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Intervention sociale et implication

 | 
Yves Gilbert
, 
Brigitte Baldelli

Première partie. Implication et références : l’intervention face aux paradigmes de l’action

Chapitre 2. Représentations professionnelles et implication : l’exemple des formateurs de jeunes en insertion sociale

Brigitte Baldelli

Texte intégral

1Les acteurs de l’intervention sociale qui sont chargés de mettre en œuvre des espaces de formation pour compenser l’échec scolaire des jeunes dits en difficulté situent leurs actions dans le champ de l’insertion sociale. Depuis les années 80, les dispositifs se sont multipliés et l’exercice concret de nouvelles fonctions sociales (médiateurs, adultes relais, formateurs de jeunes en difficultés) pose la question de la construction des identités professionnelles. Le modèle scolaire peut contribuer à leur structuration en proposant des références pédagogiques, de savoirs, des approches relationnelles, mais peut aussi enfermer les acteurs dans un cadre pré-pensé et ainsi réduire leurs capacités créatives et singulières pour répondre aux problématiques des jeunes sortis du système éducatif sur le mode de l’échec.

  • 1 Thèse de Doctorat en sociologie soutenue le 12 Novembre 2009, Paris V Descartes : Les jeunes extra- (...)

Ainsi, interroger la notion d’implication pour des professionnels dont le métier repose sur la complexité des relations humaines demande à considérer les aspects externes et internes de la construction identitaire professionnelle : le rapport à soi et aux autres, le rapport à la pensée et à l’action (Dubar, 2002). C’est également interroger la façon dont les interactions se vivent et se produisent entre des groupes d’individus liés temporairement par des dispositifs sociaux et éducatifs, et la façon dont elles peuvent influencer et déterminer l’implication des professionnels. Dans cet article nous nous attacherons à montrer l’aspect socio-cognitif et socio-affectif de l’implication au travers des représentations que des professionnels développent. Celles-ci en tant que représentations professionnelles contiennent les savoirs, les références intellectuelles, les ancrages historiques, les valeurs qui guident l’action dans un contexte particulier (J.-F. Blin, 1997). Nous montrerons, en nous appuyant sur le cas particulier des formateurs de jeunes dans des structures d’insertion sociale axées sur la lutte contre l’illettrisme, comment l’implication se traduit par la fabrication de rôles professionnels inhérents aux représentations. Á cet effet, nous nous appuierons sur une partie des résultats de notre recherche1 menée auprès des formateurs et jeunes dans ce secteur et visant la connaissance microsociologique des pratiques, de leurs enjeux et de leurs effets sur la socialisation des jeunes.

Afin de saisir leur problématique professionnelle, nous devons revenir sur le processus de professionnalisation que ces intervenants sociaux et éducatifs entament dans un rapport direct à l’action. En effet, ces formateurs ne bénéficient pas de processus de formation leur permettant la construction d’une identité et d’une culture unifiées et structurées par la transmission formelles des savoirs professionnels. En outre, leur métier se réalise dans un espace éducatif et social avec l’intention de produire la transition entre école et monde actif, échec et réussite, relégation et insertion pour les jeunes qu’ils accompagnent. Leur implication professionnelle doit être abordée à partir de ces spécificités. Enfin, les analyses produites sur ce secteur de l’insertion et de la lutte contre l’illettrisme sont demeurées dans une certaine extériorité et nous savons peu de choses sur les acteurs eux-mêmes (J. Hébrard, 2000). Dans une première partie nous interrogeons la problématique de la professionnalisation des formateurs. Dans une deuxième partie nous présentons la synthèse des résultats partiels de notre recherche afin de rendre compte de l’implication professionnelle.

La professionnalisation empirique des intervenants sociaux auprès des jeunes en insertion.

Identité professionnelle et formation

2Dans le secteur social les professionnels peuvent se prévaloir d’identité structurée et reconnue depuis la mise en place de processus et procédés de formation encadrés en grande partie par des pairs. Historiquement le secteur a enclenché une évolution de la formation des travailleurs sociaux afin de répondre au mieux aux changements sociaux, aux nouvelles problématiques sociales, aux orientations des politiques publiques, et cela depuis la formation des premières assistantes sociales (J. Ion et B. Ravon, 2002). À leur sujet, on parle volontiers de métiers canoniques, de même d’ailleurs pour les éducateurs spécialisés. La reconnaissance du travail social et des travailleurs sociaux dépend, entre autres, de la structuration de leur formation par des instances légitimes et de l’obtention de diplômes d’Etat.

