1Nous étudierons des détails urbains ou de la banlieue de Béziers plutôt que le rôle général des moines dans les faits militaires de 1209. C’est par des précisions inédites que l’on peut mieux connaître cette ville à la veille de la Croisade et comprendre les réactions et l’histoire des habitants au moment du siège et dans les années qui ont suivi.

2Aucun établissement monastique n’existe dans la ville de Béziers au début du XIII^e s. Le Chapitre Saint-Nazaire et Saint-Celse siège autour de l’évêque à la cathédrale, les abbayes de Saint Aphrodise et Saint Jacques sont des églises canoniales suivant la règle de s. Augustin. Les couvents de mendiants seront fondés après 1230, les Carmes au début du XV^e siècle seulement, les Chanoinesses s’installèrent d’abord au Bout-du-Pont et n’entrèrent en ville qu’au début du XIV^e siècle sous le vocable d’Abbaye royale du Saint Esprit1.

3Dans le diocèse se trouvent deux abbayes de moines noirs, éloignées dans la partie nord : Joncels et Villemagne.

4Le monastère Saint-Pierre de Joncels2 prétendait à une origine antique. Les moines assuraient que les Sarrazins avaient détruit leur Maison, reconstruite par Charlemagne. Joncels parait une fondation carolingienne attribuée à Pépin en 752, confirmée par Othon en 890. Elle est unie à l’abbaye de Psalmody au diocèse de Nîmes de 909 jusqu’en 1139.

5Saint Fulcran, évêque de Lodève à la fin du X^e siècle, réforme les moines bien que l’abbaye ne fût pas dans son diocèse ; il la dote par son testament daté de 9873.

6Vers 1180 l’élection de l’abbé de Joncels a été contestée. Le cartulaire du Chapitre Saint-Nazaire et Saint-Celse a conservé la notification à l’évêque de la démission de l’abbé, et l’archevêque de Narbonne a dû confirmer l’élection de son successeur4. La documentation de Joncels est des plus pauvres. L’abbaye, détruite par les huguenots, n’a pas de cartulaire. Au XVIII^e siècle elle a été supprimée, ses revenus affectés au Collège de Béziers, puis transformée un temps en chapitre de Chanoines. Supprimée par la Révolution, l’église abbatiale est devenue paroissiale, les bâtiments claustraux en majeure partie détruits5.

7L’abbé du monastère Saint-Martin de Villemagne6, fondé au lieu-dit Cogne sur une possession des vicomtes de Narbonne, est cité au concile d’Aix la Chapelle de 817. La célébrité vint au monastère de Cogne du pieux rapt des reliques d’un ermite, saint Majan, mort en odeur de sainteté à Lombers en Gascogne. Ce vol sacré attira à Cogne la foule des pèlerins. Le monastère, sous la double invocation saint-Martin-saint-Majan prit le nom de Villemagne. Une ville se développa auprès du monastère, devenue opulente en raison de l’activité minière et argentifère partagée entre les vicomtes de Narbonne et de Béziers. Agglomération complexe au XII^e siècle avec deux églises : l’abbatiale saint-Martin-saint-Majan et la paroissiale saint-Grégoire. Il reste de l’opulence le fameux Hôtel des monnaies, riche maison médiévale de commerçant.

8L’abbatiat de Bérenger II de 1169 à 1209 est intéressant en raison des conventions réglant l’activité minière et argentifère à Villemagne et le transport du métal précieux vers Montpellier et vers Narbonne7.

9Détruite par les Huguenots, privée d’archives et de cartulaire, l’abbaye de Villemagne a été relevée au XVII^e siècle par les bénédictins de Saint-Maur, mais est demeurée très pauvre et sans relief jusqu’à la suppression des ordres monastiques. La ville elle-même a perdu tôt son importance minière, les crues de la Mare l’ont dévastée à plusieurs reprises ; c’est à présent un village de 400 âmes environ.

10L’abbaye de Saint-Thibéry sise dans le diocèse d’Agde est parfois citée dans les documents biterrois, mais elle n’a joué aucun rôle dans l’histoire de la Ville.

La fondation de Valmagne

11Seule l’abbaye cistercienne de Valmagne s’installe aux environs immédiats et dans la ville de Béziers. Les fondateurs appartiennent à une famille de second rang du Clermontois : Guilhem Frédol et Ermessende sa femme, avec le consentement de leurs enfants Pierre, Guilhem, Bernard de Cabrières, Frédol, Aimée et son mari Bérenger Rostaing, et un parent, Pierre de Pradines, affins des vicomtes de Béziers, proches du lignage des Minerve-Cessenon-Vintrou.

