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    Plan détaillé Texte intégral Les arguments de Passeron : formalisation, expérimentation, testabilité La rectification de Boyer Notes de bas de page

    La raison au singulier

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    Table des matières

    Qu’est-ce qu’un espace « poppérien » du raisonnement ?

    p. 47-59

    Texte intégral Les arguments de Passeron : formalisation, expérimentation, testabilité La rectification de Boyer Notes de bas de page

    Texte intégral

    Les arguments de Passeron : formalisation, expérimentation, testabilité

    1Prenant au sérieux la conception libérale de la scientificité, le but de Passeron est de s’interroger sur les opérations cognitives propres à la sociologie et, par extension, aux sciences de la culture, pour exhumer la spécificité de leur lieu logique1. À la question (transcendantale) de savoir « à quelles conditions et sous quelles contraintes les sciences historiques peuvent […] fonctionner comme des sciences empiriques », Passeron répond par le syllogisme suivant :

    1. « 1. Les sciences empiriques sont des langages de description du monde qui doivent de produire un type particulier de connaissance aux épreuves empiriques que la structure logique de ces langages rend possibles et nécessaires.
    2. Il n’existe pas et ne peut exister de “langage protocolaire” unifié de la description empirique du monde historique.
    3. La mise à l’épreuve empirique d’une proposition théorique ne peut jamais revêtir en sociologie la forme logique de la réfutation (“falsification”) au sens poppérien2. »

    2Passeron ne se contente pas de refuser d’assimiler l’espace logique des sciences de la culture à un espace poppérien3. Il en désigne positivement l’originalité comme « espace wébérien du raisonnement naturel » ou du « raisonnement comparatif4 ». Et il estime que l’espace poppérien est régi par deux exigences qui ne peuvent valoir comme principes pour les sciences de l’homme : la formalisation (i), et l’expérimentation (ii). Plus fondamentalement, c’est une contrainte déictique qui empêche d’appliquer aux sciences humaines le terme de réfutabilité ou de « testabilité5 », synonyme de rejet radical de l’exemplification (iii)6.

    3(i) Pour se déprendre de la fascination exercée par la formalisation sur les sciences humaines, l’idée fondamentale de Passeron consiste à exhumer sous l’alternative épistémologique poppérienne exclusive (falsification/ exemplification, réfutation/vérification) une décision philosophique discutable touchant la valeur probatoire du rapport à l’empirie. Si cette décision est contestable, c’est parce qu’elle repose sur une définition sans nuance du mode de protocolarisation des énoncés. Pour lui, en effet, ce n’est que « tant qu’on se réfère exclusivement au modèle nomologique7 des sciences expérimentales – c’est-à-dire au modèle d’une science dont les théories seraient entièrement constituées de “propositions logiquement universelles” –, [que] la sociologie est effectivement placée devant le dilemme poppérien qui ne laisse le choix à une science empirique (versus métaphysique), visant à définir rigoureusement sa pertinence empirique, qu’entre “falsification” et “exemplification”8 ».

    4Passeron part du principe (poppérien) qu’on peut « définir logiquement la compatibilité d’un énoncé avec un énoncé, jamais celle d’un énoncé avec une réalité9 ». Sur ce point, il souligne que Popper a critiqué à bon droit, chez les empiristes logiques, l’illusion du rapprochement asymptotique des énoncés de base et de l’empirie, censé conduire, sinon à leur quasi-coïncidence, du moins à l’univocité parfaite : « aucun “énoncé protocolaire”, si minimal qu’il puisse se faire pour se rapprocher du constat perceptif, ne peut prétendre à être une“expression de la réalité”qui disqualifierait tous les autres“énoncés de base” décrivant la même réalité ». C’est la raison pour laquelle « les “énoncés de base” les plus proches de la perception contiennent de la théorie10 ». De sorte que « c’est seulement au niveau des propositions générales d’une théorie et des liaisons logiques et sémantiques qu’elles entretiennent avec des énoncés de base que peuvent être définies les contraintes énonciatives autorisant une épreuve empirique, un test capable de départager comme vrais ou faux ces énoncés de base11 ». La mise à l’épreuve empirique suppose ainsi un accord entre savants touchant la correspondance entre « énoncés de base » et réalités observées12, et le meilleur gage de l’accord intersubjectif reste la précision « objective » des définitions ; aussi « une épreuve empirique a des effets d’autant plus décisifs sur le sort d’un langage de description du monde que ce langage est mieux “protocolarisé”, c’est-à-dire que ses termes et règles sont plus complètement définis13 ».

    5L’« objectivité » en question n’est bien sûr jamais mieux assurée que par la formalisation mathématique14. Mais une telle précision théorique, une telle normation exacte de la sémantique des concepts, garantissant la rigueur de leurs opérations, est-elle seulement possible en sociologie et dans les sciences historiques ? Passeron ne le pense pas. Selon lui, le lexique de la sociologie est infaisable15, raison pour laquelle « il n’existe pas et il ne peut exister de langage protocolaire unifié de la description empirique du monde historique16 » – et ceci vaut aussi pour les sciences sociales particulières17. Cela tient au fait que les résultats de la recherche sociologique sont inséparables de la catégorisation et de l’interprétation conceptuelle qui « ancrent » leur sens dans un contexte historique singulier18. Contrairement à la sémantique formalisée, la sémantique naturelle, d’une équivocité indépassable19, condamne nécessairement à l’interprétation.

    6(ii) La sociologie et les sciences culturelles se prêtent-elles à l’expérimentation ? Là encore, Passeron ne le croit pas. Selon lui, si on réserve à ce concept son sens précis, il vaut mieux parler pour les sciences de la culture de vulnérabilité, et de pertinence empirique en termes de « prélèvement de l’information sur le monde » de l’observation historique20. En fait, dans la prétention de nombreux sociologues à l’expérimentation, Passeron décèle une proclamation de façade. Reprenant l’argumentaire qui a conduit à réclamer pour les sciences sociales le respect dû à des disciplines « quasi-expérimentales », il en souligne les nombreuses approximations, et montre ainsi que les raisons alléguées ne sont guère concluantes21.

    7C’est en fait sous l’influence de Claude Bernard22, que Durkheim23 a repris la distinction entre « l’expérimentation proprement dite », dans laquelle les faits peuvent être artificiellement produits par l’observateur, et « l’expérimentation indirecte ou méthode comparative » qui, en dépit de l’impuissance à produire véritablement les faits, parvient cependant à un résultat similaire par l’analyse des variations concomitantes24. Du fait de cette similarité de résultat, la sociologie, à en croire Durkheim, n’aurait pas à s’inscrire dans une épistémologie spécifique, distincte de celle des autres sciences expérimentales25. Outre le fait que, lorsqu’on invoque encore aujourd’hui le caractère « quasi-expérimental » du raisonnement sociologique, c’est de façon incantatoire et bien moins cohérente que Durkheim lui-même, une telle conception oublie toujours l’existence d’une troisième possibilité, restée inexplorée. Son originalité tient à ce qu’elle se distingue non seulement de l’expérimentation directe, à cause de l’impossibilité d’intervenir sur les conditions de l’expérience, mais aussi de l’expérimentation indirecte, en raison de « la non-répétition des phénomènes livrés à l’observation26 ».

