1Le massacre de Béziers est un des évènements ponctuels qui dans le déroulement de la Croisade ont provoqué le plus de réactions chez ceux, historiens ou non, qui se sont intéressés au problème au cours des deux derniers siècles. Bien sûr il y a Muret, mais cette bataille a suscité surtout des considérations techniques (comment la bataille s’est déroulée) ou géopolitiques (la défaite de la « coalition vasco-aragonaise » dont parlait Henri Delpech en 18781). Bien sûr, il y a Montségur. Mais jusqu’à une date récente ce « drame » a surtout inspiré des littérateurs férus de mystères et de trésors cachés, à la suite de Napoléon Peyrat. Le massacre de Béziers pose d’autres problèmes. D’abord parce que somme toute il s’agit du premier grand fait d’armes de la Croisade. Ensuite parce que la prise d’une ville et le passage au fil de l’épée de ses habitants -hommes, femmes et enfants, soldats et civils mêlés est autrement plus spectaculaire et tragique qu’une simple bataille rangée, ou la conquête d’un château. La brutalité de l’épisode constitue de ce fait la meilleure introduction possible au récit des atrocités qui vont suivre. On ne s’étonnera donc pas de la place qu’il occupe à la fois dans les témoignages du temps et dans l’historiographie postérieure. On cherchera ici à voir, à partir d’un bref parcours à travers l’historiographie des deux derniers siècles, qui aborde le problème, et comment.

2Il est facile de trouver mention de la prise de Béziers dans un certain nombre d’histoires générales de la France - celles du moins qui n’esquivent pas le cadavre dans le placard albigeois, pour des raisons que l’on verra. On la retrouvera bien sûr dans les ouvrages consacrés à l’histoire régionale dans la lignée de la vieille Histoire Générale du Languedoc des Bénédictins Vic et Vaissète au XVIII^e siècle, et plus encore dans ces ouvrages consacrés spécifiquement à la croisade qui constituent déjà à eux seuls une bibliothèque assez importante. La particularité de tous ces ouvrages, c’est qu’ils ne sont pas nécessairement l’œuvre d’historiens, mais que d’autres intervenants ont pu s’approprier l’évènement croisade, quitte à en faire soit le support d’une création littéraire de plus ou moins grand intérêt, soit - et c’est cela qui nous retiendra davantage, le prétexte à aborder, par le biais de ce vieil épisode oublié, des problématiques qui n’ont rien à voir avec le Moyen Age. Car la mémoire de la Croisade a été mobilisée au service de discours de nature bien plus idéologique que scientifique, dans le cadre des débats politiques et religieux qui ont traversé la société française depuis au moins le temps où Voltaire polémiquait avec le jésuite Nonotte2. Dans le cas précis qui nous occupe, nous aurons donc à voir comment les auteurs impliqués dans ces débats abordent les deux grands problèmes posés par le massacre du 22 juillet : combien y a-t-il eu de morts ? Et Arnaud Amalric, le légat d’Innocent III, a-t-il vraiment prononcé le mot célèbre : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». Nous nous garderons bien ici de trancher ces deux épineux débats, renvoyant pour le second notamment à la mise au point de Jacques Berlioz3. Nous nous concentrerons sur la façon dont ils sont menés par les représentants de deux grands camps qui s’affrontent à l’époque contemporaine : celui de la Droite cléricale, et celui de la Gauche – dans toutes les nuances que cette étiquette recouvre, y compris donc les gauches du début qui se retrouvent à droite à la fin – sans oublier un affrontement connexe, mais en fait transversal par rapport au premier, la controverse entre les patriotes méridionaux et les tenants de la plus grande France, éternelle et indivisible. Ceux que l’on pourrait appeler, à partir de la façon dont ils racontent l’épisode biterrois, les Indignés et les Embarrassés. Bien sûr, il ne saurait être question ici de viser l’exhaustivité. On se bornera donc à sélectionner quelques exemples représentatifs des diverses familles de pensée qui se sont affrontées autour du souvenir albigeois.

Les grandes indignations des Indignés

3Ceux-là présentent un certain nombre de caractéristiques communes, au delà des nuances qui les séparent, comme on le verra. Ils sont tous globalement hostiles aux Croisés. Ils sont tous choqués par la violence de l’évènement, et tous se placent volontiers sur le terrain de la morale et de l’humanité. Stylistiquement enfin, tous déploient pour l’occasion les trésors d’une rhétorique de plus ou moins bon aloi. Mais tous ne vont pas aussi loin dans l’analyse de l’évènement, ni dans la même direction.

4Pour certains, c’est la couleur et le bruit du massacre qui priment, ce qui somme toute leur permet de donner libre cours à leur imagination : On a affaire là moins à une démarche se posant comme historienne qu’à une stratégie d’écriture à prétentions littéraires. Typique de ce point de vue, l’Histoire des Croisades contre les Albigeois publiée à Paris en 1839 par deux auteurs associés, Barrau et Darragon. L’ouvrage commence sur un ton doctoral, annonçant un propos sérieux :

« Pour qu’un jour la France marchât à l’avant-garde des peuples et fît prévaloir sa prépondérance sur le reste du continent européen, il fallait qu’elle devînt homogène avant tout, qu’elle ne formât plus qu’un seul corps de nation, et qu’elle n’obéît plus qu’à une seule impulsion gouvernementale » (T. 1, p. II)

5Voilà qui promet des considérations bien senties sur la marche irrésistible de l’Unité Française. Mais dès que l’on entre dans le vif du sujet, ce ton pénétré cède la place à une narration bien plus colorée, aux limites en fait du feuilletonesque. Un seul exemple : après la chute de Carcassonne, les auteurs décrivent le vicomte Trencavel se morfondant dans son cachot, et échangeant des propos aigres avec un mystérieux visiteur dissimulé sous une armure noire. Lequel fait boire au captif le contenu d’une tout aussi mystérieuse fiole, ce qui entraîne comme on s’en doute la mort de Trencavel dans d’atroces souffrances, saluées par le mystérieux homme noir en ces termes :

« Maintenant, s’écria-t-il avec un contentement satanique, lui mort, je suis seul vicomte de Béziers et de Carcassonne ! » (T. 1, p. 118)
Car l’homme en noir, c’était Montfort !

