait avec du bled gasté », avoue sa surprise à l’intendant Carlier, et lui demande des explications9. Peu après, le ministre entend parler de pain « si noir et si plain de paille [?] » que les soldats ne le pouvaient manger, ce qui de l’avis du lieutenant général dans la province « causa la mort à beaucoup de soldats ». Au mois de septembre 1673, le pain est semble-t-il meilleur10. Mais on ne peut pas dire que sa qualité soit vraiment satisfaisante. Le commissaire des guerres Mamou écrit à propos de Salses -où les maladies sont particulièrement importantes, fait-il savoir-, « Il s’y est mis comme une certaine espece de peste par le moyen du pain qu’on s’y a fourny, qui estoit poury et moisi ; et, en ma présence, les officiers en jetterent contre les meurs qui si attacha, rendant encors l’eau pour marque que les farines estaient pouries, meslées d’yvrois, febvre, avenne et seigle et quantité de sable pour augmanter le pois, pétri avec de l’eau froide, point levé, mal cuit [...] »11. L’intendant Carlier se fait rappeler à l’ordre par Louvois, qui lui reproche son laxisme à l’égard des commissaires des guerres. Les deux commissaires sont d’ailleurs rapidement révoqués12, tout comme le munitionnaire, La Fajole. Mais le remplaçant de La Fajole, le sieur Augé de Narbonne, mourant, et La Fajole étant, aux dires de l’intendant, « le seul homme que nous avons icy capable d’affaires »13, La Fajole poursuivra au cours de la campagne de 1674 ses fonctions de munitionnaire en Roussillon, mais cette fois chargé de la fourniture de la paille et de l’avoine à la cavalerie, avant d’être convaincu de toutes sortes d’abus et définitivement révoqué. À partir du 1er mai 1674, ce sont les munitionnaires généraux, Berthelot et Jacquin, qui prennent le relais14.
8Si la qualité de l’approvisionnement des troupes laisse à désirer, que dire de leur hygiène ? En 1673, à Collioure, des soldats couchent sur de la paille qui n’a pas été changée depuis quatre ans. Elle est « pourrie et plaine d’ordure et de corruption et tel soldat couche sur une palliasse sur laquelle il en est mort plus de deux ». Le commissaire des guerres explique que la paille est rare en Roussillon, et que l’on n’a pas pu en faire venir du Languedoc. En outre, les travailleurs, parmi lesquels se trouvent beaucoup de Suisses, apprécient le vin de Collioure, qui est « très fort et très violant » et qui cause des fièvres continues15.
9Ces conditions de vie sont bien sûr un terrain propice aux épidémies, désignées par le terme générique de « pestes », qui arrivent à se propager localement de façon très importante, surtout lorsqu’interviennent des facteurs aggravants, souvent bien connus des historiens. Ainsi, au cours de l’hiver 1671-1672, un déluge dure plusieurs mois. Il détruit récoltes, troupeaux, maisons et entraîne famine et épidémies. L’intendant Carlier interdit l’exportation du blé de la province par voie de mer16. Il achète même du blé, probablement pour constituer un stock de céréales17. Au mois d’avril 1672, Carlier annonçait que la peste s’était déclarée du côté de Carcassonne, mais que l’on cacherait cette information au public, « pour ne point donner l’alarme au peuple de ceste province ». Les consuls de Perpignan devaient d’ailleurs se rendre sur les lieux pour en savoir davantage18. Nous ignorons si cette peste toucha le Roussillon, mais au mois de décembre suivant, Carlier écrit : « [...] Les maladies continuent toujours dans ce departement tant a l’esgard des habitans que des soldats la différence qu’il s’y rencontre est qu’il meurt beaucoup plus des premiers que des derniers [...] »19. Au mois de mai 1673, Carlier fait savoir qu’à Collioure, plus de soixante habitants, ainsi que cent-vingt officiers et soldats, sont morts depuis huit mois. Il écrit : « Ceste maladie [...] est d’une nature pestilentielle causée par la corruption de l’air [...] J’espère que lorsque les travaux cesseront et qu’on ne sera plus obligé de tenir tant de soldatz et de travailleurs dans ceste ville, le mal cessera de mesme. »20
10Nous ne disposons malheureusement pas de registres de sépultures à Collioure pour les années qui nous intéressent. Le recours au nombre de baptêmes paraît néanmoins éloquent (graphique 1) : le nombre de 47, pour 1673, est le plus faible depuis 1645. Les chiffres, au-dessus de 70 et même 80 précédemment, amorcent une baisse, très nette, en 1672. 1675 est à 42. S’agit-il de la poursuite ou de la reprise de l’épidémie, ou bien de ses conséquences ? Ce qui rend l’interprétation de ces chiffres difficile (et qui est déjà perceptible au cours du conflit franco-espagnol de 1635-1659, puis au cours de la guerre de Dévolution), est une fluctuation de la population colliourencque : une partie des habitants semble quitter les lieux en cas de menace de siège. Pourtant, la crise de 1672-1673, comme le confirme Carlier, semble bel et bien liée à l’épidémie.
