1M.D. Artiste Univers – Sel

Considérons d’abord deux facteurs importants, les deux pôles de toute création d’ordre artistique : d’un côté l’artiste, de l’autre le spectateur qui, avec le temps, devient la postérité. Selon toutes apparences, l’artiste agit à la façon d’un être médiumnique qui, du labyrinthe par-delà le temps et l’espace, cherche son chemin vers une clairière365.

2C’est par ces mots que Marcel Duchamp a commencé son exposé bien connu, « Le processus créatif » devant les membres de la fédération américaine des Arts, à Houston (Texas) en 1957.

3Duchamp voit l’origine de l’art dans le labyrinthe par-delà le temps et l’espace. Il y a deux pôles dans notre monde tridimensionnel : l’artiste et le spectateur. L’artiste fonctionne comme un médium introduisant des fragments du commencement ; quant au spectateur, qui représente également les générations futures, c’est-à-dire le temps, il est le juge-destinataire de la « vérité » qu’offre l’intuition de l’artiste.

4Duchamp ne pouvait être plus clair, me semble-t-il. L’objectif de l’art est de « retourner » au commencement. L’artiste et le spectateur sont les deux pôles qui doivent de plus être réconciliés afin de pouvoir regarder la « vérité » en face. Duchamp aurait-il laissé entendre que le public et les artistes doivent former un tout afin de « concevoir » et finalement « percevoir » ce labyrinthe d’avant l’espace et le temps ?

5Marcel Duchamp est-il le grand conciliateur ?

6À la fin de sa vie, en 1966, Duchamp publie la troisième partie de ses notes, À l’Infinitif, ou La Boîte Blanche, toujours fidèle à la méthode des fac-similés à la manière de Léonard de Vinci… Comme le titre le suggère, À l’Infinitif traite de la façon dont Duchamp était à la recherche du commencement, du point zéro et de l’infini, du temps et de l’espace en tant que projetés à l’infini, dans des dimensions infinies.

7La couverture du manuel de physique, Physics : Concepts and Connections, montre l’œuvre d’art contemporain, qui a joué un rôle catalyseur aux États-Unis, Nu descendant un escalier. On lit ceci sur la quatrième de couverture :

La peinture de Marcel Duchamp, exécutée en 1912, montre une femme en train de descendre un escalier, d’une façon qui rappelle beaucoup les diagrammes de l’espace-temps d’Einstein. Les contours de la femme sont imprécis, abstraits, comme la photographie d’une figure prise avec un temps d’exposition trop long. Les historiens pensent que l’art abstrait et la physique moderne ne sont pas nés par hasard dans la période 1912- 1914. Les peintres cubistes du début du xx^e siècle, tels que Duchamp et Picasso, ont eux aussi connu les courants de pensée qui ont influencé la théorie de la relativité et les origines de la physique quantique. On peut comparer l’unification de l’espace et du temps en un seul « espace-temps » abstrait avec le temps comme quatrième dimension à la façon dont Picasso et Duchamp ont représenté la réalité, comme des volumes abstraits ou « cubes » vus en même temps de plusieurs points de vue et à différents moments. Il ne s’agit pas, dans de tels rapprochements entre l’art et la science, de voir une relation causale. Ce n’est pas comme si Duchamp avait décidé d’injecter la relativité ou la physique quantique dans ses peintures. Les nouvelles idées sur l’espace, le temps et le déterminisme étaient dans l’air et des individus perspicaces comme Einstein, Picasso et Duchamp les ont reflétées dans leurs propres créations366.