6On ne s’étonnera pas dès lors de voir que le récit du massacre de Béziers donne lieu à cette exclamation navrée :

« Oh, c’était affreux qu’un tel spectacle. La plume se refuse à le retracer, et l’écrivain ne trouve que des larmes de sang à verser sur cette sanglante page de nos annales ! » (p. 72).

7Moyennant quoi, la plume en question consacre tout de même bravement plusieurs pages à ces horreurs, avec une attention suspecte portée aux viols qui les accompagnent. Quant aux deux graves questions que nous posions au départ, nos auteurs ont la réponse : le massacre a fait soixante mille victimes, pas moins, et, comme il se doit, le très antipathique Arnaud Amalric a bel et bien prononcé sa fatale injonction.

8D’autres, sans négliger forcément la facilité d’une description bien saignante, insistent davantage sur une dimension idéologique bien précise, celle de l’anticléricalisme tel qu’il se développe en France au XIXe siècle. Deux exemples suffiront à caractériser ce courant. Un certain Gabriel Pelin publie en 1868, à Paris là encore, une brève brochure (16 pages !) intitulée Innocent III, les albigeois, la Très Sainte Inquisition et le Péril social. Lui aussi sait que le légat a bien poussé son cri sinistre, et régale à la suite son lecteur de considérations poétiques de cette encre :

« Et du fond des logis on entendait les chants d’ivresse se mêler aux cris déchirants de femmes qu’on égorgeait les dernières au milieu des éclats libidineux d’une satisfaction bestiale » (p. 10).

9Au total, soixante mille morts là encore, et ces conclusions morales : « la folie religieuse est une épouvantable folie », et « la libre pensée restera seule avec les vérités de la science et l’enseignement de l’histoire » (p. 16) On aura par ailleurs deviné que le péril social annoncé par le titre, c’est le clergé.

10Trois ans auparavant, un certain Amédée Gouet avait de son côté publié une Croisade contre les Albigeois, (Paris, Dentu) qui reprenait le chiffre de soixante mille morts, et décrivait Arnaud Amalric comme « une espèce de monstre moral à figure de moine dont il serait difficile de trouver le hideux modèle parmi les plus sanguinaires malfaiteurs de l’humanité » (p. 10). Ce qui le classe en bonne place parmi

« les évêques, les moines blancs, les bernardins, les frères prêcheurs, tous les héros de sacristie, tous les échappés de couvents, abjectes recrues de la fainénantise et de l’ignominie » (p. 21).

11On est ici dans la droite ligne de ces accusations lancées dès le siècle précédent contre l’Infâme, et qui accompagnent tout au long du XIX^e siècle l’offensive de la gauche contre les tenants de l’Ancien Régime - dont l’Eglise catholique fait alors indiscutablement partie. Mais d’autres courants idéologiques peuvent s’emparer de l’évènement. En premier lieu, les descendants de ces « Méridionaux », ou Occitans, pour qui le massacre de Béziers ouvre la série des catastrophes qui vont mettre fin à la civilisation de leur pays, qu’ils voient marquée au Moyen Age par la cohabitation des Troubadours, ces poètes, et des hérétiques, protégés par la tolérance de leurs compatriotes. Cette valorisation d’un Midi perçu comme une « nationalité » autonome égorgée par les barbares venus du Nord est en germe chez Sismondi, le premier grand historien -suisse d’ailleurs- à avoir raconté l’histoire des Français dans une optique libérale - dans le sens bien sûr que l’on donne au mot sous la Restauration. Nous avons essayé de montrer ailleurs4 que pour ce dernier, qui se trouve à l’origine de presque tous les discours sur la Croisade qui seront tenus après lui, cette valorisation du Midi pré-français avait à voir moins avec une tendresse particulière pour les Occitans qu’avec le souci de trouver dans l’histoire de France des affrontements entre Lumières et Ténèbres (c’est le vocabulaire qu’il utilise à propos de la Croisade) annonçant le triomphe final des Lumières avec la Révolution française. Pris au pied de la lettre, les compliments qu’il adresse aux « Provençaux » du XIII^e siècle vont inspirer un certain nombre d’auteurs d’origine occitane qui vont doter la renaissance d’oc menée par Mistral d’une bonne partie de son argumentaire historique.

12Le premier à conjuguer dénonciation du fanatisme clérical et valorisation du "Midi" civilisé égorgé par un Nord barbare est Bernard Mary-Lafon, auteur en 1845 d’une Histoire politique, religieuse et littéraire du Midi de la France depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, en quatre volumes5. L’image d’un Midi viscéralement démocrate traverse les siècles, avec des étapes obligées, depuis les temps les plus anciens jusqu’à la Révolution girondine -opposée à celle, cruelle, forcément cruelle, des brutaux nordiques de la Montagne- en passant par la Réforme, célébrée bien que Mary Lafon lui-même ne soit pas protestant. La croisade est évidemment un des pivots du livre : l’auteur n’y montre d’indulgence ni pour les croisés, ni pour le comte de Toulouse, personnage "lymphatique" qui abandonne à son sort le vaillant vicomte Trencavel. C’est à la fin du tome II que l’on trouve le massacre de Béziers, raconté en deux pages (contre pas loin de cinq pour la bataille de Muret, et la mort du roi Don Pedro (car Mary-Lafon ne sait visiblement pas que la langue du roi d’Aragon Pere II n’était pas l’espagnol mais le catalan). Mary-Lafon, qui procède beaucoup dans ses quatre tomes par citations non commentées, peut s’appuyer pour raconter l’évènement non seulement sur le vieux et incontournable Pierre des Vaux de Cernay mais aussi sur cette chanson de la Croisade contre les Albigeois en occitan que Claude Fauriel vient de découvrir quelques années auparavant. De fait, Mary-Lafon suit de très près le récit de Guilhem de Tudèle, narrant successivement la sortie malavisée des Biterrois, l’attaque des « Truands » – il en compte vingt-mille, bientôt renforcés par l’ensemble de l’armée croisée, soit trois-cent mille hommes, puis le massacre, prémédité par ces « barons de Paris » qui avaient résolu de faire un exemple, « et Dieu, selon le généralissime, devait reconnaître les siens ». Après le passage de « ces forcenés, ces misérables » qui ne respectent même pas les églises, « il ne resta de vivant (...) ni un homme, ni une femme, ni un enfant à la mamelle », car, indique une note de bas de page citant Tudèle, texte et traduction, « Tous on les égorgea ; on ne pouvait leur faire pis ». Mary-Lafon termine, toujours en suivant la Chanson, sur l’incendie final de la ville provoqué par des truands furieux de se voir dépouillés de leur butin par les chevaliers croisés (pp. 422-423). Notons toutefois que Mary-Lafon évite la surenchère de Barrau et Darragon en ne comptant au final que vingt mille morts. Se marient dans son récit condamnation de la barbarie nordique et d’une Eglise dirigée par un fourbe pape italien.

