La place de la montagne dans les enfances des héros mythiques de l’Antiquité classique
p. 29-48
Texte intégral
1Espace considéré comme inhospitalier, voire hostile, la montagne est pour le monde antique un lieu à la fois terrifiant et attirant, le locus tremendus et le locus fascinans relevant du sacré. Les poètes concourent à le rendre mystérieux et effrayant tout en en faisant le cadre privilégié des rencontres des mortels avec les immortels. De ces unions naissent des enfants que l’on dissimule dans un antre montagneux et que les habitants les plus extraordinaires vont élever. La montagne, par son inaccessibilité, accentue sa sacralisation en tant que divinité, occupant un statut privilégié dans la geste des enfants divins. Inspirés par la nature même du relief montagneux, bien des récits mythiques invitent à retrouver cette ancienne vie où « les pins abattus sur les montagnes n’étaient pas encore descendus sur l’océan pour visiter des plages inconnues1 », où les hommes et les dieux festoyaient dans la bonne entente.
2Si cette terre d’accueil est dépeinte comme l’expression maternelle de la Déesse-Mère, elle présente par ailleurs un autre visage, plus masculin, en ce qu’elle est un élément d’un paysage peu fréquenté, tourné vers la feritas. Par son inférence dans les enfances héroïques et divines, nous nous attacherons à déterminer l’importance de cet espace comme lieu de translation, d’échanges, de confrontations et de transformations, refuge pour l’enfant exilé. Mais cette étude s’attachera également à relever certains aspects de sa fonction fondatrice, en évoquant ce retour aux origines.
I - Recherche de l’ancienne commensalité
1 - Voyages et séjours dans le monde montagnard
3Selon Hésiode, les Montagnes sont des divinités, filles de la Terre, ce qui explique que le divin y côtoie très étroitement les quelques mortels qui y habitent, bergers ou bûcherons, exerçant une activité purement nourricière. Cette population rude comme le climat, où cohabitent des mortels, des demi-dieux et des immortels, séjourne sur les flancs des montagnes et vit en retrait des cités. On y rencontre également des chasseurs comme Hercule et Atalante à la poursuite du sanglier d’Erymanthe2. Cette activité cynégétique, commune aux immortels et aux mortels, fait partie intégrante de la vie montagnarde et rend compte de ses déplacements, projetant l’image d’un quotidien dicté inexorablement par le sacré. Mais on y abandonne également tout ce qui perturbe l’ordre. Ainsi la partie de chasse d’Acaste n’a pour but que d’abandonner Pélée sur le mont Pélion, à charge aux féroces Centaures de le tuer par substitution3. On circule beaucoup dans cet espace consacré, à la fois de l’intérieur vers l’extérieur et de l’extérieur vers l’intérieur, par un mouvement descendant ou ascensionnel.
4Les mythographes se plaisent à relater ces voyages mus par le désir de « commercer » avec les mortels. L’Hymne à Aphrodite dépeint une déesse de l’Amour à qui Zeus, par malice, a inspiré « le doux désir d’Anchise qui, alors, errait sur les sommets de l’Ida aux sources sans nombre, paissant ses bœufs, et semblable par la beauté aux Immortels ». Or, si elle se prépare à ce séjour sur le mont Ida, elle va passer tout d’abord à Chypre, dans le temple « odorant de Paphos ». « Là », nous relate le poète, « les Charites la baignèrent et la parfumèrent d’huile ambroisienne qui sert aux Dieux éternels ». Puis, ajoute-t-il, « faisant rapidement son chemin par les hautes nuées, elle parvint à l’Ida, où abondent les sources et les bêtes fauves4 ». De ce séjour montagnard naîtra Enée, fondateur d’une nouvelle Troie.
5Dans ce locus qu’on pourrait qualifier trop rapidement d’amoenus, tout n’est pas permis pour celui qui approche d’aussi près le sacré. Partager l’intimité d’une divinité n’est pas autorisé à tous. Comme Jean-Pierre Vernant dans Mythe et Société en Grèce ancienne5 l’a si bien analysé, on doit trouver une bonne distance par rapport aux dieux. Car il s’avère dangereux pour un mortel de vivre trop près comme trop loin d’eux. Mais la divinité doit savoir conserver aussi ses distances. Aphrodite, en dissimulant sa réelle identité à Anchise, a conscience de ce dérèglement qu’elle va déplorer. En effet, le cosmos ne peut se réguler que dans une entente entre les différents acteurs du monde, celui de la montagne étant un microcosme. De cet oubli d’une distance raisonnée va naître l’enfant héroïque qui en est le fruit, symbole de ce rapprochement entre les mondes, mais également de la transgression d’un interdit, entraînant la sanction.
6Parmi les monts que les dieux et leurs rejetons affectionnent, on trouve le mont Cithéron, séjour des amours d’Héra et de son impétueux époux, exil d’Hercule, site d’exposition pour Œdipe et du tombeau d’Orphée ; le mont Oeta où s’est dressé le bûcher funéraire d’Hercule ; le mont Parnasse consacré à Apollon, aux Muses et à Bacchus, ou le mont Ida, le plus célèbre, qui fut le théâtre de bien des mythes fondateurs. Evoquons également le mont Ménale où Hercule chassa la biche aux pieds d’airain, mais, par respect pour Diane, ne la tua pas. Seul l’Olympe demeure réservé aux Immortels, à leurs conquêtes et à leur progéniture consacrée. Comme bien des enfants divins, le maître de l’Olympe n’a pas émis ses premiers vagissements sur cette « voûte éthérée dont un chemin permet de gagner », selon Apollonios de Rhodes, « les montagnes élevées dont les sommets se perdent dans les nues et d’où le soleil darde ses premiers rayons sur la terre », mais il a été transporté dans un antre de l’Ida. Au chant III des Argonautiques, le poète se fait l’écho de la tradition arcadienne concernant le lieu de naissance de Zeus. Il fait dire à Aphrodite tentant d’obtenir un service de son rejeton, Cupidon, qu’elle lui offrira « le plus beau de tous les bijoux qu’ait eus Jupiter à ton âge, celui que lui fit sa nourrice Adrastie pour l’amuser dans l’antre du mont Ida ». Il s’agit d’une boule qui « trace en tombant un sillon de lumière pareil à celui que laisse après elle une étoile qui tombe du firmament ».
7Cette allusion à la naissance arcadienne de Zeus et à son séjour courotrophe crétois fait partie des nombreuses appropriations du lieu de naissance du père des dieux qui place la montagne comme un espace régi par la mouvance. Madeleine Jost6 en a fait une analyse pleine d’intérêt, dans son étude sur les sanctuaires de l’Arcadie. Elle répertorie minutieusement les différentes versions consernant les lieux de culte les plus prisés. Mais notre étude vise essentiellement à mettre l’accent sur l’importance de la grotte de nativité en tant que lieu des origines, menant à une future initiation.
