Batan Matta, du dessin pop à la parade chimique
p. 161-168
Texte intégral
1L’œuvre de Batan va certainement surprendre. Elle fascinera d’abord ceux, très nombreux, qui, ignorant jusqu’à son nom, s’étonneront qu’une œuvre si originale ait pu rester si peu connue. Elle surprendra aussi par sa variété insoupçonnée, croisant la peinture et le dessin, l’huile et le crayon où les couleurs triomphent. Peu de choses nous sont connues de John Batan Matta (1943-1976) alors que son frère jumeau Gordon Matta-Clark1 (1943-1978) accède à une certaine postérité par ses œuvres spécifiques aux sites, en résonnance avec l’architecture. Un bref rappel biographique permet cependant de le situer dans le cercle artistique qui déterminera bien des aspects de son œuvre plastique. Né le 22 juin 1943 du peintre Roberto Antonio Sebastián Matta Echaurren (1911- 2002) et de l’artiste américaine Anne Alpert née Clark (1914-1997). John Sebastián Matta hérite du prénom de son père tandis que celui de son frère jumeau, Gordon, rend hommage au peintre surréaliste et ami de Roberto Matta, Gordon Onslow-Ford (1912-2003). Ce dernier est d’ailleurs important pour avoir entraîné Roberto Matta dès 1938, de l’architecture qu’il pratiquait dans l’atelier de Le Corbusier vers la peinture et le dessin au sein du groupe surréaliste.
2À la fin des années 1960, les jumeaux trouveront la nécessité de s’affranchir de ce nom par trop encombrant en devenant respectivement Batan Matta (on trouve parfois John Batanne et Battan) et Gordon Matta-Clark. C’est vers 1957 que Batan rencontre certaines difficultés à l’école tandis que Gordon Matta-Clark poursuit une scolarité exemplaire. Batan Matta prend des cours à la High School for Music and Art in New York mais n’obtient pas son diplôme. L’un apprend très vite et s’occupe de tout, tandis que l’autre passe le plus clair de son temps dans son monde. Anne Clark, qui, après avoir entretenu une relation avec Isamu Noguchi, se marie avec le critique de cinéma Hollis Alpert et ! à décide alors de les envoyer à Paris chez son père qui partage désormais sa vie avec Malitte Matta. Les deux adolescents séjournent en famille dans un modeste appartement du 145, boulevard Saint-Germain à Paris. L’influence de Roberto Matta se fera grandement sentir dans les développements de leur propre pratique plastique. On ne s’étonnera donc pas de l’intérêt de Gordon Matta-Clark pour l’architecture et de la sensibilité « surréalisante » dans bien des dessins de Batan Matta. Ils suivent tous les deux les cours de français à l’Alliance française mais Gordon poursuit un enseignement de culture française à la Sorbonne l’année suivante. Devant les difficultés scolaires croissantes de Batan Matta, il est acquis qu’il restera en France un moment tandis que son frère retourne aux États-Unis. Batan Matta fait alors une rencontre décisive en la personne du poète et écrivain surréaliste Maurice Blanchard2 (1890-1960), célébré par René Char et Paul Éluard, qui contribua aux livraisons de La Main à plume3 pendant l’Occupation.
3L’écrivain, passionné de sciences, amènera souvent Batan visiter le Palais de la découverte où ils assisteront aux expériences de chimie et de physique pratiquées par les personnels du musée. De cette période peu d’éléments contextuels nous sont parvenus, mais on sait que Batan Matta dessinait inlassablement4. Les compositions sont tourmentées et des personnages issus de la culture pop envahissent les dessins. On remarque souvent une compartimentation de la composition appuyant un semblant narratif à la manière de la bande dessinée. À l’aube des années 1960, Batan souffre de difficultés personnelles croissantes ayant pour principal objet une perte d’autonomie. Il voyage cependant en Italie et en Sicile, puis au Moyen Orient et au Mexique s’intéressant à l’art et la musique. Sur la route qui avait mené Antonin Artaud à la rencontre des Tarahumaras et du peyotl en 1936, Batan va à la recherche des ruines de Monte Albàn à Oaxaca. Il s’intéresse particulièrement aux têtes de danseurs qui se déploient sur les vestiges lapidaires5. L’attrait pour l’iconographie précolombienne n’est pas fortuit puisqu’il sert d’assise aux compositions de ses peintures à l’huile. Il fait également de nombreux séjours à New York, alternant des hospitalisations en psychiatrie et des essais thérapeutiques peu concluants. Grâce à l’intervention de Roberto Matta auprès de William Nelson Copley, il a une première commande pour la couverture d’un portfolio. Sorte de petit livret chargé d’objets hétéroclites (plus d’une dizaine d’objets) façonné par les plus importants artistes de sa génération. Le portfolio s’inscrit dans une série intitulée SMS6 (Shit Must Stop). La série des portfolios naît d’une collaboration entre William Copley & Dmitri Petrov pour éditer via Letter Edged in Black Press des objets regroupant les artistes de tout bord et illustrant l’éthos communautaire de ces années-là.
