1Dans un article paru dans un journal bien connu, le Midi Libre, la manifestation réunie à Béziers le 1^er Mai 2009 a rassemblé 3.500-4.000 personnes, aux dires des organisateurs, et seulement 1.000 selon la police. Les chiffres pour la ville de Toulouse, d’après la Dépêche du Midi, sont plus explicites : 30.000 personnes d’après les organisateurs contre 15.000 pour la police. La presse toulousaine a fait la moyenne, faisant une estimation à 20.000 personnes. On a dit, en tout cas, que cette manifestation de l’année 2009 a été vraiment remarquable, car la participation d’un 1er Mai « normal » dans la ville rose est autour de 8.000 personnes1.

2L’évocation d’un fait contemporain et récent est une pratique habituelle de la part des spécialistes qui ont analysé la question du nombre à l’époque médiévale : elle sert à faire comprendre le gros problème que représente pour un historien, aussi bien du Moyen Age que des autres époques, la tâche qui consiste à calculer combien de personnes ont participé à un événement particulier. En ce qui concerne les historiens de la guerre médiévale -et la Croisade des Albigeois est une des plus importantes guerres du Moyen Age central-, parler du volume des armées et du nombre de combattants est une question fondamentale qui présente toujours d’énormes difficultés2.

3Il faut savoir, avant tout, que si on compare avec les armées contemporaines, les armées du XIII^e siècle étaient petites. Nous devons penser en termes de quelques milliers de chevaliers et de combattants à cheval, et de quelques dizaines de milliers d’hommes au maximum. Pour les milices urbaines, on calcule qu’environ un habitant sur cinq participait à l’armée communale, ce qui représente entre 2.000 et 5.000 le nombre de combattants fournis par les grandes villes du Midi, dans le cas qui nous occupe3.

Sources et chiffres

4La première difficulté rencontrée est celle des sources. Elles nous donnent, très fréquemment au Moyen Age, des chiffres ronds et exagérés qui s’éloignent de la réalité médiévale4. Les historiens ont proposé plusieurs arguments pour expliquer pourquoi les auteurs du Moyen Age utilisaient ces chiffres formidables et hyperboliques. On a dit que le chroniqueur médiéval -comme nous encore de nos jours- n’avait pas de méthodes fiables pour faire une estimation précise d’une grande masse de personnes. On a parlé d’une société médiévale éparse, rurale et locale, dont la population pouvait être facilement impressionnée par les grandes agglomérations et, ainsi, tomber facilement dans une inévitable tendance à l’exagération5. On a parlé d’un manque de familiarité avec les nombres et d’une culture écrite qui tendait à répéter d’une manière spontanée les grands chiffres des textes bibliques6. On a parlé d’une conception médiévale de l’histoire qui poussait les auteurs -les chroniqueurs et surtout les poètes- à montrer la puissante justice divine à travers les victoires et les défaites des chrétiens face aux énormes armées ennemies7. Et on a dit aussi que l’homme médiéval n’avait pas notre sens mathématique et rationnel des nombres, que pour lui les chiffres pouvaient avoir un caractère symbolique ou religieux bien éloigné de notre volonté de précision8. Plus important est l’argument qui soutient que les auteurs du Moyen Age utilisaient les nombres avec une volonté « informative », pour traduire ou évoquer une réalité exceptionnelle, mais avec un certain « réalisme historique »9. N’oublions pas, enfin et bien évidemment, les intérêts (politiques, idéologiques, religieux, etc.) des chroniqueurs, intérêts équivalents à ce que l’on voit encore dans les estimations de chiffres données aujourd’hui.

5Le deuxième problème pour l’historien est celui d’adapter les chiffres trouvés dans les sources à la réalité socio-économique et militaire du Moyen Âge. Le cistercien allemand Césaire d’Heisterbach affirme dans son bref récit de la Croisade Albigeoise -bien étudié par Jacques Berlioz-que la ville de Béziers avait une population de « plus de 100.000 hommes »10. De son côté, le chroniqueur de la cour capétienne Guillaume Le Breton parle de 60.000 personnes11. On sait maintenant que Béziers n’a jamais eu un tel volume de population au Moyen Age. Les spécialistes calculent que la ville avait au XIII^e siècle un minimum de 8.000 personnes et un maximum de 15.00012. On voit bien ici le décalage entre le volume vraisemblable de la population biterroise en 1209 et le nombre impressionnant de victimes donné par les sources pour le sac du 22 juillet (voir Tableau 1)13.

