1Dans la mesure où le mythe est à l’œuvre dans toute activité humaine et au centre des interrogations des sciences humaines, il importe, plutôt que de sacrifier à une quelconque spécialisation, de se placer dans la large perspective de la sociologie de l’imaginaire dont les objets sont : « Peintures, sculptures, monuments, idéologies, codes juridiques, rituels religieux, mœurs, vêtements et cosmétiques, en un mot tout le contenu de l’inventaire anthropologique »1. Par conséquent, on mesurera la validité des méthodes à leur faculté d’adaptation aux champs d’étude les plus divers. Si la question du choix de champs d’investigation doit être posée, c’est donc indépendamment des disciplines consacrées. Sans perdre de vue que la pensée mythique « ne distingue pas »2, on peut s’interroger de fait sur les domaines qui sont ceux du mythe. Puisque, dans le mythe « les symboles se résolvent en mots et les archétypes en idées »3, on se demandera en particulier quel discours tient cette « esquisse de rationalisation »4. Ou plus simplement, de quoi et sur quoi le mythe parle-t-il ou quels sont les grands thèmes sur lesquels s’articulent la pensée mythique ?

2 Outre celui des origines de l’Homme, de ses relations avec l’Invisible, de ses peurs et de son Destin, ce sont trois domaines – que les hypothèses de Claude Lévi-Strauss concernant le passage de la nature à la culture permettent de fonder théoriquement et sur lesquels on peut s’accorder facilement – qui semble particulièrement réfractaires à toute tentative de rationalisation et de sécularisation : la sexualité, l’alimentation et l’origine des peuples ou la fondation des nations.

3Si, pour s’en tenir à la civilisation occidentale, les deux ensembles mythiques de l’alimentation et de la sexualité montrent une belle stabilité que rien ne semble devoir entamer et n’autorisent guère d’additions à la « cartographie psychologique et symbolique » que George Steiner considère comme « excessivement rares »5, en revanche la troisième, parce qu’il ne concerne pas une civilisation toute entière mais un groupe plus restreint, est plus complexe et, par la force des choses, plus lié aux circonstances socio-historiques. On peut, en particulier, observer trois facteurs d’instabilité :

1. un bouleversement socio-culturel de grande ampleur comme le christianisme qui substitue aux mythes d’origines propres à chaque grande « ethnie » européenne de l’Antiquité – en la circonstance, le plus souvent, les mythes cosmogoniques les identifiant6 – un mythe d’origine valable pour toutes les sociétés existantes, à savoir le mythe des origines adamiques ;
2. les conquêtes militaires et les migrations qui, en mélangeant les populations et en bouleversant la composition ethnique initiale amènent la disparition de certains mythes d’origine ou leur recouvrement par d’autres, et cela dès l’Antiquité polygéniste ;
3. l’image qu’un peuple veut se donner de lui-même et l’ambition qu’il manifeste l’amènent enfin à se constituer une généalogie imaginaire ou à réhabiliter des origines naguère occultées.

4Sans doute l’instabilité des mythes d’origine pourrait-elle fournir quelques arguments permettant de conclure à une certaine contingence, mais la prolifération que suscite cette instabilité est aussi la preuve d’un fabuleux dynamisme et, par là, de la nécessité du mode de pensée mythique. De cela, l’observation des sociétés modernes peut en apporter confirmation.

5De prime abord, cependant, la modernité est hostile. Si l’on peut encore, sans trop de difficultés, s’accorder à penser que tout n’est jamais entièrement rationalisable et sécularisable, et que l’origine des peuples et la fondation des nations, pas plus que l’alimentation et la sexualité, ne peuvent jamais être totalement débarrassées de leurs fondements mythiques et symboliques, l’individualisme qui fonde plus encore la modernité occidentale et dont, par commodité, on peut fixer le moment essentiel au XVIII^e siècle7 présente une toute autre difficulté. Le passage d’une société holiste où importaient plus les relations qu’entretenaient les individus entre eux que les individus eux-mêmes, où « la valeur se trouve dans la société comme un tout »8 à une société individualiste où « l’individu est la valeur suprême »9 n’engage pas en effet à considérer qu’une prégnance mythique puisse se maintenir. Parce qu’ils concernent une communauté dans son ensemble, ne s’adressent pas à des individus et ne règlent pas des actions individuelles, les mythes d’origine et de fondation ne semblent pas devoir s’accommoder d’une idéologie qui fonde le lien social sur l’individu pris comme valeur, qui substitue à la Gemeinschaft la Gesellschaft (pour reprendre les catégories bien connues de Ferdinand Tönnies) et, par suite, à la « nation », entendue dans le sens médiéval du terme comme ensemble organique, la nation, entendue dans un sens moderne comme agrégat d’individus égaux entre eux.