13Mary-Lafon n’appartiendra jamais au Félibrige, fondé au demeurant une dizaine d’années après la parution de son livre. Mais ce sont les grandes lignes de son histoire, fondées sur l’idée d’un Midi intrinsèquement libéral et civilisé régulièrement égorgé par des barbares venus du Nord, qui structurent l’imaginaire historique des rares félibres qui par la suite se mêleront de parler d’histoire, puis plus tard encore, des occitanistes qui prennent la direction de la renaissance d’oc dans la seconde partie du XX^e siècle. Côté Félibrige, on peut citer l’Istòri naciounalo de la Prouvènço e dóu Miejour di Gaulo -la référence à la Gaule comme patrie ancestrale commune au Nord et au Midi permet d’éviter de parler de France... Cet ouvrage rédigé en 1897 mais resté en grande partie inédit pendant un siècle6 est l’œuvre de Pierre Dévoluy, capoulié (président) du Félibrige entre 1901 et 1909, protestant d’origine, et par ailleurs officier du Génie. D’où une vision de l’histoire du Sud pétrie de contradictions, entre un assez vigoureux patriotisme d’oc qui ne peut pas déboucher sur un nationalisme explicite, ou entre une vision d’un Midi allant des Alpes à l’Atlantique et la prise en compte de la seule Provence, le vrai berceau du Félibrige. De fait, l’histoire du Midi tout entier n’est traitée que pour les premiers siècles, jusqu’au XIII^e siècle en fait. La Croisade une fois passée, c’est pour l’essentiel de la Provence qu’il est question. Ceci dit, la catastrophe du XIII^e siècle est traitée largement, à l’aide de citations de la Chanson de la Croisade transposées en occitan provençal moderne. La bataille de Muret a droit à une dizaine de pages, illustrées d’un croquis - l’auteur a une formation militaire qu’il faut bien mettre en valeur. Mais le massacre de Béziers n’est pas oublié, à partir là encore des données de la Chanson : les Truands de Mary-Lafon deviennent des « arlots ». Une fois que ces derniers ont pris le contrôle d’une porte de la ville, c’est la fin :

« Autant lèu lou masèu coumenço ; lou rai dóu sang patriau gisclo pèr li carriero ; li cervello enviscon lou caladat ; li campano descabestrado sonon à brand lou clar de la mort, e lou dre d’asilo estènt vioula, la sousto de la gleiso noun sèr de rèn contro la furour d’aquéli tenènt de la Gleiso ; sus li bard meme dis autar sacra mounte se refugis lou paure pople de la vilo, un espaventable masèu s’endemònio tau que li sarrasin éli-meme n’avien jamai coumpli de parié » (p. 44)
Aussitôt la boucherie commence. Des flots du sang national giclent par les rues ; les cervelles engluent le pavé. Les cloches déchaînées sonnent à toute volée le glas de la mort. Et, le droit d’asile étant violé, l’abri de l’église ne sert à rien contre la fureur de ces tenants de l’Eglise ; sur les pierres mêmes de l’autel sacré où s’est réfugié le pauvre peuple de la ville, une épouvantable boucherie se donne libre cours, comme les Sarrasins eux-mêmes n’en avaient jamais commis de pareille. (c’est une citation de la Chanson à laquelle une note renvoie explicitement)

14Et sur les cadavres, chevaliers et ribauds se battent pour le butin, jusqu’à ce que les ribauds mettent le feu à la ville, et que la nef de Saint Nazaire s’ouvre en deux sous les flammes.

15Et Dévoluy de conclure sur le chiffre des victimes : après avoir cité les évaluations, entre dix-sept mille et soixante-dix mille données par les auteurs médiévaux -aucune référence aux historiens du XIX^e- il se range à l’opinion des auteurs de l’Histoire Générale du Languedoc : « Ce sont quinze mille innocents qui crieront éternellement vengeance ». Aucune référence non plus à Arnaud Amalric et à son injonction meurtrière.

16L’occitanisme de la seconde moitié du XX^e siècle enfourche à son tour le cheval de la dénonciation indignée des horreurs de la croisade – avant de se calmer à la fin du siècle. On se bornera ici à un seul exemple, celui de l’Histoire d’Occitanie publiée en 1970 par le poète Henri Espieux,7 qui suit le destin du pays d’oc depuis la plus haute antiquité jusqu’à son époque, le tout en 235 pages. On devine que dans ce cadre, la croisade ne peut guère occuper plus de quatre pages -contre vingt-cinq pour le tableau enchanté de l’Occitanie civilisée du XIIème siècle et pas loin d’une vingtaine pour décrire l’Homme Occitan tel qu’en lui-même - Espieux lui trouve beaucoup de qualités. Dans l’espace laissé à la Croisade, le sac de Béziers est expédié en quelques lignes (p. 104). On y apprend que le vicomte de Béziers s’est cru capable de triompher tout seul des cent mille croisés, descendus de leur Nord. Les milices consulaires tentent une sortie, mais sont « prises à revers » et se débandent. Du coup « l’ennemi » entre dans la ville, et « c’est un massacre général qui frappe de terreur le Midi ». On apprend ensuite que ce maladroit de Trencavel retranché dans Carcassonne « se livre pour sauver son peuple, comme Vercigétorix, et, comme lui, il mourra dans un cul-de-basse fosse, de la main du vainqueur ». Car pour Espieux, aucun doute, la mort de Trencavel ne peut être naturelle. Il n’est pas banal de voir convoquer Vercin-gétorix à l’appui du martyrologe occitan, mais c’est ainsi. Pour le reste, Espieux ne donne aucun chiffre, et ne se soucie pas de savoir ce que le Légat Arnaud Amalric a dit ou n’a pas dit.