11On prend tout de même certaines mesures. Au début de l’été 1673, on donne à chacune des deux compagnies qui sont en garnison au château de Collioure dix-sept couchages -un pour trois hommes, ce qui est habituel-, composés chacun d’un bois de lit, une paillasse, un matelas, un traversin, deux draps et une couverture. En ville, il n’est fourni aucun couchage, puisque les habitants ne sont tenus de fournir aux soldats, outre le couvert, que le lit, suivant la commodité de l’hôte. Notons que la charge pour les habitants est énorme, puisque depuis le début de la campagne 1672, ce sont dix compagnies -soit 500 hommes- qui sont logées dans la ville, laquelle, à ce moment-là, compte probablement moins de 1 500 habitants. Début juillet 1673, Carlier écrit : « Le mal ne continue pas, et présentement il ne meurt plus de soldatz à Collioure, et le nombre de malades est diminué considérablement. J’ay obligé les habitans d’augmenter l’hospital et d’y mettre des lictz ; ilz l’ont fait jusques à vingt et ilz en mettront un plus grand nombre lorsque le bastiment sera achevé. Ilz touchent la solde des malades pour les jours qu’ilz demeurent au dit hospital et je leur ay fait esperer une aumosne de la part du Roy pour contribuer à la despence qu’ilz font. [...] »21. Peu après, le roi accordera 200 livres à l’hôpital de Collioure, alors qu’au même moment, un autre est établi dans le couvent des Cordeliers, à Villefranche22.
12Le développement des hôpitaux était, pourrait-on penser, un moyen efficace de lutter contre les maladies et leur propagation. Encore fallait-il que les soldats y fussent admis, ce qui à Perpignan ne va pas de soi lorsque l’on est protestant... Au mois d’août 1672, Louvois, informé « que les directeurs de l’hospital de perpignan font difficulté d’y recevoir les soldatz de la R.P.R. », écrit à Carlier que c’est là le meilleur moyen de propager les maladies dans les casernes. L’intendant est donc chargé de faire savoir aux directeurs « que comme l’hospital est particulièrement fondé pour recevoir ceux qui servent Sa Majesté Elle entend qu’il les reçoivent soit qu’ilz soyent de la R.P.R. ou catholiques n’estant pas moins necessaires a son service d’assister les uns que les autres. » Louvois précisera néanmoins que « pour éviter linconvenient quil y auroit a mettre deux soldatz de differentes religions dans un mesme lict », il sera bon d’isoler les protestants23. On pourra bientôt se demander si se voir interdire l’entrée de l’hôpital de Perpignan n’est pas une chance.
II. Armée en campagne et maladies
13À Perpignan, au mois de septembre 1673, alors que la guerre approche, la garnison de la citadelle s’élève à 472 hommes et celle de la ville à 1196, soit un total de plus de 1 600 militaires pour environ 7 000 civils24.
14Au mois d’octobre 1673 commence la guerre entre la France et l’Espagne. Alors que Louis XIV avait envisagé une guerre offensive en Catalogne, les Français découvrent, au mois de mars 1674, une conspiration sur Villefranche-de-Conflent, et, peu après, une autre sur Perpignan. Malgré l’échec de ces conspirations, les troupes espagnoles pénètrent en Roussillon et passent à l’offensive : Céret capitule le 23 mai 1674. Fort heureusement, les troupes arrivent petit à petit dans la province. À Collioure, il y a 1 800 soldats, alors que, nous l’avons dit, la population n’atteint probablement pas 1 500 âmes... Cette présence militaire représente une charge moyenne de 4 ou 5 soldats par maison...
15Le château de Bellegarde capitule le 4 juin 1674. S’ouvre alors, pour presque quatre mois, une guerre de positions entre les deux armées. Tout au long de cette campagne, les deux adversaires vont devoir affronter les mêmes obstacles : ravitaillement, désertion, maladie. Les trois sont bien entendu étroitement liés : les difficultés du ravitaillement augmentent les maladies et la désertion, et affaiblissent une armée qui n’arrive plus à résoudre ses problèmes. Ces trois maux sont à la fois cause et conséquence de tous les excès qui se commettent dans l’armée, et que Schomberg, nouveau chef de l’armée du Roussillon, ne cessera de dénoncer tout au long de la campagne.