8Cette petite scène dénote une circulation aérienne, voire céleste, qui sied à Hermès. Elle s’effectue des cimes au pied des monts, de sommet à sommet. Dans L’Hymne à Hermès, le fils de Zeus et de Maïa, à peine né, quitte ses langes sacrés. Il entre et sort de son antre pour s’emparer d’une pauvre tortue, inventer la lyre, puis se nourrir de chair animale : atteignant, par une course rapide, les montagnes ombragées de Piérie, il enlève le troupeau de cinquante bœufs d’Apollon. A l’extraordinaire de la rapine qui ressort de cet épisode attribué à un nourrisson, s’ajoute le monstrueux de la dévoration qu’atténue le sacrifice aux divinités. La force herculéenne d’Hermès est disproportionnée par apport à son retour dans l’antre maternel sur les hauteurs du Cyllène. Lui qui vient de terrasser deux génisses, lui qui s’est glissé dans la demeure par la serrure, « il marche dans le réduit sacré de la grotte d’un pas furtif, il pénètre sans bruit comme il faisait habituellement sur la terre, il arrive ainsi jusqu’à son berceau, il s’enveloppe les épaules avec ses langes comme un faible enfant et reste couché, jouant d’une main avec son maillot, et de l’autre levant sa lyre mélodieuse7 ». Lucien8, dans un dialogue entre Apollon et Vulcain, met également en évidence la précocité du fils de Maïa. Dans une scène piquante, Vulcain cherche ses tenailles et Apollon lui conseille de fouiller « les langes du nouveau-né ».
9Ces agissements caractérisent le dieu d’une manière conventionnelle, mais surtout le font reconnaître comme le fils de Zeus. Le déplacement hors de l’antre sacré lève le voile sur les aptitudes particulières de ces demi-dieux et les révèle au monde des mortels.
2 - Echanges et rencontres
10Certes, rencontrer ce genre d’enfant peut s’avérer périlleux. La tortue des montagnes qui a le malheur de se promener à l’entrée de la grotte d’Hermès se voit ramasser et transformer en instrument de musique. « Il vaut mieux pour toi habiter une maison, il te serait nuisible de rester à la porte, lui dit le facétieux fils de Maïa. Vivante, tu serais un obstacle aux enchantements funestes, si tu meurs, tu rendras des sons harmonieux ». Il est rare qu’une rencontre avec le divin n’amène des mirabilia. Cependant, cette rencontre demeure périlleuse pour le mortel face aux forces émanant du sacré.
11En ce lieu du juste équilibre, Junon la céleste croise Jason de retour de la chasse. Mais cette tentative de retour à un temps révolu où mortels et immortels partageaient le même festin est-elle possible ? Car ce consensus est bien fragile. Lorsqu’Actéon observe, à son insu, Artémis qui se baigne en compagnie de son cortège de Nymphes, le châtiment est immédiat. Ovide, dans Les Métamorphoses, multiplie les épisodes tragiques de l’entente contrariée. Callisto, compagne d’Artémis, est châtiée pour la perte de sa virginité, selon Apollodore9, pour sa grossesse, selon Ovide. Mère du dieu Pan et d’Arcas, fondateur de l’Arcadie, elle paie le regard appuyé du dieu et subira comme sanction un changement d’état. Morte pour les humains, elle renaît sous l’apparence d’un animal, d’une ourse, sa conscience demeurant celle d’une mortelle. Le commerce avec les dieux n’est pas souvent souhaité par la mortelle, objet du harcèlement divin, et la trace peut se porter sur l’enfant conçu.
12Certes le dieu Pan vit dans les montagnes où, en compagnie des faunes, il festoie dans les campements des bergers. Mais son physique l’exclut de tout autre monde. C’est ce que Pan déclare à son père Mercure qui dénie sa paternité. Qu’il soit né sur le mont Lycée ou sur le mont Cyllène, selon les poètes et le mythographes, le dieu Pan apparaît comme une victime des métamorphoses paternelles. La mère de Pan serait, pour certains mythographes, comme Lucien, Pénélope de Sparte. Elle lui aurait dévoilé sa naissance divine en ces termes : « Si tu es cornu et à jambes de bouc, n’en sois point en peine. Lorsque ton père s’approcha de moi, il avait pris la figure d’un bouc, afin d’éviter d’être découvert, et voilà pourquoi tu es venu au monde semblable à cet animal10 ». Pour d’autres, il s’agit de la belle Callisto transformée en ourse. Le semi-thériomorphisme du dieu Pan ne peut que le rejeter de tout espace de vie, hormis de cet univers sacré où l’humain et l’animal se conjuguent. D’autres habitants comme les Centaures connaissent ce même thériomorphisme. Ainsi la métamorphose de Zeus en cheval va-t-elle provoquer l’hybridité de Chiron. Cette marque identitaire est le rappel de la faute et d’une transgression que le monde montagnard accepte comme un indice du sacré. Mais elle entretient la représentation d’un monde surnaturel, donc hors du civilisé.
13Ces rencontres montagnardes n’amènent pas que de la félicité, et les gestes héroïques révèlent l’effroi maternel d’une manière récurrente. Le retrait dans l’antre montagnard n’engage pas seulement la peur de la vengeance divine, mais aussi celle de l’inconnu pour les humains. Un enfant divin n’a pas sa place dans le cosmos naturellement. Car il est reconnu comme le rejeton de l’Autre monde. Dans L’Hymne homérique à Aphrodite, Vénus, mère d’Enée, se déclare prise à son propre piège et avoue avoir commis une faute « intolérable11 ». Pour dissimuler ce dévoiement, Vénus choisit un antre montagneux, à l’abri des regards des deux mondes. Elle confie son nourrisson aux entités liées à la courotrophie : forêts, habitants, divinités des montagnes… Mais, en aucun cas, l’enfant d’essence divine n’est confié à son géniteur mortel, excepté lors de l’échec du chaudron d’immortalisation. Alors la mère se résigne à abandonner le nourrisson12 à son sort mortel.
14Outre la mise en nourrice dans un antre accueillant et une enfance extraordinaire, la montagne offre sa protection temporaire à d’autres nourrissons au destin exceptionnel. Mais, pour eux, l’intrusion dans cet espace se fait par une violence venant de l’extérieur. Virgile, dans L’Enéide, nous propose un exemple avec l’exil imposé à Métabus. Celui-ci, désespéré de ne pas trouver de cité d’asile, acculé par ses ennemis, fixe sa fille Camille, toute petite encore, à une énorme javeline. Désireux de la sauver, il fait appel à Diane pour prendre en charge sa fillette. Symboliquement, l’enfant est attachée, « enveloppée dans une coque d’écorce et de liège de bois », tel le carquois de la divinité. Mais Métabus échoue et la javeline ne fait pas disparaître l’enfant dans l’espace montagnard. Il s’adresse l’« auguste habitante des bois », et la lui consacre13. Ainsi Camille, future reine des Volsques, sera élevée, simple mortelle, dans le cortège des vierges qui accompagnent la divinité des bois et de la chasse. Le sacrifice de son enfant s’accompagne d’un don fait à la divinité de la Montagne. C’est donc une forme d’échange. Cependant il s’agit dans cet épisode d’un sacrifice sans que le sang soit répandu. Aussi Diane accepte-t-elle en tant que divinité tutélaire de donner sa protection et d’éduquer cette enfant. Comme Henri Jeanmaire l’a longuement démontré14, la vie au sein de la nature sauvage, « dans une étroite communion avec les divinités qui en expriment la vie et la puissance », amène l’enfant à devenir un kouros.