6Voici un autre exemple : la Philippide, le poème composé par Guillaume Le Breton en hommage au roi de France Philippe Auguste, avance que, à la bataille de Muret, le roi d’Aragon Pierre II commandait une armée de « 200.000 hommes »14. Comment recruter au début du XIII^e siècle une armée aussi énorme ? Comment trouver et transporter les troupeaux, l’armement, les bagages, la nourriture et l’eau pour deux centaines de milliers de combattants ? Comment faire pour assurer une telle logistique dans les déplacements ou sur le champ de bataille ? Voilà quelques questions -il y en a d’autres- que l’historien de la guerre médiévale doit se poser au moment d’analyser les chiffres produits par les sources de l’époque.

7Cette question du problème des chiffres donnés par les sources était déjà connue par certains intellectuels du Moyen Age. Comme Jean Flori l’a noté à plusieurs reprises dans ses études sur les nombres et les effectifs militaires au Moyen Age Central, le chroniqueur de la première croisade Guibert de Nogent fut très indigné par la crédulité affichée par un autre écrivain contemporain, Foucher de Chartres, quand il parlait d’une armée de croisés de 6.000.000 hommes15 ! Et comme le spécialiste espagnol Francisco García Fitz le rappelle, nous pouvons trouver cet esprit critique, beaucoup plus clair et beaucoup plus moderne, chez le célèbre historien andalou-tunisien du XIV^e siècle Ibn Khaldoun, qui a écrit en 1379 :

« le compte [...] des troupes [...] prête beaucoup à la fausseté et à l’exagération, [car les historiens et exégètes répètent les chiffres incroyables transmis par les chroniqueurs anciens] sans les soumettre à l’examen de la raison ni à la comparaison avec d’autres événements similaires. [Et cela] concerne nos sources contemporaines [...] quand elles [...] donnent des informations sur les armées musulmanes ou chrétiennes »16.

8Plus récemment, au début du XX^e siècle, l’historien allemand Hans Delbrück fut le premier à douter de la valeur des chiffres médiévaux, en insistant sur l’idée d’une guerre médiévale faite par de petits contingents militaires (2.000-3.000 chevaliers et 10.000 piétons au maximum). Cette position a eu une grande influence sur l’historiographie militaire du Moyen Age. On la perçoit chez l’historien britannique Charles Oman, le français Ferdinand Lot dans les années 40, le grand spécialiste belge Johan Verbruggen dans les années 50 et, entre autres, le britannique Richard Barber dans les années 7017. Cependant, dans les dernières décennies, les spécialistes de la guerre médiévale ont commencé à changer cette traditionnelle perspective « réductionniste », en acceptant deux idées aujourd’hui assez répandues. D’abord, les sources médiévales ne donnent pas toujours des chiffres exagérés ou incroyables. Parfois et même souvent, le nombre de combattants est vraiment proche de ce que nous connaissons de la réalité militaire de l’époque. C’est le cas, par exemple, des textes évoquant la conquête de Majorque par le roi d’Aragon Jacques I^er le Conquérant en 1228-1229, une opération presque contemporaine de la Croisade des Albigeois. Les sources parlent d’une armée de 800 chevaliers et de quelques milliers d’hommes, chiffres qui sont admis par la plupart des érudits18. Deuxième idée : contrairement à ce que pensaient Hans Delbrück et d’autres historiens, il ne faut pas réduire systématiquement le volume des troupes trouvé dans les sources, car dans l’Europe du Moyen Age central existait la possibilité d’organiser, transporter, maintenir sur le terrain et de faire combattre des armées vraiment massives -pour l’époque, bien sûr-, sans oublier les évidents problèmes logistiques -toujours présents- et en tenant compte de ce que cette possibilité fut assez exceptionnelle19.

