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Transports

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Thierry Eloi
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– VII – Transports et confrontations

Mon identification des nouvelles classes moyennes supérieures, les miduppers, n’est-elle pas imaginaire ?

Jean-Michel Hoerner

Texte intégral

1Hormis nos origines corréziennes, Joël Thomas et moi-même sommes des universitaires très différents. Il est latiniste et je suis géopolitiste, sa culture classique est considérable et je me contente de l’ordonnancement du monde contemporain, il conduit sa voiture comme un pilote de formule 1 et je marche avec une canne… Cependant, nous sommes souvent rêveurs et, tandis qu’il confie sa plume à l’imaginaire, voire à l’ésotérisme, je trempe la mienne dans l’élixir touristique des mers tropicales. Nous sommes aussi parfois têtus et obstinés jusqu’à gagner ensemble, vers la fin des années quatre-vingt-dix, un combat contre la bêtise humaine qui avait pris le visage de quelques collègues prétentieux. Je rappelle cet épisode qui remonte à ma présidence de l’université car je m’en souviendrai toujours ; sans doute, Joël également. J’ai failli d’ailleurs le raconter ici mais, si j’en ai abandonné le projet, c’est en raison de deux évidences : un profond mépris pour des esprits inférieurs et la volonté de paraître, une fois encore, tel un professeur qui ne croit qu’à la vertu de l’intelligence.

2Joël Thomas est probablement aussi fier que moi de ses nombreux ouvrages publiés et, toujours comme moi, il doit s’enorgueillir des thèmes majeurs qui structurent sa pensée. Cependant, je n’ai aucune compétence pour les expliciter et je crois qu’aucun lecteur n’attend de moi cette incongruité. En revanche, comme il pourrait l’appliquer à sa propre pensée, je juge opportun de dire ici et maintenant pourquoi je loue ma géopolitique et, chemin faisant, ce qui me conduit encore à noircir du papier. Je n’ai pas vu s’affirmer la nouvelle mondialisation sans quelque plaisir, car elle me permet de confronter le capitalisme et la démocratie occidentale au reste du monde sans éprouver un sentiment de supériorité. J’ai d’ailleurs attendu longtemps pour y parvenir et la théorie de la représentation sociale avancée par Émile Durkheim en 1898 a eu chez moi un effet déclencheur, bien qu’à retardement. Par exemple, on se réclame avec ferveur de la laïcité en oubliant qu’il ne s’agit pas d’une valeur neutre et que, pour certains, il est difficile d’être laïc, de croire à Dieu et de pratiquer sa religion.

3Le sujet que j’ai choisi pour cet article me ramène à mes préoccupations scientifiques majeures : toujours mieux comprendre la géopolitique du monde, notamment à l’aune de la mondialisation, et poursuivre la recherche sur l’industrie touristique internationale. La prochaine étape de mon premier engagement sera un petit livre qui s’intitulera Territoires d’outre-monde, un titre qui devrait faire sourire le littéraire qu’est Joël, bien que Chateaubriand ne doive pas être son auteur de prédilection. Le sous-titre, Des « économies-mondes » aux « territoires-mondes » indique que je veux tordre le cou à l’idée glorieuse des « économies-mondes » qu’a défendue le grand historien et académicien Fernand Braudel. Le beau souvenir ! Il y a une dizaine d’année, sa veuve nous a permis d’utiliser son nom pour identifier notre bibliothèque universitaire (avec un fond de documentation par-dessus le marché) et même créer un « prix de l’essai » présidé par Hélène Carrère d’Encausse, l’actuelle secrétaire perpétuel de l’Académie française… Faut-il rappeler que l’un de nos charmants collègues a allègrement saboté l’initiative après seulement une année de fonctionnement ? Quant à mon second thème, que tout le monde connaît et qui me conduira bientôt à publier le douzième ouvrage s’y rapportant, c’est naturellement le tourisme. Or, au cœur de cette double problématique, il y a les classes moyennes supérieures que j’appelle miduppers (upper de middle).