16L’infanterie est mal vêtue, sans épées et sans bas ni souliers, alors que l’intendant avait été chargé de veiller à l’application des ordres à ce sujet : le ministre enverra des passeports pour 4 000 chemises et 4 000 paires de souliers25, cela pour un nombre de troupes qui est au maximum du double. Schomberg écrit que les officiers vivent sur le dos de leurs hommes. Ainsi, il a fait emprisonner un capitaine « pour laisser ses soldats tous nudz et garder l’argent du descompte depuis dix huict mois ». Il parle de capitaines « [...] ne faisant point le descompte à leurs soldatz qui sont déchirez et deschaux, sans prendre aucun soin d’eux, qui en ont pourtant bien besoin, estantz la plus part de fort jeunes gens. L’on est surpris de voir des cappitaines si peu expérimentez en la guerre et sachant tant pour proffiter de leurs compagnies [...] »26. L’armée connaît d’énormes pénuries de subsistance. En effet, les convois de vivres au départ de Perpignan sont attaqués par les miquelets espagnols. Les convois sont aussi menacés sur mer. Dès le mois d’avril 1674, Le Bret demandait quelques galiotes pour escorter les barques venant de Marseille et de Narbonne, « un brigantin d’Espagne ayant enmené deux barques chargées de grain de la munition qui dévoient décharger a Canet »27. À la fin du mois de mai, le roi demande au ministre de la Marine Seignelay d’envoyer « deux barques longues pour servir à l’escorte des bastimans qui iront d’Agde à Canet »28. Mais elles se font attendre, et les brigantins majorquins attaquent sans cesse tous les convois « de farines, bleds, avoynes et autres denrées », « et cella faict que toutes choses sont extraordinairement cheres au camp »29. Il faut même envoyer trois compagnies à Canet, « les Ennemis y mettans souvant pied à terre, enlevants jusques aux filets des pécheurs »30. À la mi-juillet, 14 galères paraissent au large de Collioure, et enlèvent deux barques à Canet. On dit qu’il y en aurait 7 autres à Roses31. Le 21 juillet, Louvois annonce à Carlier que Vivonne s’apprête à faire partir les deux barques « pour nettoyer la coste depuis Narbonne jusques a Canet »32.
17Les Espagnols connaissent eux aussi des embarras de subsistance. Leurs cavaliers sont obligés d’aller fourrager dans les montagnes, d’où les chevaux reviennent fatigués, d’autant qu’ils manquent d’orge. Schomberg écrit : « a ce que ie puis juger de tout cecy sils sopiniastrent a demeurer en ce poste leurs chevaux y dépériront tout affait »33. Les Espagnols prennent pourtant leurs précautions. Ils continuent « à se huter et à couvrir leurs chevaux du soleil », et font porter la paille depuis l’Empordà, « avec tant de précaution qu’il semble qu’ils sont résolus de demurer là toute la campaigne, contre ce qui s’est pratiqué à la derniere guerre, qu’on avoit acoustumé de se retirer pendant la canicule dans des quartiers ». Cela oblige Schomberg à prendre les mêmes mesures, « à faire bien couvrir les chevaux et huter les soldatz, pour les guarentir des maladies, faire arracher du chaume et porter les pailles par les villages [...]. »34. Les convois d’avoine sont attaqués, comme un convoi de farine pour le fort des Bains.
18Dans l’armée française, les chevaux meurent les uns après les autres, à cause de la chaleur. Même ceux des officiers « meurent tous gras et plus de vingt par jour ». Ils sont jeunes et achetés du côté de Lyon, et ne résistent donc pas au soleil... Car l’avoine est rare en Languedoc, la récolte n’ayant pas été abondante. Et, pendant que l’on essaye d’en trouver en Bourgogne, les cavaliers, malgré les défenses et les punitions, font manger à leurs chevaux « le bled en gerbe », ce qui les fait mourir ou les rend inutilisables. Ainsi, la cavalerie n’est pas capable de parcourir trois lieues au trot, aux dires de Schomberg35. Les soldats tombent malades à cause de la chaleur et des fruits qu’ils ne laissent pas mûrir, en particulier les raisins. Dès le début du mois de juillet 1674, il y a plus de 800 malades et 400 blessés à l’hôpital de Perpignan. La plupart des employés de l’hôpital sont morts ou malades, et l’on est obligé d’aller en chercher en Languedoc. Un mois plus tard, les hôpitaux sont tous pleins. Dans celui de Perpignan, il y a 1 200 malades36. Pour ces hommes, les chances de rétablissement sont faibles, tant les abus dans les hôpitaux sont extrêmes. On apprend que des huit sols que le roi fait donner par soldat et par jour, la moitié n’est pas employée aux soins. Un mémoire envoyé à la cour parle de bouillons qui ne valent rien, de plusieurs dizaines de soldats restés des journées entières sans manger, pendant que près de trois cents autres étaient presque à l’abandon dans le jardin des Cordeliers (dans le couvent desquels est installé l’hôpital). Il parle des voitures de l’hôpital qui servent au transport des avoines, du manque de linge et de couettes, de malades qui vivent entassés au milieu de morts que l’on attend des journées entières pour enterrer, de commerce fait avec les habits des morts37. Le 22 septembre 1674, il y a plus de 2 000 malades à Perpignan ; la semaine suivante, 2 400, malgré les mesures prises. En effet, Schomberg écrit : « [...] et j’oseray dire tout de mesme, de la demy-livre de viande que je fais donner à l’Infanterie, que cella a fort aydé a la soutenir : car je crois, Monsieur, que vous sçavez comme moy, que ce pays-cy est très stérile, et que les soldatz, avec l’ordre qu’on a fait observer de ne rien prendre dans les villages, n’ont trouvé aucun legume comme du costé de Flandres et d’Allemaigne [...]38.