9Voyons quelques exemples bien connus. Pour la première croisade, les spécialistes pensent à un contingent vraiment extraordinaire formé par 70.000-80.000 hommes et à une armée croisée de 50.000 et 60.000 combattants au maximum20. Pour la bataille de Hattin (4 juillet 1187), presque 20.000 croisés ont lutté contre les 30.000 musulmans, dont 12.000 cavaliers, commandés par le sultan Saladin21. En avril 1201, à la veille de la quatrième croisade, le doge de Venise Enrico Dandolo et les barons croisés ont signé un traité qui prévoyait le transport vers la Terre sainte de 4.600 chevaliers armés avec leurs chevaux, 9.000 écuyers et 20.000 serjanz a pie, c’est-à-dire, une armée de 33.600 hommes22. Ce chiffre est encore discuté par les spécialistes et quelques-uns pensent que les croisés étaient plutôt moins nombreux (sans doute 20.000 hommes au total)23. En Espagne, la croisade de Las Navas de Tolosa (juin-juillet 1212) fut capable de réunir les armées des rois de Castille, d’Aragon et de Navarre avec d’autres effectifs ibériques (léonais et portugais), c’est-à-dire, autour de 12.000 hommes, plus un gros contingent de croisés venu de ce côté de Pyrénées, des Français et des Méridionaux pour la plupart. Les Almohades, de leur côté, ont pu rassembler une armée de 20.000 à 30.000 combattants24.

10À la bataille de Bouvines (27 juillet 1214), l’ensemble des combattants français, flamands, allemands et anglais présents sur le champ de bataille était d’environ 20.000 hommes25. Le financement de la cinquième croisade (1217-1221) a pu permettre le paiement de 24.000 chevaliers et on a parlé à l’époque de 100.000 participants entre combattants et non-combattants, mais les chiffres semblent moindres aux dires des spécialistes : d’un minimum de 10.000 croisés -dont 1.200 chevaliers- jusqu’à 42.000 croisés et 1.400 chevaliers26. À la bataille de Taillebourg (21 juillet 1242), l’armée du roi de France avait avec lui, selon le chroniqueur français Guillaume de Nangis, 4.000 chevaliers et 20.000 sergents, écuyers et arbalétriers, plus 1.000 chariots27. Et pour la sixième croisade (1248-1250), le roi Louis IX a pu disposer d’une armée comptant entre 15.000 et 25.000 hommes28.

11Nous arrivons, enfin, à la Croisade contre les Albigeois29. Que nous disent les sources sur l’armée croisée au moment du siège de Béziers en juillet de 1209 ?

12La première impression transmise par les textes contemporains est, en effet, celle d’une armée énorme30. La lettre envoyée au pape Innocent III par Arnaud Amaury et Milon, légats apostoliques en Provence et chefs de la croisade, pour l’informer du déroulement de la campagne (août 1209), est très peu explicite, mais elle parle d’une « multitude de croisés tellement grande comme jamais n’en avait connu le monde chrétien »31. Dans la chronique intitulée Hystoria Albigensis (c. 1213-1218) le moine cistercien Pierre des Vaux-de-Cernay, le chroniqueur « officiel » de la croisade, proche de Simon de Montfort et aussi des légats, affirme que les croisés étaient à Carcassonne – et donc à Béziers- 50.000 (ou 40.000 selon le manuscrit)32. Cela dit, la source la plus riche pour le début de la croisade est, sans doute, la première partie de la Cansó de la Crozada, composée par le clerc navarrais Guilhem de Tudèle (c. 1212-1213)33. Il parle, d’abord, d’un recrutement de croisés vraiment exceptionnel :

« Aussi se croisa-t-on en France et dans tout le royaume, quand on sut qu’on serait absous de ses péchés. Jamais je n’ai vu aussi grand rassemblement, depuis que je suis né, que celui qu’on fit alors contre les hérétiques et les « sabatatz » [Vaudois] »34.