Ces formations permettent la reconnaissance et la légitimité de l’action, ainsi que la construction de compétences. Elles sont régies par des cadres réglementaires, structurés sur des réflexions éthiques et déontologiques, et s’appuient sur des méthodologies d’intervention. Cet ensemble participe de la culture et de l’identité de ces professionnels qui ont à leur disposition des outils, des cadres de pensée, des appropriations d’habitus professionnels. Cependant tous les professionnels de l’intervention sociale ne suivent pas le même processus de professionnalisation. Les sociologues J. Ion et B. Ravon (2002) ont produit un état des lieux des nouveaux métiers de l’intervention sociale. Ils montrent les différents niveaux de formation des intervenants, leurs différents niveaux de reconnaissance institutionnelle, leurs rôles et fonctions quelques fois proches des métiers canoniques, mais différemment reconnus. Avec la nouvelle appellation d’intervenant social, le débat porte sur la définition des professions.

Profession et professionnalisation : approche sociologique

3Le terme de professionnalisation est un dérivé de celui de profession. Dans le sens anglo-américain s’appuyant sur les travaux des fonctionnalistes, dont T. Parsons (1939,1968) les professions représentent des activités construites sur un certain nombre de critères comme des études longues et de niveau supérieur, la spécialisation sélective ou le contrôle des compétences dans lequel les pairs jouent un rôle important. Les activités reconnues comme professions s’inscrivent dans une reconnaissance exemplaire d’une fonction de service et de développement des sociétés, comme, par exemple, la médecine et les médecins. Les professions libérales sont alors représentées comme idéalement désintéressées de l’aspect économique, alors même qu’elles possèdent un savoir spécifique.

À partir de cette approche les autres activités sont considérées comme des semi-professions Ce sont celles qui tendent à se construire sur les critères des professions de prestige sans y parvenir complètement, comme c’est le cas des enseignants et des travailleurs sociaux. Ainsi pour Etzioni (1969) les métiers de l’enseignement (sauf supérieur) et du travail social se rangent dans cette catégorie, car pour ces professionnels les critères de la professionnalisation s’établissent au travers d’une période de formation plus courte, d’un corps de connaissances moins spécialisé, d’une activité se déployant non sur un mode libéral mais dans des organisations bureaucratiques, de moins d’autonomie, d’une forte tendance à la féminisation, d’un statut dans la société moins élevé. Cependant cette théorie fonctionnaliste est sujette à la critique, notamment à cause de son discours jugé trop en adéquation avec celui des professions libérales : la fonction sociale des semi-professions étant appréhendée comme directement positionnée en deçà du niveau intellectuel et actionnel des professions libérales.

Prenant le contre pied théorique, les interactionnistes, quand à eux, ont inauguré une approche plus distanciée du phénomène professionnel. Ils ne s’intéressent pas aux seules professions établies mais à une gamme diversifiée d’activités, dont certaines caractéristiques de base les placent dans un processus de professionnalisation. Ce nouveau concept renvoie à une problématique mettant au premier plan la diachronie et des dynamiques. La perspective compréhensive interactionniste s’instaure sur une position de distanciation vis-à-vis de la mythologie développée par certaines activités sur elles-mêmes. Les conditions de formations et d’exercice des professions dans la société contemporaine valorisent la reconnaissance des compétences. Dès lors, comme le souligne Larson (1977) un grand nombre d’activités d’approche intellectuelle peuvent être analysées en termes de professionnalisation ou de projet professionnel.