12Les biens cédés le 1^er mars 1139 (1138 a.st.) sont au lieu-dit Tortoreria, Tourtourière, dans la région comprise entre Mèze et Saint-Pons-de-Mauchiens, aujourd’hui commune de Villeveyrac. L’objet de la donation est de créer une maison religieuse : … ad construendam ecclesiam in loco qui vocatur Vallis magne . On stipule l’entretien de religieux : ..ad sustentationem videlicet et gaudimentum eorum qui ecclesia predicta Vallis magne habitabunt et stabunt. Les bénéficiaires de la donation sont désignés : damus domino Deo et beate Marie de Ardorello et tibi Fulconi abbati ejusdem loci et omnibus fratribus aliis suis presentibus et futuris.

13Il est précisé que la construction de l’église se fera secundum ordinem vestrum ou plus précisément ad construendam ecclesiam secundum instituta vestra et ordinem vestrum.

14La fondation est faite en faveur de l’abbé Foulque d’Ardorel. Ardorel (Ardurellum, Ardorellum) est une maison de l’ordre de Cadouin ou Cadunienses fondé par Géraud de Sales, aujourd’hui com. d’Augmontel (Tarn). Géraud, disciple de Robert d’Arbrissel, avait quitté Fontevrault et était revenu vers le Quercy dont il était originaire. Il fonda des ermitages et s’établit à Cadouin, au diocèse de Cahors en 1114.

15Cadouin essaima à Grandselve, Condom, Flaival, et Ardorel au diocèse d’Albi. Chez les Cadunienses, l’abbé-père et un groupe de moines émigrent. L’abbé Hélie de Cadouin émigre à Ardorel, puis Foulque, abbé d’Ardorel émigre à son tour à Valmagne en 1139. Les donations initiales d’Ardorel furent faites par Cécile, vicomtesse de Béziers et d’Albi en 1137 en faveur de Foulques.

Le passage à l’ordre de Cîteaux et la prospérité cistercienne

16Le monastère naissant a subi rapidement l’attraction des cisterciens. Le passage de saint Bernard en 1145 dans la Narbonnaise fut déterminant. Rien ne résistait à son prestige et à celui des cisterciens. Cadouin lui-même entra dans l’ordre de Cîteaux. Après contestations et réticences, Valmagne passa à l’ordre de Cîteaux, sous la paternité de Bonneval en Dauphiné, dans la filiation de Pontigny en 1159. L’acte du passage de Valmagne à Cîteaux laisse entendre que le monastère a été reconstruit : ad construendam et ordinandum et ad faciendum quicquid facere volueritis.

17Les cisterciens ont-ils rebaptisé le lieu ? Le lieu-dit originel du site est Tortoreria. Vallis magne est un toponyme typiquement cistercien. On peut penser, les actes originaux étant perdus, que les compilateurs du cartulaire ont corrigé les chartes lors de la confection du cartulaire, postérieure à l’adhésion à Cîteaux. De 1139 à 1155 période cadunienne, on dénombre 47 donations soit en moyenne 3 par an. Les 15 années de 1155 à 1170 voient la constitution du patrimoine par 113 donations soit 7 à 8 en moyenne par an.

18Si les donations en faveur des cadunienses émanent de proches des Trencavel vicomtes de Béziers, les donations aux cisterciens viendront des Guilhem de Montpellier et de leurs affins. On sait que Guilhem VI de Montpellier fit profession monastique cistercienne à Grandselve et y mourut en odeur de sainteté.

19Ainsi le monastère de Valmagne outre un lieu de prières devient un lieu d’équilibre et de bascule politique entre le Montpelliérais des Guilhem et le Bederes des Trencavel.

20De 1155 à 1195 le monastère connaît la stabilité. L’abbé Pierre III est associé à la légation de Pierre de Castelnau. Archidiacre de Maguelonne, le légat a fait une rapide profession monastique à Fontfroide, puisque le pape a confié aux cisterciens la prédication et la légation du negocium fidei et pacis dans la province de Narbonne. Les cisterciens l’entourent, et Pierre III de Antunno, abbé de Valmagne, est du nombre.

Epilogue de l’histoire de Valmagne

21Le XIII^e siècle voit l’apogée avec la construction de l’immense église actuelle commencée en 1265. C’est le chant du cygne, les Grandes Compagnies passent de 1353 à 1362, les rivalités entre religieux apparaissent, le relâchement s’installe. La commende s’applique à Valmagne avec Arnaud de Lauzières en 1477. Les Guerres de Religion dévastent le monastère. Une longue agonie succède à ces troubles.

22La Révolution française abat un fantôme. Les trois moines émigrent en Espagne, l’autel majeur de l’église reconstruit au XVIII^e siècle à la mode italienne est transporté à Marseillan.