Du tourisme à la géopolitique et vice-versa

4Je ne peux entrer dans le vif du sujet, c’est-à-dire la prise en compte de ces classes moyennes aisées que je nomme donc miduppers, sans mieux définir les deux orientations de recherche évoquées ci-dessus. Et justement, je vais déjà développer la question touristique ou plutôt le sort de l’industrie hôtelière internationale. Là aussi, j’ai une pensée pour Joël, car je n’oublie pas qu’il a enseigné dans notre filière à Perpignan. Par ailleurs, la nouvelle thèse que je défends ici ne sera pas publiée avant la fin de l’année (sauf peut-être sous la forme d’un article), même si je l’ai souvent expliquée à beaucoup de mes étudiants (5 à 6 cours dans autant de villes différentes) et pourrait inspirer l’un de nos futurs doctorants. Elle repose sur les données du tourisme international fournies par la première agence de voyages américaine, Carlson Wagonlit Travel, et reprise par l’Organisation mondiale du tourisme. Globalement, on compte environ 1 milliard d’entrées touristiques internationales par an pour une recette globale de 1 000 milliards de dollars. Alors que toutes ces entrées correspondent sans doute à quelque 600 millions de touristes internationaux (plusieurs entrées par touriste), on constate qu’un seul séjour engendre une dépense moyenne de 1 000 dollars, ce qui n’est pas négligeable.

5Il est donc probable que ces centaines de millions de touristes internationaux appartiennent à une classe sociale favorisée et jouent un rôle majeur dans le développement touristique, jusqu’à représenter l’essentiel de la clientèle des grands hôtels. Or, parallèlement à ces observations, j’ai constaté que le chiffre d’affaires de l’hôtellerie internationale est de 450 milliards $ et que celui des dix premières chaînes hôtelières mondiales, dont sept sont américaines, reste inférieur à 80 milliards $, soit une faible part des recettes contrairement à la concentration observée dans la plupart des autres activités économiques. Autrement dit, ou l’activité hôtelière de la planète est surestimée et va probablement décroître, ou les chaînes en question qui sont souvent assez jeunes vont connaître une prochaine et forte expansion. Ah la loi du capital ! Trois raisons confirment la seconde solution. Déjà, il faut insister sur les ambitions légitimes d’une activité qui se concentre de plus en plus sur son cœur de métier. En second lieu, ces grandes chaînes disposent d’une capacité d’investissement quasi infinie grâce à « l’externalisation des murs », qui aboutit à des contrats de franchise ou de gestion avec des personnes ou des sociétés possédant le foncier et les murs, tout en gérant l’hôtel. En effet, de tels partenaires sont désormais nombreux comme en Chine, par exemple, où des investisseurs nationaux attendent ce type d’association avec impatience. Enfin, il existe une clientèle potentielle de plus de 600 millions de touristes internationaux, mes fameux miduppers.

6Mon second ouvrage, presque bouclé, est beaucoup plus complexe et me transporte déjà au tout début du capitalisme, c’est-à-dire dans l’Europe du bas Moyen Âge. Dès cette époque, selon Braudel, des « économies-mondes » se constituent à partir de grandes cités italiennes, avant d’investir Amsterdam, puis Londres avec l’Angleterre et enfin New York avec les Etats-Unis. Or, selon le célèbre historien qui a hélas disparu avant l’avènement de la mondialisation, non seulement la situation actuelle devrait perdurer mais même Shanghai et la Chine ne succèderaient jamais à New York et à l’Amérique. Je partage la dernière hypothèse mais je prétends que les « économies-mondes » vont tout simplement disparaître. Mes arguments sont multiples. Tout d’abord, le capitalisme qui a largement inspiré la démocratie occidentale au-delà de l’héritage antique ne peut pas s’accommoder de n’importe quel type d’État : Braudel ne critique-t-il pas l’aspect « totalitaire » de la Chine d’il y a plusieurs siècles ? En outre, la mondialisation vise à supprimer le rôle des États-nations, voire des « États-providence », qui sont déterminants pour maintenir une « économie-monde ». Enfin, il faut tenir compte de la particularité et de l’importance des classes moyennes supérieures, toujours mes miduppers.