17La Croisade a pourtant bénéficié aux yeux des occitanistes, mais pas seulement d’eux, d’un statut privilégié, renforcé par deux phénomènes médiatiques d’importance qui ont donné à l’épisode un retentissement très supérieur aux petits cercles intellectuels touchés par l’occitanisme des années soixante : la « dramatique » télévisée Les Cathares, dans la série prestigieuse à l’époque « La Caméra explore le temps », dramatique elle-même inspirée largement du Bûcher de Montségur, ouvrage paru, lui, dans la non moins prestigieuse collection Les trente journées qui firent la France, sous la plume de la romancière Zoé Oldenbourg8. Dans cet ouvrage, le massacre de Béziers occupe une place non négligeable -une bonne dizaine de pages. Son récit suit d’assez près, citations à l’appui, celui de Guilhem de Tudèle, avec un emprunt à Pierre des Vaux de Cernay sur le nombre des morts dans l’église de la Madeleine - sept mille, c’est physiquement impossible, dit Zoé Oldenbourg. La patte de l’écrivain surgit parfois, dans la description du tumulte de la bataille, mais ce qui nous intéresse le plus, c’est les moments où la narratrice se détache de son récit pour des considérations plus générales.

18Il y a d’abord cette idée, induite par le discours tenu à leur évêque avant la catastrophe par les notables de la ville, que les Biterrois proclament d’entrée de jeu un double refus : renier leur fidélité à leur seigneur légitime -même si ce que nous savons des rapports entre les vicomtes et les bourgeois nous incite à prendre ces beaux propos avec une certaine distance- et livrer des compatriotes à des étrangers. Bref, à Béziers comme dans les autres « cités occitanes », les habitants « feront passer leurs intérêts nationaux avant tous les autres ; et dès le premier jour cette guerre religieuse prendra ce caractère de résistance nationale qu’elle gardera jusqu’au bout ». Il n’y a rien d’anodin dans le choix des mots, « résistance nationale » au premier chef, et des échos qu’ils doivent susciter chez le lecteur.

19Tout à fait intéressant aussi le traitement par l’auteur des deux épineuses questions que nous connaissons bien maintenant :

« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens" [cette phrase] pourrait servir de devise à toute guerre idéologique ou prétendue telle. Qu’Arnaud ait réellement eu assez d’esprit (sic !) pour prononcer cette phrase, ou qu’il ne l’ait jamais prononcée, la consigne des croisés, lors de la prise de Béziers, semble bien avoir été : « tuez-les tous », avec ou sans le souci de ce que Dieu ferait des âmes des victimes » (p. 120).

20C’est habile : le lecteur en retiendra que somme toute le massacre était bel et bien planifié, et que le légat, quoi qu’il ait pu dire ou ne pas dire, était en sa qualité de chef des croisés forcément associé à ce plan. Oldenbourg cite d’ailleurs le passage de la lettre au pape dans laquelle Arnaud Amalric signale bel et bien que le massacre s’est déroulé « sans égard pour le sexe et pour l’âge », formulation qui ne donne pas l’impression d’impliquer le regret d’une quelconque bavure. Le paragraphe suivant apporte, ou fait mine d’apporter, des nuances, en se posant des questions sur la véracité du texte de Guilhem de Tudèle. Mais ces nuances n’invalident pas la démonstration précédente : Arnaud Amalric a peut-être prononcé la phrase célèbre, et de toute façon, s’il ne l’a pas prononcée, il l’a pensée très fort.

21Sur la question du nombre des victimes, Oldenbourg qui a donné celui annoncé par le légat (vingt mille), se débarrasse du sujet assez habilement, là encore :

« Il ne faut pas s’arrêter sur les chiffres (plus ou moins grands selon les historiens) et ranger cette cruelle histoire parmi les atrocités inévitables propres à toute guerre (...) les massacres comme celui de Béziers sont extrêmement rares, car il faut croire que même la cruauté humaine a des limites. Parmi les pires atrocités de l’histoire de tous les siècles, ces massacres-là sont des exceptions, et c’est à une « guerre sainte » conduite par le chef d’un des premiers ordres monastiques de la chrétienté romaine que revient l’honneur d’une de ces exceptions monstrueuses aux règles de la guerre. C’est là un fait dont il faut se garder de minimiser la signification » (pp. 123-124).

22Il est clair que vu sous cet angle, il n’est même pas besoin de surenchérir sur le nombre des morts, et qu’on peut se payer le luxe d’afficher une certaine distance critique de bon aloi sur ce point, puisque l’impression que le lecteur gardera in fine, c’est celle d’un massacre hors norme, un des pires que l’on puisse concevoir dans le cours de la longue histoire de l’humanité, et organisé, qui plus est, par l’Eglise, au rebours de ce qui passe d’ordinaire pour sa vocation. De telles horreurs étant motivées essentiellement, poursuit l’auteur, par une « haine féroce » qui va jusqu’à dénier à l’adversaire la qualité d’être humain.

23La dramatique télévisée s’inscrit dans le droit fil de la démonstration de Zoé Oldenbourg, mais les nécessités de la mise en scène et des simplifications qu’elle implique l’amènent à aller encore plus loin : pas question de se demander gravement si le légat a prononcé la fameuse phrase : le spectateur l’attend, de toute façon, et il entend bel et bien le légat la hurler, et à trois reprises qui plus est. Et si la modicité des moyens techniques de la télévision de ces temps lointains ne permet évidemment pas de visualiser la masse des cadavres, il est bien entendu que leur nombre doit être énorme.