19L’armée espagnole n’est pas dans un meilleur état et diminue encore plus vite : la désertion est très importante, alors que tous les hôpitaux et les couvents de Figueres sont pleins de malades, tout comme les maisons des particuliers, au point que des casernes sont construites en dehors de la Ville, pour les souffrants. La plupart des chevaux sont morts39. Début août 1674, Louvois écrit à Schomberg qu’un officier de la flotte espagnole, qui lui sert d’espion, l’assure « que la maladie les persecutans au dernier point Il ne leur restait pas quatre mil hommes de troupes y compris les officiers et leurs valletz dont plus de la moitié estoyent si languissans quilz estoyent hors destat dagir [...] »40. Au mois d’octobre suivant, avec la diversion française à Messine, les Espagnols se retirent, alors que la plupart de leurs hommes sont malades, même de la peste, dit-on. Du côté français, au cours des six jours qui suivent le repli de l’armée, il entre à l’hôpital 600 malades portés sur des charrettes, et il y en a alors au total dans tous les hôpitaux plus de 3 000 -soit plus du tiers de l’effectif de l’armée, semble-t-il- « et pas un sol pour les faire subcister »41.
20Nous devons nous demander si cette surpopulation de malades a eu des conséquences sur la santé des habitants de la capitale du Roussillon. À l’évidence oui. Au mois de janvier 1675, alors que les Français commencent leurs préparatifs pour l’établissement d’un hôpital, Schomberg propose d’installer celui-ci à l’extérieur de Perpignan, pour des raisons sanitaires. L’officier informe Louvois que l’intendant Carlier paraît peu disposé à installer l’hôpital ailleurs que dans la ville, « quoy [qu’il lui ait] dit des lesté passé que cet hospital infecterait lair de cette ville cy comme nous l'avons expérimenté depuis car cela a fait mourir non seulement beaucoup d’officiers malades et blessez qui se sont retirez dans cette ville mais aussy beaucoup de bourgeois lair estant encore infecté comme nous voyons tous les jours par les gens qui meurent »42.
21Les quelques données dont nous disposons semblent confirmer les dires de Schomberg. Si la courbe des baptêmes de la paroisse St-Jean ne connaît pas d’inflexion significative (rappelons qu’il n’y a pas d’autres chiffres pour cette paroisse au cours de la période qui nous intéresse), celle des sépultures de La Real est plus révélatrice du temps de guerre. Le nombre total de sépultures pour 1674 est plus de deux fois supérieur à la moyenne des années 1670-1680. Si le nombre important de sépultures de soldats explique en partie le clocher de mortalité, il ne l’explique pas totalement : la mortalité des enfants (albats43) est en nette hausse, tout comme celle des adultes, ce qui porte à croire que la surmortalité des soldats a entraîné une surmortalité de civils (voir tableau ci-dessous). Bien entendu, dans un autre contexte que celui de fortes maladies à l’armée, avec le transport des malades à Perpignan, et sans l’indication que nous donne Schomberg, les interprétations pourraient être variées. Il n’en reste pas moins que si les autres paroisses perpignanaises connurent une augmentation des décès proportionnelle à celle que connut La Real, la crise de 1674 fut considérable, pour ne parler que de la population civile.
22Toujours est-il que Louvois reste sourd aux arguments de Schomberg. Il refuse que l’hôpital soit installé hors des murs de Perpignan, parce que les Espagnols ont la possibilité d’aller y mettre le feu à partir de Bellegarde. Il rappelle par ailleurs que dans les Flandres ou à Pignerol, les hôpitaux sont dans les villes, « ou lair est encores plus subtil qua perpignan Et neanmoins ils ne les infectent pas ». Il sera néanmoins envisagé de l’installer à Pézilla, et Louvois laissera le nouvel intendant Beaulieu en décider, précisant que si les malades et les blessés doivent y être aussi bien soignés et autant en sûreté qu’à Perpignan, le roi l’acceptera, « mais il faut surtout veiller a ces deux points avant que de considérer la comodité des peuples »... Rapidement, Beaulieu, qui remplace Carlier, malade et manifestement incompétent, travaille à l’établissement de l’hôpital de Perpignan, pour 1 200 hommes, celui de l’armée devant pouvoir en recevoir 200 « a cause du climat et des nouvelles troupes »44.
23Au cours de la campagne de 1675, les Français passent à l’offensive. Le 28 mai, ils attaquent Girona mais se replient. Début juillet, il y aurait à l’armée 1 200 malades45 (pour un effectif total que nous pouvons évaluer à environ 8 000 hommes). Le 12 juillet, les Français commencent à évacuer Figueres, et tout d’abord 900 malades, qui sont transportés sur des charrettes réquisitionnées jusqu’à La Jonquera, puis Céret46. S’engage alors le siège de Bellegarde, qui se rend le 27 juillet 1675, après sept jours de tranchée ouverte. Le siège n’aurait pas coûté plus de 400 blessés ou tués47. Fin août, l’armée monte en Cerdagne. Elle connaît rapidement des problèmes d’approvisionnement, puisque les moulins ont été détruits par les Espagnols, et que les paysans ont caché leurs bestiaux dans les montagnes48. Le problème de l’approvisionnement est d’autant plus inquiétant que la maladie se développe, et touche même plusieurs officiers généraux. On installe donc un hôpital, et, alors que les Français pensaient avoir peu de malades, puisqu’il n’y a en Cerdagne ni fruits ni raisins (dont la consommation est une des principales causes de maladie), il y en a de plus en plus. L’intendant écrit : « il faut que ce soit le changement de climat celuy cy estant tout a fait different de celuy de Roussillon car il y fait des nuits et des heures dans le jour ou l’on meurt de froid »49.