13Le poète semble vraiment impressionné par l’armée qui arriva dans le Midi en juillet 1209. Il affirme que la ost fo meravilhosa e grans35. Et il ajoute :

« Ce que coûtèrent les croix d’orfroi ou de cendal qu’ils mirent au côté droit de la poitrine, je n’entreprendrai pas [de le dire], ni comment ils furent armés, équipés ou montés, et leurs chevaux bardés de fer ou de caparaçons armoriés ; car Dieu n’a jamais créé savant ni clerc assez instruit pour vous en pouvoir donner une idée même incomplète, ni énumérer les prêtres et les abbés qui se trouvèrent là-bas, à l’armée réunie sous les murs de Béziers, dans la plaine »36.

14Ces vers de la Cansó laissent apparaître une idée intéressante. Le poète navarrais voudrait nous donner une estimation des troupes assiégeant Béziers, mais les croisés étaient trop nombreux : Guilhem se reconnaît incapable de les énumérer, car « Dieu n’a jamais créé savant ni clerc assez instruit pour le faire ». Même s’il y a ici un subterfuge littéraire de la part du poète, il faut insister sur ce point, car nous savons que parfois les hommes du Moyen Age central comptaient le nombre de combattants. Le Cid, le mythique champion de la Reconquista espagnole du XI^e siècle, le faisait avant de combattre ses ennemis musulmans ou chrétiens, au moins c’est ce que rapporte son célèbre Poema de Mío Cid, composé justement au début du XIIIe siècle (1207)37. De même, le célèbre Guillaume le Maréchal, appelé le « meilleur chevalier du monde », l’a fait avant la bataille de Lincoln (1217), selon ce que nous dit son Histoire, une autre source historico-littéraire contemporaine de la Croisade contre les Albigeois (c. 1219)38. On peut trouver un troisième exemple dans notre croisade : Pierre des Vaux-de-Cernay affirme qu’un chevalier croisé demanda à Simon de Montfort de compter les combattants sous son commandement avant la bataille de Muret (1213)39. Voilà quelques épisodes qui remettent en question cette proverbiale impression d’un mépris médiéval pour la précision numérique des armées.

15L’auteur de la Cansó de la Crozada, c’est vrai, n’était pas un chef militaire, ce n’était pas un vétéran qui avait besoin d’organiser ses troupes avant le combat. C’est pour cela, peut-être, que les chiffres donnés par lui correspondent bien avec l’exagération si fréquente dans les textes du Moyen Age : Guilhem de Tudèle parle d’une armée croisé composée de 20.000 cavaliers et de 200.000 vilains et paysans, sans compter les clercs ni les bourgeois40. Lorsque le récit de la Cansó arrive à l’assaut de la ville de Béziers, le poète ajoute un troisième chiffre relatif aux ribaut, appelés aussi truans, arlotz, gartz en occitan et vulgi en latin : « plus son de quinze melia »41. On a identifié ces 15.000 combattants mal équipés et turbulents à des mercenaires, mais -comme Lawrence W. Marvin le suggère- il s’agirait plutôt de ces croisés pauvres qui vont participer à la plupart des campagnes de la Croisade Albigeoise, en démontrant souvent une efficacité militaire vraiment inattendue, par exemple lors du siège même de Béziers42.

La composition de l’armée

16La riche description de Guilhem de Tudèle nous rappelle que la croisade ne fut pas un conflit uniquement français ou méridional, ni une guerre entre « Français du Nord » et « Français du Midi ». Même si les appels du pape Innocent III se dirigeaient vers les églises, la noblesse et le roi de France, la Croisade des Albigeois devint, dès le premier moment, une opération militaire « internationale » (voir Tableau 2).