23Henry-Amédée comte de Turenne achète l’ancienne abbaye, sa famille la possède encore.

Contexture générale du temporel de Valmagne

24Le temporel de Valmagne se compose de quatre parties :

1. Un bloc de possessions centrales autour du monastère.

2. deux possessions suburbaines avec un prolongement urbain consistant, l’une à Montpellier, l’autre à Béziers.

3. deux possessions excentrées, dont l’une voisine de l’abbaye de Sylvanès en Rouergue, l’autre à la Foret de Bureau.

4. des possessions éparses et sans consistance en Agde et à Clermont ou le clermontois.

Les possessions centrales

25Nous considérerons deux cercles concentriques des possessions ou granges au sens cistercien.

26Le premier cercle confrontant le monastère est le noyau initial donné aux cadunienses : Tourtourtière, (Tortereria, le monastère et ses abords), Creis (Crecium Creis. de Crecio), Marcouine (Mercurina), et Vayrac (Vayracum, de Vayraco).

27Le deuxième cercle : Fondouce (Fons ducis, Fons dulcis), Mèze (biens en ville de Mèze et pêcheries dans l’étang de Thau procurant le poisson), Aguzanum, un vignoble près de Pleissan procurant le vin, Les Garrigues (Garrigas) autour de l’actuel domaine de Saint-Martin-de-la-Garrigue entre Montagnac et Saint-Pons-de-Mauchiens, Cabrials (Caprilis) sur le Causse d’Aumelas, Paunes, domaine de Saint-Paul près de Mèze, enfin une série de moulins sur l’Hérault entre Paulhan et Aumes.

Les possessions suburbaines

28Près de Montpellier : De la vaste grange de Valautre (com. de Saussan) dépendent les Maisons de Montpellier (domibus Montispessulani). Ces maisons sont situées près du portail de Saint-Guihem et du cimetière des Juifs. Elles constituent le studium des frères de Cîteaux qui fréquentent les Ecoles de la Ville, tout en continuant la vie conventuelle. Ce studium est placé sous la double autorité de l’abbé de Valmagne et de l’abbé de Sylvanès.

29Près de Béziers : La grange d’Ortes et Sagnes, est située au nord de la ville, sur les communes actuelles de Boujan sur Libron et Comeilhan, le long du fleuve Libron. Ces biens ont également un prolongement en ville. Nous allons développer leur histoire.

Possessions excentrées

30Aux confins de l’Albigeois et du Rouergue : dans les Monts de Lacaune, Valmagne reçoit précocement des terres et des droits curieux entre les abbayes de Valmagne et Sylvanes, que n’unissent pas des liens de filiation. Les donations à Valmagne sont assorties d’une clause prévoyant leur dévolution à Sylvanès, dans le cas où Valmagne quitterait l’obédience cistercienne.

31Dans l’Espinouse : les biens de Valmagne dans l’Espinouse, à la forêt de Burau et près du Saut de Vézole, résultent des donations du lignage Minerve-Cessenon.

Possessions mineures

32L’implantation de Valmagne dans la ville épiscopale, Agde, est insignifiante.

33Quelques possessions en Camargue non loin du château d’Albaron sont représentées dans les chartes. C’est seulement au XIV^e siècle que les revenus de l’abbaye de Sylveréal seront réunis à la mense abbatiale de Valmagne.

34Le domaine immédiat donne donc à Valmagne une assise terrienne convenable. Le domaine concentrique complète ces facultés : pêche dans l’étang de Thau, pacages d’hiver aux Garrigues et sur le Causse d’Aumelas, moulins le long de l’Hérault. Le domaine lointain de Cambert et la forêt de Burau assure l’estivage et le bois, et resserrent les liens avec Cîteaux par un contrôle de l’abbaye de Sylvanès.

35Les possessions suburbaines de Montpellier et Béziers lui assurent un lien avec l’activité intellectuelle de Montpellier et l’activité économique de Béziers8.

Les possessions biterroises

La grange d’Ortes et Sagnes

36Orthes, Orthes ou Hortes est un lieu-dit des communes de Béziers et Boujan près du fleuve Libron. Sagnes est un lieu dit des communes de Béziers et Corneilhan à l’ouest d’Ortes. Treussan est également un lieu-dit sis de l’autre coté du Libron sur la commune de Boujan. Le noyau initial de la grange d’Ortes a été formé des donations consenties en juin 1176 par les familles de Posquières et de Castries. Deux lignages du montpelliérais qui ne sont pas inconnus en Biterrois.