Dans cette approche interactionniste, les processus de construction identitaire et les efforts de reconnaissance prennent une autre importance puisqu’ils sont arrimés aux vécus des individus dans une activité occupationnelle. Ainsi on peut considérer que le processus de professionnalisation commence dans la période de formation et se prolonge dans l’activité au cours des expériences, des vécus et de leur analyse. La professionnalisation est ce par quoi se maintient l’adaptation du professionnel au changement, le développement de sa créativité, ce qui lui permet de s’affirmer et de s’affiner dans ces actes. L’analyse interactionniste symbolique d’une activité éducative, parce qu’elle valorise les vécus, la recherche de sens et les aspects de co-construction dans une certaine sphère d’activité, favorise la reconnaissance d’une professionnalisation empirique. Autrement dit, les individus ayant une expérience prolongée dans un domaine peuvent construire une relation de sens à leur activité. Ils peuvent produire des récits sur leur occupation professionnelle, les inscrire dans des systèmes de valeurs, recourir à l’historicité, produire des intentions et poursuivre des finalités. Toutefois ces éléments de connaissance de l’activité et de l’acteur, parce qu’ils sont issus d’une construction empirique, peuvent-ils bénéficier à la professionnalisation ?

Professionnalisation empirique et émergence d’un Soi professionnel

4Les formateurs de jeunes en insertion apparaissent dans le paysage des métiers du social autour des années 80, suite à la mise en place des politiques de la Ville et de la lutte contre l’exclusion. Le développement de stages d’insertion pour les 16/25ans, populations cibles des politiques sociales des années de crise économique, s’est transformé en passage quasi obligatoire pour eux. Ces formations préprofessionnelles, sorte de propédeutique à la formation qualifiante ou à l’emploi, sont portées par les associations dites d’insertion sociale. Dans ce secteur nous trouvons de nombreux emplois auprès des usagers dont les missions sont souvent liées à l’idée de la médiation entre un public et les institutions ou entre un public et les employeurs. Certains emplois se focalisent sur des missions éducatives, dans le but de pallier l’échec, pour diverses causes, de l’éducation scolaire. Impliqués dans la continuité implicite de l’éducation prioritaire dont sont souvent issues les jeunes en question, mais aussi dans une logique sous jacente de réparation de l’égalité des chances, ces formateurs agissent en vue de lutter contre l’illettrisme et pour l’insertion professionnelle, en visant la socialisation et l’employabilité.

Leur intégration en tant que formateurs fait suite à au moins deux trajectoires, que Guyennot (1998) a identifié : la reconversion professionnelle et la fréquentation de dispositifs d’insertion en tant qu’usagers. Plus spécifiquement nous avons établi dans notre recherche que ces dernières années, nombre d’entre eux trouvent, dans ce métier de formateur de jeunes en insertion, l’occasion de convertir un insuccès aux concours d’enseignant ou de psychologue en projet d’insertion professionnelle. Celui-ci leur permet de réaliser une certaine cohérence entre leurs aspirations et leurs parcours de formation initiaux. Comme il n’existe pas, à l’heure actuelle, de diplôme national de formateur, mais seulement des dispositifs de formation continue tels que les diplômes universitaires de formation de formateurs, ou encore le DUFA (Diplôme universitaire de formation des adultes) et les masters spécialisés, leur accès au métier se réalise sur la base de cette formation initiale de niveau licence, en sciences humaines et sociales. De plus, dans le contexte de l’exercice de la profession, souvent sous forme de contractualisation précaire, ou de vacations, le développement professionnel par la formation continue demeure peu accessible. Ces contraintes placent ces formateurs dans la situation de devoir composer leur identité professionnelle et leur implication au travers de représentations professionnelles construites dans l’interaction avec les jeunes.

Ainsi, nous pouvons faire l’hypothèse de l’émergence empirique d’un Soi de formateur émanant des interactions avec les jeunes. L’interaction pédagogique constitue alors l’espace où l’action se charge des effets de rétroactions, l’espace où les acteurs (formateurs et jeunes) s’ajustent mutuellement aux rôles attendus. La place qu’occupent les jeunes dans cette interaction prend une forme particulière d’évaluation implicite selon le degré de coopération et de participation qu’ils activent dans les interactions. Ainsi les interactions pédagogiques et éducatives viennent communiquer, dans un processus de rétroaction, de manière pragmatique mais aussi symbolique, sur l’identité professionnelle de ces formateurs. Le concept du Soi emprunté à G.-H. Mead a l’avantage de permettre de penser et d’observer des processus à l’œuvre. Le Soi émerge dans l’expérience de l’interaction. La communication avec autrui se réalise à partir de cette expérience. La perspective donnée par cet auteur est de pouvoir saisir à hauteur d’homme les implications des acteurs, mais également de saisir les rôles comme des émanations des interactions. G.-H. Mead nomme béhaviorisme social le processus par lequel les individus se construisent. Ce béhaviorisme inspiré de la philosophie pragmatique de J. Dewey n’est pas à confondre avec le behaviorisme de Watson. G.-H. Mead s’intéresse à « la boîte noire » des individus pour comprendre leurs ajustements dans les interactions, au travers des aspects cognitifs. En effet, pour qu’une interaction se maintienne et se poursuive, elle doit permettre aux acteurs de trouver une zone d’ajustement, de réciprocité et de reconnaissance mutuelle.