24Nous ignorons comment a fonctionné l’hôpital de Perpignan au cours de la campagne. Fort bien, si l’on en croit Beaulieu, qui au mois de juillet écrivait à Louvois : « Je n’ay point veu dhopital en si bon ordre et avec tant de propreté »50. Il est vrai que l’intendant, en tant que responsable, n’a pas vraiment intérêt à noircir le tableau. Mais il sait qu’on ne peut pas mentir longtemps à Louvois, qui est très bien informé de tout. Les sépultures de La Real, bien qu’elles puissent n’être qu’un indicateur bien peu fiable, pourraient d’ailleurs confirmer les propos de Beaulieu : la mortalité au cours de l’été 1675 a retrouvé son profil moyen. Perpignan n’est pas encore pour autant un modèle de salubrité.
25Au mois de janvier 1676, le maréchal de Navailles arrive en Roussillon, afin d’y commander les troupes du roi. L’officier va procéder à certaines remises en ordre dans les villes, et notamment à Perpignan, où il s’agit de mesures d’hygiène. Au mois de mars 1676, il écrit à Louvois : « [...] J’ay fait netoyer la ville de Perpignan, Les Cathalans disent qu’il y avoit trois cents années que l’on n’avoit pris ce soin, Les maladies commançoient a y faire du desordre, Il me semble qu’elles diminuent depuis que l’on a osté ses ordures, Il serait necessaire que quelques françois prit le soin d’entretenir les Cazernes et les licts que les habitans fournissent aux soldats, Ces gens la n’ont pas la connoissance necessaire pour ce destail, Il leur en couste infiniment et l’on est tres mal servy, [...] J’ay esté obligé de faire faire des lieux publics affin d’eviter l’infection que causent les grandes chaleurs, Ces habitans sont asez bonnes gens s’ils estaient conduits [...] »51. Au printemps, les Français passent une nouvelle fois à l’offensive et occupent l’Empordà. Comme au cours des campagnes précédentes, la capitale du Roussillon est une ville-hôpital. Ainsi, tous les malades de l’hôpital de l’armée sont envoyés à Figueres -où il y en a environ 800 dès le mois de juin-, d’où ils sont petit à petit dirigés vers l’hôpital d’entrepôt du Boulou, dans lequel on les garde jusqu’à ce que l’on puisse les porter à Perpignan, où il y a trois hôpitaux : un pour les dysentériques, un pour les autres malades et un pour les convalescents52. Il semble donc que les dysentériques soient nombreux ou (et ?) que l’on ait compris qu’il valait mieux les isoler.
26Manifestement, le service des soins s’organise. On cherche également à lutter contre certaines des causes de maladie. Au début du mois de juillet 1676, l’intendant Beaulieu écrit que l’un des grands maux de l’armée est la présence des femmes, que l’on ne cesse depuis le début de la campagne de chasser du camp. Il écrit : « L’on a donné aujourdhuy le foüet et la fleur de lis a la joüe a six ou sept filles debauchees qui courent le camp et qui infectent tous les soldats, Un capucin qui est auprès de M. le Mareschal prend soin de les aller chercher dans les tantes et tous les matins il fait cette chasse pendant deux ou trois heures avec des mousquetaires de la garde de Monsieur le Mareschal, toute l’armée murmure en plaisantant de cette persécution, Je la trouve pourtant fort a propos a cause des maladies quelle peut espargner, mais je nay pas laissé de représenter que la fleur de lis a la joüe estoit une peine trop cruelle, et que je ne savois pas quil y eust de Loy ny de reglement de police qui ordonnast un si grand chastiment, cette représentation fera peut estre quelque chose a ladvenir mais pour aujourdhuy elle na servy de rien »53. Toujours est-il que l’armée compte beaucoup de malades. Navailles lui-même est souffrant. Le 16 juillet, un grand convoi de malades quitte Figueres pour le Boulon54. On apprend alors que la peste est à Carthagène, avec qui Barcelone aurait rompu tout commerce. On se prépare à en avertir Toulouse, Montauban, le Languedoc et Marseille55. Peu après, on apprend que la peste est à Valencia, Tortosa et Tarragona. En Roussillon, on a peur qu’elle ne se répande par l’intermédiaire des déserteurs et on demande de leur interdire l’entrée de Perpignan. Navailles considère que c’est là une raison supplémentaire pour passer rapidement en Cerdagne56. Début août, l’armée monte donc en Cerdagne, dans la pluie et le brouillard. Beaucoup de soldats tombent malades, à cause du temps pense-t-on, et on les fait transporter en Confient57. Au mois de novembre, à la requête de Beaulieu, le roi interdit d’engager des déserteurs venant d’Espagne58. Nous pouvons imaginer que cette mesure a un rapport avec la peste. À ce moment, près de deux mille déserteurs ennemis seraient pourtant passés par le Pays de Foix ou le Roussillon59. Il ne semble pas que cette peste ait affecté le Roussillon ; nous ignorons ce qu’il en est pour le Languedoc60.