La famille de Posquières

37Rostaing de Posquières et Eléazar de Castries sont, en 1131, les premiers témoins du jugement rendu par Alfonse, comte de Toulouse sur le différend qui existait entre Brémond évêque de Béziers et Roger et Raymond Trencavel, différend portant sur des matières publiques : le serment des citoyens, les droits de queste, le vetum vini, des pactes de mariages et du lit mortuaire, de l’albergue, de la justice des vols et adultères, des limites des bourgs de l’évêque et du vicomte9.

38En juin 1176 un autre Rostaing de Posquières, Guillaume Arnaud son frère avec le consentement d’Ermessende leur sœur donnent au monastère de Valmagne leurs biens sis à Ortes et Treussan, usage, dominium, et autres droits honorifiques. Au nombre des témoins ont voit Gui Guerrejat, frère de Guilhem VIII de Montpellier, et Eléazar de Castries dont nous allons parler. Un seul témoin est issu du Biterrois, le voisin Bérenger de Boujan.

39Une note, du XVIII^e siècle d’après l’écriture en marge de l’acte, émet l’hypothèse que Rostaing de Posquières serait le fils de Rostaing et d’Ermessende, elle-même fille de Bernard Aton IV vicomte d’Albi, Nîmes, Carcassonne, Razès, Béziers et Agde, et de Cécile de Provence10. Cette ascendance illustre explique l’origine possible des biens des Posquières à Ortes ou leur présence par la référence à Bernard Aton et Cécile de Provence.

La famille de Castries

40Témoins du jugement d’Alfonse comte de Toulouse comme Rostaing de Posquières, Eléazar de Castries reste dans l’orbite biterroise. En février 1176, un autre Eléazar de Castries reçoit l’engagement du péage de Béziers jusqu’à Montpellier que lui concède Roger vicomte de Béziers et Carcassonne, à charge de veiller à la sûreté des chemins. En Juin 1176, Elézar de Castries donne à l’abbé Jean et aux moines et monastère de Valmagne ses biens et droits d’Ortes et de Treussan. Bérenger de Boujan est encore le seul témoin biterrois de cet acte11.

41À ces donations initiales émanant de familles de rang majeur manquait la confirmation du pouvoir local. Le 8 février 1177, Roger, vicomte de Béziers approuve et confirme les donations de Rostaing de Posquières et d’Eléazar de Castries au mansum d’Ortes et à la villa de Treussan. Dans les témoins sont cités les barons voisins : Guilhem de Saint-Géniès, Raymond Aton de Corneilhan, Raymond de Tourbes, Pons de Ventajou, Bérenger de Capestang, le camérier de Saint-Nazaire-Saint-Celse, Bernard de Narbonne et un grand bourgeois de Béziers Raymond Ledderius, que nous retrouverons bientôt12.

Les familles plus modestes

42Les familles portant le nom de Treussan et d’Ortes font des donations aux moines de Valmagne : Bernard de Treussan dans sa profession monastique à Valmagne en juillet 117813, dont les donations sont confirmées en avril 1190 par Guillaume de Treussan et Enjalbert de Magalas. Guillaume de Treussan fait également profession monastique en décembre 1184, avec règlement de sa succession par sa fille Soriane, épouse d’Hugues de Vias, qui donne ses biens d’Ortes, Treussan, Sagnes et Corneilhan14.

43Arsende d’Ortes, fille de Rainulfe et Pierre Gairaud, son mari, en février 1180, les filles de Pierre Rainard d’Ortes cèdent en février 11800 leurs droits d’engagistes sur les biens naguère donnés par Rostaing de Posquières et Eléazar de Castries15.

44Bérenger Garenc, habitant d’Ortes, fait profession monastique à Saint Victor de Marseille en février 1184 et abandonne à Valmagne ses revendications sur des biens d’Ortes16.

45La Croisade et les évènements de 1209 n’interrompent pas les donations. Ainsi en septembre 1209, et le 6 août 1210 Marie, fille de Guillaume Arnaud donne à Valmagne le moulin d’Ortes sur le Libron17. Raymond Ledderius a cédé au monastère une borde sise à Ortes ; Bérenger de Narbonne, probablement un engagiste, renonce à ses droits en faveur de Valmagne en novembre 119918 et février 120019.

46Des familles aristocratiques lointaines possessionnées à Ortes participent également à la constitution du domaine monastique. Arnaud de Brusque fait profession religieuse à Valmagne en avril 1204, et Ugue de Brusque, probablement un parent, cède ses droits sur Ortes20.

47Adalais d’Ouveilhan possède avec ses frères Raimond d’Ouveilhan et Bernard de Béziers des dîmes à Ortes qu’ils cèdent en échange de 300 sous en mars 118521.