8Si nous nous rendons compte de la fonction médiumnique de Duchamp, si nous y croyons et la consolidons finalement en nous, alors nous pouvons commencer, me semble-t-il, à comprendre sa contribution en tant que catalyseur, conciliateur de contraires. À l’aide de ses antennes extraordinairement bien développées, Duchamp reçoit des ondes du monde du « commencement » (et de la fin) et les transmet à l’environnement via son activité artistique. Et nous, spectateurs - la postérité -, nous essayons de les saisir, de les comprendre et de les juger. Cela explique peut-être qu’il soit encore aujourd’hui considéré comme moderne et même plus que jamais. Alors que nous sommes confrontés à des difficultés encore plus grandes pour saisir la « vérité », incapables de concevoir le nombre infini de possibilités et potentialités qui existent au-delà de notre monde visible et sensible ; l’espace au-delà du confort de nos trois dimensions étant gouverné par des lois et des règles que nous ne pouvons pas même commencer à concevoir et qui ont certainement trait non seulement au domaine physique, mais aussi au domaine conceptuel. La reconnaissance du temps comme quatrième dimension, à travers la théorie de la relativité, a déjà radicalement modifié la conception de l’univers qui a dominé pendant des siècles. Et le futur reste à venir.

9À propos de « la pendule de profil », dans La Boîte Verte, Duchamp affirme : « Quand une pendule est vue de côté (de profil), elle n’indique plus le temps367. »

10 Duchamp considère que la vue de côté, le profil, modifie la direction du temps et, comme sur les anciennes pierres tombales, comme dans les ombres portées, il regarde vers l’infini. Duchamp s’est maintes fois représenté lui-même de profil. En effet, l’œuvre Autoportrait de profil [MD 557, papier léger de couleur, déchiré selon un gabarit du profil de Duchamp, monté sur papier noir ou papier velouté noir ; profil 14,9 x 14,9 cm, feuille, 33,2 x 25 cm, 1958] porte l’inscription « Marcel dechiravit » et a été présentée comme un cadeau, orné d’une dédicace, à plusieurs de ses amis. La série de ses œuvres en relief With a tongue in my cheek (Avec une langue dans ma joue) [MD 571, sculpture-dessin : plâtre sur crayon et papier, monté sur bois 25 x 15 x 5,1 cm, 1959]368, Torture-morte [MD 572, plâtre peint et mouches sur fond de papier, montage sur aggloméré, 29,5 x 13,5 x 5,5 cm, 1959] et Sculpture-morte [MD 573, massepain et insectes sur fond de papier, montage sur aggloméré, 33,5 x 22,5 x 5,5 cm, 1959] créées pour un projet de publication en collaboration avec Robert Lebel, finalement non réalisé, montrent combien Duchamp ne cessait de s’intéresser aux questions du temps et de la mort369.

11Ces œuvres peuvent, d’une part, faire penser visuellement aux expériences paranormales et aux moulages ectoplasmiques d’Eusapia Palladino, mais aussi, d’autre part, révéler l’intensité de l’angoisse existentielle de Duchamp et le rôle de l’artiste-médium eu égard à l’éternité et à la transmission de la vérité370 (Figs. 309, 310, 311).

12Dans un autre entretien, Duchamp définit l’art comme la vérité au-delà du continuum espace-temps, le seul lien entre l’homme et son self plus élevé, par-delà l’état animal. Et c’est précisément en cette vérité qu’il croit :

13En tout cas, comme vous le savez, je m’intéresse au côté intellectuel des choses, mais je n’aime pas le mot « intellect ». Pour moi intellect est un mot trop sec, trop inexpressif. J’aime le mot « croyance ». En général, quand les gens disent « je sais », ils ne savent pas, ils croient. Pour ma part, je crois que l’art est la seule forme d’activité dans laquelle l’homme, en tant que tel, se révèle à lui-même être un véritable individu capable de dépasser l’état animal. L’art est un passage vers des régions qui ne sont pas régies par l’espace et le temps. Vivre, c’est croire, c’est ce en quoi je crois371.

14L’élément intéressant ici est l’introduction du terme « croyance » et la façon dont Duchamp l’interprète.