24Cette « dramatique » a eu un retentissement tout aussi énorme en son temps, en particulier dans le Languedoc viticole, soumis alors à une crise économique d’une gravité extrême, qui amène les vignerons à afficher volontiers, dans des manifestations violentes, une opposition frontale à l’Etat. Il n’est guère niable que le souvenir de l’affrontement du XIII^e siècle, revigoré par le média le plus moderne, ait pu nourrir de légitimité historique la révolte du XX^e.

25Comme on voit, l’indignation des indignés a changé de caractère au fil des décennies. L’évolution politique globale marginalise progressivement le bloc constitué par les nostalgiques de l’Ancien Régime, l’emprise de l’Eglise catholique sur les populations diminue de plus en plus, la séparation de l’Eglise et de l’Etat constituant une étape importante de ce processus. Du coup, les vitupérations des Gouet et des Pelin passent de mode, tandis que la revendication en faveur d’une langue et d’une culture d’oc dont la marginalisation dans l’ensemble français est directement liée à la défaite du XIII^e croît d’autant plus facilement que les dangers pesant sur la survie de l’occitan s’accentuent au rythme de la scolarisation et de la francisation des populations du Sud. Les martyrs de Béziers vont donc ainsi changer de fonction au fil des ans : de victimes du fanatisme, ils passent au statut d’incarnation d’une Nation égorgée par les reîtres venus du Nord...

26Ainsi parlent et protestent les défenseurs de la mémoire des morts de l’été 1209. Mais en face, on trouve les défenseurs de la cause sainte de la croisade, et, ne se confondant pas forcément avec eux, les laudateurs de la marche triomphale de la France éternelle vers son unité sacrée. Même si on ne peut pas dire qu’ils soient vraiment à leur aise avec l’évènement.

L’embarras discret des Embarrassés

27De fait, la façon dont la Croisade a été remise au goût du jour sous la Restauration, par des historiens « libéraux » en l’occurrence, bénéficiant d’une audience considérable dans les milieux intellectuels, place d’entrée de jeu les défenseurs de l’ordre chrétien sur la défensive, et ce d’autant plus que, comme on l’a dit, l’évolution politique de la France du XIX^e réduit de plus en plus leur capacité de résistance. Du coup, pas question d’assumer avec arrogance ce que le lecteur cultivé du temps a été incité par de bons auteurs à considérer comme une sanglante atrocité. Certains même, dans les rangs alors assez clairsemés des catholiques dit libéraux, ne cherchent même pas à défendre ce qu’ils considèrent manifestement comme indéfendable. Le littérateur polygraphe Cénac-Moncaut, auteur en 1848 d’un ouvrage significativement intitulé L’Eglise et la liberté9 admet l’authenticité du slogan « tuez-les tous ! », et s’en s’indigne : "laissons le cruel abbé de Cîteaux ou tout autre chef croisé jeter ce cri sinistre" (p. 32). Quelque années plus tard, dans son Histoire des Pyrénées et des rapports internationaux de la France avec l’Espagne (Paris, 1854) il attribue au massacre et à ses horreurs rien de moins que le « caractère barbare et impétueux des premières invasions franques », suggérant ainsi une sorte d’équivalence entre la chute de la civilisation méridionale du XIII^e siècle et celle de l’Empire romain, jadis (T. 3, p. 67). Le fait que Cénac-Moncaut soit d’origine gasconne, et se soit intéressé par ailleurs à la littérature orale occitane n’est peut-être pas totalement étranger à cette antipathie manifestée à l’égard des hommes du Nord. Il reste que le légat, indiscutablement méridional pourtant, n’échappe pas à la condamnation.

28Quelques années auparavant, en 1841, Lacordaire avait donné une Vie de Saint Dominique10, qui ne pouvait évidemment éviter le sujet de la Croisade. Pris entre son loyalisme à l’égard du père fondateur et son dégoût du massacre, Lacordaire prend ses distances. Certes, il se refuse à multiplier le nombre des morts et s’en tient au chiffre de 20 000, le seul donné par les sources du temps. Mais il commente : « Il était difficile d’ouvrir plus mal une guerre plus juste », renvoyant ainsi dos à dos massacreurs et massacrés (p. 87).

29D’autres toutefois sont moins nuancés. C’est le cas en 1840 d’un protestant suisse apparemment immunisé contre toute tentation libérale, et qui va d’ailleurs bientôt se convertir au catholicisme, François Hurter, auteur d’une Histoire d’Innocent III et de son siècle. Son appréciation globale de l’hérésie cathare est sans indulgence, puisqu’il y voit un véritable péril social, et somme toute, pour lui, les Biterrois, au caractère « opiniâtre » ont quelque peu mérité leur sort. Il ne croit pas d’autre part « par honneur pour l’humanité » qu’Arnaud Amalric ait poussé le « cri sinistre » que Cénac-Moncaut avait cru entendre (p. 380). Près d’un siècle plus tard, un chanoine tarnais, Louis de Lacger, auteur d’une étude sur L’albigeois pendant la crise de l’albigeoise (1933)11 est à peu près sur la même position : « La ville, ayant pris fait et cause pour Trencavel, fut frappée d’anathème et subit le sort des cités maudites de Canaan » (p. 852). Voilà qui est clair. Mais après tout, à la fin de son survol de la Croisade, de Lacger écrit tranquillement, à propos de l’ivraie cathare « le champ est maintenant entouré d’une haie protectrice. Aux ouvriers évangéliques d’arracher et de planter » (p. 899). Voilà des morts prestement enterrés.

30Mais la plupart des auteurs catholiques du XIX^e et du XX^e siècles vont adopter une stratégie plus subtile, en endossant la panoplie du chercheur impartial démontant les affabulations malveillantes des historiens mécréants. C’est donc sur le terrain de l’érudition froide, et non celui du sentiment qu’ils entendent se situer, pour ferrailler avec le discours dominant, et en limiter au nom de la science, les effets les plus ravageurs.