3 - Confrontations
15La montagne est donc confrontée à la violence externe, dont la pratique de l’exposition est un des aspects. Œdipe15, Cyrus, Atalante, Pâris, Télèphe16, ces enfants royaux dont on a voulu détourner le destin, ont été sacrifiés dans cet espace. En tant que divinité Mère et en tant qu’entité vivante, elle est un révélateur de la faiblesse humaine et de son refus d’accepter la loi divine. L’exposition illustre ce déplacement d’un élément dangereux pour le monde ordonné de la cité dans un univers décrété sauvage, donc désordonné. La montagne n’apparaît donc pas comme un lieu de vie.
16La confrontation peut être interne et, par conséquent, engendrer des conséquences particulières. Ainsi Antoninus Liberalis17 relate l’histoire de Cérambos, petit-fils de Poséidon et de la Nymphe Orthréis. Celui-ci vit en harmonie avec les Nymphes et le dieu Pan, jusqu’au jour où il veut dépasser sa condition et met en péril l’équilibre de cet espace par « sa jactance propre à la jeunesse », comme le précise le mythographe. L’intérêt de cette histoire réside à la fois dans l’échec d’une tentative de commensalité et dans la nature de la sanction. Cérambos ne meurt pas puisqu’il est d’essence divine, mais change d’état, substituant à sa forme humaine une forme animale. L’attend une nouvelle existence, marquée par une régression étatique, mais aussi à l’origine d’une nouvelle espèce animale. Ce sont les Nymphes, insultées par ses propos calomnieux et impies, qui le transforment en un cérambyx, mangeur de bois. La violence de la métamorphose est atténuée par cette vie qui perdure.
17Cependant, qualifier cet univers de feritas et n’y voir que cruauté ou sauvagerie primitive serait réducteur. Même les déesses refusent le sort réservé à leur rejeton et cherchent dans cette cachette secrète à détourner le cours de leur existence mortelle. Dans le fait d’exiler son enfant réside la notion de détournement. Dans le geste de Rhéa, sauvant son troisième fils, Jupiter, de la dévoration de Chronos, on trouve cette image du détour. Ayant vu le jour sur le mont Lycée où les êtres n’ont pas d’ombre, Jupiter-Zeus est baigné dans le fleuve Nèda et remis à la Terre-Mère qui l’amène en Crète où elle le cache sur le mont Aegon, dans l’antre de l’Ida. Il s’agit de brouiller les pistes tout en refusant le processus rituel de dévoration. Dans ce récit fondateur, Jupiter est le premier nourrisson d’essence divine à se réfugier dans les entrailles de la montagne, donc de la Terre-Mère. Ainsi se met en place le processus du retour à la matrice originelle. C’est un moyen détourné d’une nouvelle naissance aguerrie par ces forces telluriques. Maïa, mère d’Hermès, selon Ovide, au livre V des Fastes, confiera son fils au Mont Cyllène, en Arcadie. D’autres, comme Pausanias18, nous relatent la naissance tumultueuse de Pan, caché « au lieu le plus touffu des fourrés de la montagne », sur le mont Lycée. Après le transport du nouveau-né, on assiste dans bien des cas à son « engloutissement » dans la Terra Mater, expression de la vis divina, « qui est à l’œuvre en l’homme comme dans la nature19 ».
II - Le refuge de l’exilé
1 - Retour à la matrice originelle
18Quant à l’antre, il est la matrice interne, protectrice, qui conserve la vie mais entretient le mystère. Il est la concentration du divin et des forces de la nature. La grotte montagneuse, creusée dans le flanc de la montagne, refuge de l’enfant divin, est souvent un lieu fermé, puisqu’interdit aux mortels. Antoninus Liberalis20 raconte la présence d’une grotte sacrée « habitée par des abeilles dans laquelle, dit-on, Rhéa mit Zeus au monde. Personne n’a le droit d’y pénétrer, qu’il soit dieu ou mortel ». Pausanias, dans Voyage en Arcadie21, confirme que « l’on voit sur la cime de la montagne une grotte nommée encore la grotte de Rhéa où il n’est permis à personne d’entrer, qu’aux seules femmes destinées à y célébrer les mystères de la Déesse ». Madeleine Jost évoque d’autres traditions autour de la grotte de la nativité. Elle expose la présence de deux grottes sur le Dikté et l’Ida dont l’une est réservée aux jeunes gens exclusivement. Dans un long développement, elle donne une interprétation de l’abaton de Zeus22. Ainsi, ce lieu de naissance, que les traditions situent aux flancs des montagnes, devient celui des origines, sujet d’un culte tutélaire, objet de sacrifices.
19Dans cet espace consacré à l’enfant divin, l’interdit est religieux. Pausanias rappelle que tous ceux qui pénétraient dans le téménos de Zeus Lykaios et transgressaient l’interdit mouraient dans l’année, parce que ceux qui habitent cet antre sont des êtres sans ombre23. Or qui n’a pas d’ombre fait partie d’un autre monde. La perte de son ombre est un thème qui revient comme un châtiment divin pour celui qui pénètre à l’intérieur de cet espace sacré et consacré. Là sont nés et élevés ces enfants d’essence divine dont on essaie d’effacer la part mortelle. L’antre dégage des forces surnaturelles.
20D’ailleurs, cet habitat ne s’ouvre que pour ceux qui s’occupent du nouveau-né, le nourrissent comme les Nymphes ou les animaux sacrés, le protègent comme les Courètes, unique présence masculine à l’entrée. Présents auprès de certains enfants, ils les préparent à revenir dans le monde des humains ou des immortels. La grotte ou antre, à la fois dans sa profondeur et sa forme circulaire, nous renvoie à l’élément féminin, à sa fonction procréatrice. C’est un regressus ad uterum à l’image de la descente aux Enfers. Par son infrastructure naturelle, elle est cette bouche nourricière, et cet utérus où l’enfant était niché. Différente selon les représentations antiques, la grotte grecque sera de préférence ouverte pour dégager des forces vitales, l’antre latin est souvent clos pour y concentrer le numen24. Henri Lavagne considère que « la perception du numen d’un antre est aussi la reconnaissance d’une permanence qui maintient sa puissance toujours pareille à elle-même et, par là, se différencie des efforts humains qu’il faut constamment reprendre pour en perpétuer les résultats ».