17En tête, nous trouvons, bien sûr, le légat apostolique Arnaud Amaury, commandant en chef de l’armée croisée. La présence des autres légats, le chanoine de Gênes Thédise et les évêques Navarre de Couserans (c. 1200- c. 1215) et Hugues de Riez (1202-1223), est probable, mais difficile à confirmer à partir des sources43. La Cansó mentionne les hommes venus de Bourgogne, d’Anjou, de Poitou, d’Auvergne et, surtout, de Fransa, c’est-à-dire d’Ile-de-France ou, en gros, la partie du royaume située au nord de la Loire44. Parmi les grands prélats français présents à Béziers, on voit l’archevêque de Sens Pierre de Corbeil (1200-1222) ; l’évêque d’Autun Gauthier II (1190-1223) ; l’évêque de Clermont Robert d’Auvergne (1195-1227), frère du comte de Clermont et d’Auvergne, et l’évêque de Nevers Guillaume de Saint-Lazare (1201-1221)45. Selon Guilhem de Tudèle, « sauf le comte de Brienne, il n’y eut de baron en France qui ne fit pas sa quarantaine »46. Cette affirmation du poète navarrais montre bien l’importante participation de la noblesse française47. Nous savons que, au mois de mai 1208, le roi Philippe Auguste avait fixé le contingent français au nombre maximum de 500 chevaliers pour le duc de Bourgogne et le comte de Nevers. Cependant, en mars 1209, à cause de la pression diplomatique du pape, le monarque autorisa ses vassaux « à partir dans la province de Narbonne pour y combattre ceux qui troublaient la paix et la foi »48. Guillaume Le Breton raconte dans sa Gesta qu’il y avait multi alii barones, milites et populi infiniti de regno Francorum49. Dans la Philippide, il affirme que le roi de France a mobilisé un contingent de 15.000 hommes50. On peut penser que, après l’autorisation donnée par le roi, les grands barons français, tous accompagnés de puissantes maisnades formées de chevaliers, sergents à cheval et piétons, auraient dépassé le nombre de 500 chevaliers autorisés au début par le souverain.

18La haute noblesse française (voir Tableau 2) était représentée par le duc Eudes III de Bourgogne ; le comte de Nevers Hervé IV de Donzy et son sénéchal Geoffroy de Pougues ; le comte de Saint-Pol Gauthier de Châtillon ; le comte de Bar Milon IV de Puiset ; Simon V, comte de Lei-cester et seigneur de Montfort ; Guichard IV, seigneur de Beaujeu ; Guillaume des Roches, sénéchal d’Anjou ; Gaucher de Joigny, seigneur de Château-Renard ; Robert Mauvoisin ; Bouchard de Marly ; Gaubert d’Essigny et Philippe Goloin, ainsi que d’autres noms trouvés dans l’Hystoria Albigensis, comme Amaury et Guillaume de Poissy51. Nous trouvons aussi Pierre II de Courtenay, comte d’Auxerre, et son frère Robert, seigneur de Champignelles ; Guillaume, comte de Genevois ; et le Normand Robert le Vicomte52. La Chronique anonyme de Laon ajoute le nom d’Enguerrand de Marle, seigneur de Coucy53. La Cansó mentionne aussi les hommes qui resteront fidèles à Simon de Montfort après la fin de la campagne de 1209 : le maréchal Guy de Lévis, Perrin de Cissey, Robert de Picquigny, Guillaume d’Encontres, Robert de Forceville, Lambert de Thury, Régnier de Chauderon, Pons et Jean de Beaumont, le vicomte Rouaud de Donges, Roger d’Andelys, Roger des Essarts, Hugues de Lacy et Raoul d’Arcy54. Les études des spécialistes permettent ajouter d’autres noms dans l’entourage de Simon de Montfort, guerriers qui ont pu accompagner leur maître, peut-être, dans la première campagne de la croisade. C’est le cas de Guillaume de Lucy, Robert et Simon de Poissy, Pierre de Richebourg, Crépin de Rochefort, Simon le Saxon et son frère Guy, Eustache de Cayeux, Guy de Lucy, Thibaud de Neuville, Dreux de Compans, Gauthier Langton, Geoffroy et Simon de Neauphle, Mathieu de Marly et Foucaud de Berzy55.

19Il faut ajouter aux croisés français les combattants arrivant des terres de l’Empire : les Allemands du Sud (nommés alamans par la Cansó), les Allemands du nord (ou tudesques) et les croisés du nord de l’Italie (la Lombardie)56. Césaire de Heisterbach cite les noms de plusieurs barons et clercs de l’Empire (le duc d’Autriche Léopold VI, le prévôt de Cologne Engelbert, le comte de Berg Adolphe et le comte de Juliers Guillaume), mais ils n’ont pris la croix qu’après 121057.