Ainsi, l’implication des formateurs se présente sous la forme de communication symbolique par l’échange de représentations avec les formés. Elle demande explicitation et élucidation en tant que travail mettant en œuvre une démarche herméneutique (Ardoino, 1983). Elle permet de saisir une dynamique relationnelle entre représentations et pratique dans l’activité.

Construction d’un système d’activité entre représentations et pratiques

5Les représentations des professionnels revêtent une importance capitale dans l’exercice d’un métier de relations humaines motivé par la transmission et l’acquisition de savoir. Cependant nous devons préciser la spécificité des représentations professionnelles par rapport aux représentations sociales. D’une part nous pouvons reprendre la définition de J.-C. Abric (1994) quand il souligne les dimensions de rapport au savoir, à l’action et aux valeurs que recouvre le concept de représentation sociale. Les représentations sociales ont une fonction de filtre de la réalité sociale, elles permettent la prise de position et les jugements entre groupes sociaux. Dans ce sens, elles participent de la construction des identités sociales. D’autre part, nous pouvons nous appuyer sur sa théorisation lorsqu’il met en avant les liens entre représentations et pratiques pour en démontrer l’influence réciproque.

Les représentations professionnelles, quant à elles, expriment les références professionnelles en termes de valeurs, de savoir, de prise de positions contextualisées pour un groupe professionnel. Elles recouvrent les manières de penser, de faire, et de s’exprimer à l’intérieur du groupe professionnel. En créant des catégorisations mentales, elles permettent une communication plus efficace. « Les représentations professionnelles sont des représentations sociales afférentes aux rôles professionnels » (Blin, 1997).

Enfin, J-F. Blin a mis en avant la notion de système d’activité constitué de l’articulation des représentations, des rôles et des actions des professionnels. Ce système se déploie dans les interactions et organise le Soi professionnel. Comme le souligne J.-F. Blin les professionnels ont besoins de cohérence pour agir, ce qui n’exclut pas le conflit ou l’incertitude, mais il leur faut un minimum de références structurantes. Un système d’activité se caractérise par la définition d’objets de la pensée venant étayer l’action. Il s’agit des objets dits axiologiques, fonctionnels, et relationnels. Dans le cas étudié, cela nous renvoie aux conceptions de l’éducation comme cadre de pensée ; aux conceptions des pratiques pédagogiques comme exercice du métier ; à la conception de la relation pédagogique comme support de représentations des jeunes. Lorsque les formateurs s’expriment sur ces différents objets, ils expriment aussi la manière dont ils s’impliquent dans la formation des jeunes en insertion.

Représentations professionnelles et implication méthodologique.

6L’observation d’inspiration ethnométhodologique, ainsi que la sociologie d’intervention nous ont permis de repérer les objets annoncés ci-dessus avec la participation des formateurs. Cette précision renseigne sur notre posture de chercheur. En tant que chercheur nous sommes aussi producteurs d’un système de représentations. De ce fait la co-construction de l’enquête favorise une appréhension partagée des questionnements et tend à neutraliser l’approche surplombante et critique vis-à-vis des enquêtés. L’intention de la recherche et du chercheur vise une transformation pragmatique des processus de formation, mais aussi des acteurs.