48Guilhem Séguier le 2 mai 1185 vend à Ortes son moulin sur le Libron22. Le Camérier du Chapitre Saint-Nazaire et Saint-Celse qui intervient souvent dans ces transactions reçoit quitus en décembre 119423.

49Bernard de Rieussec, Raymond et Guiraud ses frères s’accordent sur leurs droits respectifs et ceux du monastère à Ortes en août 119124.

50Les barons ou potentes voisins participent aux donations et à l’implantation des cisterciens à Ortes : en octobre 1198 Pons Fabre de Bassan abandonne au monastère les revendications et contestations sur des biens présumés de son honneur25, consistant en quatre terres labourables achetées en octobre 1190 à Ermessende, fille de Pierre Dominique26.

51Le 6 août 1210 Bérenger de Boujan, voisin immédiat de Treussan et Ortes abandonne tous ses droits sur le moulin d’Ortes établi auprès du Libron27, et le même jour d’autres de la même famille, Agnès et ses enfants et Raymond de Boujan, donnent leurs usages et cens d’Ortes au monastère de Valmagne28. Le mois suivant, Arsende, femme de Bérenger de Boujan donne sa part sur le moulin d’Ortes avec confirmation de son mari29.

52Les principaux bienfaiteurs de l’abbaye de Valmagne au nord de Béziers furent assurément les seigneurs de Corneilhan. Dans le cartulaire dix-sept actes entre le 3 mai 1185 et juillet 1205 les concernent. C’est une source intéressante pour l’histoire féodale, si tortueuse et rebondissante de Corneilhan30.

53Dans plusieurs donations, cessions ou ventes de la famille de Corneilhan à Valmagne on voit agir Bernard de Narbonne, camérier du Chapitre Saint-Nazaire et Saint-Celse de Béziers, qui joue le rôle un peu trouble de l’homme d’affaires, voire de l’affairiste. On l’a vu agir ainsi à propos de biens de Guillaume Séguier de Béziers. Dès mars 119131 il remet à Valmagne des biens acquis à Séguier de Corneilhan et ses frères à Corneilhan. En août 1201 Séguier de Corneilhan confirme les donations que Bernard de Narbonne a faites en son nom à Valmagne32.

54Les Corneilhan donnent la métairie de Sagnes entre le Libron et Corneilhan, dont le nom sera ensuite joint à celui d’Ortes pour qualifier la Grange d’Ortes et Sagnes. On conserve dans le cartulaire des actes antérieurs aux donations, véritables origines de propriétés. Ainsi le testament de Guiraud de Corneilhan du 19 février 1186 et le codicille d’Ermessende sa femme de juillet 1200, les accords successoraux de janvier 1198, juillet 1200, mars 1204, novembre 1204 des échanges et arrangements entre cousins de mai 1200, et enfin la vente de biens à Sagnes par Eménon de Corneilhan en juillet 120533.

55Un hommage féodal en bonne et due forme est fait à Bernard Sabatier, convers de Valmagne, grangier d’Ortes en décembre 120034.

56Raymond de Corneilhan, âgé de 15 ans, du consentement d’Ermessende sa mère et ses frères et ses amis, désirant vivre et mourir dans l’ordre de Cîteaux se donne pour moine à Valmagne et à Pierre abbé. Il cède ce que son père avait à Ortes. Si ses frères Bérenger et Eménon demandaient leur part, il leur abandonne sa propre part sur des biens paternels sis à Montels, Poussan, et Trilla35. Des représentants de divers lignages et parentèles souscrivent à l’acte, dans lequel interviennent aussi les moines Pons Laur, Bernard Sutor de Clermont et Raymond Gaugin, les convers Durand de Mèze et Bernard Brice, un bourgeois de Béziers Aimeric Boffatus, et enfin deux femmes, Marie, fille de Guillaume Girbert et Agnes sa sœur, qui sunt femine domus Vallis magne36.

57Infiniment plus curieux est l’acte n° 746, par lequel en août 1200, Arnaud de Corneilhan, fils de Gérard de Corneilhan et d’Ermessende, donc un frère du précédent, reconnaît :

58« J’ai promis et voué au Seigneur Dieu et à sainte Marie et au monastère de Valmagne me donner pour toujours comme moine et frère de ce monastère et y servir Dieu durant ma vie comme bon moine et bon frère, et j’ai donné toute la part qui me revenait de l’héritage paternel et maternel. Ce don et cette promesse, constatées par acte public, mu par l’inspiration diabolique37, je le contredis au dit monastère et l’enlève à ceux qui y habitent, de telle manière que désormais ni moi ni personne pour moi ne recherchera les droits du monastère en rien de ce que j’avais promis. Je rends quitte Pierre abbé et les moines de toutes les promesses et conventions faites à moi à mes frères et à mes amis. Le vœu que j’avais fait à Dieu et au monastère, par le présent écrit, je l’efface, le détruis et le tiens pour odieux38.