    8Passeron reprend à Weber l’insistance sur les « configurations singulières » des « individualités historiques », et sur le caractère constitutif de l’impossibilité d’épuiser par énumération ou constance les traits pertinents d’une description historique27. Comme il le souligne : « la sociologie, dont l’observation porte sur des configurations jamais réitérées intégralement dans le cours de l’histoire ou dans l’espace des civilisations, rencontre nécessairement comme limite de ses aspirations expérimentalistes la singularité des contextes historiques, dont la richesse déborde toujours les possibilités d’une analyse expérimentale, qui ne peut maîtriser stricto sensu que ce qu’elle est capable d’énumérer ou de définir analytiquement28 ». Il serait illusoire de prétendre qu’il suffirait, pour que l’expérimentation indirecte soit acceptable, de ne pas se tromper de variable explicative. Car en réalité, la difficulté n’est pas dépassable, mais structurelle29, et le préfixe « quasi » (dans quasi-expérimentation) joue en la matière le rôle d’un simple placebo30. En fait, il n’y a ni expérimentation ni même quasi-expérimentation dans les sciences historiques, mais seulement comparaison réglée. C’est la raison pour laquelle l’espace logique de la réflexion y diffère de celui des disciplines expérimentales.

    9En effet, si le contexte d’une observation portant sur le monde historique ne peut être « épuisé par une série finie d’assertions qui énonceraient les traits pertinents du contexte pour la validité » de ladite observation31, le raisonnement de comparaison d’un contexte à l’autre ne peut conduire qu’à une généralisation limitée et prudente32. De fait, l’intersection des contextes comparés est, dans les sciences historiques, d’une richesse infinie, de sorte que la différenciation ou le rapprochement des contextes et des descriptions hétérogènes est le fait d’un raisonnement comparatif naturel, et qui rattache les sciences de la culture à une logique du probable et du plausible plutôt que du certain. C’est en ceci que les sciences de la culture relèvent d’un autre lieu logique que celui des disciplines de l’expérimentation : « la comparaison historique, distincte de l’expérimentation en ce qu’elle doit composer en une chaîne argumentative des constats empiriques qui ne sont pas comparables sous tous les rapports, ne peut donner à ses conclusions que le statut logique de la présomption33. La nécessité qui s’attache à des énoncés expérimentaux portant sur le monde empirique suppose la clause “toutes choses étant égales par ailleurs” qui ne peut jamais être maîtrisée à la rigueur dans l’observation du cours du monde historique34 ». En vérité, en fait d’expérimentation, la singularité des contextes intervenant dans l’analyse des variations et co-variations historiques oblige à reconnaître, dans le raisonnement comparatif, la prégnance de l’interprétation35.

    10(iii) La thèse principale de Passeron, paradoxale, sinon provocatrice, est que la mise à l’épreuve empirique d’une proposition théorique ne peut jamais prendre en sociologie ni, par extension, dans les autres sciences de la culture, la forme logique de la « réfutation » (« falsification ») au sens poppérien36 ». L’argument se fonde essentiellement sur une « propriété logique », l’équivocité sémantique, qui fait obstacle à l’expérimentation – on l’a vu. Mais il faut bien comprendre que celle-ci n’est finalement qu’une conséquence d’une caractéristique plus fondamentale, à savoir la « contrainte déictique37 » valant pour toute énonciation sur le monde historique.

    11En effet, à cause de cette indexation, les sciences historiques ne peuvent jamais prétendre à l’universalité logique stricte (valable pour toutes les situations), et doivent se contenter d’une universalité numérique (valable pour une région spatio-temporelle limitée)38,pour reprendre la distinction de Popper. Or seules les premières propositions sont vraiment falsifiables, car le démenti d’une proposition du second type pose la question du remaniement des coordonnées spatio-temporelles, qui pourraient la préserver de la réfutation39. Autrement dit, pour Popper, une théorie ne permet la définition d’une classe non vide d’énoncés de base qui soient ses falsificateurs virtuels que si les concepts de cette théorie sont universels40 ; l’énoncé falsificateur prend alors la forme d’un énoncé existentiel, logiquement symétrique de l’énoncé universel41. Or, pour être pleinement universel, un énoncé ne doit pas contenir de nom propre, dont la fonction de désignation implique certaines coordonnées spatio-temporelles. La définition d’un protocole « expérimental » capable d’instaurer une expérience falsificatrice suppose en effet l’explicitation univoque de « conditions initiales42 ». Et cela requiert de conjoindre des énoncés universels (des hypothèses ayant le caractère de lois naturelles) et des énoncés singuliers (se rapportant à un événement spatio-temporel singulier) afin de déduire un énoncé singulier qui est une prévision singulière, susceptible d’être réfutée par l’observation, et de démentir ainsi nécessairement la conjonction des énoncés universels soumis à l’épreuve falsificatrice43. Mais, d’une part, dans les sciences humaines, du fait de la dépendance des concepts aux contextes, on ne dispose pas d’énoncés universels. D’autre part, l’établissement des conditions initiales ne peut prétendre à l’univocité, puisqu’elle est précisément relative aux concepts intervenant dans la description, dont la sémantique, même contrôlée, n’est jamais parfaitement fixée. Par conséquent, des deux côtés, les conditions logiques de la falsification sont manifestement faussées.

    12Il faut en conclure qu’aucune des propriétés logiques qui rendent possible la réfutabilité d’une proposition théorique ne peut être découverte, à strictement parler, dans les propositions qui composent une théorie sociologique, puisque le sens de l’information sur laquelle celles-ci assertent reste toujours « solidaire » de contextes historiques singuliers. De sorte que, dans les sciences historiques, le raisonnement qui intervient doit nécessairement « apparenter » des contextes différents, en procédant à un élargissement de « la classe d’équivalence des coordonnées spatio-temporelles limitant la validité des constats ». C’est bien l’indexation spatio-temporelle qui gêne le mouvement de généralisation des variables et fragilise le raisonnement : « tout le problème de la généralisation d’un constat de corrélation entre des variables sociologiques, toujours solidaires d’un contexte historique, c’est qu’en l’absence de “l’universalité au sens strict” de la proposition qui asserte une relation entre variables, on ne sait pas à quel moment […] on change de coordonnées spatio-temporelles pertinentes, c’est-à-dire de coordonnées définissant le contexte pertinent44 ». Indubitablement, c’est du fait de la contrainte déictique que les propositions sociologiques ne sont pas « testables », et que le raisonnement naturel n’évolue pas dans un espace logique poppérien. L’espace assertorique des vérités historiquement contextualisées impose à la véridiction un caractère original45, relevant non pas de la falsification, mais de l’exemplification – sans que la logique, non-déductive, en soit pour autant inductive.