6Il reste toutefois que, dans ce domaine également, le mode de pensée mythique perdure et que les mythes résistent. Deux explications à cette permanence peuvent être avancées. La première consiste à observer avec Louis Dumont que les Lumières ont plus ou moins bien pénétré dans les différentes sociétés européennes et ont imparfaitement transformé la vieille société holiste, que « des éléments non modernes continuent à exister dans la constitution aussi bien sociale qu’idéologique des pays européens »10. Dès lors, puisque les structures sociales et idéologiques sur lesquelles repose une culture mythique demeurent, il va de soi que le mythe lui-même en tant qu’instrument de cohésion sociale et idéologique est à même de se maintenir également. La seconde explication qui permet de conclure que l’origine et la fondation d’une nation, fût-elle moderne, relèvent du mythe peut être formulée comme suit. Si des éléments holistes et, partant, des structures mythiques continuent de peser sur les Nations modernes, celles-ci, quand bien même elles s’organisent autour de l’idée de l’individu, ne peuvent, malgré tout, se passer d’un lien social qui autorise et fonde la vie collective. Le geste premier de fondation, même s’il organise une société individualiste, reste un geste holiste qui trouve dans le mythe son vecteur essentiel.

7Si, par suite, l’ensemble constitué par les mythes d’origine et de fondation nationale marque à nouveau sa différence par rapport à d’autres ensembles, c’est parce que, plus qu’eux, il s’avère particulièrement propre à intégrer ces discours modernes, produits de la rationalisation, de la sécularisation et de l’individualisme, que sont l’histoire et l’idéologie. Plutôt que de penser avec Lévi-Strauss que « rien ne ressemble plus à la pensée mythique que les idéologies politiques »11 ou que « ce que les mythes font pour les sociétés sans écriture, c’est le rôle que notre civilisation prête à l’histoire »12et de prôner une équivalence de fonction, résultat d’une rupture, il me semble en effet intellectuellement plus fondé, plus fécond, non seulement de voir dans les historiens « les mythologues des nations modernes »13 mais dans l’histoire et l’idéologie les habits modernes dont se pare le mythe, respectivement pour faire le récit des origines – et parfois du destin – de la Gemeinschaft qui est censée être à l’origine de la nation et pour livrer les formes sur lesquelles reposera la Gesellschaft.

8On comprendra dès lors que les mythes de fondation des nations modernes trouvent bien souvent un réceptacle adéquat dans les textes constitutionnels – expression positive du lien social – et dans les institutions politiques que ceux-ci inaugurent – qui, trop sous-estimées par les penseurs contemporains, jouent un rôle comparable à celui du sacré dans les monarchies anciennes. On comprendra aussi que, semblables en cela à la plupart des mythes modernes qui n’adoptent pas généralement une forme récitative, ils y prennent une forme abstraite, plus ascétique, plus conceptuelle aussi – comparable à celle que Georges Dumézil trouve aux première et deuxième fonctions des Indo-Européens14 dont on peut d’ailleurs considérer qu’ils relèvent.

9Si le fait constitutionnel est l’emblème de la nation moderne, il est toutefois divers et voit le jour à des époques différentes. Pour certains pays, il n’accompagne leur naissance ou leur stabilisation en tant que nation que très récemment. Et, par conséquent, on pourrait penser qu’il détermine alors des types de nation différents. Mais il faut considérer qu’il n’existe qu’une seule forme nationale, ainsi qu’ont pu le souligner L. Dumont qui rappelle que « la nation est précisément le type de société globale correspondant au règne de l’individualisme comme valeur, (que) non seulement elle l’accompagne historiquement, mais l’interdépendance entre les deux s’impose, de sorte que l’on peut dire que la nation est la société globale composé de gens qui se considèrent comme des individus »15, ou Dominique Schnapper qui insiste sur le fait que, s’il a « effectivement existé deux types d’histoire de la formation des nations européennes – « français » et « allemand » ou « occidental » et « oriental »- et deux types d’idéologie nationaliste (…) il n’existe pas deux idées de la nation, mais une seule »16. Simplement, cette idée, fondée sur la souveraineté de l’individu et la souveraineté du territoire, qui est essentiellement anglaise et française, peut s’accomplir imparfaitement et se décliner de différentes façons en intégrant des éléments holistes, ce qui justifiait Max Weber à parler de « nation inachevée » à propos de la Suisse, mais qui pourrait s’appliquer, parmi les nations européennes, tout aussi bien à l’Allemagne et à l’Italie17.