59La famille du moine défroqué délie le monastère de toutes ses promesses. Curieuses formules où sur les Saints Evangiles on juge que l’on agit admonitione diabolica… Cet acte est-il à verser au dossier de la religion, anti-cléricalisme, influence de sectes ? Nous ne le pensons pas, plus prosaïquement à l’interêt matériel immédiat de lignages exsangues pour lesquels la survie matérielle passait probablement au-dessus des considérations mystiques. Primum vivere, deinde philosophare.

60La profession monastique de Raymond de Corneilhan cite Marie et Agnès femine domus vallismagne, en qui on peut voir des serves, témoins de la profession de Raymond de Corneilhan en janvier 1198. En août 1204, les deux mêmes Marie et Agnès, plus une troisième sœur Onrade, (Honorime) filles de Guillaume Girbert d’Ortes, sont émancipées par Emes de Corneilhan :

61« Moi Hemes de Corneilhan fils de Gérard de Corneilhan… je vous enlève de ma puissance solvo a manu et je vous fais libres39 et je vous affranchis irrévocablement vous et vos enfants qui naîtrons de vous à l’avenir… . Et vous, les susdites trois sœurs et les vôtres, soyez libres et immunes et absolument délivrées de servitude et servage40. Vous pourrez vous marier, disposer de vos biens faire votre testament comme personnes libres… Je vous donne en outre la moitié de la masade que votre père Girbert d’Ortes tient de moi au terroir d’Ortes et de Sagnes.

62Cet acte devait revêtir une importance certaine si l’on en juge par la qualité et le nombre des témoins, tant religieux qu’aristocrates des environs41.

Les possessions dans la ville de Béziers

63En juin 1177, Guillaume Bernard, abbé de Saint Jacques autorise le monastère à acquérir les droits de dîmes tenues de lui à Ortes, confirmés par Pierre de Parets son successeur en mai 118542. Un Biterrois, Bernard Sicard de Béziers, fait profession monastique à Valmagne, l’acte n’est pas daté43.

64Le domaine intra muros à Béziers se constitue à partir de 1181. Arnaud de Saint Amans, Sybille sa femme, et son frère Bernard de Saint-Geniès vendent pour trois cent sous à Valmagne un manse sis au bourg de Saint-Aphrodise, avec le consentement de Guillaume de Margon abbé de Saint-Aphrodise. Ce mense confronte des maisons, une rue publique et un ferratjal. Dans les témoins nous reconnaissans les noms de la bourgeoisie biterroise du XII^e siècle finissant : Raymond Ledderius, Aymeric Boffat, Pierre Ermengaud, Raymond Escoa-lupos, Rieussec44, etc.

65Il est difficile de rattacher Arnaud de Saint-Amans à l’une ou l’autre des familles aristocratiques du Biterrois. Une branche de sancto Amancio est connue dans la parentèle des Corneilhan au XIII^e siècle. Ici Arnaud est frère de Bernard de Saint-Geniès, dont le ratachement au château de Saint- Geniès-de-Fontédit est incertain45.

66L’abbaye de Saint-Aphrodise accueille les nouveaux venus, en décembre 1183. Guillaume de Prunet sacriste, avec le consentement de Guillaume de Margon, abbé de Saint-Aphrodise, exempte Valmagne des dîmes sur le manse récemment acquis au bourg de Saint-Aphrodise. Il donne aussi les droits de dîmes sur les biens sis entre ledit manse et le portail de Saint-Guilhem jusqu’à la maison de Causida, femme de Raymond Escoa lupos, le tout pour deux cent sous melgoriens. Arnaud de Saint Amans est l’un des témoins46.

67Guillaume de Margon lui-même en décembre 1181 fait une donation dont la délimitation est précieuse : il cède à Valmagne un patu, c.a.d. un terrain entre des maisons et destiné à construire, depuis la maison que Pierre Bedos à vendu47, confrontant la rue et le fossé, jusqu’à une autre rue et encore le fossé. Il permet aux moines de laisser le terrain nu ou de construire à leur gré48. Sicarde et sa fille Ermengarde et Bernard Barciac, mari d’Ermengarde, vendent un autre patu confrontant le précédent aux moines de Valmagne moyennant 15 sous49.

68Les rapports de Valmagne et Saint-Aphrodise comportent un aspect financier sur lequel un seul acte nous renseigne. En mai 1186 les moines de Valmagne reconnaissent devoir à Guillaume de Margon, abbé de saint-Aphrodise mille sous melgoriens, reliquat d’une dette plus importante de 5.000 sous, dont 4.000 ont été remboursés50.