21Par sa dimension cosmique, cette cavité façonnée naturellement dans le ventre maternel va permettre l’évolution anthropomorphique de l’enfant tout en prenant une valeur religieuse aux yeux des humains. Dans la caverne où Zeus aurait vécu enfant, Thierry Borgeaud25, reprenant Paul Faure, rapporte les propos tenus par des villageois crétois. Ceux-ci évoquent « un phénomène qui se produit au moment où bouillonne le sang de Zeus, sang qui coula lors de l’accouchement ». Cette anecdote nous plonge dans les douleurs de l’enfantement et dans la symbolique du feu, expression de la mania. Apollon, comme Zeus, va extraire du corps enflammé de leur mère défunte Asclepios, fils de Coronis comme Dionysos, fils de Sémélé26. Ce feu nous ramène également aux flammes du chaudron dans lequel on plonge le nourrisson, dans la dissimulation et le secret. Autour de cet antre, un rite cultuel se crée. En effet, selon Pausanias, le feu générateur semblait jaillir de cette grotte à la vaste entrée comme si cet élément fondamental émanait de l’autre entrée, plus secrète, pour l’initié, celle qui mène dans l’Au-delà. Deux sentiments vont présider à ce spectacle offert au monde des initiés, la peur et le désir, la stupeur et l’effroi.
22La montagne et ses antres accueillants président aux enfantements divins. Mais l’antre n’est pas toujours un lieu sacré et peut demeurer une simple grotte hospitalière comme celle d’Hermès sur le mont Cithéron. Elle nous est décrite « perchée sur le sommet ombragé des forêts du Cyllène », dans un climat serein. « La montagne exhalait un délicieux parfum et de nombreux troupeaux paissaient l’herbe27 », rappel de la vie pastorale éloignée de celle de l’homme des plaines. Cette représentation n’occulte pas une autre vision de cet univers. Le montagnard n’est pas un mangeur de pain. Il aime la chair des bêtes, le cru et le grillé. La grotte du Cyclope Polyphème comme celle du malheureux Philoctète symbolisent un autre statut où le retour à la vie primitive, pour l’un, tourne au cannibalisme, pour l’autre, à l’ensauvagement proche de la folie, suscitée par la déréliction.
2 - Retour à l’ensauvagement
23On confie donc à la Déesse-Mère le rejeton né d’une liaison extraordinaire. Dans ce cadre situé hors du civilisé, en marge de la cité, où vivent quelques bergers ou quelques bûcherons, Aphrodite-Vénus va cependant décider de laisser son fils Enée jusqu’à l’âge où elle le fait remettre à son père. Une initiation doit préparer l’enfant à vivre aux côtés des mortels une existence de demi-dieu. La reconnaissance paternelle au regard de la société des hommes est différée. Le retour au monde n’implique pas une reconnaissance identitaire immédiate. Enée sera à l’image des dieux mais sa naissance divine ne doit pas être reconnue comme telle. Il sera pour tous, dieux et mortels, le fils « d’une Nymphe à la peau fraîche comme la rose, de celle qui habite cette montagne revêtue de forêts28 ». Le thème de l’antre est indissociable de celui de cette perte de l’identité première. Alcithoé, personnage ovidien, fournit une explication sur la mauvaise réputation des eaux de Salmacis29. Elle en rapporte les « vraies raisons » en évoquant l’amour incontrôlable de la Nymphe pour un enfant divin, né de Mercure et de « la déesse de Cythère ». Elle rappelle l’enfance du personnage, « nourri par les Naïades dans les grottes de l’Ida ». « Son visage, lui fait dire Ovide, était tel qu’on y pouvait reconnaître les traits de son père et de sa mère ; c’est aussi d’eux qu’il tira son nom30 ». Ëtre reconnu fait partie de la préoccupation du monde antique. Aussi la réclusion dans les profondeurs d’une grotte s’avère-t-elle être une opération parfaite pour différer la révélation de cette filiation. Chiron donnera un nom, son nom à Achille.
24Pour les enfants exposés comme Œdipe ou Alexandre-Pâris, de sang royal, un nom et un titre ont été refusés et il leur faudra prendre un nom de substitution au regard de leur condition d’enfants trouvés, d’enfants de l’Heureuse Chance. Pour éviter une souillure à leur famille d’origine, ils ont été sacrifiés, donc refusés par le monde dont ils sont originaires. Ces enfants royaux portent en eux un fatum qui créera le chaos et le désordre politique. On a donc déplacé le problème, l’objet de la perturbation sur un lieu sacralisé où il n’est plus personne. Sa filiation est désormais interrompue et liée à sa source originelle, au-dessus de l’Humain. Son corps porte parfois la trace des mutilations infligées par ses propres géniteurs. On le suspend comme un animal, on lui perce les chevilles. L’enfant de naissance mythique connaît la maltraitance et la violence. C’est à la Montagne de décider de son sort comme toute chose. La mort première, celle du petit de l’homme, peut être établie et aucune initiation ne viendra entraîner cette « nouvelle » naissance sans la volonté divine. Certes, les enfants divins et héroïques sont épargnés. Les divinations les concernant ne peuvent être détournées qu’un temps et, tel un boomerang, la violence première du rejet suscitera une violence encore plus forte, puisqu’inattendue. L’ensauvagement passe par la nourriture de ce rejeton et sa durée dépend de son statut.
25Dans l’allaitement et les soins prodigués par les nourrices courotrophes, plusieurs critères sont récurrents. Le choix du substitut dépend de l’identité de l’enfant, à savoir celle de ses géniteurs. Pour un enfant divin, l’appareil sera composé d’êtres appartenant au sacré de la montagne. Les poètes aiment décrire ces scènes de tendresse qui lient le jeune enfant à ces « nounous » vivant dans les montagnes. Stace, dans L’Achilléide, évoque un jeune Achille plein de vie dont « le premier duvet n’a point encore signalé son adolescence31 ». Le monstrueux s’efface dans ces gestes tendres de Chiron, « peignant la chevelure de son élève, caressant tantôt sa poitrine, tantôt ses larges épaules ». La nuit arrivant, « l’énorme Centaure, écrit Stace, s’étend sur le rocher, et Achille s’enlace à son cou ; bien qu’auprès de sa mère chérie, il préfère la poitrine où il a coutume de dormir ». Achille, dès le semi-échec du chaudron, a été confié aux bons soins de Clariclo, épouse de Chiron. Il assiste, dans une scène décrite par Apollonios de Rhodes32, au départ de Pélée, son père, dans les bras de cet être hybride, en compagnie des Nymphes du mont Pélion. Nymphes et Centauresses font partie de cette communauté qui n’appartient pas à un monde déterminé. Leurs fonctions nourricière et éducative s’insèrent dans ce processus de substitution, adapté aux Enfances divines. Henri Jeanmaire33 présente Dionysos comme « l’enfant-type. Son destin est celui des enfants qui, ayant atteint un certain âge, échappent à leurs nourrices naturelles, les femmes, pour être temporairement confiés à des nourrices surnaturelles, les Nymphes ou les Néréides ». Pour cela, la Montagne fédère des forces telluriques, humaines et divines, autour d’eux.