15Examinons à la fois les dernières années et les dernières œuvres de Duchamp de ce point de vue. L’artiste avait déjà terminé son « chant du cygne », Étant donnés, qu’il gardait obstinément secret. Telle est sa dernière volonté, que l’œuvre l’accompagne dans son voyage dans les régions au-delà du temps et de l’espace. Il la laisse également comme adressée au spectateur, à la postérité, avec un mode d’emploi précis mais sans autre intervention intellectuelle de sa part. Il la laisse sans notes, comme celles pour le Grand Verre, et sans l’insérer dans une valise. Étant donnés est autonome et s’éclaire de sa propre lumière ; l’artiste fonctionne dans ce cas comme médium absolu, adressant au monde des trois dimensions un moment furtif de « vérité ».

16Se pourrait-il que les explications concrètes pour Étant donnés et tout l’opus de Duchamp se trouvent dans les œuvres qu’il a créées pour illustrer le livre d’Arturo Schwarz The Large Glass and Related Works vol. 2 ?

17Ainsi, le grand « réconciliateur de contraires » revient à la gravure, la première forme d’art qui lui a été enseignée, et crée une série de gravures dont les thèmes ne sont autres que l’homme et la femme, les deux pôles, les protoplastes, après la chute. Bien entendu, Duchamp n’aurait pu commencer autrement qu’avec l’Éden, Adam et Ève, le péché originel, la séparation.

18La première gravure de la série représente une séquence immortalisée par une photographie de Man Ray qui montre Duchamp et Bronja Perlmutter incarnant l’Adam et l’Ève de la peinture de Cranach, Adam et Ève, dans Ciné Sketch (1924). Duchamp a vu cette peinture pour la première fois en 1912, pendant son séjour à Munich où il travaillait à la Mariée [MD 253]372.

19L’œuvre suivante, intitulée Après l’amour [MD 646, taille-douce, 35 x 23,8 cm, 1967] a été inspirée par une photo publicitaire. Schwarz fait la remarque suivante :

Une différence entre la photographie originale et la gravure est éloquente : sur la gravure, les yeux des deux amants sont fermés, indiquant qu’ils dorment. Peut-être une réminiscence du poème de Laforgue, « Sieste éternelle », que Duchamp avait illustré en 1911 [MD 232]. Dans ce poème, l’amant est solitaire ; mais ici, plus de cinquante ans après, il embrasse tendrement sa partenaire. Il est également révélateur que les amants soient endormis373.

20Rappelons ici le poème de Laforgue, qui évoque bien entendu l’union éternelle du temps et de l’espace.

Le blanc soleil de juin amollit les trottoirs.
Sur mon lit, seul, prostré comme en ma sépulture
(Close de rideaux blancs, œuvre d’une main pure),
Je râle doucement aux extases du soir.
Un relent énervant expire d’un mouchoir
Et promène sur mes lèvres sa chevelure
Et comme un piano voisin rêve en mesure.
Je tournoie au concert rythmique des encensoirs.
Tout est un songe. Oh ! Viens, corps soyeux que j’adore,
Fondons-nous, et sans but, plus oublieux encore ;
Et tiédis longuement ainsi mes yeux fermés.
Depuis l’éternité, croyez-le bien, Madame,
L’Archet qui sur nos nerfs pince ces tristes gammes
Appelait pour ce jour nos atomes charmés.
(Laforgue, « Sieste Éternelle », in Œuvres complètes, p. 364)374.

21Il est caractéristique que Duchamp « emprunte » ainsi librement des œuvres d’autres artistes, réalisant une autre sorte de ready-mades afin d’accentuer l’universalité de cette union éternelle.

22N’oublions pas non plus que toutes ces œuvres sont fondées sur le thème du couple mâle et femelle et ont été créées comme illustrations d’un livre sur le Grand Verre375.

23 Morceaux choisis d’après Rodin [MD 647, taille-douce, 35 x 24 cm, 1968] est inspiré du Baiser de Rodin. Dans la gravure, Duchamp a déplacé la main de l’homme de l’extérieur à l’intérieur de la cuisse de la femme. Dans un entretien non publié avec Schwarz, Duchamp dit ceci :

Après tout (commente-t-il avec un sourire), cela a sans doute été l’idée originale de Rodin. C’est une place tellement naturelle pour la main376.