Il s’est agit dans cette recherche, d’aider les formateurs à reconnaitre comment ils ont construit leur Soi professionnel dans un processus empirique afin qu’ils puissent agir de manière plus efficiente, confortable, et originale. Nous avons été dans le premier temps de cette recherche sollicités par cette demande d’amélioration des conditions du métier de formateur de jeunes en insertion, dans le but de lutter contre l’absentéisme et/ou l’agitation des jeunes, le turn-over ou la fatigue des formateurs. Pour ces derniers, la problématique de la motivation et la participation des jeunes n’est pas reconnue comme une construction interactionniste, mais ces formateurs ont exprimé être confrontés à la limite de leur savoir/pouvoir professionnel face à la spécificité (réelle ou représentée) des apprenants dont ils ont la charge.

  • 2 De nombreux formateurs exercent leur métier en vacation dans différentes structures d’insertion soc (...)

Cependant ces formateurs demandeurs d’intervention ne constituent qu’une partie de notre corpus, les autres formateurs enquêtés ont été sollicités sur la base de recommandation des premiers et appartiennent à d’autres organisations2. Celles-ci sont cependant choisies pour posséder les mêmes caractéristiques : de type associatif, agissant dans le domaine de l’insertion des jeunes sur des mobiles de lutte contre l’exclusion et l’illettrisme. Ces autres formateurs qui ne font pas partie du dispositif d’intervention sociologique ont dit partager les mêmes préoccupations que leurs collègues, mais leur implication dans l’étude se limite à la participation à l’enquête, alors que pour les premiers la dimension de recherche-action a permis de modifier leurs pratiques. Néanmoins presque tous les enquêtés ont suivi le même type de formation initiale à savoir une formation initiale de niveau bac+3 en lettres ou psychologie en majorité et, en moindre proportion, des formations initiales techniques ou scientifiques. Certains formateurs, moins nombreux, ont un niveau en deçà du bac ou n’ont pas du tout de formation initiale. Celle-ci est parfois complétée par des expériences professionnelles très diverses comme celles de vacataires de l’Education Nationale, de chef d’une petite entreprise artisanale, d’employé de l’ANPE ou d’autres services d’insertion. Enfin, dans la profession de formateur de jeunes en insertion, le sexe féminin est surreprésenté, dans notre corpus aussi, la moyenne d’âge autour des 43 ans va de pair avec une expérience moyenne de huit années en tant que formateur à temps plein ou partiel

L’implication dans l’activité de formation : représentations et rôles

7Afin de rendre compte de l’implication de ces professionnels nous avons voulu caractériser les savoirs conceptuels et l’imaginaire professionnel qui constituent le fondement de leurs rôles professionnels.

Conception de l’éducation : valeurs et finalités.

8Il nous importait de permettre l’expression des positions intellectuelles et politiques face aux conceptions de l’éducation. Ainsi trois grandes tendances sont apparues : celle selon laquelle l’éducation est un conditionnement, celle selon laquelle l’éducation est un psychologisme et celle selon laquelle l’éducation est une moralisation.

Dans la première tendance les formateurs expriment une position contradictoire et critique vis-à-vis de leur activité. L’éducation de ces jeunes en difficultés sociales représente pour eux, un conditionnement et une normalisation nécessaires mais en contradiction avec l’idéal professionnel. Ainsi ces professionnels peuvent dire qu’ils agissent dans l’intérêt de la société mais pas nécessairement dans celui du jeune. Dans ce cas, ce formateur dit « nous sommes un moindre mal, mais nous n’avons pas les moyens et les méthodes pour faire autre chose ». Une formatrice pense que : « l’éducation produite est sans intelligence mais (que) la situation serait pire sans leur intervention ». Ainsi les formateurs parviennent à justifier leur activité en se situant comme des professionnels ambivalents, conscients des manques institutionnels, mais qui ne peuvent renoncer à leur activité sous peine de rendre la vie des jeunes encore plus difficile.

Dans la seconde tendance les formateurs pensent qu’ils agissent pour favoriser une forme de thérapie éducative. L’éducation ainsi conçue devient une forme de résilience organisée par les formateurs. Ces professionnels étayent leurs conceptions sur la théorie de la résilience psychologique, telle qu’elle est proposée par B. Cyrulnik. L’important, le but et le principe à poursuivre, au-delà des contenus de base à travailler, visent la réparation psychologique.