27Au cours de la campagne de 1677, les Français reprennent l’offensive en Catalogne, avec 6 000 hommes et 3 000 chevaux. Le 4 juillet, lors du repli français, a lieu la bataille d’Orlina. Les Espagnols ont 3 000 chevaux et 6 000 hommes de pied, sans compter les milices. La bataille dure cinq heures. Les Français perdent 220 tués et 602 blessés61. Les Espagnols auraient perdu 1 800 hommes, blessés ou tués, et 300 prisonniers. En 1678, c’est une nouvelle offensive française. Le 29 mai 1678, Puigcerdà capitule après un mois de siège. Navailles écrit que le siège a mis hors de combat 1 000 hommes, dont on pourra sauver le quart62. La place est bientôt rasée. L’armée française passe en Empordà. Un hôpital est établi près de l’armée à Torroella, et un autre au Boulou. Fin juillet, les Français apprennent que quatre galères venant de Cathagène n’ont pu entrer dans le port de Barcelone, parce qu’une importante épidémie s’est déclarée dans plusieurs villes de la côte d’Espagne63. Les Français se replient. Le 17 septembre, la paix est signée avec l’Espagne. Louis XIV se met aussitôt à préparer les conflits à venir. La plupart des places du Roussillon, et notamment Perpignan, vont se transformer en d’énormes chantiers.
28Ainsi, la fin de la guerre ne signifie pas pour Perpignan la fin de la surpopulation militaire : ce sont maintenant les travaux de fortification qui vont amener dans la ville des milliers de soldats. Le 16 mai 1680, Louvois arrive à Perpignan. La garnison de la citadelle est composée de 500 hommes et celle de la ville de plus de 2 000. Au mois d’octobre suivant, Trobat, intendant des fortifications, propose de loger à Perpignan 4 000 hommes au cours de l’hiver. Louvois juge que cela ne pourra pas se faire commodément, et ne croit pas que l’on puisse faire camper les hommes. Il décide que le régiment le plus propre aux travaux sera logé dans la ville, ainsi que toutes les troupes que l’on pourra y installer sans trop de difficulté. Si cela ne suffit pas pour les travaux, on logera des hommes dans les villages des environs, où ils vivront de leur solde « sans estre aucunement a charge aux habitans », et d’où ils pourront aller travailler à Perpignan64. Au cours des années qui suivent, le nombre de soldats présents dans la ville sera rarement inférieur à 2 000, souvent supérieur à 3 000, quelquefois à 4 000.
29Si la cohabitation entre militaires et civils reste difficile, l’accueil des soldats, y compris des malades, tend à s’améliorer dans la capitale roussillonnaise. Durant les années 1686-1688, une salle pour soigner les soldats est construite dans le jardin du couvent des Franciscains. « Progressivement au XVIIIe siècle et pendant la Révolution, plusieurs salles du couvent, puis le grand cloître sont tour à tour annexés à l’hôpital »65. À l’échelle du royaume, la guerre de la Grande Alliance, puis la guerre de Succession d’Espagne, incitent le pouvoir royal à veiller à la santé et la guérison des soldats. Richelieu estimait davantage « deux mille soldats sortant guéris de l’hôpital et en quelque sorte rompus au métier que six mille recrues nouvelles. »66. En 1674, Schomberg soulignait que le problème de l’hôpital était très important, parce qu’un soldat expérimenté arrivant à guérir valait mieux que trois nouveaux67 : le constat est exactement le même. Le service de santé est organisé en 1708 : des charges de médecins et de chirurgiens aux armées sont instituées, et 50 hôpitaux sont créés68. Les travaux réalisés sur les hôpitaux militaires du Roussillon, au XVIIIe siècle, montrent à quel point les abus en tous genres ne rendront pas la situation des soldats enviable : les hôpitaux étaient gérés comme des affaires rémunératrices par leurs responsables69. Si le secteur de la santé connaissait déjà un déficit, c’était en premier lieu, indiscutablement, dans le soin des malades.
Notes de bas de page
1 La défense des Pyrénées catalanes « françaises » (1659-1681) : frontière politique et frontières militaires, thèse de Doctorat nouveau régime, préparée sous la direction d’Anne Blanchard, Montpellier, 1990.
2 G. Parker considère comme peut-être trop élevés les chiffres avancés par Jacques Dupâquier, qui, partant de l’hypothèse que le taux global de mortalité militaire doit avoir été, grossièrement, le décuple des tués au combat, en conclut que 1 sur 4 ou 5 soldats enrôlés au début de l’Europe moderne est mort chaque année en service actif. G. Parker, La révolution militaire. La guerre et l’essor de l’Occident, 1580-1800, Paris, Gallimard, 1993, pp.80-81.