    La rectification de Boyer

    13À l’inverse de Passeron, Alain Boyer soutient la thèse que l’histoire et, par extension, les autres sciences sociales, relèvent d’un espace logique poppérien46. En cherchant à montrer que la critique de Passeron porte à faux, il formule plusieurs objections intéressantes47. D’abord, Passeron définit l’espace non-poppérien par l’usage nécessaire de noms propres, alors que les hypothèses scientifiques de Popper sont obligatoirement des universelles au sens strict. À cet argument de la particularité, Boyer répond que Popper prend effectivement en considération les egocentric particulars48, puisque la physique empirique doit pouvoir parler de notre monde49, et soutient que les hypothèses singulières sont légitimes et réfutables empiriquement. Comme le rappelle Boyer, la testabilité n’implique pas l’universalité au sens strict et des énoncés singuliers du type « il a plu à Paris dimanche 10 janvier 2006 » sont réfutables50. De même, la testabilité n’implique pas la prédictibilité, puisque les énoncés rétrodictifs des sciences de la nature, fréquents dans les « sciences de terre », sont testables ; a contrario, la prédiction, loin d’être un réquisit pour les énoncés de l’histoire, fait tomber dans l’historicisme. En outre, testable ne signifie pas nécessairement mathématiquement formulé, puisque la mathématisation n’est qu’un moyen pour augmenter l’informativité, donc la testabilité des hypothèses. La testabilité admet des degrés et celle d’une hypothèse singulière est plus faible au sens logique que celle des hypothèses universelles, parce qu’une telle hypothèse a moins de contenu. Enfin, tester n’est pas synonyme d’expérimenter, puisque les hypothèses astronomiques ne font l’objet que d’une observation.

    14Plus radicalement, le reproche le plus fondamental que Boyer adresse au livre de Passeron, c’est tout simplement de se tromper de cible. Passeron considèrerait ainsi que la théorie poppérienne de la connaissance est générale et fixée de façon définitive par la Logique de la découverte scientifique, et que les propositions de Misère de l’historicisme n’en sont que les développements corrélatifs, et comme négatifs et péjoratifs. Or pour Passeron, comme d’ailleurs pour Aron51, le principal défaut du livre de Popper tient à sa tendance à l’amalgame52. Mais tout le mérite du travail de Boyer est de montrer que ce jugement sévère est injustifié, à tout le moins au regard de la cohérence de la « logique situationnelle » que Popper élabore pour les sciences humaines53. En reconstruisant patiemment son architecture conceptuelle, Boyer souligne à bon droit la reconnaissance par Popper d’une spécificité des sciences humaines, de leur objet, et de leur méthode, tout en montrant que le philosophe autrichien leur reconnaît pleinement le droit au titre de sciences. À l’aune de cette position subtile et nuancée, la critique de Passeron ne semble guère porter, puisqu’elle repose sur la croyance erronée que la Logique de la découverte scientifique vaudrait aussi pour les sciences humaines alors que, comme le souligne Boyer, elle traite explicitement des sciences de la nature, et que Popper a réservé aux sciences humaines une autre approche épistémologique. On peut certes admettre que la critique de Passeron garde une certaine valeur, mais seulement contre les sociologues qui ont fait de Popper la lecture rigide que critique Passeron, et pas contre Popper lui-même.

    Notes de bas de page

    1 En tant qu’elle s’intéresse aux opérations effectives de connaissance, l’épistémologie de Passeron se veut descriptive et non normative, contrairement au « poppérianisme » sociologique. Voir Passeron Jean-Claude, « Les formes des preuve dans les sciences historiques », in Revue européenne des Sciences Sociales, 39 (120), 2001, p. 32. Aussi bien s’agit-il d’éviter le spectre qui hante notre inconscient scientifique : la métaphore de l’opposition entre sciences « molles » et « dures » (id., Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 149).

    2 Ibid., p. 542. Comme le souligne Passeron, la falsifiabilité n’est qu’une condition nécessaire mais non suffisante de la falsification, car celle-ci requiert une réfutation réitérée. Voir id., « De la pluralité théorique en sociologie », art. cit., p. 74, note 8.

    3 On ne saurait donc retenir de son livre que cette seule thèse négative, comme le fait Alan Warde (Warde, Alan, Book Review of Passeron’s Sociological Reasoning : A Non-popperian Space of Argumentation, art. cit., p. 135).

    4 Passeron Jean-Claude, « L’espace wébérien du raisonnement naturel », in Enquête. « C’est évidemment à cette force spécifique, propre à la comparaison historique lorsqu’elle est guidée par une typologie argumentée, en même temps qu’à l’aspect non expérimental d’une telle comparaison (puisque toutes choses ne sont jamais, toutes, égales par ailleurs dans une comparaison historique) que je pensais quand j’ai choisi ce schéma de l’argumentation wébérienne comme exemple, ou plus précisément comme formule canonique, de tout raisonnement sociologique, en tant que celui-ci ne peut se définir que comme un va-et-vient argumentatif entre récit historique et raisonnement expérimental, puisqu’il doit « apparenter » typologiquement des « contextes » non équivalent ». Passeron renvoie à son livre Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 76-77. Voir également PASSEROn Jean-Claude, « Homo sociologicus », art. cit., « énoncés et propositions », p. 95-98. Dans « L’espace wébérien du raisonnement comparatif » (art. cit.), Passeron affirme qu’aujourd’hui la sociologie « semble devenue tout entière wébérienne » (p. 12), soit directement (par l’adoption de certains concepts ou l’héritage de certains chantiers), soit indirectement (par la pratique, souvent inconsciente, de la méthodologie wébérienne).

    5 Dans « De la pluralité théorique en sociologie » (op. cit., p. 84), Passeron parle de mathématisation, d’expérimentation et de la « relation réversible entre technique et expérimentation ».

    6 D’une manière générale, dans l’étude qui va suivre, ne sont retenues des thèses de Passeron que les arguments anti-poppériens. L’examen détaillé de la position propre de Passeron interviendra après l’analyse des objections de Boyer. Voir infra, « La rigueur de la logique naturelle », p. 99-143.