26Le statut des enfants exposés est quelque peu différent, en ce que leur premier contact avec l’univers montagnard est celui de la feritas. Même les animaux les plus féroces comme la louve ou l’ourse laissent leur instinct maternel dominer leur nature prédatrice. Ce choix d’une bête féroce, considérée comme une adversaire cynégétique de qualité, rapproche l’enfant d’un animal sacrifié, mais, dans ce cas, il n’y a pas de consentement de la victime, ce qui entraîne un refus du sacrifice : l’animal chargé de remplacer le couteau sacrificiel se refuse à remplacer la main du sacrificateur. Le rituel ne s’opère pas puisque le sacrifié l’est pour un détournement d’une décision divine. L’allaitement marque une double rupture, par le déni de valider la justice humaine et par ce lait primitif d’une temporaire substitution, porteur des forces parfois destructrices de la nature.
27Bien qu’ils appartiennent au bestiaire symbolique du cortège divin, on verra plus aisément des loups, des cerfs, dans le monde latin, et des abeilles, des chèvres, dans le monde crétois. G. Capdeville a longuement disserté sur cette contribution du bestiaire symbolique à la sacralisation des montagnes, au vu de leur sauvagerie34. Une ourse viendra allaiter Atalante exposée par son père comme le jeune Pâris-Alexandre, fils de Priam et d’Hécube − ce que nous raconte Ovide35. Justin relate l’épisode de la chienne qui offrit ses mamelles gorgées de lait à Cyrus. Selon Tite-Live36, la louve qui recueillit les jumeaux nés de la vestale Rhéa Silvia et du dieu Mars venait des montagnes pour s’abreuver au bord du Tibre.
3 - Les Nymphes courotrophes
28Ovide, dans Les Fastes, évoque la Naïade Amalthée qui avait une chèvre d’une rare beauté. Elle donnait son lait au dieu Jupiter et se brisa même une corne pour qu’elle lui serve de biberon. Ces « nounous » de substitution, entourant l’enfant divin, sont souvent des Nymphes associées à un animal à fonction nourricière. Dans son étude sur Les Fonctions des cavernes crétoises, Paul Faure suggère une unique nourrice en s’appuyant sur les récits crétois. Effectivement, les Nymphes portent des noms symboliques : l’Abeille (Mélissa), la Chèvre (Amalthéia), l’ourse (Kunosoura). Madeleine Jost relève un lien étymologique entre les noms des Nymphes et des lieux. Mais la montagne offre surtout l’image de cette faune familière à tout homme antique qui vient y chasser et y faire paître ses troupeaux, ce qui illustre une co-habitation raisonnée.
29Ainsi, Porphyre s’adresse aux nourrices secrètes de Bacchus37 : « courant et dansant avec les faunes sur le sommet des montagnes ; Nymphes des rochers, des forêts […], amies des bergers et des chevriers, tendres nourrices, vous qui habitez au fond de toutes choses ». Cette représentation restitue l’image de leur dualité naturelle, mais aussi consensuelle. La danse et la course doivent être associées à la chasse comme aux activités liées au sacré. Chasser les forces néfastes s’effectue à l’aide d’un rituel magico-religieux où danser s’impose. Ainsi, en véhiculant cette image de la bonne entente où les Nymphes jouent un rôle de mesure et de régulation entre mortels et immortels, entre profane et sacré, la littérature suggère un monde autre, celui de l’âge d’or.
30Dans son Hymne à Aphrodite38, Aphrodite dicte sa loi à Anchise en ces termes :
31Dès qu’il (Enée) aura vu la lumière d’Hélios, les Nymphes montagnardes aux larges seins le nourriront, elles qui habitent cette montagne grande et divine et qui n’obéissent ni aux mortels ni aux immortels, mais qui vivent longtemps, mangent l’ambroisie et dansent en chœur avec les Immortels […]. Elles garderont et nourriront mon fils et quand il sera pris par la jeunesse chère à tous, les Déesses te l’amèneront et te montreront ton enfant. Mais moi-même, afin de me souvenir de tout, je viendrai t’amenant ton fils dans sa cinquième année.
32Ainsi définit-elle le statut particulier de ces Nymphes qui, indépendantes, ne sont soumises ni aux règles régissant les mortels, ni aux lois divines. Elément féminin, la Nymphe des montagnes est avant tout une nourrice. Le rôle éducatif est confié à d’autres habitants, comme les Centaures Phonos et Chiron. Aussi serait-ce une erreur de ne pas y voir un espace possédant ses propres lois. La fin de l’ensauvagement premier déplace le nourrisson vers une sphère où l’on va passer à son instruction et à son initiation. C’est la phase de la reconnaissance paternelle et de la probation à l’adolescence.
33Enfin, il faut tenir compte de la représentation du nouveau-né dans l’esprit antique, mais aussi de cette montagne vivante et attentive à ceux qui y habitent. La Montagne réagit à partir de ses éléments qui sont une partie d’elle. Stace évoque des « montagnes qui tressaillent de joie », « des antres, témoins de l’hymen de Thétis, qui lui ouvrent leurs retraites profondes39 ». De plus, le nourrisson, dans sa phase végétative, est au plus proche de la nature et de l’animal qui lui porte secours. Pausanias40 nous relate l’histoire des amours d’Héraklès avec la fille d’Alcimédon. Celui-ci, furieux de la venue au monde d’un petit-fils, expose la mère Phialo et l’enfant sur le mont Ostrakina. Héraklès, de retour d’une de ses aventures, se met en quête de Phialo et d’Ecmagosas. L’intérêt de cette légende réside dans le rôle joué par une pie. Celle-ci, jacassant comme les vagissements du nourrisson, permet au héros de retrouver la mère et l’enfant. Les balbutiements langagiers d’un être humain ne sont guère éloignés du cri d’un oiseau. On retrouve, dans cet animal, l’infans qui ne parle pas ni ne marche.
34Le retour au monde doit être l’étape suivante pour l’initiation à la vie adulte. Elle s’effectue pour l’enfant exposé par la prise en charge sous la condition d’enfant trouvé. Pâris reçoit ce nom des bergers qui l’ont adopté. Œdipe prend ce nom au regard de ses pieds qui enflent. Ils ont un statut de substitution donné par une autre catégorie, des montagnards à la vie rustique. Mais viendra le jour où l’enfant devenu adolescent retrouvera son identité première et demandera des comptes. Il s’agit de préparer le jeune enfant à son retour : c’est la probation réussie.