24L’œuvre Le Bec Auer [MD 648, taille-douce, 35 x 23,8 cm, 1968] montre une référence directe à Étant donnés ; précisément la figure qui tient la lampe à bec Auer avec, à côté d’elle, un homme allongé – selon Schwarz, réalisé d’après une publicité377. Duchamp a créé cette œuvre juste avant sa mort ; peut-être est-elle prophétique. L’Éden d’Étant donnés est finalement l’espace de l’union, de la réconciliation, de la re-découverte des deux principes, de l’existence éternelle, d’une sieste éternelle. Schwarz dit que Duchamp « a peut-être eu le sentiment de bientôt rejoindre – cette fois pour toujours – sa mariée bien-aimée et jusque-là inaccessible378 ».

25Duchamp continue de jouer avec l’homme et la femme d’une façon particulièrement ludique dans la gravure intitulée Morceaux choisis d’après Ingres I [MD 649, taille-douce, 35 x 23,8 cm, 1968]. Duchamp emprunte ici les protoplastes de l’œuvre d’Ingres : Virgile lisant l’Enéide (1812), dans laquelle Virgile joue le rôle d’initiateur.

26La femme est inspirée de la figure centrale qui joue du luth dans le Bain turc d’Ingres (1863). Avec son humour particulier, Duchamp signe l’œuvre en latin Marcellus D., s’identifiant par là peut-être à Virgile. La disposition érotique de l’œuvre se trouve mise en évidence par le fait que Virgile tient le bras du luth, des références phalliques étant ainsi directement évoquées.

27Il y a bien entendu aussi la gravure intitulée La Mariée mise à nu… [MD 650, taille-douce, 35 x 23,8 cm, 1968], où Duchamp revisite son sujet préféré. « La mariée a enfin été mise à nu » : tel a été le commentaire de Duchamp quand il a regardé avec un sourire satisfait les épreuves de cette œuvre379. La mariée, enfin nue, se tient à genoux dans un nuage blanc qui rappelle la Voie lactée sur un prie-Dieu. Il semble que la mariée émette sa propre lumière. Bien que nue, la vie émane de son « centre vital », dans une posture presque « embryonique », faisant penser à la première communion, comme le note Schwarz ; mais cette attitude est aussi celle de la prière d’un retour à l’état primordial.

28La seconde gravure inspirée par Ingres s’intitule Morceaux choisis d’après Ingres II [MD 651, taille-douce, 35 x 23,8 cm, 1968]. La figure féminine est ici aussi inspirée du Bain turc d’Ingres (1863), alors que l’homme est l’Œdipe du tableau du même peintre, Œdipe et Sphinx (1864). Sur cette gravure, Œdipe caresse la poitrine de la femme ; l’image fait penser à la couverture pour « Le Surréalisme en 1947 », avec l’effigie d’un sein et l’inscription « PRIÈRE DE TOUCHER » sur la quatrième de couverture. Dans la gravure de Duchamp, la femme prend la position qui est celle du Sphinx dans l’œuvre d’Ingres. Dans ce cas le péché originel, la séparation des sexes introduit l’élément œdipien.

29Bien entendu, Duchamp ne pouvait que traiter de nouveau le thème des échecs, qui lui était cher, dans des œuvres qu’ils considéraient probablement lui-même comme ses dernières.

30Dans Roi et Reine [MD 652, taille-douce, 35,1 x 23,9 cm, 1968], le thème central est emprunté à l’affiche que Duchamp a conçue à Nice en 1925 pour le Troisième championnat d’échecs [MD 411]. Les figures du haut et du bas sont inspirées du roi et de la reine du jeu d’échecs que Duchamp a conçus pour son Jeu d’échecs de poche (Pocket Chess Set) [MD 504] en 1943380. Les cubes sont directement liés à la quatrième dimension, à Jouffret, Brandon et Why not sneeze Rrose Sélavy [MD 391, Semi-ready-made : 152 cubes de marbre en forme de morceaux de sucre, un thermomètre et un os de seiche dans une petite cage à oiseaux, 11,4 x 22 x 16 cm, avec quatre barres de bois, 1921]381.