    7 On pourrait croire qu’il existe pourtant bel et bien quelques exemples de « lois » du social, comme le pense Jacques Lautman (« Sur le propos de sociologue », Le Débat, 79, mars-avril, 1994 ; « Un espace non-poppérien du raisonnement naturel ? », Revue européenne des sciences sociales, t. 34, n° 103, 1996), à propos de la loi de Hotelling (dans un régime démocratique à deux partis où la compétition se dispute au centre, les deux partis auront tendance à se rapprocher). Mais Raymond Boudon a considérablement relativisé la pertinence de cette « théorie », dont le succès dépend en fait de « toutes sortes de conditions », comme le remarque Jean Molino (« Le sociologue et la bataille de Poitiers », 1996, p. 207). Passeron le relève d’ailleurs lui-même – voir Passeron Jean-Claude, « Statique et dynamique : caractériser, expliquer et comprendre le changement », Revue européenne de sciences sociales, t. 38, n° 110, p. 220).

    8 Id., Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 543. Bien entendu, l’expression « lois de la nature » qu’utilise Passeron est ambiguë, et ne saurait aujourd’hui être acceptée comme telle (voir Cartwright Nancy, How the Laws of Physics Lie, Oxford, Oxford University Press, 1983 et The Dappled World : A Study of the Boundaries of Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1999 ; Van Fraassen Bas, The Scientific Image, Oxford, Oxford University Press, 1980 ; Lois et Symétrie, Paris, Vrin, 1994 ; Garetta Guillaume, « D’un empirisme sans entraves à une science sans lois. L’agnosticisme épistémologique de Bas van Fraassen », in Critique, juin-juillet 2002, n° 661-2). Avec Granger (La Vérification, Paris, Odile Jacob, 1992 ; Le Probable, le possible et le virtuel : essai sur le rôle du non-actuel dans la pensée objective, Paris, O. Jacob, 1995 ; Sciences et réalité, Paris, O. Jacob, 2001), il demeure toutefois possible de lui conserver un certain sens concernant les faits (formalisés) non-actuels.

    9 Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 544. Voir Popper Karl, Logique de la recherche scientifique, op. cit., p. 40 : « des énoncés ne peuvent être logiquement justifiés que par des énoncés », et non par la réalité directement – c’est le problème de la « base empirique » du positivisme logique.

    10 Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 545. Passeron est ici parfaitement d’accord avec Karl Popper (Logique de la recherche scientifique, op. cit., p. 92-111, §25- 30). Granger rapproche sa critique des énoncés protocolaires de celle des essences de la phénoménologie husserlienne et du schématisme kantien. Voir Lacour Philippe, La Nostalgie de l’individuel, op. cit., p. 30.

    11 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 545 (proposition 1.1.1).

    12 Ibid., p. 546 (1.2) De sorte qu’un haut degré de consensus, qui correspond à une forte stabilisation d’un langage de description du monde, définit un « paradigme » scientifique (1.2.1). Popper ne se rapproche en fait du « conventionnalisme » que pour les énoncés singuliers (de base) et pas pour les énoncés universels (Popper Karl, Logique de la recherche scientifique, op. cit., p. 109 ; §30). D’où la métaphore de la science comme construction provisoire, sur pilotis, dans un marécage, sans fondement définitif.

    13 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 546-547 (1.2.1.1).

    14 Ibid., p. 547 : « le degré de protocolarisation d’un langage théorique de description du monde […] ne peut s’entendre que du degré auquel la déduction opératoire des énoncés de base soumis à épreuve empirique à partir des énoncés généraux de la théorie se présente à la fois comme un enchaînement logiquement nécessaire à partir du lexique et des règles de la théorie, et comme une conjonction cohérente des champs sémantiques propres aux concepts descriptifs qu’elle utilise. La formalisation constitue la forme la plus épurée et la plus univoque que peut prendre un langage théorique protocolarisé ».

    15 Ibid., p. 89-124. L’affirmation est reprise p. 565.

    16 Ibid., p. 549 (proposition 2). Au sens strict, il n’y donc pas de paradigme, de science « normale » ni de théorie nomologique en sociologie.

    17 Ibid., p. 550-551. Passeron montre bien que la stabilité sémantique des concepts de telles disciplines, comme l’économie, ou la démographie, n’est qu’apparente et relative. Aussi bien leur « autonomisation » méthodologique n’est-elle que provisoire, puisqu’elles ne peuvent jamais rendre compte du déroulement empirique des phénomènes qu’elles prennent pour objet spécifique par les seuls modèles formels (et croire épuiser l’historicité culturelle des phénomènes par l’ajout de « variables exogènes » serait illusoire) ; voir « Homo sociologicus » (art. cit.), « Les usages du “modèle” dans les sciences sociales », p. 108.

    18 Passeron en conclut un peu vite à l’absence totale de cumulativité dans les sciences humaines (ibid., p. 551-553), sans envisager la possibilité d’un progrès d’un type particulier, herméneutique, qui ne se confond ni avec la cumulativité « paradigmatique » des sciences formalisées, ni avec le sur-place. Voir en particulier l’avant-propos de Bernard Walliser au collectif qu’il a dirigé : Walliser Bernard, La Cumulativité du savoir en sciences sociales, Paris, EHESS, 2009 ; voir aussi l’article de Jacques Revel : Revel Jacques, « Le pied du diable. Sur les formes de la cumulativité en histoire », ibid., p. 85-110.

    19 Passeron parle de l’impossibilité de définir univoquement des monèmes sur le modèle des phonèmes – l’articulation phonético-phonématique a des caractéristiques similaires à celles d’un système formel (propriété qui est à l’origine d’une certaine confusion entre structuralisme mathématique et structuralisme linguistique) ; voir Lacour Philippe, La Nostalgie de l’individuel, op. cit., p. 93-123.

    20 Ibid., p. 554. Sur « l’enquête sociologique » comme « transformation réglée de l’information historique » (ibid., p. 16), voir infra « La rigueur de la logique naturelle » (« L’enquête comme mode interprétatif de transformation de l’information empirique »), p. 121-130.

    21 Sa position a évolué, et on peut noter une hésitation dans un texte de 1984 (id., « Histoire et sociologie : identité sociale et identité logique d’une discipline », Paris, CNRS, p. 207), dans lequel il parle d’une tension méthodologique, pour les sciences humaines, entre raisonnement historique et raisonnement expérimental. Dans le texte « De quel homme les sciences de l’homme parlent-elles » (1999, p. 15), il précise en revanche clairement que : « L’histoire épistémologique des sciences de l’homme montre que la tentation dominante chez les philosophes de la Raison a toujours été de dissoudre, de récupérer la méthode clinique, de la subordonner a la méthode expérimentale et, si possible, à la déduction logico-mathématique : tentation irrésistible devant les appâts d’une forme parfaite, celle du modus tollens ».

    22 Bernard Claude, Introduction à la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, 1984.

    23 Durkheim Émile, « Administration de la preuve », in Les Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1990, p. 124-138.