10Pour illustrer cette solidarité des mythes de fondation et du fait constitutionnel, c’est dès lors sur la France et les Etats-Unis, prototypes, chacun à leur manière, de la nation moderne, que je souhaiterais m’attarder.

11La devise de Danton : « La France est une République une et indivisible » que la Convention adopte le 25 septembre 1792, quatre jours après que la monarchie a été abolie sur une motion de Collot d’Herbois et qui figure depuis dans les premiers articles de toutes les constitutions républicaines (à l’exception des lois républicaines de 1875) doit être interprétée comme le mythe fondateur de la nation française moderne. Outre le sens vulgarisé de mythe évident ici, puisque l’intervention de Danton à la Convention s’inscrit dans une situation politique et sociale qui ne laisse guère envisager l’unité et l’indivisibilité de la République naissante, elle recouvre en effet les définitions les plus généralement admises du mythe.

12On admettra tout d’abord qu’il s’agit bien d’une formule de fondation puisqu’elle inaugure une nouvelle forme de société et de régime politique ainsi que l’adoption du calendrier révolutionnaire le montrera. Et quand bien même il ne s’agirait pas d’un temps fabuleux stricto sensu elle marque toutefois une rupture par rapport aux temps anciens de la monarchie où l’unité et l’indivisibilité du royaume étaient loin d’être évidentes : on sait en effet que dans le système de l’Ancien Régime coexistent des Provinces aux institutions diverses (pays d’élection, pays d’Etat), aux parlements puissants et largement indépendants du pouvoir royal et entre lesquels subsistent des barrières douanières et des rivalités de toutes sortes. On constatera également que, si la formule est à l’origine le fait d’un seul individu, reprise par l’ensemble de la Convention, elle devient devise et présente par conséquent un caractère collectif et oral.

13Qu’elle présente un sens sacré et une charge symbolique importants n’est pas non plus contestable. La proclamation et l’adoption de l’unité et de l’indivisibilité de la République, quatre jours seulement après l’abolition de la royauté, manifestent la crainte des révolutionnaires que le pays ne s’effondre avec elle et cautionnent l’idée que l’unité n’était jusqu’alors réalisée que dans et par la personne du roi. Puisqu’une République vient se substituer à une monarchie de droit divin, puisqu’un gouvernement prend la place de la Providence, dira Tocqueville18, cette république et ce gouvernement ne peuvent être instaurés que par une devise qui les sacralise. D’ailleurs, dès le moment où le roi a représenté les Français en tant qu’individus formant une Nation et non plus les Français en tant qu’entité abstraite, il fut roi des Français et non plus roi de France, le royaume fut déclaré un et indivisible (Constitution du 3 septembre 1791, Titre II, Article premier). La « République une et indivisible » se lit donc comme une formule carrément magique qui, à elle seule, doit combler la béance du pouvoir royal et assurer la cohésion du pays. Michelet ne s’y trompera pas : il interprète en effet dans son Histoire de la révolution française « l’unité de la patrie, l’indivisibilité de la République » comme « le mot saint et sacré de 93 »19.

14On remarquera enfin que la devise de Danton implique une organisation structurale forte, fût-elle ici politique et administrative et, par là, a un impact social particulièrement important. La devise n’est en effet que la forme synthétique du programme développé par le discours de Danton le même jour et qui aboutira à la centralisation administrative :

La France doit être un tout indivisible. Elle doit avoir unité de représentation. Les citoyens de Marseille veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait détruire l’unité en France, et je propose de décréter que la Convention nationale pose pour base du gouvernement qu’elle va établir l’unité de représentation et d’exécution20.

15Si, sans doute, il n’est pas consciemment question de centralisation administrative mais plutôt de centralisation gouvernementale pour reprendre la distinction de Tocqueville, il reste que la centralisation administrative est à l’évidence consubstantielle au programme. Elle est implicitement inscrite dans l’idée de l’unité de la représentation que prônent les penseurs jacobins. Parce que « la rationalisation emporte avec elle la tendance à la centralisation qui est la seule structure rationnelle »21, au-delà de la simple unité de représentation s’impose la fondation d’une nation sur un modèle rationnel qui force la réalité des particularismes et traditions des régions, qui supprime la pluralité des circonscriptions administratives, la diversité des institutions, la personnalité et l’autonomie des provinces et qui crée un système d’administration aux structures simples, indépendantes des données naturelles, avec une hiérarchie brève.