III - La complexité du monde montagnard
1 - Du chaudron à l’antre de Chiron
35La grotte n’est pas par principe la demeure d’un homme, mais celle d’un être proche du divin. Sacrifier un nourrisson n’est pas plus éloigné de l’animal qui égorge sa proie. Sur le mont Lycée, à Lykourousa, le roi Lycaon s’adonne à ce rituel sanglant qui provoque sa transformation. Du rite à la légende, Pausanias n’ose s’étendre, présentant cette cérémonie comme un mystère connu, mais réservé aux initiés. Tout n’est donc pas idyllique sur les flancs des montagnes, et propice à élever un enfant divin.
36Or les mères de héros sont chargées d’une mission qui, si elle échoue, entraîne un abandon de leur progéniture. En effet, l’échec de l’immortalisation, et la rupture occasionnée par l’arrivée du père humain, provoquent cet exil imposé. Aussi le déplacement du chaudron à l’antre du Centaure marque-t-il la nécessité d’un nouveau parcours. Selon Apollonios de Rhodes41, faire disparaître cette part humaine, donc mortelle, est la préoccupation de ces mères ayant « fauté » avec un mortel. Elles ne parviennent donc pas à transmettre leur immortalité et ce sont les pères mortels comme Pélée et Jason qui recherchent l’éducateur le plus proche du sacré comme palliatif − par exemple le Centaure Chiron.
2 - Le personnage de Chiron
37En tant que maître chargé de ces enfants bien particuliers, il est le symbole de ce monde hybride où les opposés finissent par se rencontrer. Né d’une union divine, de Saturne et d’une Nymphe, une Océanide, Philyra, il a gardé la marque de la transformation de son père lors cette union. Par son aspect mi-cheval, mi-homme, Chiron appartient à cette espèce hors norme pour qui aucun autre monde n’est envisageable. Par sa filiation, il se distingue des autres42, d’où cette distance, voire cette opposition. Son thériomorphisme est issu des mêmes origines que Pan. Mais contrairement au dieu-bouc sans demeure fixe, il vit en immortel dans un antre où il accueille les enfants des déesses pour une éducation cultivée sur le mont Pélion, en Thessalie. Stace nous décrit la demeure du vieux Chiron : « Sa demeure élevée s’enfonce dans le roc, et soutient de sa voûte immense tout le poids du Pélion43 ». « Une partie a été creusée par la main des hommes, l’autre a cédé aux efforts du temps ; on y voit les traces des Dieux, les lits qui les reçurent, la place que chacun a pressée, que sa majesté divine a consacrée ». Thétis insiste ensuite sur l’absence de toute sauvagerie propre aux Centaures omophages : « Ici point de javelots rougis du sang des hommes, point de frênes fracassés dans des noces sanglantes », sombre rappel des noces tragiques des Lapithes. La littérature a choisi de présenter un Chiron dans son humanité. Certes, cette hybridité lui confère un double statut, ouranien et chtonien. Il en découle un personnage fort, sage, et doté du pouvoir de la connaissance. C’est dans cette empathie que Coluthus44 évoque les noces de Thétis et Pélée. Les dieux se retrouvent dans la grotte de Chiron. On voit le dieu de la guerre, détendu et dansant sans armes. Coluthus ajoute que « La Discorde s’y montra, sans que le Centaure ou Pélée daignassent lui faire le moindre accueil ».
38Chiron compte parmi ses élèves des dieux comme Esculape, mais aussi des héros comme Achille, Hercule, Actéon, Enée, Médéios, Patrocle, Pélée et Jason. Il leur apprend à guérir et à être des hommes accomplis. Il s’agit d’aguerrir le héros en vue de ses exploits futurs et de sa gloire éternelle. A défaut de l’immortalité, les parents de ces enfants précoces cherchent à les inscrire dans le monde extérieur. Elevé auprès d’un guérisseur, d’un être sachant les secrets de la nature, dans cette montagne, l’enfant divin doit apprendre à réguler cette part du divin, cette vis divina. Apollodore45 évoque cette force qui caractérise Pâris et le distingue parmi les bergers. C’est le même scénario qui provoquera la découverte de Romulus et de Rémus. Œdipe entrera vraiment dans le monde par sa violence à l’encontre de son géniteur. Le retour dans le monde civilisé n’augure pas d’une modification de leur destin.
39L’éducation qui est celle d’un aristocrate, d’un jeune éphèbe, se voit reproduite dans cet univers rude. Il se dégage autour de l’antre de Chiron une sorte de mania. Dans L’Achilléide, le poète nous conte les retrouvailles de Thétis et de son fils Achille, de retour de la chasse. « La joie de Thétis, nous raconte Stace, augmente encore ses inquiétudes de mère. Alors Chiron les invite à goûter aux mets et à vider les coupes, et, pour distraire la douleur de Thétis, il prend enfin sa lyre, en fait vibrer les cordes, qui charment les ennuis ; et après les avoir essayées d’un doigt léger, il présente l’instrument au jeune homme ». Ainsi Chiron préside-t-il à une instruction raffinée de l’impétueux Achille, qui perturbe la vie des autres habitants par sa vitalité surhumaine. Cette instruction, il la prodiguera à tous ses élèves, dont Orphée.
40Chiron a en lui deux aspects : une part de la bête qui l’amène à nourrir ses élèves de chair crue − retour aux premiers âges − et une part de l’homme qui l’amène à donner une éducation savante à ses hôtes. Il est celui qui peut communiquer avec les humains et les dieux. Dans son article sur « les enfances chez Chiron », Suzanne Mathé46 évoque ce côté chamanique qui influe sur cette période de retraite visant la probation de l’adolescence. Mais cette éducation proche de la feritas a pour but de faire acquérir à ces jeunes demi-dieux les vertus des bêtes sauvages, leur férocité. Selon Apollodore, Chiron nourrit Achille, non de miel, mais de chair animale, de viande crue. A défaut de lait maternel, « le Centaure le nourrit d’entrailles de lion et de sanglier, et de moelle d’ours ; il l’appela Achille (son premier nom était Ligyron), parce que jamais il n’avait approché ses lèvres d’un sein », écrit le mythographe.
41La montagne demeure bien le lieu des hommes qui ne cultivent pas la terre. Cette vision pastorale va influencer les récits pastoraux où les bergers sont mis en contact avec les êtres appartenant au sacré. Ainsi, Virgile, au livre XI de l’Enéide, nous relate l’exil de Métabus, « chassé de son royaume en haine de ses orgueilleuses violences47 ». Ce guerrier impitoyable s’avère être un père attentionné. Rejeté par le monde, il gagne les « montagnes solitaires » où « il [vit] la vie des pâtres ». Or cette rupture avec le civilisé nécessite une adaptation à cet univers consacré à la chasse sous toutes ses formes.