    24 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 555 : c’est l’idée que la sociologie ne peut « pratiquer l’expérimentation active qui suppose l’intervention directe sur les variables d’une expérience, mais [peut] par l’observation comparative (statistique ou historique) accéder à un substitut de l’expérimentation qui, à la commodité près, en conserverait tous les avantages méthodologiques […] ».

    25 Passeron souligne que cette théorie de l’expérimentation indirecte est à la racine de l’optimisme durkheimien et de son objectivisme. Durkheim a, selon lui, compensé les difficultés issues de la pratique des variations concomitantes par un évolutionnisme permettant de réduire, par analogie biologique, le défi de la singularité (ibid., p. 555-556).

    26 Ibid., p. 556. Cet argument important, mais dont la formulation paraît ici discutable, est examiné plus loin (voir infra, « La reformulation symbolique de l’argument de la complexité contextuelle », p. 156-164.

    27 Ibid., p. 558 ; voir « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales », in Essais sur la théorie de la science (Weber Max, Essais sur la théorie de la science, op. cit., 1965).

    28 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 556-557. Voir aussi « Les mots de la sociologie. Un lexique infaisable » (ibid., p. 90-91) : les sciences sociales « soumettent à l’enquête une réalité toujours différemment configurée », dans la mesure où elles étudient « des ensembles indécomposables de co-occurrences historiques qui […] se présentent toujours à l’observation comme des séquences ou des configurations réfractaires à la décomposition expérimentale ». Leurs objets sont susceptibles d’être « indéfiniment analysés en variations insubstituables, de même qu’ils ne sont descriptibles que par des variables toujours disponibles à de nouvelles conceptualisations ».

    29 Ibid., p. 558 : « La difficulté d’inférer en situation d’observation ne tient pas au risque de se tromper en énumérant des traits pertinents dans le cadre d’un langage protocolarisé de description […] ».

    30 Passeron parle de « la vertu ambiguë de ce préfixe » qui introduit « la plus grande confusion sur les rapports entre méthode expérimentale et généralisation sociologique » (ibid., p. 554). Pour la même raison, le raisonnement naturel n’est pas un « juste milieu » entre méthode expérimentale et interprétation philosophique (p. 56).

    31 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, op. cit, p. 558 (proposition 2.2.2.), p. 368.

    32 Pour autant, cette généralisation est toujours possible, voire souhaitable : rien n’est plus étranger à Passeron que la focalisation exclusive sur la singularité, qu’il critique dans la tendance à la monographie ou le défaitisme théorique de l’ethno-méthodologie. Id., « De la pluralité théorique en sociologie », art. cit., p. 113.

    33 L’ambition limitée – la présomption, et non la certitude – est une des différences fondamentales qui sépare Passeron de Weber qui « décrit avec un optimisme méthodologique excessif » le va-et-vient entre adéquation quant au sens et adéquation causale, « comme la somme de deux exigences cumulables » (id., Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 160). Pour Passeron, ce qui est gagné en minutie du côté du récit est perdu en matière de garanties expérimentales.

    34 Ibid., p. 559. Le raisonnement naturel « articule comparativement des constats opérés dans des contextes dont l’équivalence n’est justifiée que par la typologie qui les apparente, inscrivant ainsi les assertions sociologiques dans une méthodologie de la présomption, distincte d’une méthodologie de la nécessité » (proposition 2.2.3, p. 558).

    35 Ibid., p. 562-3 (proposition 2.2.4). Voir aussi infra, p. 107-114.

    36 Ibid., p. 573 (proposition 3).

    37 L’expression de contrainte protologique (ou pragmatique) serait plus rigoureuse – voir infra, p. 157). On peut ajouter que cette contrainte est double : elle concerne le savant tout autant que son objet. Comme le dit Michel Verret (« Le débat des raisons », 1996, p. 269) : « Les théories, indexées tout à la fois aux conjonctures de sens de leurs énoncés et à leur conjonctures d’énonciation ne formaliseront jamais que des rationalités doublement conjoncturelles ».

    38 Sur la reformulation par Granger de cette opposition comme celle du virtuel de l’actuel, voir infra, « La cohérence de la logique de la situation », p. 158).

    39 Popper Karl, Logique de la recherche scientifique, op. cit., p. 60-61 (§13).

    40 Ibid., p. 62-69 (§14 et 15).

    41 Si Popper prend soin de distinguer entre universalité stricte et universalité numérique, c’est pour pouvoir opposer de façon absolue énoncé universel (strict), du type « tous les corbeaux sont noirs » et énoncé existentiel (« il y a (au moins) un corbeau non noir »). Du fait de cette symétrie absolue, la négation de l’un équivaut nécessairement à l’affirmation de l’autre. La réfutation d’un énoncé universel peut ainsi être conçue comme une mise à l’épreuve, équivalant à la recherche d’énoncés existentiels qui l’infirment. Ce faisant, un énoncé universel n’est jamais « validé », mais seulement pas (encore) falsifié (la théorie qui « passe » les tests est seulement dite « corroborée », en attente d’une infirmation ultérieure par falsification d’un énoncé universel reposant sur elle, voir § 79-85). Le fait de se soumettre à ces tests de réfutation constitue le critère de démarcation entre science et métaphysique (ou plutôt non-science). Sur le fait que les énoncés de base doivent avoir la forme d’énoncés existentiels singuliers, voir ibid. p. 101 (§28).

    42 Ce point est rappelé par Jean-Claude Passeron (Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 591 (proposition 3.1.2).

    43 Popper Karl, Logique de la recherche scientifique, op. cit., p. 58 (§12). Cette précision intervient au cours de l’examen du principe de causalité (conçue de façon nomologique), qualifié de métaphysique. Pour une reformulation plus convaincante de cette ambiguïté du concept de causalité par Granger, voir Lacour Philippe, La Nostalgie de l’individuel, op. cit., p. 203-210.

    44 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 579. Passeron parle également de l’effet « “parasite” qu’exercent d’autres “variables liées” à la variable indépendante dont on veut isoler les effets propres » (ibid., p. 221).

    45 Ibid. p. 575. La « contrainte déictique », qui joue dans toutes les sciences sociales, oblige « tout raisonnement expérimental […] à n’asserter ses conclusions que dans un espace assertorique où la constance du contexte comme l’application de la clause ceteris paribus repose sur une parenté des contextes, elle-même dépendante d’une typologie construite par un raisonnement sociologique » (ibid., p. 573). Sur la véridicité, voir infra, « Interprétation, preuve et véridicité comparative », p. 130-138.

    46 Voir Boyer Alain, « Science ou poésie de l’action ? L’espace poppérien du raisonnement historique », art. cit.

    47 Ibid. p. 154.

    48 Voir la remarque de Popper sur « Grünbaum on Time and Entropy » (§38), dans Schilpp Paul Arthur, The Philosophy of Karl Popper, op. cit., p. 1143. Popper donne ainsi aux déictiques un statut du type monde 3, tout en remarquant leur disparition de la physique théorique. Sur ce point, qu’on peut rapprocher du statut « paradoxal » de la causalité, Granger apporte des précisions décisives ; voir Lacour Philippe, La Nostalgie de l’individuel, op. cit., p. 203-210.