Fig. 23 : Batan Matta, Sans titre, dessin à la mine de plomb, ca. 1968, Paris, collection Fédérica Matta.

4On compte la présence de nombreux artistes déjà importants aux côtés d’autres moins connus : Marcel Duchamp, Roy Lichtenstein, Man Ray, Christo, Richard Hamilton, La Monte Young, Claes Oldenberg, Irving Petling, Walter de Maria, Kaspar Koening, Bruce Nauman, John Cage, Terry Riley, and Yoko Ono, Sue Braden, James Lee Byars etc. Le projet de Copley est symptomatique d’une volonté de contourner les institutions et de créer un contact direct entre artistes et collectionneurs ou amateurs. Les œuvres provenaient de tout support et étaient éditées dans l’atelier de Copley situé Upper West Side à New York. Tous les contributeurs recevaient la somme de 100 $ et le portfolio était édité sans aucun commentaire et envoyé directement aux souscripteurs à raison d’un tous les deux mois.
Fig. 24 : Batan Matta, Sans titre, dessin au crayon de couleur et à la mine de plomb, ca. 1968, Paris, collection Fédérica Matta.

5Batan Matta dessine la couverture de la troisième édition de la série du SMS Portfolio avec six paysages abstraits comme il est indiqué dans l’argumentaire de vente. Il s’agit plus particulièrement d’un grand dessin compartimenté en six petits paysages non mimétiques. Pour que Batan Matta ait eu la force d’entrer dans l’arène du monde et renoncer à son isolement en 1968, il faut remonter presque une décennie en arrière et comprendre la relation d’aide qu’il a pu trouver dans un protocole chimique. En effet, à l’aube des années 1960, le repli sur soi décide Roberto et Malitte Matta à lui faire prendre rendez-vous avec un de leurs amis psychiatres, le docteur Cyril Koupernik (1917-2008). Pour saisir cette rencontre, il faut noter l’amitié qui lie Roberto Matta et Henri Michaux depuis l’immédiate après-guerre. Durant l’été 1961, Henri Michaux entretien une relation avec Micheline Phankim-Koupernik, qui sera sa compagne jusqu’à la fin de sa vie. Le couple Matta fréquente alors souvent Henri Michaux et c’est par son intermédiaire que Batan sera confié à l’ex-mari de Micheline Phankim, le docteur Cyril Koupernik.
6Les expériences psychotropiques d’Henri Michaux7 durant ces années ont sans doute compté dans l’émergence de l’œuvre de Batan mais là encore, les faits font défaut. Les rendez-vous du médecin et du jeune artiste sont, en tout cas, le point de départ d’un certain équilibre psychique et d’une volonté de dessiner quotidiennement. La parade chimique élaborée par Koupernik aura donc été un moyen de rendre Batan plus serein et sa création plus audacieuse. À la fin des années 1960, Batan est de retour à New York dans l’appartement de son frère Gordon Matta-Clark à Soho. Après l’expérience des SMS en 1968, la première exposition importante de Batan a lieu à la galerie du Dragon à Paris en février 1975 puis à la Alexander Iolas Gallery à New York du 18 mars au 12 avril 1975. Son travail est également présenté dans la foulée à The Ashby Gallery à New York dans le cadre d’une exposition collective. Malgré le début d’une certaine notoriété, Batan se confie peu et les médicaments qu’il consent à prendre le maintiennent dans une relative quiétude bien que très isolé psychiquement. Le 14 juin 1976 alors que Gordon Matta-Clark sort de son appartement pour faire une course, Batan Matta reste assis près de la fenêtre regardant la ville se déployer sous ses yeux. Lorsque Gordon reviendra quelques minutes plus tard, il trouvera un attroupement en bas de l’immeuble, autour du corps de Batan sans vie.
Fig. 25 : Batan Matta, Chile and Warm, dessin au crayon de couleur et à la mine de plomb, ca. 1968, Paris, collection Fédérica Matta.

Fig. 26 : Batan Matta, Sans titre, dessin au crayon de couleur et à la mine de plomb, ca. 1968, Paris, collection Fédérica Matta.