3 « On considère que le nombre de soldats décédés des suites de blessures ou d’accidents aurait été en moyenne trois fois supérieur à celui des tués, et celui des morts par maladie, six fois. Ainsi le total des pertes militaires à l’époque classique aurait été près de dix fois supérieur à celui des décès directs au moment des batailles [...] ». J. Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 1993, p. 290.
4 Pour davantage de détails sur le problème du logement des troupes à Perpignan, voir A. Ayats, Perpignan sous Louis XIV : une place de guerre ; une ville dans la guerre, in La ville et les pouvoirs, Actes du colloque du Huitième Centenaire de la Charte de Perpignan (1997), Perpignan, PUP, 2000, pp. 348-370.
5 A. de Roux, Perpignan de la place forte à la ville ouverte (Xe-XXe siècles), Perpignan, Édition des Archives communales de Perpignan, 1996, pp. 168-169.
6 Service Historique de l’Armée de Terre (Vincennes), Série Al, Volume 300, lettre n° 128, Carlier à Louvois, 30-03-1672.
7 S.H.A.T. Al 300 n° 67, La Chassagne à Louvois, 30-12-1671.
8 Al 300 n° 123, La Mayrie à Louvois, 23-03-1672 ; Al 269 n° 47, Louvois à La Ribertière, 05-10-1672 ; n° 50, Louvois à Carlier, 05-10-1672 ; Al 269 bis n° 59, Louvois à Carlier, 07-11-1672.
9 Al 268 n° 149, Louvois à Carlier, 26-08-1672.
10 Al 306 n° 69, Louvois à Carlier et à Le Bret, 10-09-1673 ; Al 356 n° 233, Le Bret à Louvois, 30-09-1673.
11 Al 356 n° 237, Mamou à Louvois, 10-10-1673.
12 Al 308 n° 145, Louvois à La Mayrie et Mamou, 07-11-1673.
13 Al 356 n° 278, Carlier à Louvois, 18-11-1673.
14 Al 363 p.284, Louvois à Carlier, 22-01-1674.
15 Al 356 n° 142, La Mayrie à Louvois, 24-05-1673.
16 Al 300 n° 111, Carlier à Louvois, 05-03-1672.
17 Al 300 n° 136, Carlier à Louvois, 06-04-1672.
18 Al 300 n° 134, Carlier à Louvois, 06-04-1672
19 Al 296 n° 171, Carlier à Louvois, 03-12-1672.
20 Al 356 n° 107, Carlier à Louvois, 26-04-1673 ; n° 140, Carlier à Louvois, 24-05-1673.
21 A1 356 n° 165, Carlier à Louvois, 01-07-1673. Effectivement, le 9 juillet 1673, les consuls de Collioure sont informés par leur gouverneur, d’Aubeterre, qu’une lettre de Paris leur demande d’envoyer les malades qui se trouvent chez eux à l’hôpital, et, puisque celui-ci n’est pas assez grand, de prendre au nom du roi quatre maisons. Afin d’éviter de chasser les habitants de chez eux, les consuls proposent d’aménager l’hôpital de façon à ce que l’on puisse y installer 25 ou 30 malades : ainsi, on envisage « de fer un altre tros de ospital » (l’agrandir ?). La délibération des consuls mentionne que l’intendant s’est engagé à verser trois sous français par jour et par soldat malade, outre le pain, et a promis de donner quelque chose pour les travaux (Archives Communales de Collioure, Délibérations 1673).
22 Al 356 n° 202, Carlier à Louvois, 12-08-1673.
23 A1 268 n° 164, Louvois à Carlier, 27-08-1672 ; n° 177, Louvois à La Mayrie, 28-08-1672.
24 Le total pour la province est de 740 cavaliers et 6 391 fantassins (Al 358 n° 182, « Extrait de la revue faite aux troupes tenant garnison dans les places du Roussillon. Septembre 1673. »), soit 7 000 soldats pour environ 50 ou 60 000 civils (Au moment de la conquête française, la province compte probablement, d’après A. de Roux, 40-45 000 habitants et 60 000 à la fin du XVIIe siècle.). En période de guerre, ou de travaux de fortifications, la population militaire de l’ensemble du Roussillon atteindra des chiffres bien plus élevés : 15 000, 20 000 et, plus exceptionnellement, plus de 30 000 hommes.
25 Al 369 n° 83, Louvois à Carlier, 04-07-1674 ; n° 135, Louvois à Carlier, 06-07-1674.
26 Al 415 n° 65, Schomberg à Louvois, 05-07-1674 ; n° 69, Schomberg à Louvois, 12-07- 1674.
27 Al 415 n° 20, Le Bret à Louvois, 18-04-1674.
28 A1 367 p. 368, Louvois à Schomberg, 30-05-1674.
29 A1 415 n° 54, Carlier à Louvois, 09-06-1674 ; n° 68, Carlier à Louvois, 08-07-1674.
30 Al 415 n° 56, Schomberg à Louvois, 16-06-1674.
31 A1 415 n° 70, Schomberg à Louvois, 19-07-1674.
32 Al 370 n° 152, Louvois à Carlier, 21-07-1674.
33 Al 416 n° 139, Schomberg à Louvois, 01-07-1674
34 Al 415 n° 70, Schomberg à Louvois, 19-07-1674.
35 Al 415 n° 80, Schomberg à Louvois, 05-08-1674 ; n° 81, Schomberg à Louvois, 07-08- 1674 ; n° 82, Carlier à Louvois, 08-08-1674 ; n° 85, Cartier à Louvois, 08-1674.