    49 BOYERAlain, L’Explication en histoire, op. cit., 1992, II, p. 77, et note 106 (p. 106).

    50 Boyer met l’énoncé au futur (« il pleuvra »), mais cela redouble le problème de la réfutation par celui de la prédiction. L’exemple a donc été modifié pour mieux mettre en valeur l’argument.

    51 Voir l’introduction à ses Leçons sur l’histoire (Aron, Paris, Fayard, 1986). Aron est pourtant un auteur de référence de Boyer.

    52 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 592 : Popper a écrit un livre de polémique épistémologique qui « présente « l’historicisme » comme un épouvantail et où il amalgame allègrement au fil des pages les illusions de la philosophie de l’histoire, les utopismes, les scientismes, les évolutionnismes, les doctrines visant à formuler les « lois de l’histoire », etc., avec tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à la prise en compte de l’historicité de l’objet des sciences sociales ». Voir également p. 68.

    53 Boyer reconnaît toutefois, à la suite d’une remarque de Donagan, une part d’amalgame dans Misère de l’historicisme. Voir Boyer Alain, L’Explication en histoire, op. cit, 1992, II, 5), p. 85 (et note 153).

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    1 En tant qu’elle s’intéresse aux opérations effectives de connaissance, l’épistémologie de Passeron se veut descriptive et non normative, contrairement au « poppérianisme » sociologique. Voir Passeron Jean-Claude, « Les formes des preuve dans les sciences historiques », in Revue européenne des Sciences Sociales, 39 (120), 2001, p. 32. Aussi bien s’agit-il d’éviter le spectre qui hante notre inconscient scientifique : la métaphore de l’opposition entre sciences « molles » et « dures » (id., Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 149).

    2 Ibid., p. 542. Comme le souligne Passeron, la falsifiabilité n’est qu’une condition nécessaire mais non suffisante de la falsification, car celle-ci requiert une réfutation réitérée. Voir id., « De la pluralité théorique en sociologie », art. cit., p. 74, note 8.

    3 On ne saurait donc retenir de son livre que cette seule thèse négative, comme le fait Alan Warde (Warde, Alan, Book Review of Passeron’s Sociological Reasoning : A Non-popperian Space of Argumentation, art. cit., p. 135).

    4 Passeron Jean-Claude, « L’espace wébérien du raisonnement naturel », in Enquête. « C’est évidemment à cette force spécifique, propre à la comparaison historique lorsqu’elle est guidée par une typologie argumentée, en même temps qu’à l’aspect non expérimental d’une telle comparaison (puisque toutes choses ne sont jamais, toutes, égales par ailleurs dans une comparaison historique) que je pensais quand j’ai choisi ce schéma de l’argumentation wébérienne comme exemple, ou plus précisément comme formule canonique, de tout raisonnement sociologique, en tant que celui-ci ne peut se définir que comme un va-et-vient argumentatif entre récit historique et raisonnement expérimental, puisqu’il doit « apparenter » typologiquement des « contextes » non équivalent ». Passeron renvoie à son livre Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 76-77. Voir également PASSEROn Jean-Claude, « Homo sociologicus », art. cit., « énoncés et propositions », p. 95-98. Dans « L’espace wébérien du raisonnement comparatif » (art. cit.), Passeron affirme qu’aujourd’hui la sociologie « semble devenue tout entière wébérienne » (p. 12), soit directement (par l’adoption de certains concepts ou l’héritage de certains chantiers), soit indirectement (par la pratique, souvent inconsciente, de la méthodologie wébérienne).

    5 Dans « De la pluralité théorique en sociologie » (op. cit., p. 84), Passeron parle de mathématisation, d’expérimentation et de la « relation réversible entre technique et expérimentation ».

    6 D’une manière générale, dans l’étude qui va suivre, ne sont retenues des thèses de Passeron que les arguments anti-poppériens. L’examen détaillé de la position propre de Passeron interviendra après l’analyse des objections de Boyer. Voir infra, « La rigueur de la logique naturelle », p. 99-143.

    7 On pourrait croire qu’il existe pourtant bel et bien quelques exemples de « lois » du social, comme le pense Jacques Lautman (« Sur le propos de sociologue », Le Débat, 79, mars-avril, 1994 ; « Un espace non-poppérien du raisonnement naturel ? », Revue européenne des sciences sociales, t. 34, n° 103, 1996), à propos de la loi de Hotelling (dans un régime démocratique à deux partis où la compétition se dispute au centre, les deux partis auront tendance à se rapprocher). Mais Raymond Boudon a considérablement relativisé la pertinence de cette « théorie », dont le succès dépend en fait de « toutes sortes de conditions », comme le remarque Jean Molino (« Le sociologue et la bataille de Poitiers », 1996, p. 207). Passeron le relève d’ailleurs lui-même – voir Passeron Jean-Claude, « Statique et dynamique : caractériser, expliquer et comprendre le changement », Revue européenne de sciences sociales, t. 38, n° 110, p. 220).

    8 Id., Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 543. Bien entendu, l’expression « lois de la nature » qu’utilise Passeron est ambiguë, et ne saurait aujourd’hui être acceptée comme telle (voir Cartwright Nancy, How the Laws of Physics Lie, Oxford, Oxford University Press, 1983 et The Dappled World : A Study of the Boundaries of Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1999 ; Van Fraassen Bas, The Scientific Image, Oxford, Oxford University Press, 1980 ; Lois et Symétrie, Paris, Vrin, 1994 ; Garetta Guillaume, « D’un empirisme sans entraves à une science sans lois. L’agnosticisme épistémologique de Bas van Fraassen », in Critique, juin-juillet 2002, n° 661-2). Avec Granger (La Vérification, Paris, Odile Jacob, 1992 ; Le Probable, le possible et le virtuel : essai sur le rôle du non-actuel dans la pensée objective, Paris, O. Jacob, 1995 ; Sciences et réalité, Paris, O. Jacob, 2001), il demeure toutefois possible de lui conserver un certain sens concernant les faits (formalisés) non-actuels.

    9 Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 544. Voir Popper Karl, Logique de la recherche scientifique, op. cit., p. 40 : « des énoncés ne peuvent être logiquement justifiés que par des énoncés », et non par la réalité directement – c’est le problème de la « base empirique » du positivisme logique.

    10 Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 545. Passeron est ici parfaitement d’accord avec Karl Popper (Logique de la recherche scientifique, op. cit., p. 92-111, §25- 30). Granger rapproche sa critique des énoncés protocolaires de celle des essences de la phénoménologie husserlienne et du schématisme kantien. Voir Lacour Philippe, La Nostalgie de l’individuel, op. cit., p. 30.