69L’implantation de Valmagne dans la ville de Béziers était complétée par un casal au bourg de Nissan confrontant un manse de Jordane sœur de Guillaume Bernard, auquel étaient rattachées deux cartières de vigne à Pech coucut et quatre sétérées à Vilare, et une table au marché de Béziers où l’on vend les choux. Ces biens avaient été donnés au monastère par les deux frères Raimond et Bernard de Minerve. Après leur mort, c’est le Sénéchal de Béziers, Robert de Mauvoisin au nom de Simon de Montfort, vicomte de Béziers, qui confirme la possession de ces biens au monastère de Valmagne en avril 121151.

70La possession de biens dans le bourg Saint-Aphrodise entrainaît des obligations pour le monastère envers la communauté d’habitants : l’entretien des murs portes et fossés. Un acte d’avril 1188 dispense le monastère de cette contribution : les habitants du bourg de Saint-Aphrodise, avec le consentement de Guillaume de Roquessels, abbé, et contre une indemnité en capital de 320 sous melgoriens, dispensent Amédée, abbé et le monastère de Valmagne des contributions excubias, quistas sive collectas pour la garde et la clôture dudit bourg en raison du manse qu’ils y possèdent. Ce mense est ainsi délimité : d’aquilon le fossé, de cers la rue du midi le manse de Durand Serratoris, d’autan la maison d’Arnaud Guilabert et le jardin de Chausida, sœur de Raymond Escoa lupos. Nonobstant cette exemption, les habitants du bourg devront assurer la clôture et la garde dudit bourg depuis la mi-chemin du portail de Saint-Guilhem jusqu’à mi-chemin du portail de Corneilhan. De l’autre coté de la mi-chemin du portail de Saint- Guilhem jusqu’au manse de Pelata, et à la mi-chemin du portail du Capnau.

71L’accord est contresigné par Guillaume de Roquessels, abbé de Saint-Aphrodise en présence de Pierre de Parets, abbé de Saint Jacques, et une foule nobles et de bourgeois de Béziers au nombre desquels Raymond Ledderius, Etienne Salvaire, Arnaud de Saint-Amans ; Guillaume Siguier de Corneilhan, Bernard Caput mallei, et Bernard de Narbonne, préchantre de Saint- Nazaire. On voit dans cette liste des donateurs à Ortes et Sagnes et à Béziers52.

72Les relations de Valmagne avec les habitants de Béziers sont symbolisées en quelque sorte par l’attention que lui porte Raymond Ledderius et les siens.

73La famille Ledderii est l’une des plus influentes dans la bourgeoisie biterroise ; on lui connaît plusieurs Raymond.

74Le 7 juillet 1172 Raymond Ledderius souscrit à la cession par Pierre de Magalas d’une condamine à Divisan au Chapitre Saint-Nazaire et Saint-Celse. Il est témoin d’une foule d’acte des vicomtes de Béziers. En faveur de Valmagne le 8 janvier 1177, en faveur de Saint-Jacques pour les Moulins du Gua le 7 novembre 1178. Il est témoin de l’accord de Roger vicomte de Béziers et Bérenger de Puisserguier pour le guidage sur la voie de S. Thibéry jusqu’à Narbonne ; il souscrit à l’autorisation d’ouvrir un marché à Gabian en avril 1180. Le 23 septembre 1183, il est témoin du testament de Roger de Béziers, souscrit aux donations du même Roger aux Hospitaliers à Campagnoles.

75Le 4 août 1194 au cours d’une assemblée solennelle dans le palais vicomtal le Vicomte et l’Evêque de Béziers s’accordent sur leurs droits respectifs. Dans le même acte, ils établissement la Coutume de Béziers, constitution publique fixant les droits des habitants. Le texte, savamment équilibré est présenté par trois référendaires bourgeois de la Ville : Raymond Ledderius en premier, assisté de Bernard Boffatus et Pierre Vayratus. Ce sont les véritables initiateurs des privilèges et des franchises de la ville.

76Ces familles sont bien connues et nous leur avons consacré une étude prosopographique. Raymond Ledderius est cité encore en 1226 ; il tient une position municipale bien établie. Les deux autres familles, Boffati et Vayrati, apparaissent toutes deux au milieu du XII^e siècle.

77Elles passent sans dommage les évènements de 1209 et restent aux affaires municipales sans solution de continuité jusque vers la fin du XIV^e siècle. L’un des Boffati, Aymeric, fut Juge de la Cour Royale de Béziers et accusé de concussion par les habitants de Montblanc53.