7Nul ne sait si Batan est tombé ou s’est suicidé, mais l’événement est une grande tragédie pour Gordon au point qu’il réalisa notamment les performances/documents Jacob’s Ladder à la Documenta 68 et Descending Steps for Batan9 chez Yvon Lambert en mémoire de son frère disparu. Malgré la courte période pendant laquelle Batan Matta dessine, on peut distinguer plusieurs régimes d’images. Tout d’abord les dessins à la mine de plomb et aux crayons de couleur qui amalgament des figures anthropomorphes à thématique « pop ». Surdéterminées par les années 1960 et 1970 on retrouve ici ou là des personnages de bande dessinées et des visages criants ou distordus. Les expressions sont multiples au point d’y voir des paysages peuplés d’êtres errants ou sortis des plus improbables sites urbains. Tous ces personnages sont cernés par des inscriptions relevant des enseignes de magasins, des cartoons ou encore des graffitis Newyorkais qui fleurissent à partir de la fin des années 1950. Les visages côtoient les insectes et les motifs biomorphiques se déploient sur toutes les compositions. Certains motifs rappellent des organites cellulaires, d’autres des machines infernales. Il n’y a pas de hiérarchie entre ce qui semble être de l’ordre du microscopique et ce qui semble s’inspirer de l’infiniment grand. Ces formes sont également compartimentées dans des cadres qui font penser à des story-boards dont les phrases sous-jacentes aux images donnent un rythme narratif tout à fait singulier. L’aspect général peut faire penser parfois aux éléments plastiques utilisés par Roberto Matta ou Yves Tanguy avec cependant la liberté de placer ces images sur une toute autre voie, celle de l’univers pop.
Fig. 27 : Batan Matta, On my way to the drugstore, dessin au crayon de couleur et à la mine de plomb, ca. 1968, Paris, collection Fédérica Matta.

8Un second registre est une série de pastels gras dont la violence décorative des couleurs confère un certain expressionisme que l’on retrouve chez les tenants de l’expressionnisme abstraits américain. Là encore, Batan Matta a conservé le système de compartimentations. On pourrait rejoindre Thomas Szasz lorsqu’il déclare que « La maladie mentale est un mythe parce qu’en fait, il s’agit d’un langage et non pas d’une lésion10 » puisque Batan semble donner au dessin une direction narrative appuyée par les bandeaux de textes. Un dessin intitulé « On my way to the drugstore » est symptomatique de la production de cette période où la prise de médicaments entraîne le dessin dans une déconstruction incessante. Plus l’on s’aventure dans les différents compartiments et plus le dessin perd en lisibilité au profit d’une forte polysémie. Les œuvres qui ne recourent pas à la compartimentation montrent des scénettes où pullulent les plus curieux insectes parmi une multitude de personnages. La saturation chromatique et formelle des compositions témoigne d’un imaginaire aux prises avec l’angoisse existentielle d’où il est difficile de trouver une échappée. Batan Matta produit donc une œuvre complexe et torturée, dont les enjeux se placent à la frontière de toute une histoire des expérimentations médicamenteuses. Au-delà de cet aspect, on retrouve également une filiation formelle avec les grands dessins d’Artaud où la gomme et les doigts effacent et créent des traces d’estompages. La main dans la matière picturale est une manière également d’inscrire dans l’œuvre elle-même une humanité qui s’éloigne.
Notes de bas de page
1 Le fonds Gordon Matta-Clark est désormais en dépôt au Centre canadien d’architecture (CCA) à Montréal. Voir à ce sujet les dernières publications : Gordon Matta-Clark, [Madrid, Museo nacionale centro de arte Reina Sofia, 20 juin-16 octobre 2006], Moure Gloria (dir.), Madrid, MNCARS, 2006 ; Gordon Matta-Clark : You are the measure, [New York, Whitney museum of American art, 22 février-3 juin 2007 ; Los Angeles, Museum of contemporary art, 16 septembre 2007- 1er juillet 2008], Sussman Elisabeth (dir.), New Haven, Yale University Press, 2007 et Gordon Matta-Clark, entretiens, [Béar Liza, Wall Donald, Crawford Jane et Russi Kirshner Judith], trad. de l’anglais par Raphaëlle Brin, Paris, Lutanie, 2011.