    11 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 545 (proposition 1.1.1).

    12 Ibid., p. 546 (1.2) De sorte qu’un haut degré de consensus, qui correspond à une forte stabilisation d’un langage de description du monde, définit un « paradigme » scientifique (1.2.1). Popper ne se rapproche en fait du « conventionnalisme » que pour les énoncés singuliers (de base) et pas pour les énoncés universels (Popper Karl, Logique de la recherche scientifique, op. cit., p. 109 ; §30). D’où la métaphore de la science comme construction provisoire, sur pilotis, dans un marécage, sans fondement définitif.

    13 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 546-547 (1.2.1.1).

    14 Ibid., p. 547 : « le degré de protocolarisation d’un langage théorique de description du monde […] ne peut s’entendre que du degré auquel la déduction opératoire des énoncés de base soumis à épreuve empirique à partir des énoncés généraux de la théorie se présente à la fois comme un enchaînement logiquement nécessaire à partir du lexique et des règles de la théorie, et comme une conjonction cohérente des champs sémantiques propres aux concepts descriptifs qu’elle utilise. La formalisation constitue la forme la plus épurée et la plus univoque que peut prendre un langage théorique protocolarisé ».

    15 Ibid., p. 89-124. L’affirmation est reprise p. 565.

    16 Ibid., p. 549 (proposition 2). Au sens strict, il n’y donc pas de paradigme, de science « normale » ni de théorie nomologique en sociologie.

    17 Ibid., p. 550-551. Passeron montre bien que la stabilité sémantique des concepts de telles disciplines, comme l’économie, ou la démographie, n’est qu’apparente et relative. Aussi bien leur « autonomisation » méthodologique n’est-elle que provisoire, puisqu’elles ne peuvent jamais rendre compte du déroulement empirique des phénomènes qu’elles prennent pour objet spécifique par les seuls modèles formels (et croire épuiser l’historicité culturelle des phénomènes par l’ajout de « variables exogènes » serait illusoire) ; voir « Homo sociologicus » (art. cit.), « Les usages du “modèle” dans les sciences sociales », p. 108.

    18 Passeron en conclut un peu vite à l’absence totale de cumulativité dans les sciences humaines (ibid., p. 551-553), sans envisager la possibilité d’un progrès d’un type particulier, herméneutique, qui ne se confond ni avec la cumulativité « paradigmatique » des sciences formalisées, ni avec le sur-place. Voir en particulier l’avant-propos de Bernard Walliser au collectif qu’il a dirigé : Walliser Bernard, La Cumulativité du savoir en sciences sociales, Paris, EHESS, 2009 ; voir aussi l’article de Jacques Revel : Revel Jacques, « Le pied du diable. Sur les formes de la cumulativité en histoire », ibid., p. 85-110.

    19 Passeron parle de l’impossibilité de définir univoquement des monèmes sur le modèle des phonèmes – l’articulation phonético-phonématique a des caractéristiques similaires à celles d’un système formel (propriété qui est à l’origine d’une certaine confusion entre structuralisme mathématique et structuralisme linguistique) ; voir Lacour Philippe, La Nostalgie de l’individuel, op. cit., p. 93-123.

    20 Ibid., p. 554. Sur « l’enquête sociologique » comme « transformation réglée de l’information historique » (ibid., p. 16), voir infra « La rigueur de la logique naturelle » (« L’enquête comme mode interprétatif de transformation de l’information empirique »), p. 121-130.

    21 Sa position a évolué, et on peut noter une hésitation dans un texte de 1984 (id., « Histoire et sociologie : identité sociale et identité logique d’une discipline », Paris, CNRS, p. 207), dans lequel il parle d’une tension méthodologique, pour les sciences humaines, entre raisonnement historique et raisonnement expérimental. Dans le texte « De quel homme les sciences de l’homme parlent-elles » (1999, p. 15), il précise en revanche clairement que : « L’histoire épistémologique des sciences de l’homme montre que la tentation dominante chez les philosophes de la Raison a toujours été de dissoudre, de récupérer la méthode clinique, de la subordonner a la méthode expérimentale et, si possible, à la déduction logico-mathématique : tentation irrésistible devant les appâts d’une forme parfaite, celle du modus tollens ».

    22 Bernard Claude, Introduction à la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, 1984.

    23 Durkheim Émile, « Administration de la preuve », in Les Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1990, p. 124-138.

    24 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 555 : c’est l’idée que la sociologie ne peut « pratiquer l’expérimentation active qui suppose l’intervention directe sur les variables d’une expérience, mais [peut] par l’observation comparative (statistique ou historique) accéder à un substitut de l’expérimentation qui, à la commodité près, en conserverait tous les avantages méthodologiques […] ».

    25 Passeron souligne que cette théorie de l’expérimentation indirecte est à la racine de l’optimisme durkheimien et de son objectivisme. Durkheim a, selon lui, compensé les difficultés issues de la pratique des variations concomitantes par un évolutionnisme permettant de réduire, par analogie biologique, le défi de la singularité (ibid., p. 555-556).

    26 Ibid., p. 556. Cet argument important, mais dont la formulation paraît ici discutable, est examiné plus loin (voir infra, « La reformulation symbolique de l’argument de la complexité contextuelle », p. 156-164.

    27 Ibid., p. 558 ; voir « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales », in Essais sur la théorie de la science (Weber Max, Essais sur la théorie de la science, op. cit., 1965).

    28 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 556-557. Voir aussi « Les mots de la sociologie. Un lexique infaisable » (ibid., p. 90-91) : les sciences sociales « soumettent à l’enquête une réalité toujours différemment configurée », dans la mesure où elles étudient « des ensembles indécomposables de co-occurrences historiques qui […] se présentent toujours à l’observation comme des séquences ou des configurations réfractaires à la décomposition expérimentale ». Leurs objets sont susceptibles d’être « indéfiniment analysés en variations insubstituables, de même qu’ils ne sont descriptibles que par des variables toujours disponibles à de nouvelles conceptualisations ».

    29 Ibid., p. 558 : « La difficulté d’inférer en situation d’observation ne tient pas au risque de se tromper en énumérant des traits pertinents dans le cadre d’un langage protocolarisé de description […] ».

    30 Passeron parle de « la vertu ambiguë de ce préfixe » qui introduit « la plus grande confusion sur les rapports entre méthode expérimentale et généralisation sociologique » (ibid., p. 554). Pour la même raison, le raisonnement naturel n’est pas un « juste milieu » entre méthode expérimentale et interprétation philosophique (p. 56).

    31 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, op. cit, p. 558 (proposition 2.2.2.), p. 368.