20Personne n’ignore aujourd’hui la présence d’Occitans aux côtés des croisés. Cette participation méridionale a été double en 1209. Aux mois de mai et juin 1209, va s’organiser « un autre ost de croisés »-dit la Cansó-, un deuxième contingent composé de gens venus de l’Agenais, du Quercy, d’Auvergne, du Bordelais et de Turenne (voir Tableau 3). Guilhem de Tudèle, le seul auteur à mentionner cette campagne parallèle, considère que cette armée méridionale n’était pas « aussi grande que celle des Français »58. Ses dirigeants spirituels étaient l’archevêque de Bordeaux Guillaume Amanieu de Genève (1207-1227), l’évêque d’Agen Arnaud de Rovignan (1209-1228), l’évêque de Cahors Guillaume de Cardaillac (1208-1235), l’évêque de Bazas Gaillard de la Mothe (1186- 1213/1214), l’évêque de Limoges Jean de Veyrac (1198-1218) et l’évêque de Puy Bertrand de Chalencon (1202-1213), qui va rejoindre l’armée croisée un peu après. Quant à la noblesse méridionale, elle était représentée par Guy II, comte de Clermont et d’Auvergne ; le vicomte Raimond III de Turenne ; Bertrand, seigneur de Gourdon ; Bertrand, seigneur de Cardaillac et neveu de l’évêque de Cahors ; et Ratier de Castelnau. La croisade occitane de 1209, chronologiquement la première, se déroula en Quercy et en Agenais contre les castra de Puylaroque, Gontaud et Tonneins, puis contre Casseneuil59.

21La deuxième participation méridionale à la campagne de 1209 est celle des Occitans qui vont rejoindre l’armée principale de la croisade pour conquérir Béziers et Carcassonne. Il y a des doutes en ce qui concerne les prélats méridionaux qui ont participé à la réconciliation du comte de Toulouse Raimond VI à Saint-Gilles le 18 juin60. On peut penser qu’ils ont rattrapé l’armée de la croisade à Lyon ou juste après, mais les sources ne mentionnent pas ces noms. Le seul prélat méridional cité au siège de Béziers est l’évêque local, Raynaut de Montpeyroux, qui va sortir de la ville après avoir essayé de trouver un accord avec les Biterrois61. Parmi les croisés occitans, la Cansó raconte qu’il y avait des combattants du Limousin, de Gascogne, de Saintonge, du Rouergue, du Viennois et de toute la Provence. Le poème donne trois noms propres : Adhémar de Poitiers, comte de Valentinois et de Diois ; Pierre Bermon d’Anduze, seigneur de Sauve et, il ne faut pas l’oublier, Raimond VI, comte de Toulouse, accompagné par plusieurs de ses vassaux62. Il faut de reprendre la réflexion faite par Guilhem de Tudèle sur la dimension de cette armée et, encore une fois, sur son incapacité à la dénombrer d’une manière précise :

« D’ici à ce soir, ni même à demain matin, je ne saurais vous dire les noms des Provençaux qui vinrent à la croisade, ni de tous les autres qui y affluèrent, car personne au monde ne pourrait en faire une énumération sans parler de la multitude innombrable des chevaliers qu’amenèrent les Français »63.

22Est-ce qu’on peut vraiment faire une estimation raisonnable de la dimension de l’armée croisée en 1209 ?

23Les calculs des spécialistes modernes sont assez divers64. Au XIX^e siècle, les éditeurs de l’Histoire générale du Languedoc se faisaient écho des chiffres démesurés de certains auteurs, qui parlaient de 500.000 et de 300.000 hommes65. Encore en 1953, Ferdinand Niel reprenait ce dernier chiffre66. Dans les proches décennies, les calculs ont été beaucoup plus prudents, en réduisant de manière assez systématique les données des sources. L’historien français Philippe Wolff a estimé les chevaliers croisés à 5.000-6.000 hommes, auxquels il fallait ajouter le reste de l’armée67. Le spécialiste américain Joseph Strayer a renoncé à donner un chiffre, parlant de « plusieurs milliers »68. Par contre, un autre américain, Walter L. Wakefield a fait une estimation de 3.000 cavaliers, 8.000 piétons et 10.000 à 12.000 pèlerins, c’est-à-dire, un total raisonnable de 23.000 hommes69. Peu après, l’anglais Jonathan Sumption va réduire un peu ces chiffres, en parlant de 10.000 combattants et d’un contingent total de 20.000 personnes70. Notre propre estimation hypothétique a été d’environ 5.000 cavaliers (chevaliers et sergents inclus) et le double ou le triple de piétons71. Plus récemment, un autre spécialiste américain déjà cité, Lawrence W. Marvin, a fait un état de la question dans une étude militaire d’ensemble sur la Croisade des Albigeois entre 1209 et 1218 : ses estimations tournent entre 20.000 et 30.000 hommes72.