3 - La montagne de la probation et de l’inversion
42Devenir adulte passe par cette vie d’affrontements et de périls. La fin d’Actéon est intéressante par l’échec de son éducation. Disciple de Chiron, il a choisi le statut de chasseur. Or il va défier les lois consensuelles et son voyeurisme lui coûtera la vie. Cependant il ne meurt pas de la main d’une divinité. Mais celle-ci, en l’occurrence Artémis, engage le processus par la perte de son identité première. Apollodore précise qu’elle le « métamorphosa immédiatement en cerf48 ». Le jeune fils d’Autonoé et d’Aristée subit le sort du chasseur chassé. Cette inversion est une des caractéristiques du monde des montagnes. Cependant la violence interne est atténuée par la guérison des chiens du voyeur49.
43Le changement de vêtements participe de ce refus implicite des valeurs de la cité. C’est en cela que la montagne se plonge dans la feritas. Ce refus vise autant les jeunes filles que les jeunes gens. Ainsi, Virgile nous dépeint Camille enfant, plus proche de la sauvageonne que d’une future reine : « Dans les halliers, dans l’épine des broussailles, Métabus nourrissait sa fille d’un lait sauvage, aux mamelles d’une jument de son troupeau, glissant les trayons entre ses tendres lèvres ». L’image de Camille va peu à peu rejoindre celle d’Hercule. Telle une Amazone ou une Diane chasseresse, elle grandit plus en homme qu’en femme. Virgile précise qu’elle ne portait « point d’or dans ses cheveux ni, pour la vêtir, de longues robes, mais, à la place, la dépouille d’une tigresse, au long du dos pendant depuis la tête50 ». Dans le personnage d’Atalante, exposée par son père parce qu’il souhaitait un fils, élevée par des chasseurs, on retrouve cette même représentation de la femme chasseresse et guerrière, symbole du refus du statut de la femme, donc du mariage51.
44Inversement, les voiles féminins paraissent la cachette idéale pour se fondre dans le monde hors des montagnes. Apollodore52 relate le séjour d’Achille dans le palais de Lycomède. Evoquant l’enfance de Dionysos, il raconte l’anecdote qui suivit sa re-naissance quand Zeus décousit sa cuisse pour le mettre au monde. Hermès confia le nourrisson à Ino et à Athamas et les « persuada de l’élever comme s’il s’agissait d’une petite fille ». La colère d’Héra ne se fit pas attendre, quand elle découvrit la supercherie53. Cette inversion des états est d’autant plus forte dans le comportement des Bacchantes. Certes on peut y voir des traces de rituel matrimonial, mais aussi l’exigence d’un dépassement de soi dans un territoire sacralisé. Les Bacchantes sont présentées comme des mères aimantes qui, prises d’une folie mystique, tuent leurs enfants et se nourrissent de leur chair, qui élèvent et cajolent de jeunes faons qu’elles vont soudain mettre à mort, sans aucune pitié. Manger de la chair humaine, manger de la viande crue, dévorer son propre enfant − comme Agavé déchirant les membres de son fils Penthée sur le Cithéron − renvoie à la monstruosité, mais aussi à un déni de civilisation, parce qu’il faut instaurer un autre ordre, celui qui est dicté par le divin. Théocrite, dans sa XXVIe Idylle54, décrit cette scène de total dérèglement avec force détails. Or il ajoute, après ce dépeçage rappelant celui du dieu Dionysos pour lequel les Bacchantes quittent la plaine et leur foyer : « Ce supplice ne me révolte point, et que nul mortel ne s’avise d’accuser Bacchus de cruauté, le sacrilège eût-il été puni d’une manière plus cruelle encore, n’eût-il même à peine atteint la fleur de la jeunesse ». Penthée est puni pour son voyeurisme. Il a surpris des rites cultuels réservés aux initiées. L’aspect mortifère existe donc dans cet univers où le mortel est toléré à côté du divin, où les enfants sont châtiés pour des erreurs de jeunesse.
45Enfant sorti du chaudron, enfant exposé pour la dévoration, enfant d’union adultérine, tel est le lot que reçoit la montagne des immortels comme des mortels. Représentation de la nature dans sa diversité, elle se veut accueillante. Cependant, la littérature en a fait un espace du partage et du consensus, où le rapprochement des deux mondes se retrouve en ces enfants divins, mais également le lieu des épreuves que certains parviennent à surmonter, tandis que d’autres n’y parviennent pas. Les mythographes, dans le récit de ces enfances méditerranéennes, ont mis en place un cheminement récurrent. Le séjour montagnard, vécu comme un retrait du monde, entraîne une perte d’identité que le jeune héros devra retrouver lors de son retour parmi les siens. Ainsi, inévitablement, le héros retourne à ses sources originelles.
Notes de bas de page
1 Ovide, Métamorphoses, I, 99.
2 Apollodore, Bibliothèque, II, 5, 4.
3 Apollodore, Bibliothèque, III, 13, 1-8. Le roi Acaste ne peut tuer Pélée qu’il avait purifié.
4 Hymnes homériques, « Hymne à Aphrodite » traduit par Leconte de Lisle. « Là, les Charites la baignèrent et la parfumèrent d’huile ambroisienne qui sert aux Dieux éternels, ambroisienne, divine, et qui lui avait été offerte en sacrifice. Puis, ayant mis de beaux vêtements autour de son corps et s’étant parée avec de l’or, Aphrodite qui aime les sourires partit de l’odorante Chypre pour Troie ; et faisant rapidement son chemin par les hautes nuées, elle parvint à l’Ida, où abondent les sources et les bêtes fauves ».
5 Paris, Maspero, 1974, p. 141-176.
6 M. Jost, Sanctuaires et Cultes de l’Arcadie, Ecole Française d’Athènes, Etudes Péloponnésiennes, IX, Paris, 1985, p. 242-247.
7 Homère, Hymne à Hermès.
8 Lucien, Dialogues des dieux, VIII, 7.
9 Apollodore, Bibliothèque, III, 8, 1-2. Zeus, pour cacher à Héra son inconduite, transforme Callisto.
10 Apollodore, Bibliothèque, III, 13, 6 : « Quand Thétis mit au monde un enfant, elle voulut le rendre immortel ; aussi, à l’insu de Pélée, la nuit, elle trempait le bébé dans le feu, pour détruire la partie mortelle, qu’il avait reçue de son père, et, le jour, elle l’oignait d’ambroisie. Mais Pélée l’épia, il vit l’enfant se tordre dans les flammes et poussa un cri : Thétis fut contrainte de mettre un terme à son projet ; elle abandonna l’enfant et retourna auprès des Néréides ».