Dans la troisième tendance, les formateurs inscrivent leurs discours sur l’éducation dans la perspective de la production de règles morales. Pour eux, la société et notamment la famille, n’ont su ou pu moraliser les relations sociales de ces jeunes, qui sont alors livrés à eux-mêmes, sans cadre et norme. Ces formateurs indiquent, par exemple que : « l’éducation sert à remettre les jeunes dans le droit chemin » ou encore qu’« il faut leur apprendre les valeurs sociales ». Ils pensent que la jeunesse a changé, qu’elle est plus anomique, individuelle et égoïste que de leur temps.

Du point de vue politique ces aspects de l’éducation qui interviennent entre l’échec et la réussite de ces jeunes privilégient des finalités de réparation ou de moralisation. Ces sont ces imprégnations axiologiques qui vont nourrir le rapport à la pédagogie.

Pratiques pédagogiques et modèles valorisés

9Du point de vue de l’action pédagogique, les tendances s’orientent vers la reproduction du modèle scolaire du primaire, vers la pédagogie de projet, ou encore vers la réfutation de la pédagogie. Pour certains formateurs, l’action pédagogique doit permettre de reprendre les savoirs de base en mathématiques et en français. Ils disent que l’école primaire applique à ces enseignements les méthodes favorables et efficaces. Une formatrice explique « Je fais refaire tous les enseignements de base, même pour ceux qui disent les maitriser, il faut beaucoup de répétitions d’exercices ; les jeunes n’aiment pas cela mais c’est indispensable ». Une autre dit : « le niveau que je fais faire est celui de fin de primaire ; les jeunes doivent comprendre que c’est le passage obligé ». Ou encore : « je suis comme une institutrice ». Dans le discours pédagogique, ces formateurs valorisent une école primaire traditionnelle. Elle est pour eux synonyme de pédagogie de la répétition, de procédé analytique, de relation pédagogique basée sur la recherche d’autorité descendante du formateur vers les jeunes.

D’autres au contraire insistent sur la dimension cognitiviste de la pédagogie de projet. Ils privilégient toutes formes de projets. Cette pratique de la pédagogie de projet se veut un renforcement de l’activité des jeunes dans le domaine particulier de l’insertion sociale et professionnelle. Autrement dit, les projets représentent des exercices devant permettre d’améliorer la transition entre l’exclusion et l’insertion. Cependant les formateurs insistent aussi sur la dimension prescrite de la pédagogie de projet. Ils sont à son encontre quelque peu critiques, car elle leur est plus ou moins imposée par les prescripteurs et financeurs de l’action et par l’effet de mode pédagogique.

Enfin certains moins nombreux pensent que la pédagogie n’existe pas vraiment, qu’il suffit d’être soi-même, authentique et impliqué pour faire réussir les jeunes dans leurs apprentissages. Pour ces formateurs la dimension de pédagogique ne représente pas un savoir utile dans la mesure où l’intuition mènerait au même résultat. Seules les qualités humaines de la personne seraient facteurs d’évolution et de transformation des jeunes. Ils privilégient la notion d’éducateur-modèle, sans toutefois indiquer comment ils prennent en compte les contraintes, les limites et les effets de cette posture.

Justification des représentations négatives à l’égard des jeunes

10Les conceptions de l’éducation et les choix pédagogiques des formateurs se fondent sur les représentations des jeunes dont ils ont la charge. Celles-ci se distribuent en trois grandes classes de représentations : le jeune est anomique, il est irrespectueux des règles de vie sociale ; le jeune est inculte, il ignore la culture légitime ; le jeune est intellectuellement faible, il est incapable d’apprentissage. Ces représentations se justifient par des discours impliquant la responsabilité des autres acteurs éducatifs comme la famille, ou le collège. Les professeurs des collèges ainsi que les familles ont, d’après les formateurs, un rôle important dans la fabrication des identités assignées des jeunes. Le renvoi des responsabilités vers les institutions éducatives familiales ou scolaires peuvent paraitre légitimes dans la mesure où les jeunes arrivant aux portes des dispositifs sont déjà définis en échec. Les représentations négatives ne seraient alors qu’une manière de faire reconnaitre un constat. Ainsi, les formateurs pensent que ces représentations sont de l’ordre du constat des « ratages » produits ailleurs. De ce fait le formateur ne serait pas impliqué dans leur construction et leur diffusion.