24Peut-on considérer qu’il s’agit là d’une armée croisée qui serait la plus grande de toute la Croisade contre les Albigeois ? On pourrait l’affirmer, mais sans oublier qu’il y a eu d’autres campagnes massives après 1209. En 1214, juste après la dangereuse bataille de Muret que Simon de Montfort va emporter sur le roi d’Aragon malgré une nette infériorité numérique, le recrutement de croisés français a été vraiment large. On le voit bien quand Pierre des Vaux-de-Cernay n’hésite pas à donner un effectif qui est exactement le double du contingent de 1209 : « nous étions, aussi de cavaliers que de piétons, vers 100.000 pèlerins »73. S’il est certain que le chroniqueur cistercien exagère, on peut penser sans problème que ce fut la plus grosse armée depuis le début de la Croisade74. Quant à l’offensive dirigée par le roi de France Louis VIII contre la ville d’Avignon en 1226, la croisade royale, elle a mis en place une armée pléthorique : innombrable est l’adjectif utilisé par le chroniqueur toulousain Guillaume de Puylaurens75.

25Quoi qu’il en soit, on peut conclure que l’armée des croisés réunie au printemps 1209 à Lyon pour combattre les hérétiques albigeois était d’une dimension parfaitement comparable à celles des grandes campagnes militaires de l’époque et surtout -comme nous venons de le voir-à celles correspondant aux grandes expéditions d’Outremer. Et s’il est vrai que nous ne pouvons pas faire confiance aux chiffres que nous donnent Guilhem de Tudèle ou Pierre des Vaux-de-Cernay, nous pouvons croire, sans doute, aux vers impressionnés d’un poète qui ne pouvait pas imaginer une seule personne capable de compter l’armée « vraiment gigantesque » arrivée en juin 1209 aux portes de Béziers.

26Qu’est-ce qui a inspiré ces milliers de nobles, chevaliers, sergents, écuyers, arbalétriers, archers, ribauds, clercs et non combattants -servants, forgerons, charpentiers, palefreniers, bateliers, valets d’armée, paysans, truands, vagabonds, prostituées et autre piétaille- à prendre le chemin du Midi pour participer à cette campagne ? Il faut imaginer un mélange de dévotion religieuse, passion guerrière et désir de protéger l’Église et la chrétienté des « hérétiques pestiférés ». Il ne faut pas oublier non plus la soif de butin et la possibilité d’obtenir les bénéfices spirituels d’une peregrinatio beaucoup plus facile et plus commode que le long voyage à Jérusalem : « ils arrivèrent tous ensemble à cause du pardon, qui est grand », dit Guilhem de Tudèle dans sa Cansó76. Selon les chroniques royales françaises, « maint baron et maint plain de la foi Nostre Seigneur se croisierent et mistrent les croiz par devant, à la différence de la croiserie d’Outre-mer »77. Une destination différente, oui, mais le même état d’esprit, car les croisés combattaient, aussi bien à Jérusalem qu’à Béziers, pour la même guerre sainte et contre les mêmes ennemis du Christ. C’est pour cela, entre autres raisons, que la campagne de 1209 finit comme elle finit, en devenant un des épisodes les plus sanglants et les plus légendaires de la Croisade contre les Albigeois.

Tableau 2 : Les croisés à Béziers (juillet 1209)

Tableau 3 : Les croisés du Quercy et de l´Agenais