Préface

1Les sociétés méditerranéennes sont particulièrement exposées aux risques de la vie courante et aux fléaux qui les amplifient démesurément. A travers leurs tragédies et leurs mythes, elles juxtaposent d’ailleurs des degrés élevés de civilisation, et des catastrophes imputées à la colère des dieux.

2Les sept plaies de l’Égypte, la submersion du littoral crétois, la destruction d’Herculanum et de Pompéi par une éruption du Vésuve, sans compter l’importation en Palestine des images mésopotamiennes du déluge, tous ces traumatismes apocalyptiques s’intégrent dans la mémoire collective de la Méditerranée.

3Traditionnellement perçue comme la vengeance des dieux face à la démesure, à l’insouciance ou à la dépravation des hommes, la catastrophe expiatoire a cependant fabriqué ses antidotes dans le logos des vieux sages méditerranéens.

4Dès l’Antiquité, les Grecs ont relayé les réflexions des architectes égyptiens et proche-orientaux. Ils ont voulu définir des formes d’urbanisation ou de travaux publics qui satisfassent à la fois l’appétence géométrique de l’esprit humain, la domestication des lois de gravité et l’optimisation des purifications naturelles. De la sorte, la ville gréco-romaine est devenue le symbole de l’homme civilisé et surprotégé, par opposition au rural isolé, parangon de toutes les vertus terriennes, mais tout de même très attardé dans l’exposition au risque.

5De l’opposition entre l’urbanité de la Cité et la dangerosité des sites peu humanisés est née toute la dialectique qui sacralise l’équipement. Au départ règne l’habitant tribal, celui qui privilégie sa liberté dans l’imprévoyance, en misant sa vie sur les hasards de la chance. Ce type humain s’en remet à ses chamans, à ses prêtres et à ses prophètes, pour regretter ses absences de rigueur, pour conjurer ses angoisses, ou pour surmonter ses blessures.

6La deuxième étape correspond à celle des aménageurs. Ceux-ci, à la manière d’Ulysse, rusent avec l’adversité, avec le destin et avec la transcendance. Par des calculs initiatiques, ils suggèrent des recettes qui permettent d’anticiper sur l’accident, tantôt pour l’éviter, tantôt pour en réduire l’impact. Plus proches des artisans que des clercs, ces techniciens cultivés valorisent l’homme prométhéen, le héros créateur, en se disant que les initiatives en série finissent toujours par fructifier.

7Face au chaman, l’apprenti ingénieur invente le génie civil, souvent en liaison avec le génie militaire : le technicien preneur de villes, le poliorcète, ne s’approprie-t-il pas une partie des pouvoirs vengeurs que détiennent les dieux ? À ce stade, l’architecte, l’ingénieur et le médecin rencontrent des résistances rituelles, mais ils séduisent aussi la raison humaine : ils lui apportent les catégories géométriques et aisément quantifiables que tout l’appareil sensoriel de l’homme affectionne. C’est en ce sens que l’utopie réparatrice ou préventive de l’aménageur devient un creuset sécurisant pour le reste de la population.

8Comme l’expliquent les anthropologues, la psychologie humaine passe par des convergences de développement, par exemple d’une civilisation à l’autre, d’un groupe à toute une population, ou de l’adulte à l’enfant. Pourtant, il paraît illusoire de chercher des influences réciproques dans tous les modèles de perception et d’organisation des espaces.

9Les ressemblances tiennent plutôt au fait que l’esprit humain déteste l’anarchie de son environnement : tout le conditionnement ancestral y perçoit le danger, ou la tentation érémitique. L’homme d’ouverture entend retrouver le plus souvent possible les mêmes repères : il en va de sa sécurité et de sa santé. Un champion automobile pourra affronter les imprévus de la piste africaine, mais un conducteur moyen préférera transiter sur une autoroute européenne.

10Cette contradiction conditionne toute la problématique du présent ouvrage, un volume mis en page par Nicolas Marty, et dont le contenu résulte d’un colloque tenu par le CRHiSM, en novembre 1999, sous la direction de Jean-Marcel Goger.

11Dans le présent recueil, la question essentielle est double. Elle consiste à savoir comment le malheur des hommes incite à la prévention visionnaire, puis comment l’utopie hédoniste revient ensuite vers l’usager, au point de le révolter, de le reconditionner, ou de le conduire à des personnalisations de modèles. Le propos envisagera aussi les cas d’échecs, les moments où le mauvais sort est si accablant qu’il submerge toutes les velléités d’assistance. La manipulation par le faux remède sera aussi évoquée, avec ses promesses qui animent les foules, mais pour mieux les attirer dans des scénarios surprenants.

12 Globalement, l’interrogation gravite autour d’un contrat social, un pacte qui unirait l’auteur de projet et le récepteur des programmes d’encadrement. Ce dialogue ornerait sa rhétorique avec un chantage implicite : « choisis-tu la maladie et la mort au nom des vieilles libertés ? Veux-tu au contraire accroître ton potentiel de survie, en te rangeant sous l’autorité de reconstructeurs instruits, fussent-ils architectes, ingénieurs, médecins, administrateurs ou stratèges ? ».

13Vue du côté de la culture érudite, la résolution d’une telle équation est simple. Elle se résume à l’obligation de résultats : l’Ulysse thérapeute qui réussit est fêté comme un mage blanc, mais celui qui échoue est dénoncé comme un sorcier noir.