31Peut-être n’est-ce pas un simple hasard si la dernière œuvre de la série s’inspire de Courbet et s’intitule Morceaux choisis d’après Courbet [MD 653,taille-douce, 34,9 x 23,7 cm, 1968]. Le modèle de la femme se trouve dans l’œuvre de Courbet intitulée Femme aux bas blancs (1861). Duchamp a ajouté un oiseau qui « examine » la femme. « Il est curieux », explique Duchamp, et « il y a de plus un faucon, un nom qui permet un jeu de mots facile [faucon, “faux con”] ; ainsi vous voyez ici un faux con et un vrai382 ».

32Un vrai con qui, pour Courbet (mais aussi pour Duchamp), était l’origine du monde.

33Nous avons exploré le monde de l’androgyne, principe fondamental de différentes religions et différents systèmes philosophiques. Nous avons voyagé des mythes anciens de la cosmogonie de Platon et des gnostiques à la Kabbale et à l’alchimie.

34Bien entendu, ce chemin, enfoui dans les pentes abruptes de l’occultisme, protégé du regard de celui qui observe d’un œil discret par d’étranges et incompréhensibles allégories, s’écarte en de nombreux endroits des voies du savoir « orthodoxe ». Cela dit, le principe fondamental de l’unité, l’unité primordiale, semble commun dans de nombreux systèmes de connaissance et de croyance anciens. De façon étrange, ce principe peut également s’appliquer à la pensée mathématique, quand celle-ci essaie d’expliquer la création de l’univers.

35Comme nous l’avons vu, l’idée de l’androgyne a toujours occupé les penseurs :

Le sens profond du mythe de l’androgyne (que la réunion des deux sexes en une seule personne soit attribuée à un dieu, à l’homme primitif, à un surhomme futur, ou encore à l’univers entier) est toujours dans cette même nostalgie de retour à l’Unité que l’on retrouve sous tant d’images de tous les temps. Le rêve d’une humanité échappant à l’incompréhensible dualisme de son état présent n’est qu’une forme de ce grand songe qui, de siècle en siècle, s’essaie à créer une figure de l’homme et une figure du monde où viennent se résoudre, s’harmoniser tous les contraires383.

36Ce texte d’Albert Béguin publié en 1938 dans le Minotaure, l’importante revue directement liée Duchamp, est illustré de gravures d’un manuscrit russe qui reproduisait probablement l’illustration d’un ouvrage maçonnique ou rosicrucien. L’Adam androgyne qui tient un sceptre lumineux dans le jardin d’Eden, évoque de nouveau la figure de l’Étant donnés « Maçonnique » qui tient la lampe à bec Auer.

37Toute l’œuvre de Duchamp fait rencontrer des dizaines de références à des éléments de l’histoire, de la civilisation et de la science, ou des similitudes possibles avec celles-ci.

38Mais, surtout, lorsqu’on étudie cette œuvre d’un seul point de vue, il est possible d’y creuser très profondément et d’arriver ainsi à des conclusions non seulement réelles, mais aussi convaincantes. Bien que cela puisse sembler étrange, l’œuvre de Duchamp ouvre la voie à de nombreuses interprétations différentes. La preuve en est les dizaines de spécialistes qui ont chacun leur « propre » Duchamp : il y a le Marcel-alchimiste, le Marcel-gnostique, le Marcel-kabbaliste, le Marcel-mathématicien, le chimiste-physicien, le Marcel-géomètre, le Marcel-savant atomiste…

39Nous avons essayé, tout au long de ce livre, d’examiner autant que possible tous les aspects de cette personnalité complexe. Nous avons tenté, à travers une étude critique de l’œuvre des spécialistes les plus importants, de déceler « la véritable identité » de Marcel. Duchamp : était-il le nouveau modèle d’artiste-savant conceptuel qui transsubstantie la science en art ? Ou bien, peut-être, l’alchimiste occultiste qui, malgré ses dénégations, faisait secrètement des expériences pour transmuer le plomb en or ?