L’identification difficile des classes moyennes

7L’une des erreurs assez courantes consiste à oublier que le capitalisme se situe dans un contexte occidental, comme je viens de le rappeler. Dès sa naissance, il traduit ainsi le conflit européen entre l’aristocratie féodale et la bourgeoisie urbaine naissante, ces deux classes étant minoritaires mais très représentatives. Puis, on l’identifie à la lutte des classes définie par Marx au XIXe siècle entre bourgeois et prolétaires, deux groupes également minoritaires eu égard à la classe paysanne toujours dominante, en négligeant les thèses de Weber sur l’importance des hiérarchies. Finalement, la définition de Stendhal de la « classe sociale » est pertinente : « la société étant divisée par tranches, comme un bambou, la grande affaire d’un homme est de monter dans la classe supérieure à la sienne et tout l’effort de cette classe est de l’empêcher de monter ». Ce n’est donc pas une rivalité de classes à proprement parler qui crée la dynamique capitaliste mais plutôt l’inverse et, tout au plus, on doit admettre que la bourgeoisie s’est d’abord imposée avant qu’elle ne concède la victoire de la démocratie.

8L’internationalisation de l’économie puis la mondialisation modifient encore plus la donne. La classe ouvrière se marginalise par rapport au personnel de service qui constitue à la fois les classes moyennes middle et lower, tandis que juste au-dessous des plus riches qui sont les héritiers de la grande bourgeoisie et de la haute aristocratie, s’affirme une classe moyenne upper de plus de 600 millions de personnes. Il n’y a plus de rivalité de classes telle que les anciens conflits sociaux, malgré certaines grèves qui traduisent plus une hostilité de principe qu’une solidarité effective. Le socialisme oublie sa tentation communisante et la social-démocratie se conjugue selon tous les temps de la démocratie. Il s’agit là de l’une des grandes conséquences de la mondialisation où, par exemple, 10 % des Américains perçoivent 50 % des revenus nationaux. D’ailleurs, dans tous les pays développés, la constatation est identique : 10 à 20 % de la population, juste au-dessous de la strate traditionnelle des plus fortunés, monopolisent une grande partie de la richesse nationale, et on considère en France que les revenus par famille de cette classe sont supérieurs à 50 000 euros nets par an.

9Ce qui est intéressant, c’est l’embarras que manifestent les chercheurs face à cette évidence. Alain Lipietz, Jean Lojkine, Louis Chauvel, Massimo Gaggi et Edoardo Narduzzi, Éric Maurin malgré ses derniers doutes, et moi-même dans Les classes moyennes dans la barbarie, un ouvrage publié chez Balzac Éditeur en 2002, nous avons tous perçu les classes moyennes en grande difficulté, « à la dérive » ou « en déclassement ». Mais s’agit-il des mêmes classes moyennes ? Il est vrai que leurs définitions varient beaucoup, bien qu’on observe souvent un rythme ternaire pour les estimer. Thierry Pech, dans Alternatives économiques de mars 2012, qui rappelle que « deux Français sur trois ont le sentiment d’appartenir aux classes moyennes », en donne successivement une « définition sociologique » (catégorie située entre le « salariat d’exécution » et le « salariat d’encadrement et de direction »), une « définition économique » (selon les revenus) et enfin une « définition subjective » (sentiment d’appartenance). L’Américain L. Warner, cité par Alain Touraine dans Encyclopædia Universalis (1987), divise également les classes moyennes en trois, upper, middle et lower, mais de manière plus linéaire. Or, dans un cas comme dans l’autre et pour la première fois depuis la fin du XXe siècle, une classe suffisamment active n’est pas considérée comme minoritaire. On aurait donc raison de parler des classes moyennes au pluriel mais on aurait tort de ne pas mieux identifier leur frange supérieure.

Qui sont vraiment les « miduppers » ?

10Les classes moyennes supérieures sont souvent assimilées à une catégorie sociale qu’on n’hésite pas à qualifier de « riche ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si quelques auteurs l’évaluent plus précisément, comme moi, à 15 % de la population dans les pays développés. Pour obtenir ce résultat, j’ai repris le total des touristes internationaux qui appartiennent aux classes moyennes les plus aisées après avoir exclu les très fortunés. Comme je l’ai suggéré, ils sont plus de 600 millions en 2012, soit 40 fois plus qu’en 1960, et il est vraisemblable que leur niveau de vie se soit accru d’au moins 15 % tous les dix ans. Cela est conforme à l’observation d’Éric Maurin qui parle d’un « horizon de promotion sociale », tandis que l’enrichissement patrimonial, non remis en cause, est beaucoup plus stabilisateur qu’on ne le pense. On est donc en présence d’un phénomène irréversible qui, comme on va le voir, concerne davantage les pays riches que les autres. Les quelque 600 millions d’individus estimés représentent presque 9 % de la population mondiale, c’est-à-dire autour de 15 % des populations des pays développés contre seulement quelques pourcents de celles des plus pauvres. Nous avons donc affaire à une classe sociale aisée, au statut assez stable.