36 Al 415 n° 68, Carlier à Louvois, 08-07-1674 ; n° 85, Carlier à Louvois, 08-1674 ; n° 86, Carlier à Louvois, 16-08-1674
37 A1 415 n° 89, Schomberg à Louvois, 23-08-1674 ; n° 92, Schomberg à Louvois, 30-08- 1674 ; 371 n° 194, Louvois à Bussy, 10-08-1674 ; 416 n° 220, « Mémoire de lestat ou est Ihospital de perpignan ». Anonyme et s.d..).
38 Al 415 n° 102, Schomberg à Louvois, 22-09-1674 ; n° 105, Schomberg à Louvois, 30-09- 1674, n° 106, Schomberg à Louvois, 04-10-1674. Un mémoire de Schomberg indique « [...] il y aura toujours plus de malades qu’ailleurs, à cause des grandes chaleurs », et rappelle que l’on a donné une demi-livre de viande par jour à chaque soldat pendant trois mois de campagne, sans quoi les troupes auraient été dans un état bien plus déplorable (Al 416 n° 301, « Mémoire de divers Articles qui reguardent le Roussillon ».).
39 Al 415 n° 97, Carlier à Louvois, 09-09-1674 ; Al 416 n° 219, Carlier à Louvois, 02-09- 1674.
40 Al 371 n° 269, Louvois à Schomberg, 13-08-1674.
41 Al 415 n° 109, Carlier à Louvois, 18-10-1674.
42 Al 436 n° 403, Schomberg à Louvois, 19-01-1675.
43 Albat est le mot catalan qui désigne sur les registres de sépultures un enfant qui n’est pas parvenu à l’âge de raison.
44 Al 422 n° 17, Louvois à Schomberg, 03-02-1675 ; Al 424 n° 24, Louvois à Carlier, 01-04- 1675 ; Al 439 p. 307, Beaulieu à Louvois, 13-04-1675.
45 Al 465 n° 52, Beaulieu à Louvois, 26-06 au 02-07-1675.
46 Al 465 n° 52, Beaulieu à Louvois, 26-06 au 02-07-1675 ; n° 56, Louvois à Beaulieu, 11 au 16-07-1675.
47 A1 465 n° 66, Le Bret à Louvois, 31-07-1975.
48 Al 465 n° 82, Beaulieu à Louvois, 28-08 au 02-09-1675.
49 Al 465 n° 86, Beaulieu à Louvois, Beaulieu à Louvois, 03 au 05-09-1675.
50 Al 465 n° 60, Beaulieu à Louvois, 17 au 22-07-1675.
51 Al 563 n° 11, Navailles à Louvois, 20-03-1676.
52 A1 563 n° 28, Beaulieu à Louvois, 29-06 au 04-07-1676.
53 A1 563 n° 32, Beaulieu à Louvois, 09 au 12-07-1676.
54 Al 563 n° 35, Beaulieu à Louvois, 15 et 16-07-1676.
55 A1 563 n° 37, Beaulieu à Louvois, 18 au 20-07-1676.
56 A1 563 n° 40, Navailles à Louvois, 28-07-1676.
57 Al 563 n° 47, Beaulieu à Louvois, 15 au 17-08-1676 ; n° 52, Beaulieu à Louvois, 18 au 21- 08-1676.
58 Al 480 n° 323, Louvois à Beaulieu, 16-11-1676.
59 A1 563 n° 68, Navailles à Louvois, 15-11-1676.
60 Ainsi, faute d’une recherche plus poussée, nous sommes incapables de dire si cette peste peut avoir un quelconque rapport avec la crise démographique observée en Languedoc dans les années 1677-1681 (H. Berlan, F. Bocage, E. Pelaquier, F. Rousseau, Démographie et crises en Bas-Languedoc, Montpellier, IRHIS, 1992, pp. 16-17.).
61 S.H.A.T. Al 563 n° 104, Liste des victimes..., 04-07-1677
62 Al 611 n° 62, Navailles à Louvois, 31-05-1678.
63 Al 611 n° 102, Trobat à Louvois, 27-07-1678
64 Al 644 n° 138, Louvois à Châtillon, 17-09-1680.
65 A. de Roux, Perpignan de la place forte à la ville ouverte (Xe-XXe siècles), Perpignan, Édition des Archives communales de Perpignan, 1996, p. 158.
66 G. Bodinier, Dictionnaire du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1990, Article hôpitaux militaires, p. 731.
67 S.H.A.T. Al 415 102, Schomberg à Louvois, 16-09-1674
68 G. Bodinier, op. cit.
69 F. Congost, L’hôpital militaire de Collioure (1700-1750), Mémoire de Maîtrise sous la direction de G. Larguier, Perpignan, 1996.
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