31Ce travail est mené entre autres par une revue, la Revue des questions historiques, dont le titre austère, et, remarquons-le, évitant toute connotation religieuse, dit assez la tonalité générale12. Dès son premier numéro, cette revue donne -après un article sur la Saint-Barthélemy, autre sujet hautement délicat- une étude sobrement intitulée « Un épisode de la guerre des Albigeois ». L’auteur est un érudit local de l’Agenais, Philippe Tamizey de Larroque, et l’épisode choisi, c’est le massacre de Béziers. L’auteur s’emploie à démontrer par un retour aux sources que « Tuez-les tous » est en fait une invention du moine allemand Césaire d’Heisterbach, largement postérieure aux faits – mais Hurter avait déjà ouvert la voie sur ce point. On reconnaît là un argument qui a été assez régulièrement repris par la suite. Plus généralement, Tamizey de Larroque entend bien dédouaner l’Eglise des violences de la Croisade, en les attribuant à un motif « national », l’antagonisme des races entre Nord et Midi. Ce thème traverse l’historiographie de la Croisade depuis les débuts du XIX^e siècle, et il est assez normal de le voir repris par un homme qui sans être vraiment félibre, n’en a pas moins eu des sympathies pour la renaissance d’oc. Mais du coup, la responsabilité des massacres est rejetée sur d’autres que les hommes d’Eglise, et n’est plus liée au « fanatisme », mais au préjugé ethnique.

32Un des premiers disciples de Tamizey de Larroque est une femme, Joséphine Proche de Viville, auteur de contes pour enfants d’ordinaire, mais qui se hasarde sur le terrain de l’histoire en 1878, convenablement dissimulée sous le pseudonyme masculin de Mathieu Witche, avec son gros ouvrage Les Albigeois devant l’histoire13. C’est peu de dire que c’est là un ouvrage engagé, sur lequel plane l’ombre exécrée de la toute récente Commune de Paris, et de ses acteurs, ces « derniers Albigeois », qui

« n’ont point abandonné l’œuvre de leurs pères, et qui, suivant leurs principes (…) ont eux aussi juré de renverser l’ordre établi pour mettre à sa place un peuple sans patrie, sans capital, sans famille et sans Dieu » (p. 26).

33Et d’enfoncer le clou un peu plus loin :

« On comprendra assez par ce que nous avons dit dans le chapitre précédent l’analogie qui existe entre les communards du XII^e siècle et les socialistes du XIX^e pour savoir gré à l’Eglise et aux chrétiens du Moyen Age des efforts qu’ils ont fait pour vaincre des perturbateurs aussi dangereux que ces hérétiques » (p. 27).

34Ce parallèle entre deux siècles revient comme un leitmotiv tout au long du livre, qui se termine carrément sur l’idée d’une « filiation criminelle » qui mène « des Manichéens aux Albigeois, des Albigeois aux Templiers, des Templiers aux ordres maçonniques » avant de trouver ses dernières incarnations dans les Jacobins de 1793, et, donc, dans les socialistes de la Commune. Où l’on retrouve la vision complotiste d’un abbé Barruel. (p. 397)

35Dans ces conditions, on s’attendrait à voir l’auteur célébrer les mérites des Galliffet du XIII^e siècle sans se poser de questions. Or, elle s’en pose, notamment à propos du massacre de Béziers, qu’elle cherche à minimiser autant que faire se peut. D’abord en déplaçant les responsabilités : les vrais assassins, ce sont les ribauds, les routiers, pas les Croisés eux-mêmes. Or, ce que l’Eglise reprochait entre autres crimes à Raimond VI, c’était justement son usage immodéré des services des routiers, qu’il ne voulait pas chasser de ses états. Ce seraient donc eux, suggère Witche, qui d’une certaine manière puniraient les terres toulousaines par là où elles ont péché. C’est acrobatique, mais Witche ne s’arrête pas là : elle met en doute l’intensité du massacre, en soulignant qu’après tout, puisqu’on trouve attestation de la présence d’habitants à Béziers dès 1215, c’est bien la preuve qu’ils n’ont pas tous été tués. Quant au mot prêté à Arnaud Amalric, c’est « une infâme parole qui n’a jamais été dite », mais sort de l’imagination d’un « pauvre moine d’Allemagne », le fameux Césaire d’Heisterbach (pp. 86-93).

36Witche a eu des disciples au XX^e siècle. Nous n’en citerons que deux. Il y a d’abord Pierre Belperron, auteur d’une Croisade contre les Albigeois parue en 194214, mais qui a ensuite été assez régulièrement rééditée. Ce qui est d’autant plus curieux que comme Witche, Belperron ne s’intéresse au fond à la Croisade que parce qu’elle lui inspire un parallèle frappant avec la situation de son temps. En gros, pour lui, le dur châtiment subi par le frivole Languedoc du XIII^e siècle est une sorte de préfiguration de ce qui est arrivé en 1940 à la France décadente du Front Populaire. Son introduction, reproduite sans états d’âme dans les éditions postérieures, se clôt sur des phrases de cette encre : « Les lamentos du romantisme, les gémissements du libéralisme, doivent maintenant céder le pas à des vues plus constructives » (p. 23).