78A peine moins influentes et tout aussi présentes du XII^e au XV^e siècle sont les familles Escoa lupos, Salvaire et Ermengaud. Le prénom Ermengaud semble devenir héréditaire et désigner un lignage bourgeois influent. Peut-on lui rattacher Ermengaud de Béziers, peut-être vaudois, auteur d’un traité contre les manichéens et notre célèbre Matfre Ermengaud, auteur du Breviari d’Amor, ses frères poètes et sa sœur ? Ces familles sont liées à l’abbaye de Valmagne, témoins d’actes nombreux, on les voit présentes au bourg Saint-Aphrodise.

79Mars 1185, deux actes : Raymond Ledderius époux de Jourdaine cède à Valmagne ses droits de tasques et usages aux terroirs d’Ortes et Sagnes et le long du Libron. Le trouble Bernard de Narbonne camérier de Saint- Nazaire est témoin54.

80Raymond Ledderius, dans la salle capitulaire de Valmagne, devenant frère (laïc ?) du monastère, et pour le repos de l’âme de son épouse Jourdane et ses parents, donne au monastère de Valmagne ses bêtes : chameaux, vaches, juments, brebis et autres qu’il avait déjà remises55. Il se réserve sur les portées des vaches, juments et brebis quatre petits par an et un poulain, le monastère devra dépiquer ses grains pendant le reste de sa vie. Cet acte a pour seuls témoins des moines de Valmagne56.

81La donation de ses animaux par Raymond Ledderius a nécessité une attestation publique et solennelle de témoins. Certains des moines témoins, plus les biterrois Guillaume d’Ancise, Raymond Escoa lupos, et Pons Paraire sont convoqués spécialement testes specialiter vocati devant Gaufred, évêque de Béziers en janvier 1192, et attestent que Raymond Ledderius a donné et cédé à Valmagne pour l’âme de sa femme Jourdane et les siens, ses chameaux, vaches, juments, brevis et autres qu’il leur avait précédemment remises. Se présente aussi Sibille, femme dudit feu Raymond Ledderius qui a bonne connaissance de tout cela et le confirme.

82Raymond Ledderius a donc épousé en secondes noces Sibille et est décédé entre 1185 et 1192. Gaufred évêque de Béziers reçoit en personne ce témoignage et fait sceller l’acte de son propre sceau. Sont témoins Pierre de Parets, abbé de Saint-Jacques, Calvet chantre de Saint-Nazaire, et divers biterrois dont Pierre Ermengaud, Etienne Salvaire, Pierre de Madalle, Guillaume de Stablerio et Bernard Ledderius57. Sibille, veuve de Raymond Ledderius, le 23 novembre 1193 donne quittance au monastère de Valmagne de 400 sous melgoriens qui lui étaient dus. Dans les témoins figure Raymond Escoa lupos et Raymond, bayle de Pézénas58.

Conclusion

83Les abbayes lointaines de moines noirs à Joncels et Villemagne n’ont joué aucun rôle à Béziers, pas plus que l’abbaye de Saint Thibéry. L’abbaye de Valmagne a été plus présente.

84Le soutien de la foi catholique auquel les Cisterciens s’étaient destinés, a été souligné avec une rhétorique éloquente par l’évêque Guillaume de Roquessels le 13 décembre 1201, en donnant quelques vignes au monastère il place en préambule de l’acte une belle phrase : « Au milieu des flots de ce monde, seul l’Ordre Cistercien demeure ferme et stable, il est digne qu’il reçoive honneur et récompense puisqu’il brille plus que les autres de l’intégrité des vertus »59.

85La réponse des fidèles du diocèse et de la ville de Béziers est moins littéraire, mais non moins forte. L’abbaye de Valmagne a suscité en sa faveur un mouvement dans l’aristocratie du Biterrois et dans la bourgeoisie de la ville de Béziers. Implantés dans le bourg de Saint-Aphrodise, les cisterciens ont été soutenus par les familles aristocratiques, bourgeoises et du menu peuple.

86Le soutien de l’oligarchie municipale de Béziers est très important. Les trois familles des référendaires de la Coutume sont dans le nombre des bienfaiteurs.

87Nous pensons voir dans les chameaux donnés par Raymond Ledderius, cités par deux actes en 1185 et 1192, l’origine du Camel animal emblématique figurant aux Caritatz ou fêtes du Triomphe de la Ville de Béziers, citées comme immémoriales en 1254.

88C’est l’image de la continuité de la ville avant et après la Croisade qui s’impose, non celle d’une ville absolument détruite et saccagée comme le disent les chroniques et poèmes épiques, image véhiculée à plaisir et cultivée par trop de commémorations primaires.