11Je souscris volontiers à la théorie selon laquelle les modèles de la société évoluent, des années 1955-75 aux années 1975-2010, de la structure de la « montgolfière » (un sommet réduit pour les classes aisées, une base étroite pour les classes populaires, et un ventre large pour la classe moyenne) à celle du « sablier » (gonflement au sommet pour les classes aisées et à la base pour les classes populaires, et resserrement vers le milieu pour la classe moyenne). Comme je l’ai dit, j’étais peut-être pessimiste en 2002 mais je crois que j’avais bien identifié ce que représentent aujourd’hui encore ces classes moyennes supérieures. Or, pour moi, leur pouvoir serait lié aux territoires qu’elles occupent, un peu comme les domestiques de Kafka qui, en vivant au centre, c’est-à-dire dans le « château », dominent tous les habitants de la périphérie. J’écrivais d’ailleurs ceci il y a dix ans : « Les classes moyennes se fabriquent des territoires qui sont à la mesure de leur dimension et de leurs stratégies, avouées ou non (…) Ils deviennent des supports de formation de l’identité individuelle et collective, selon Roger Brunet et Hervé Théry (Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, Reclus / La Documentation française, 1992). Ils ressemblent aux coquilles de l’homme d’Abraham Moles (Encyclopédie de la géographie, Paris, Economica, 1992) ». J’étais intarissable mais je ne me déjuge pas : « Rarement, on se rassemble par quartier ou par village, comme autrefois. En revanche, on crée des réseaux, serrés ou lâches. Les exemples d’un club sportif ou culturel, d’amitiés professionnelles souvent élargies, d’une obédience politique, syndicale ou religieuse, sont légion. La taille des groupes, au sein de territoires à géométrie variable, est très variée : une dizaine, une vingtaine, rarement plus de cinquante personnes ; hommes, femmes, enfants, tout compris ». Le même individu appartient souvent à plusieurs TCH, c’est-à-dire à des « territoires-coquilles-hommes », selon ma propre formulation.

12Tous ces « territoires-mondes », infinis car petits, regroupent des populations aisées que je nomme donc miduppers. Ils n’affichent pas une domination politique mais ils sont l’expression d’une classe sociale qui n’a d’autre but que de satisfaire des exigences de confort, de sécurité et de plaisir. Ils regardent la mondialisation avec bienveillance, soupirent devant les ambitions des représentants de l’État et de ses collectivités, évaluent les candidats à toute élection comme s’ils jouaient au rami, n’imaginent aucune déchéance personnelle mais craignent, par-dessus tout, la maladie et la mort. On leur dira qu’ils constituent le meilleur des classes moyennes et ils souriront. On leur prêtera la vertu de représenter les plus beaux exemples de la société et ils hausseront les épaules. Si jamais on veut leur prouver qu’ils ont contribué un jour à créer le capitalisme, qu’ils sont le fer de lance de la démocratie ou qu’on ne pourra jamais plus se passer d’eux, ils organiseront une fête entre amis pour célébrer leur prétendue félicité. En tout cas, je prétends qu’ils contribuent au succès grandissant du tourisme international et donc au rapprochement des peuples, et qu’ils n’ont plus qu’à s’accommoder tranquillement des fanatiques, des financiers et des éventuels dictateurs.

Peut-on conclure ?

13J’ai découvert une nouvelle classe sociale qui n’est en conflit avec aucune autre mais qui traduit la puissance de la mondialisation. Au-delà du simple capitalisme et de sa version traditionnellement occidentale, partageant les valeurs de la démocratie sans en faire leur modèle absolue par refus du fanatisme, les classes moyennes supérieures, les miduppers, résultent d’une promotion tranquille et normale. Elles rassemblent les hauts cadres, les intellectuels, les professions libérales, les petits chefs d’entreprise, etc. Elles s’accommodent des États et de la finance internationale. Elles se veulent cultivées et savent tirer le plaisir maximum d’un séjour touristique. Elles vivent à cent à l’heure et j’ai peur que Joël et moi, nous en fassions partie…

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