37Le massacre de Béziers est abordé dans un chapitre intitulé « La croisade-éclair », autant dire une sorte de Blitzkrieg. On avait eu Galliffet, voici à présent Guderian. Belperron, lui aussi, incrimine d’abord les ribauds. Il se livre ensuite à une longue démonstration concernant le nombre des morts : Césaire de Heisterbach, dit-il, en compte plus de cent mille, ce qui est évidement invraisemblable. Le légat parle de vingt mille, mais c’est le genre d’exagération rhétorique dont les communiqués militaires ont l’habitude (« tradition qui ne s’est pas perdue », précise-t-il à l’attention de son lecteur des années 40 qui pouvait le vérifier chaque jour dans son journal). Le relevé des feux de 1304, après « un siècle » de paix indique une population de quelques vingt-cinq mille habitants. Mais un érudit local propose, lui, pour la ville de 1209 une fourchette située entre huit et dix mille -dont il faut enlever, précise Belperron, les Juifs et les hérétiques qui ont quitté la ville. Vaux-de-Cernay, on l’a vu, parle de sept mille morts dans la seule église Sainte Madeleine, qui, note Belperron, ne peut contenir que trois mille personnes « trop serrées pour un massacre » de toute façon. Comme Witche, Belperron rappelle que l’on trouve mention d’habitants de Béziers très peu de temps après 1209. Bref, s’il ne donne pas de chiffre final, on devine que pour lui ce chiffre ne peut pas dépasser le seuil des dix-mille. Il admet que ce massacre est affreux, mais n’attribue aux croisés que la responsabilité de n’avoir pas su ou voulu arrêter les ribauds, seuls vrais auteurs du carnage. Quant à la célèbre formule attribuée à Arnaud Amalric, une note renvoie à la démonstration de Tamizey de Larroque et à Césaire de Heisterbach. (pp 188-193).

38En 1964 encore, un personnage curieux du nom d’Ernest Fornairon publie un Mystère cathare15 qui se veut une démolition « impartiale » des mythes complaisamment entretenus par des « démagogues professionnels ». On trouve sous la plume de cet auteur, qui, du temps où Belperron rédigeait son ouvrage, était secrétaire du groupe Collaboration, des remarques à la limite du pur et simple racisme sur des Méridionaux reconnaissables à leur peu de goût pour le travail, et à leur bagout, ou à leur « charlatanisme ». Lui non plus, classiquement, ne croit pas qu’Arnaud Amalric ait prononcé sa fameuse phrase. Mais ce qui est le plus intéressant dans son étude, c’est l’extravagant comptage des cadavres auquel il se livre sur deux pages, pour aboutir à un chiffre final de six-mille victimes -en comptant les morts du côté croisé...

39Bref, même les plus chauds partisans du parti de l’Ordre chrétien, même les plus valeureux adversaires de la subversion hérétique cherchent à minimiser l’horreur du massacre. Ils se retrouvent sur ce point précis en accord avec une autre catégorie d’historiens que la question embarrasse, ceux pour qui la cause sainte n’est pas celle de la foi mais celle de la Nation.

40Le ton est donné dès le temps de l’Histoire de France de Michelet, dans son volume de 1833 où figurent les siècles centraux du Moyen Age. L’embarras de Michelet vient du fait qu’idéologiquement il est le disciple de Sismondi (il ne manque d’ailleurs pas de le saluer), et qu’il ne peut donc pas prendre trop explicitement le contre-pied du tableau idyllique que son maître trace du pays des « Provençaux » médiévaux comme préfiguration de la France idéale qui doit enfin triompher de l’obscurantisme et de l’absolutisme. Mais au moment où il écrit, la France n’est plus dans le contexte politique qui sous-tendait le propos de Sismondi - la Restauration comme tentative d’effacer l’héritage révolutionnaire. Et par contre, le propos de Michelet est de célébrer une France-Personne unifiée sous la forme de la Nation née en 1789, l’histoire des siècles précédents étant celle de la préparation à cette épiphanie nationale à travers l’unification du territoire sous l’égide de l’Etat. On mesure dès lors devant quelle difficulté le place l’épisode albigeois, qui implique tout simplement que la France s’est d’abord constituée territorialement par le rattachement brutal du Midi au Nord, au terme d’une guerre atroce menée par l’union de clercs fanatiques et de brutes féodales. D’où l’ambivalence de son traitement de l’épisode Croisade. Il reprend la dénonciation du sac de Béziers, et ne se pose aucune question sur l’abbé de Cîteaux : il a bien dit « tuez-les tous, le Seigneur connaîtra ceux qui sont à lui ». Sur le chiffre des morts, il note consciencieusement les évaluations faites par ses prédécesseurs : soixante mille morts ? trente-huit mille ? Mais il laisse le dernier mot à Arnaud Amalric qui, dans sa lettre à Innocent III « avoue humblement qu’il n’en put égorger que vingt mille »16

41Soit. Mais le tableau qu’il trace du Midi d’avant la catastrophe est très curieux : il en fait un pays riche et industrieux, certes, puisque c’est ainsi que Sismondi, et bien d’autres à sa suite, le décrivent. Mais cette richesse lui paraît aussi suspecte que les indigènes, décrits comme métissés, un peu Juifs -le thème du Juif revient de façon très étrange assez souvent sous sa plume pour parler du Méridional, ce qui prédispose ce dernier à la fois à ne pas prendre au sérieux la noblesse et le sang, et, en tant qu’appartenant à une « race hétérogène », à admettre l’existence d’un monde hétérogène, d’où le succès du catharisme. Sans oublier les Troubadours, fades et déjà essoufflés. Tout se passe donc comme s’il s’agissait de rabaisser les victimes pour alléger un peu le poids de la culpabilité des bourreaux -il va d’ailleurs jusqu’à expliquer que la « Judée » languedocienne avait aussi ses Sodomes et ses Gomorrhes, et qu’il n’était donc pas étonnant que la « vengeance des prêtres » lui donne sa Mer Morte... Et au final, sa lecture de la fin de la Croisade l’amène à faire du roi de France le protecteur vers lequel les Méridionaux finissent par se tourner d’eux-mêmes.