11 Hymnes homériques, « Hymne à Aphrodite », traduction de Leconte de Lisle (1868) : « A la vérité, une grande injure me sera faite désormais, à cause de toi, parmi les Dieux immortels qui craignaient auparavant mes paroles et mes desseins, parce que je les avais unis à des femmes mortelles, et que ma volonté les avait tous domptés. Maintenant, il ne me sera plus permis de le leur rappeler, puisque moi-même j’ai commis une grande faute, une action mauvaise et intolérable, et que j’ai erré dans mon esprit. Voici que je porte un enfant sous ma ceinture, m’étant unie à un mortel ».
12 Cf. citation de la note 10.
13 Virgile, Énéide, livre XI, v. 555-560.
14 H. Jeanmaire, Couroi et Courètes. Essai sur l’éducation spartiate et sur les rites d’adolescence dans l’antiquité hellénique, 1939, p. 285.
15 Apollodore, Bibliothèque, III, 12, 4-6.
16 Apollodore, Bibliothèque, III, 9, 1. Téléphe, fils d’Augé et d’Héraklès, fut nourri par une biche.
17 Antoninus Liberalis, Les Métamorphoses, XXII, Paris, Les Belles Lettres, 1968.
18 Pausanias, Voyages, VIII, 36-3. Callimaque, Hymne à Zeus, v.11.
19 H. Lavagne, Operosa antra, Ecole Française de Rome, 1988, p. 201.
20 Antoninus Liberalis, Les Métamorphoses, XIX, Paris, Les Belles Lettres, 1968.
21 Pausanias, Voyage en Arcadie, livre 8, chapitre 36.
22 M. Jost, Sanctuaires et Cultes, Ecole Française d’Athènes, XI, Paris, 1985, p. 256-257.
23 Pausanias, Voyages, VIII, 38, 6.
24 H. Lavagne, Operosa antra, Ecole Française de Rome, 1988.
25 T. Borgeaud, Recherches sur le dieu Pan, Biblioteca Helvetica Romana, XVII, 1979.
26 Apollodore, Bibliothèque, III, 10-3 ; III, 4-3.
27 Hymne homérique à Hermès, traduction de Scipion Allut, 1841.
28 Hymnes homériques, Hymne à Aphrodite, livre 1, v. 170-291.
29 Ovide, Métamorphoses, IV, v. 290-319.
30 Fils d’Hermès et d’Aphrodite, on le nomma Hermaphroditos. Hygin (Fab. 271) lui donne le nom d’Atlantius.
31 Stace, Achilléide, livre 1.
32 Apollonios de Rhodes, Argonautiques, livre 1, 30 : « Le fils de Philyre, Chiron lui-même, descendant du haut de la montagne, s’avance sur le rivage en leur faisant signe de la main et leur souhaitant un heureux retour. Près de lui, son épouse Chariclo, portant dans ses bras le jeune Achille, le présente tendrement à son père Pélée ».
33 H. Jeanmaire, Histoire du culte de Bacchus, Payothèque, Paris, Payot, 1978, p. 77-78.
34 G. Capdeville, Vulcanus, Recherches comparatistes sur l’origine du culte de Vulcain, Rome, 1995, p. 186-187.
35 Ovide, Métamorphoses, VIII, v. 316 sq.
36 Tite-Live, Histoire Romaine, Livre I.
37 Porphyre, Hymne au pseudo-Orphée.
38 Homère, Hymne à Aphrodite, traduction de Leconte de Lisle.
39 Stace, L’Achilléide, livre 1.
40 Pausanias, Voyages, VIII, 12, 2-5.
41 Apollonios de Rhodes, Argonautiques, III, 13, 6 : « Quand Thétis mit au monde un enfant, elle voulut le rendre immortel ; aussi, à l’insu de Pélée, la nuit, elle trempait le bébé dans le feu, pour détruire la partie mortelle qu’il avait reçue de son père, et, le jour, elle l’oignait d’ambroisie. Mais Pélée l’épia, il vit l’enfant se tordre dans les flammes, et poussa un cri : Thétis fut contrainte de mettre un terme à son projet ; elle abandonna l’enfant et retourna auprès des Néréides ».
42 Ils sont fils d’Ixion, le Titan.
43 Stace, Achéilleide, livre I.
44 Coluthus, L’Enlèvement d’Hélène.
45 Apollodore, Bibliothèque, III, 12, 4.
46 S. Mathé, « Les enfances chez Chiron », in : Enfants et enfances dans les mythologies, sous la direction de D. Auger.
47 Virgile, Enéide, XI, v. 539.
48 Apollodore, Bibliothèque, III, 4, 4.
49 Apollodore, Bibliothèque, III, 4, 4 : « après avoir dévoré leur maître, les chiens le cherchent. Ils parviennent à la grotte de Chiron. Celui-ci fabrique une image d’Actéon pour les guérir. »
50 Virgile, Eneide, XI, v. 569-589.
51 Plusieurs récits font état de la légende d’Atalante. La version arcadienne, reprise par Apollodore, Bibliothèque, VIII, 9, 2, raconte son exposition et l’allaitement par une ourse dans la forêt du mont Pélion.
52 Apollodore, Bibliothèque, III, 13, 8 : « Quand Achille eut neuf ans, Calchas prédit que Troie ne serait jamais prise sans lui. Thétis, sachant que le destin de son fils serait de mourir s’il prenait part à la guerre, le cacha sous des vêtements féminins, et le confia à Lycomède, comme si c’était une fille. Élevé dans le palais de Lycomède, Achille coucha avec l’une de ses filles, Déidamie ; elle lui donna un enfant, Pyrrhos, qui fut ensuite appelé Néoptolème. Mais, ayant appris qu’Achille se cachait chez Lycomède, Ulysse vint le chercher, et, en faisant sonner la trompette de guerre, il le trouva. C’est ainsi qu’Achille se rendit à Troie ».
53 Apollodore, Bibliothèque, III, 4, 2-3.
54 Théocrite, XXVIe Idylle : « Soudain sa mère [Penthée] lui arrache la tête, en rugissant comme une lionne en travail. Ino presse du pied les flancs du profanateur et lui emporte une épaule avec l’os qui l’attache au corps ; Autonoé déchire l’autre. Leurs compagnes se disputent les débris de ce corps sanglant, et toutes ensemble rentrent dans Thèbes, souillées de sang et rapportant de la montagne, non Penthée, mais un deuil qui épouvante la ville ».
Auteur
IUFM de Perpignan.
Christine PIERRE est certifiée de lettres classiques. Formatrice et enseignante dans un établissement scolaire, elle participe à la mise en place des masters préparant aux métiers de l’enseignement, à l’Université de Perpignan. Elle a participé à l’ouvrage Exils dirigé par H. Carrera, et paru en 2010, aux Presses Universitaires de Perpignan. Doctorante, elle termine sa thèse consacrée à L’Imaginaire de la montagne dans le monde antique.
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