14Les dix-neuf contributions de l’ouvrage montrent que cette bipolarité évolue à travers trois phases historiques : la classique, la renaissante et la pastorienne.

15L’époque classique poursuit l’idéal du nombre d’or. Elle unit l’architecture à tendance géométrique et l’enseignement hippocratique. Son art urbain facilite la circulation des fluides et l’évacuation des miasmes vers les extérieurs.

16Ce stade demeure très idéel. Durant cette période, beaucoup de réalisations restent très éloignées de l’utopie, avec une confrontation entre l’urbanisme grec -relativement ouvert- et son décalque romain -plutôt fermé. Finalement, à travers la christianisation de cette opposition, la fermeture et l’abandon au transcendantal semblent dominer les temps médiévaux et baroques.

17L’étape renaissante démarre avec l’émergence de la perspective en peinture, quand les italo-flamands améliorent les apports hellénistiques en la matière. Le mouvement accélère avec la redécouverte de Vitruve par les Italiens. Il grandit avec le progrès des mathématiques, de la mécanique et des sciences expérimentales. Les ingénieurs humanistes qui travaillent pour les princes italiens ou pour les notables hollandais font école à travers toute l’Europe, après avoir été relayés par le nouveau classicisme des Bourbons de France.

18Dans le domaine de la santé, le retour des idéaux géométriques engendre une rediffusion de la prophylaxie aériste, ainsi qu’une chasse aux foyers méphitiques. À ce moment, les théoriciens renforcent la notion d’hygiène publique. Ils déclarent la guerre aux cimetières centraux, aux dépôts d’immondices, aux tas d’ordures, aux mares putrides, aux émanations artisanales, à l’individualisme malpropre.

19Jusqu’à l’époque des Lumières, cette croisade pour la pureté matérielle rencontre beaucoup d’incompréhension : elle paraît trop contraignante ; elle transforme les particularismes communautaires en courtisaneries standardisées ; elle fabrique de la norme laïque, mais sans la monnayer par des solutions édifiantes.

20En fin de compte, il faut attendre l’horizon 1850 pour que les rééducateurs enregistrent des progrès spectaculaires. À la fin du XIX^e siècle, les contraintes sanitaires deviennent moins maladroites et plus efficaces. Leurs initiateurs engrangent enfin l’adhésion collective. Dès lors, la quête de prophylaxie sort de sa matrice policière : moins subie, mieux ancrée dans l’exemplarité scolaire et bourgeoise, elle devient un pilier de la modernité éthique.

21Une telle transformation est favorisée par l’affirmation de deux données nouvelles : l’altruisme majoré des sciences politiques, et l’acuité plus performante de la biologie.

22Après les révolutions de 1848, l’Europe des États évolués arbitre mieux le Bien commun : elle commence à élaborer la sphère du droit social. Face aux épidémies répétées de choléra, les élites éclairées sont d’ailleurs obligées de riposter, à la racine du mal. Elles portent le fer sanitaire dans les zones émettrices, à savoir les quartiers prolétarisés de la Révolution industrielle.

23Après 1885, les découvertes pastoriennes sur les micro-organismes décrivent les véritables vecteurs de plusieurs maladies fatales, au lieu de fantasmer sur les odeurs ou les éthers des antres méphitiques. Dès lors, la configuration d’ensemble s’inverse, et les administrés conquis pressent leurs cadres d’accélérer les programmes d’assainissement.

24Pour autant, ce constat d’efficacité tardive ne doit pas masquer un autre aspect fondamental : la révolution pastorienne est incontestablement issue de l’urbanisme classique. Elle y a simplement ajouté un décodage dans l’infiniment petit.

25Après la chute de Rome en 476, l’académisme urbanistique a lui-même maintenu une part de ses enseignements en Méditerranée occidentale. Là, il a survécu grâce à une poussière d’initiatives : avant sa réhabilitation savante de 1450, il avait conservé ses racines profondes dans la surveillance des autorités locales. De fait, dans le droit et la pratique du quotidien, ses rudiments ont été sauvegardés par les œuvres ecclésiastiques, par les États provinciaux et par les assemblées municipales.

26Vers 1635, lorsque Saint Vincent de Paul en appelle aux administrateurs pour renforcer l’encadrement hospitalier, et atténuer ainsi la désespérance des malheureux, ne réalise-t-il pas une synthèse intellectuelle entre l’humanisme novateur et les traditions immémoriales de préservation ? Gardiennes fidèles de la jurisprudence écrite des Romains, les sociétés méditerranéennes forment un bon terrain pour étudier la complémentarité entre les Anciens et les Modernes, entre les protecteurs coutumiers de la santé publique et les techniciens imaginatifs.

27 Pour mieux souligner les constantes anthropologiques ou les originalités de ce cadre culturel, les pages qui suivent ont admis quelques excroissances géographiques dans l’analyse, notamment vers le Haut-Languedoc, vers l’Ouest pyrénéen, vers le Nord alpin et même vers l’Afrique australe.

28Que le lecteur ne voie pas dans ce découpage un égarement de la logique, mais plutôt le souci d’intégrer des éléments de comparaison, afin d’ouvrir l’étude sur la macro-histoire. Dans la lutte des praticiens contre la maladie et le malheur, il existe en effet des unités de lieu, mais aussi des blocs historiques, ou encore des correspondances intemporelles.