40Ou encore a-t-il suivi la trace d’Einstein en s’efforçant d’explorer l’univers à travers une compréhension des multiples dimensions du cosmos ?

41À travers notre recherche et notre étude de cette multitude de théories sur Duchamp, nous avons découvert de très nombreuses affinités entre celles-ci, mais aussi des hypothèses diamétralement opposées. Oui, la partie basse du Verre pourrait être fondée sur l’Athanor alchimique et Nicolas Flamel. Oui, le Grand Verre pourrait être une photographie instantanée d’un espace à quatre dimensions. Oui, le processus complexe du Verre peut renvoyer à la thermodynamique et à l’électromagnétisme. Et, bien entendu, Étant donnés pourrait évoquer des représentations stéréoscopiques de l’espace de la géométrie non euclidienne.

42Une conclusion essentielle de cette recherche est que les Duchamp de Lebel, Schwarz, Clair, Henderson, Moffitt, Adcock, Linde, Burnham, Golding, Nesbit, Breton, celui des Arensberg, ou encore de Dreier, Matta, Kiesler et d’autres existent bien tous. Aussi bien le corpus des œuvres que les notes, que l’artiste a lui-même soigneusement préservées pour l’éternité, ont le privilège et le mérite uniques de pouvoir donner lieu à toutes sortes de lectures – mathématiques, philosophiques et mystiques. L’œuvre de Duchamp, qui a été confrontée aux problèmes du modernisme avant même que ceux-ci n’apparaissent et qui les a surmontés, reste encore aujourd’hui incroyablement actuelle. C’est pourquoi de nouvelles interprétations ne cessent d’en être proposées et celles-ci seront, me semble-til, essentielles pour arriver à une véritable compréhension du mécanisme de l’art.

43Cet ouvrage examine la lettre et l’esprit de l’œuvre de Duchamp à travers le prisme de l’idée d’androgyne, dans le sens d’une ascension qui suit la chute, d’un revenir de l’état animal, qui a séparé l’Adam androgyne, pour retrouver Adam et Ève, l’unité éternelle. Dans le sens, aussi, du rêve d’un retour à un monde où les contraires sont réconciliés et de nouveau en harmonie. Non seulement l’œuvre de Duchamp, mais aussi Marcel Duchamp lui-même sont exactement cela. Marcel/Rrose est le grand pacificateur, le conciliateur, le roi et la reine. MarSEL UniverSEL est l’artiste dont l’œuvre et la vie renferment le troisième élément, le Mercure, qui réunit les pôles et réconcilie les contraires. Marcel avait choisi comme attitude dans la vie de ne jamais entrer dans des controverses ou discussions d’aucune sorte, même si celles-ci concernaient son œuvre : cela n’était pas un hasard. Pour lui, l’organisation du monde et de l’univers était inhérente à la surface bidimensionnelle en noir et blanc de l’échiquier et aux processus intellectuels complexes à l’œuvre dans un jeu d’échecs qui tendait à la résolution de différences essentielles, l’ultime objectif étant la conjonction, la réconciliation des contraires. Dans le domaine des échecs également, il a voulu témoigner de cette réconciliation à travers une œuvre monumentale intitulée L’Opposition et les cases conjuguées sont réconciliées.

44Marcel Duchamp est un artiste androgyne. Non pas seulement parce que, en reconnaissance de sa double hypostase, il a personnifié sa part féminine en Rrose Sélavy, mais aussi parce que son œuvre possède une hypostase androgyne – depuis ses premières créations, l’époque où il a été initié aux mystères de l’art, à Munich où la première initiation a eu lieu. Dans Paradis, Le Buisson, Jeune homme et jeune fille dans le printemps, Duchamp reconnaît que le destin de la race humaine est d’échapper à l’état animal et de retourner à l’unité.