16 Si la nation française centralisée trouve son mythe fondateur dans cette formule laïque qui, sacralisée, organise toutes les constitutions républicaines – et il est connu que la France en a usé de nombreuses ! – ce sont inversement deux constellations issues l’une et l’autre de la Bible qui, laïcisées, informent la constitution fédérale des Etats-Unis d’Amérique. « La création nationale américaine se fonde – écrit en effet E. Marienstras – sur le principe de la discontinuité historique. Dans une certaine mesure, elle est anti-historique, trouvant son temps dans le millénium, ses ancêtres chez les héros bibliques, son modèle dans les champs élyséens »22.

17La première de ces deux constellations mythiques est bien connue. De fait, si la rupture historique avec l’Angleterre et d’une manière plus générale avec l’Europe que prônent Benjamin Franklin ou Thomas Jefferson dans les années qui précèdent immédiatement la déclaration d’Indépendance trouve des équivalences historiques comme l’émigration des Anglo-Saxons vers les Iles britanniques, c’est surtout sous triple référence biblique : terre promise, paradis terrestre et nouvelle Jérusalem, qu’elle se place. Dans les écrits des Pères fondateurs de la nation américaine ou chez d’autres auteurs, à la traversée de la mer Rouge qui a permis au peuple juif de sortir de l’histoire de l’Egypte est souvent identifiée celle de l’Océan qui a permis aux premiers émigrants de sortir de celle de l’Europe23. Et, pour évoquer le bonheur paisible et la liberté totale que suggèrent les vastes étendues américaines d’une part ou le refuge que représente le nouveau continent aux yeux des persécutés du monde entier d’autre part, ce sont les mythes d’un Paradis terrestre retrouvé et d’une nouvelle Jérusalem descendue sur terre qui sont sans cesse convoqués24. Prise dans son sens biblique, cette première constellation donne l’Amérique comme le lieu où se répandent les valeurs conformes à la volonté divine, mais sécularisée dans les termes propres aux Lumières elle la donne comme le lieu où se répandent les valeurs universelles de l’individu et, par conséquent, comme le lieu de son bonheur ainsi qu’il est affirmé d’emblée dans la déclaration d’Indépendance : « We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their creator with certain unalienable Rights, that among these are life, liberty and the pursuit of Happiness » (Déclaration d’Indépendance, 1^e paragraphe) et dans le préambule de la Constitution : « We the People of the United States, in order to form a more perfect Union, establish Justice, insure domestic Tranquility, provide for the common defense, promote the general Welfare, and secure the Blessings of Liberty to ourselves and our Posterity… » (Constitution des Etats-Unis d’Amérique, préambule).

18Toutefois l’application de ces valeurs se trouve confrontée à certaines limitations qui procèdent d’une seconde constellation mythique, peut-être moins connue et moins immédiatement repérable mais tout aussi souterrainement à l’œuvre. L’amérique-refuge ne vaut pas, à l’évidence, pour tous mais ne vaut que pour la race blanche et pour les Chrétiens. Comme l’écrit E. Marienstras, « même chez Paine, le plus « universaliste » des penseurs révolutionnaires américains, l’universalisme n’est pas entier. La solidarité marquée par l’auteur envers l’humanité ne s’adresse qu’à un continent, l’Europe »25. Or cette exclusion des Indiens et des Noirs, qui doit être interprétée au demeurant comme la recherche d’une communauté organique, découle de l’anthropologie de la Bible. Si les Indiens pour lesquels le monogénisme biblique n’a pas prévu de place sont rejetés dans la sauvagerie, c’est d’un passage du chapitre 9 de La Genèse que s’autorise l’exclusion des Noirs, celui relatant l’histoire des trois fils de Noé et de la malédiction qui frappe l’un d’entre eux Cham à travers son fils Canaan. La tonalité ethnique qu’a pris au fil des siècles la malédiction de Cham, puisqu’il est identifié très tôt comme l’ancêtre des peuples noirs, est en effet devenu au XVIII^e siècle une véritable évidence26 et bien qu’elle ne soit pas aussi avancée pour justifier l’esclavage qu’elle le sera plus tard dans les textes des Confédérés, il reste qu’elle est, avec la loi mosaïque pour laquelle la richesse en esclaves est un signe d’élection, si familière aux Puritains américains27 qu’on peut considérer son efficace comme certaine. Par conséquent, si dans un premier temps les Américains peuvent être comparés aux « fils de Noé réfugiés dans l’arche qui, seule, surnage lors du déluge »28, il faut bien convenir que dans l’arche la présence de Cham est embarrassante et qu’il occupe une place à l’écart, nécessairement subalterne.