Ainsi, nous entrevoyons la construction d’un système de représentations qui après avoir émergé dans le modèle scolaire se propage au secteur de l’intervention sociale au travers des jugements exprimés par les formateurs. La transformation du regard porté sur ces jeunes ne peut se produire. Au contraire les représentations semblent se renforcer en devenant le fondement des rôles professionnels. À ce titre elles participent de la construction de la spécialité des formateurs en tant que formateurs de « jeunes en difficultés ». Dans cette production-diffusion de représentations insistant sur les incapacités des jeunes, les formateurs fabriquent leurs rôles professionnels et les implications inhérentes.

Implication dans les rôles de formateur de jeunes en insertion

11L’implication des formateurs se formalise dans des rôles sociaux imaginés pour répondre au besoin de cohérence de leur activité, entre représentations et pratiques. Les formateurs s’approprient alors des figures symboliques, sorte d’images-guides, pour donner sens au processus d’éducation et assurer la cohérence de leur identité de formateur. Nous avons, à partir de l’analyse de leur discours sur les représentations et pratiques, identifié trois figures symboliques des rôles professionnels : l’instituteur, le « coach », l’éducateur.

Ces rôles véhiculent les conceptions éducatives, les orientations pédagogiques et les représentations à l’égard des jeunes. Ils sont l’expression des postures professionnelles construites dans l’activité et par la professionnalisation empirique. Celle-ci traduit les efforts de ces professionnels pour structurer une identité de formateur de jeunes en insertion. Bien que nous ne puissions rapporter ici l’ensemble des analyses des entretiens et les observations réalisées sur le terrain, nous exposons nos hypothèses sur l’implication des formateurs.

L’implication des formatrices et des formateurs se situe au niveau socio-affectif dans le désir de réparer le rapport à la scolarité des jeunes, scolarité endommagée disent-ils par les professionnels de l’enseignement du secondaire. Ainsi, ils se placent du coté de la valorisation de leur action dans la recherche de l’adhésion des jeunes. Autrement dit la valeur de l’éducation réparatrice qu’ils promeuvent serait assurée par la réalisation de la relation aux jeunes, dans le sens de la construction d’un rapport de pacification et de réassurance. Pour saisir au mieux les enjeux relationnels, le recours à la triangulation pédagogique proposée par J. Houssaye (1993), permet de conceptualiser ce rapport pédagogique qui se répartit entre trois pôles (savoir, apprenant, formateur) dans un contexte éducatif et social. Le surinvestissement de deux d’entre eux, exclut le troisième et entraine un déséquilibre de la situation pédagogique. Ce déséquilibre occasionne une désorganisation qui conduit à des troubles éducatifs comme le désintérêt intellectuel, l’agitation perturbante, le décrochage.

C’est exactement ce à quoi renvoie la mise en œuvre du système professionnel des formateurs, le pôle du savoir se trouve être mise à l’écart au profit du pôle relationnel formateurs/jeunes.

Cette implication relationnelle peut sembler signifier un changement par rapport aux vécus antérieurs des jeunes, car elle valorise l’affectif, la parole, le rapprochement. Elle peut aussi constituer un piège pédagogique lorsqu’elle devient l’unique ressort de la situation pédagogique. Dès lors que les jeunes sont appréhendés par le prisme de l’échec et de la souffrance, la réparation oblige à investir davantage l’aspect psychosocial, au détriment du développement intellectuel par la transmission active de savoir. De même ce prisme encourage la moralisation de l’éducation en prenant comme référence la réaction à la souffrance. Cette hypothèse se trouve confirmée dans les discours des jeunes aussi enquêtés sur ce dispositif de recherche. Ils disent percevoir leur image de jeune en échec dans les postures professionnelles des formateurs, notamment dans les manières de s’adresser à eux, dans les propositions pédagogiques faites, dans les rappels implicites de leurs manques intellectuels ou culturels. Ces postures professionnelles instituées par le contexte des dispositifs d’insertion sociale et professionnelle pour les jeunes en difficultés, par la professionnalisation empirique, par l’importation des cadres de pensées scolaires communiquent symboliquement sur le devenir de ces jeunes, sur leur place sociale, sur leur capacité à vaincre les déterminismes. Au fil des expériences et des vécus ces jeunes développent une forme personnelle de lecture-décryptage du rapport éducatif dont ils se servent pour justifier l’instauration de rapports conflictuels. Ainsi ils perçoivent l’implication professionnelle des formateurs comme un continuum de leur scolarité et de ses difficultés, mais aussi comme un cadre relationnel anachronique.