    32 Pour autant, cette généralisation est toujours possible, voire souhaitable : rien n’est plus étranger à Passeron que la focalisation exclusive sur la singularité, qu’il critique dans la tendance à la monographie ou le défaitisme théorique de l’ethno-méthodologie. Id., « De la pluralité théorique en sociologie », art. cit., p. 113.

    33 L’ambition limitée – la présomption, et non la certitude – est une des différences fondamentales qui sépare Passeron de Weber qui « décrit avec un optimisme méthodologique excessif » le va-et-vient entre adéquation quant au sens et adéquation causale, « comme la somme de deux exigences cumulables » (id., Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 160). Pour Passeron, ce qui est gagné en minutie du côté du récit est perdu en matière de garanties expérimentales.

    34 Ibid., p. 559. Le raisonnement naturel « articule comparativement des constats opérés dans des contextes dont l’équivalence n’est justifiée que par la typologie qui les apparente, inscrivant ainsi les assertions sociologiques dans une méthodologie de la présomption, distincte d’une méthodologie de la nécessité » (proposition 2.2.3, p. 558).

    35 Ibid., p. 562-3 (proposition 2.2.4). Voir aussi infra, p. 107-114.

    36 Ibid., p. 573 (proposition 3).

    37 L’expression de contrainte protologique (ou pragmatique) serait plus rigoureuse – voir infra, p. 157). On peut ajouter que cette contrainte est double : elle concerne le savant tout autant que son objet. Comme le dit Michel Verret (« Le débat des raisons », 1996, p. 269) : « Les théories, indexées tout à la fois aux conjonctures de sens de leurs énoncés et à leur conjonctures d’énonciation ne formaliseront jamais que des rationalités doublement conjoncturelles ».

    38 Sur la reformulation par Granger de cette opposition comme celle du virtuel de l’actuel, voir infra, « La cohérence de la logique de la situation », p. 158).

    39 Popper Karl, Logique de la recherche scientifique, op. cit., p. 60-61 (§13).

    40 Ibid., p. 62-69 (§14 et 15).

    41 Si Popper prend soin de distinguer entre universalité stricte et universalité numérique, c’est pour pouvoir opposer de façon absolue énoncé universel (strict), du type « tous les corbeaux sont noirs » et énoncé existentiel (« il y a (au moins) un corbeau non noir »). Du fait de cette symétrie absolue, la négation de l’un équivaut nécessairement à l’affirmation de l’autre. La réfutation d’un énoncé universel peut ainsi être conçue comme une mise à l’épreuve, équivalant à la recherche d’énoncés existentiels qui l’infirment. Ce faisant, un énoncé universel n’est jamais « validé », mais seulement pas (encore) falsifié (la théorie qui « passe » les tests est seulement dite « corroborée », en attente d’une infirmation ultérieure par falsification d’un énoncé universel reposant sur elle, voir § 79-85). Le fait de se soumettre à ces tests de réfutation constitue le critère de démarcation entre science et métaphysique (ou plutôt non-science). Sur le fait que les énoncés de base doivent avoir la forme d’énoncés existentiels singuliers, voir ibid. p. 101 (§28).

    42 Ce point est rappelé par Jean-Claude Passeron (Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 591 (proposition 3.1.2).

    43 Popper Karl, Logique de la recherche scientifique, op. cit., p. 58 (§12). Cette précision intervient au cours de l’examen du principe de causalité (conçue de façon nomologique), qualifié de métaphysique. Pour une reformulation plus convaincante de cette ambiguïté du concept de causalité par Granger, voir Lacour Philippe, La Nostalgie de l’individuel, op. cit., p. 203-210.

    44 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 579. Passeron parle également de l’effet « “parasite” qu’exercent d’autres “variables liées” à la variable indépendante dont on veut isoler les effets propres » (ibid., p. 221).

    45 Ibid. p. 575. La « contrainte déictique », qui joue dans toutes les sciences sociales, oblige « tout raisonnement expérimental […] à n’asserter ses conclusions que dans un espace assertorique où la constance du contexte comme l’application de la clause ceteris paribus repose sur une parenté des contextes, elle-même dépendante d’une typologie construite par un raisonnement sociologique » (ibid., p. 573). Sur la véridicité, voir infra, « Interprétation, preuve et véridicité comparative », p. 130-138.

    46 Voir Boyer Alain, « Science ou poésie de l’action ? L’espace poppérien du raisonnement historique », art. cit.

    47 Ibid. p. 154.

    48 Voir la remarque de Popper sur « Grünbaum on Time and Entropy » (§38), dans Schilpp Paul Arthur, The Philosophy of Karl Popper, op. cit., p. 1143. Popper donne ainsi aux déictiques un statut du type monde 3, tout en remarquant leur disparition de la physique théorique. Sur ce point, qu’on peut rapprocher du statut « paradoxal » de la causalité, Granger apporte des précisions décisives ; voir Lacour Philippe, La Nostalgie de l’individuel, op. cit., p. 203-210.

    49 BOYERAlain, L’Explication en histoire, op. cit., 1992, II, p. 77, et note 106 (p. 106).

    50 Boyer met l’énoncé au futur (« il pleuvra »), mais cela redouble le problème de la réfutation par celui de la prédiction. L’exemple a donc été modifié pour mieux mettre en valeur l’argument.

    51 Voir l’introduction à ses Leçons sur l’histoire (Aron, Paris, Fayard, 1986). Aron est pourtant un auteur de référence de Boyer.

    52 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, op. cit., p. 592 : Popper a écrit un livre de polémique épistémologique qui « présente « l’historicisme » comme un épouvantail et où il amalgame allègrement au fil des pages les illusions de la philosophie de l’histoire, les utopismes, les scientismes, les évolutionnismes, les doctrines visant à formuler les « lois de l’histoire », etc., avec tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à la prise en compte de l’historicité de l’objet des sciences sociales ». Voir également p. 68.

    53 Boyer reconnaît toutefois, à la suite d’une remarque de Donagan, une part d’amalgame dans Misère de l’historicisme. Voir Boyer Alain, L’Explication en histoire, op. cit, 1992, II, 5), p. 85 (et note 153).

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    Lacour, P. (2020). Qu’est-ce qu’un espace « poppérien » du raisonnement ?. In La raison au singulier (1‑). Presses universitaires de Paris Nanterre. https://doi.org/10.4000/books.pupo.8815
    Lacour, Philippe. « Qu’est-ce qu’un espace “poppérien” du raisonnement ? ». In La raison au singulier. Nanterre: Presses universitaires de Paris Nanterre, 2020. https://doi.org/10.4000/books.pupo.8815.
    Lacour, Philippe. « Qu’est-ce qu’un espace “poppérien” du raisonnement ? ». La raison au singulier, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2020, https://doi.org/10.4000/books.pupo.8815.

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