45Ces œuvres sont bien entendu suivies par sa « bible », le Grand Œuvre du Grand Verre, où Duchamp, dans la seconde étape de son initiation, définit le processus du passage à une autre dimension, à la réconciliation. À travers les ready-mades, les expérimentations optiques, son attitude à l’égard de la vie, Duchamp ouvre une fenêtre sur un autre monde. Un monde où un urinoir peut être l’ombre d’une idée différente, plus élevée et vraiment essentielle. Ensuite, Duchamp le jongleur, le maître des échecs, le vrai homo universalis, l’apparition de Léonard, décide de déserter l’art – ou du moins est-ce ce qu’il nous fait croire.

46Il s’agit là de la troisième étape de l’initiation, juste avant le départ. Duchamp avait créé Étant donnés, mais ne la présentait pas. C’est à cette œuvre qu’il a travaillé lentement et en silence pendant les vingt dernières années de sa vie. Étant donnés est l’œuvre qui l’accompagnera dans le grand voyage, comme une barque funéraire égyptienne. Bien entendu, comme la Boîte-en-valise, le « mode d’emploi » d’Étant donnés offre la possibilité d’installer cette œuvre et permet au spectateur de participer, même en voyeuriste, à ce grand acte de création.

47Cela prouve la nature véritablement androgyne de Duchamp. Car ce qui est désiré, c’est que le haut devienne le bas, l’intérieur l’extérieur, l’homme la femme, le spectateur l’artiste, et l’art la vie.

48Pour conclure, j’oserais un coup tout à fait duchampien…

49La remarquable revue Étant Donné a récemment publié son 8^e numéro consacré essentiellement à la relation de Marcel Duchamp et Mary Reynolds. La couverture montre une photographie de Duchamp et Reynolds. Mary Reynolds porte une blouse blanche, alors que Duchamp est caché sous une table, recouvert d’une nappe blanche ne laissant apparaître que sa tête. Un mètre en inches (comme ceux qu’utilisent les couturières) sort de sa bouche. Dans un article intéressant publié dans le même numéro, Paul B. Franklin présente toute la série de photographies et les associe aux Trois Stoppages-Etalon qui, en 1937, l’année où ces photos ont été prises à Londres, avaient pris de nouveau une importance particulière parmi les œuvres de Duchamp.

50Franklin parle également d’associations dionysiennes du fait de l’ancien cratère grec que l’une des photographies montre, mais aussi des fausses feuilles de lierre sur Reynolds384.

51Compte tenu de tout cela, je voudrais oser annoncer la découverte d’un ready-made inconnu de Marcel Duchamp !

52Mary Reynolds vêtue de blanc, comme une infirmière, est au chevet de Marcel. La pose de Duchamp évoque évidemment un patient alité. Le mètre sortant de sa bouche, et que Reynolds tient à un niveau précis, est en fait un thermomètre ! Le ready-made inconnu de Marcel Duchamp s’intitule Thermo meter ! Ce qui, bien entendu renvoie à l’importance fondamentale du mètre dans la compréhension de l’univers en trois dimensions ou plus. De plus, le fait que ce mètre particulier ne soit pas marqué en centimètres mais en inches (un point de friction entre l’Angleterre et la France) lui confère une « température » supplémentaire.

53Il rappelle également l’étrange environnement de la cage, les cubes de marbre blancs et le thermomètre de l’énigmatique ready-made Why not sneeze Rrose Sélavy [MD 391].

54Nous apportons cette « découverte » à la fin de notre thèse comme preuve de la multiplicité de l’œuvre de ce grand artiste, des innombrables interprétations qu’elle permet – en fait, auxquelles elle invite – et de sa présence permanente et toujours opportune.

55Et c’est précisément ce cas « réconcilié » et androgyne qui permet une multitude d’interprétations et de lectures, une vraie cosa universalis, puisqu’il contient, englobe, cherche et accepte l’unification de tous les pôles opposés.

56L’étant donné de l’art, de la vie, de temps immémorial…

57 Artiste

58Duchamp

59Androgyne

60Marcel