Les jeunes sont en quelque sorte renvoyés vers des images figées dans le temps, encore mauvais élèves, décrocheurs, en échec et cela malgré les discours positivant de l’intervention sociale. Depuis de nombreuses années, les textes et recommandations des décideurs annoncent la place de l’acteur : le jeune acteur de son parcours d’insertion. Mais la réalité exprimée sur les vécus, les relations, les sentiments et le sens que lui procurent les intervenants met en évidence l’impossibilité à créer cette surrection de l’acteur-jeune.

Il faudrait risquer le changement de mode de pensée pédagogique, la réfutation d’un modèle scolaire dominant qui insidieusement, inconsciemment nourrit l’imaginaire professionnel des formateurs. Cela se vérifie lorsque les formateurs, tout comme les enseignants antérieurement fréquentés par ces jeunes, partagent une vision fataliste des possibles pour les jeunes. Elle se traduit par la réfutation, au nom d’un principe de réalité socio-économique, des aspirations sociales des jeunes jugées non-conformes à ce principe.

Conclusion

12Au travers de l’exemple proposé nous avons voulu montrer comment des fonctions sociales qui ont émergé dans un contexte particulier de traitement de l’exclusion se sont instituées en professions en progressant, le plus souvent, sur les seules ressources procurées par leur action. Dans le secteur de l’insertion sociale des jeunes, les praticiens (formateurs) puisent leurs références et leurs modèles dans les mondes professionnels de proximité culturelle ou perçus comme tels. Ces professionnels placés en face à face direct avec les usagers et leurs attentes vont, souvent, sous la pression économique et temporelle chercher des méthodes, des repères, des théories dans leur expérience personnelle de l’éducation mais aussi dans les rôles professionnels leur paraissant spontanément plus accessibles en termes de fonctionnalité, de faisabilité, et d’adéquation avec les problématiques sociales qu’ils ont a traiter.

Toutefois la question du renouvellement des modèles et des références et celle de l’innovation et de la créativité de ces professionnels se heurtent à la structuration du champ de l’insertion. Entre décideurs, prescripteurs, et praticiens des actions de formation, le débat semble se refermer sur les implications financières. Les acteurs professionnels de face à face, témoignent d’un certain isolement intellectuel, du manque de participation et de sollicitation aux débats sur l’éducation alors même qu’ils doivent relever un défi éducatif.

Bibliographie

Ce constat traduit une réalité pour ces professionnels de l’intervention sociale qui sont implicitement engagés dans une lutte de reconnaissance pour eux-mêmes et pour les jeunes, sans pouvoir agir sur le sens de leur action et sur son articulation au contexte économique et politique. Dans le jeu des acteurs sociaux, ils occupent des positions frontales vis-à-vis des problématiques des usagers, sans pouvoir bénéficier d’un environnement cohérent, stimulant, et plus global.

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Notes

1 Thèse de Doctorat en sociologie soutenue le 12 Novembre 2009, Paris V Descartes : Les jeunes extra-scolaires face au savoir. Approche compréhensive des enjeux pédagogiques.

2 De nombreux formateurs exercent leur métier en vacation dans différentes structures d’insertion sociale sur un même territoire. Cela a pour effet le partage de plusieurs lieux d’exercices, et l’appartenance à plusieurs équipes de professionnels partageant les mêmes cultures professionnelles.

Auteur

Docteure en sociologie
Titulaire du Master 2 de Pratique de l’intervention sociale de l’UPVD
Responsable de filière de formation à l’Institut Régional du Travail Social du Languedoc-Roussillon (IRTS-LR) (antenne de Perpignan)
Coordinatrice des études et de la recherche au Laboratoire de Recherche en Intervention sociale et sociosanitaire (LRI3S) de l’UPVD

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