42L’idée est si bonne qu’elle va faire école, au sens propre du terme, puisque c’est celle que l’on retrouve dans les manuels scolaires -ceux du moins qui, notamment dans le secondaire, abordent la Croisade albigeoise. Un seul exemple, celui de Victor Duruy, auteur dès le Second Empire d’un manuel qui sera réédité après Sedan17, et qui préfigure les Jallifier, Lavisse et autres Malet-Isaac. Le massacre de Béziers est évoqué, et si le nom d’Arnaud Amalric n’est pas cité, sa formule l’est bel et bien, sous la même forme que chez Michelet. Quant au nombre des victimes de ce qu’il appelle un « sanglant holocauste à l’orthodoxie », il l’évalue, sans autre forme de procès, à trente mille (T. 1, p. 350).. Il y a donc des coupables, les clercs et les féodaux, car Duruy, comme il le montrera dans sa fonction de ministre de l’Instruction Publique de Napoléon III, n’est certes pas un clérical. Mais, encore plus nettement que chez Michelet, c’est au roi de France qu’il confie le soin de réconcilier les deux Frances, dès lors que c’est vers lui que « dans leur grande misère », se tournent les infortunés « gens de la Langue d’oc » (p. 350). Il ne reste plus à Louis VIII qu’à amener le Midi à « reconnaître l’autorité royale » au terme de la croisade de 1226 : « il n’y avait plus deux Frances ; l’œuvre de l’unité territoriale avançait » (p. 353).

43C’est là un schéma auquel les historiens ultérieurs resteront fidèles : déploration des excès de la croisade, incrimination des clercs et des féodaux, pour ceux qui sont de gauche, et célébration finale de retrouvailles sur lesquelles veille la figure paternelle de Saint Louis. Le tout mettant fin à une civilisation brillante, certes, mais somme toute fragile et manquant de la profondeur et du sérieux qui caractérisent la culture du Nord dès les temps médiévaux. Ecrivant au terme d’un processus idéologique qui a amené la droite légitimiste et ses descendants à adopter un nationalisme dont on ne trouve guère de trace chez Witche par exemple, Belperron lui-même, qui donne comme sous-titre à son ouvrage « l’union du Languedoc à la France », ne se démarque pas. Quarante ans après lui, Pierre Chaunu est encore sur des positions assez semblables, dans La France18, un de ces ouvrages d’adoration de la Nation que semblent affectionner tant d’historiens français en fin de carrière. Sa vision de la Croisade (à laquelle il accorde une grande importance) est d’un classique achevé : « c’est la croisade de la Gaule dense, du Regnum structuré contre la Gaule pulvérulente, celle qui n’a pas encore resserré le tissu de la rude et efficace cohérence sociale », menée par « un petit seigneur de la région parisienne » (p. 169). Mais Béziers est à peine évoqué, tout au plus peut-on savoir que cette croisade fut une « boucherie ». Mais Chaunu est sans doute celui qui formule le plus clairement - le plus naïvement ?- l’artifice rhétorique qui ne charge les cruels seigneurs croisés que pour mieux dédouaner le Roi, c’est-à-dire l’Etat, c’est-à-dire la France, la vraie :

« La guerre de carnage et d’extermination (...) ce n’est pas le roi qui l’a conduite. Louis VIII récoltera ce que Simon de Montfort et Innocent III auront semé, c’est sur d’autres que retombera l’opprobre » (p. 170).

44Et au final, tout est bien qui finit bien ; le pouvoir royal met fin au régime d’exception symbolisé par l’Eglise de l’Inquisition :

« Ce n’est pas la croisade que la France évoque pour le Midi, mais la fin de la Croisade. On comprend que la France tienne autant au cœur des Français du Midi que des Français du Nord. L’entrée dans le royaume, c’est le retour à la dignité, la réincorporation dans le cercle de la Chrétienté, qui est en même temps civilité et porte du royaume de Dieu » (p. 173).

45Homme de droite, Chaunu ajoute ainsi au schéma national le supplément d’âme d’une réconciliation du national et du religieux.

46Dans cette belle histoire, on comprend que le massacre de Béziers ne puisse pas tenir une bien grande place, et soit passé par pertes et profits, miséricordieusement oublié dans un recoin d’une histoire désormais purement provinciale.

47On voit ce qu’est la démarche des Embarrassés ; la nécessité de minimiser un épisode de prime abord peu glorieux pour les causes qu’ils défendent leur inspire une esquive simple et efficace : il suffit d’insister sur les faiblesses d’un Midi peu solide politiquement et moralement, qui somme toute a quelque peu mérité le sort qui est le sien, si atroce qu’il ait pu être dans les premiers temps, et qui, à la fin, gagne bien davantage que ce qu’il a pu perdre, à savoir le retour dans la grande famille française. Dans cette famille idéologique qui rassemble au final les héritiers des ultras catholiques et ceux des chantres de la nation éternelle, les premiers se signalent par un recours plus systématique aux armes de la critique scientiste des divagations romantiques de leurs adversaires, et un ton polémique dont peuvent se dispenser les seconds, sûrs de leur bon droit dans la France démocratique et à prétention universaliste qui finit par triompher. Mais les deux sont bien obligés de prendre en compte ce qu’ils trouvent à la fois dans les sources d’époque, et dans l’héritage historiographique à partir duquel ils se sont formés : la réalité du carnage. De ce point de vue, le massacre de Béziers, si difficile à évacuer, met leur ingéniosité à rude épreuve.

48Le plus beau de l’affaire, c’est que leurs adversaires les indignés ont au fond les mêmes sources, les mêmes références. Tout se passe comme si à quelques exceptions près, de plus en plus nombreuses toutefois au fur et à mesure qu’on se rapproche de la période actuelle, fort peu de nos auteurs avaient éprouvé le besoin d’essayer vraiment de dépasser la reprise des clichés antérieurs pour faire un vrai travail sur leur sujet. Comme si au fond, la masse de papier représentée par la bibliographie de la Croisade avait fini par acquérir son autonomie par rapport à son objet même, délaissé au profit de l’utilisation partisane qui pouvait en être faite.

49Au total, quel que soit le positionnement adopté par nos auteurs, il conditionne la façon dont ils abordent l’épisode biterrois. On aura compris que l’enjeu dépasse largement le seul champ de la recherche érudite, et renvoie aux grands conflits idéologiques qui affectent la France des deux derniers siècles. Ordre contre Progrès, Religion contre Raison Libératrice, Nation contre Région, Nord contre Occitanie, autant de combats dans lesquels Albigeois et morts de Béziers qui n’en peuvent mais ont leur rôle à jouer – dans le rôle des figurants.