19Quand, après l’Indépendance il s’agira de choisir une forme institutionnelle pour l’union à naître29, on mesurera tout d’abord la permanence de ces deux constellations dans la forme centralisée, nationale que prônent les Etats du Nord qui comptent pas, ou peu, de population extra-européenne et dans la forme confédérale à même de préserver le rôle des états que préfèrent ceux du Sud qui ont fondé leur mode de vie et leur économie sur l’esclavage. Puis, par suite, on verra leur influence dans les institutions originales dont se dotent les Etats-Unis à l’automne 1787 et leur expression sécularisée et juridique dans les deux chambres du Congrès ; l’on sait en effet que, après trois longs mois de discussions et de négociations entre juin et septembre à Philadelphie, la constitution qui résultera du compromis finalement adopté conciliera le contrat entre citoyen et le contrat fédéral, et accordera dans son premier article aux Etats du Nord une chambre de représentants élus proportionnellement au nombre d’habitants (Constitution des Etats-Unis d’Amérique, art. 1, section 2), expression donc de la volonté de l’individu, et aux Etats du Sud un Sénat comprenant deux sénateurs par Etat, expression de la volonté de la communauté organique (Constitution des Etats-Unis, art. 1, section 3).

20Les mythes de fondation français et américains, loin de constituer seulement les principes directeurs et organisateurs de constitutions et de contribuer à forger, à travers elles, un certain nombre de réflexes politiques (centralisateurs ou fédéralistes) manifestent aussi, plus indirectement mais tout aussi nettement, une remarquable permanence. Ils continuent d’exercer leur emprise et d’orienter l’imaginaire des deux nations.

21Pour ce qui concerne la France, je me contenterai de rappeler que le poids du mythe fondateur de la nation française et le caractère fermé du système qu’il a entraîné se mesurent aux grandes réticences qu’éprouve la France à admettre des contres-pouvoirs qu’ils soient extérieurs ou intérieurs comme les débats européens d’une part et les débats « régionaux » d’autre part l’illustrent bien depuis plusieurs décennies. Qu’il s’agisse au début des années 60 des attaques contre l’Europe supranationale, des difficultés en 1977 à faire adopter par l’Assemblée le principe de l’élection au suffrage universel du Parlement européen, et plus récemment les réactions face au traité de Maastricht, ou qu’il s’agisse de l’échec du référendum de 1969 sur la régionalisation, des difficultés juridiques à mettre en œuvre la loi de décentralisation du 2 mars 1982 et le débat actuel sur le « peuple corse », voici autant d’exemples montrant une France arc-boutée sur le mythe qui l’organise.

22Les mythes qui informent la constitution américaine ne sont pas moins efficaces. La première constellation mythique est en effet particulièrement récurrente et induit toute une frange de l’imaginaire américain. De la Frontier aux Star Wars reaganiennes, en passant par le « Go West, young man » de Horace Heeley, The New Frontier de Kennedy, le « I have a dream » de Martin Luther King, jusqu’à la conquête de l’espace et à la politique de l’expansion de conscience de Timothy Leary dans les années 60, cette constellation montre les Etats-Unis perpétuellement à la recherche d’un Paradis terrestre dans l’espoir duquel ils se sont fondés. Pour être moins ostentatoire la seconde constellation n’est pas non plus sans impact. Je le lirai tout d’abord dans cette étrange habitude administrative pour une nation fondée sur l’égalité des individus de classer les citoyens selon leur couleur de peau mais aussi dans cette tentation constante tout au long de l’histoire américaine d’un retour à l’autonomie des Etats (dont la Sécession des Etats du Sud au XIX^e siècle est évidemment un exemple emblématique mais non pas unique). Je verrai toutefois la meilleure preuve de sa prégnance dans le fait que certains de ceux qu’elle avait pourtant pour but d’exclure ne manquent pas à l’occasion de se réclamer d’elle et de la ségrégation qu’elle implique, puisque, dans les années 60, certains extrémistes de la Nation de l’Islam ou du « Black Power » ont préconisé la création d’un Etat noir séparé dans cinq Etats du Sud !