2 Blanchard Maurice, Les Barricades mystérieuses, avec un dessin de Lucien Coutaud, Paris, Éditions GLM, 1937, rééd. Paris, Plasma, 1982 et Gallimard, 1994 ; C’est la fête et vous n’en savez rien, Paris, Éditions GLM, 1939 ; Danser sur la corde : journal 1942-1946, présentation et notes de Pierre Peuchmaurd, Toulouse, L’Éther vague, 1994 ; Le Pain, la lumière, Paris, Éditions GLM, 1955 ; Les Pelouses fendues d’Aphrodite, avertissement de Noël Arnaud et dessin d’Yves Tanguy, Paris, La Main à plume, 1943 ; Solidité de la chair, Paris, René Debresse, 1935, rééd. Aizy-Jouy, L’Arbre, 2009 ; La Rencontre avec Maurice Blanchard ; suivi de Nos respects à Maurice Blanchard et autres textes ; et de la Correspondance croisée Noël Arnaud-Maurice Blanchard, Paris, P. Fréchet/Les Autodidactes, 2005 et enfin Guillier Vincent, Maurice Blanchard : l’avant-garde solitaire, préface de Jean-Hugues Malineau, Paris, L’Harmattan, 2007.
3 La Main à Plume est une publication collective et un groupe ayant maintenu une activité surréaliste, en l’absence d’André Breton, sous l’Occupation (1941-1944). Voir à ce sujet La Main à Plume. Anthologie du surréalisme sous l’Occupation, édition établie et annotée par Anne Vernay et Richard Walter, préface de Gérard Durozoi, Paris, Syllepse, 2008 et Fauré Michel, Histoire du surréalisme sous l’Occupation. Les Réverbères, la Main à Plume, Paris, La Table ronde, 2003.
4 Je remercie chaleureusement Federica et Malitte Matta pour les informations biographiques et les souvenirs qu’elles ont eu la gentillesse de nous donner pour la rédaction de ce texte.
5 Il existe dans les archives de Federica Matta une carte postale non datée de Batan adressée à Roberto Matta faisant état de la visite du site de Monte Alban et de l’intérêt porté aux têtes de danseurs.
6 SMS, n° 3, juin 1968, publié par The Letter Edged in Black Press, 2 000 exemplaires, 28 x 18 cm (fermé). Seuls six portfolios ont été produits en 2 000 exemplaires. Voir Ratcliff Carter, « SMS : Art in Real Time », from SMS : A Collection of Multiples, cat. expo., New York, Reinhold-Brown Gallery, octobre 1988.
7 Sur les expériences mescaliniennes qui se déroulent sur une décennie au moins, il est bon de se reporter à Michaux Henri, Misérable miracle (1956) : la mescaline, avec 48 dessins et documents manuscrits de l’auteur, Paris, Gallimard, 1990 ; L’Infini turbulent, Paris, Mercure de France, 1957 ; Connaissance par les gouffres [1961], Paris, Gallimard, 1988 ; Les Grandes épreuves de l’esprit et les innombrables petites, Paris, Gallimard, 1966.
8 La documenta VI se déroula du 24 juin au 2 octobre 1977 à Kassel. Dans cette performance, Gordon Matta-Clark grimpait sur des réseaux de ficelles fines à plusieurs mètres au-dessus du sol laissant l’impression aux spectateurs que le performeur tenait dans le vide. Jacob’s Ladder fait référence à la Genèse de l’Ancien testament où Jacob fuit son frère jumeau Ésaü. Jacob est décrit comme renfermé et penseur tandis qu’Ésaü est un chasseur intrépide.
9 Descending Steps for Batan consistait en un creusement du sol de la galerie Yvon Lambert à Paris. Elle débuta le 21 avril 1977 et se déroula jusqu’à la mi-mai 1977.
10 Szasz Thomas, cité dans Précis de psychiatrie, Koupernik Cyril, Lôo Henri, Zarifian Édouard (dir.), Paris, Flammarion, « Médecine-sciences », 1982, p. 3.
Auteur
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Fabrice Flahutez
Maître de conférences en pratique et théorie de la photographie à l’université de Picardie Jules-Vernes (Amiens). Pensionnaire de l’Académie de France à Rome – Villa Médicis en 2007-2008, membre de l’AICA-France, il collabore régulièrement avec le Pavillon Neuflize OBC, laboratoire de création du Palais de Tokyo. Il est l’auteur de La Fabrique du cinéma de Guy Debord, avec Fabrice Flahutez et Emmanuel Guy, Arles, Actes Sud, 2013 ; Le Cinéma de Guy Debord ou la négativité à l’œuvre (1952-1994), Paris, Paris expérimental, 2011 ; Louise Bourgeois « Three Horizontals », avec Évelyne Grossman, Frédéric Vengeon, Paris, INHA/Collège international de Philosophie/Éditions Ophrys, 2011 ; Le Mythe brisé de l’Internationale situationniste : l’aventure d’une avant-garde au cœur de la culture de masse (1945-2008), Dijon, Les presses du réel, 2007. Il est par ailleurs coréalisateur du film Le Désert n’a jamais tort, sur la route du Land art, film en co-réalisation avec Fabrice Flahutez et Adeline Lausson, Paris, coproduction Galerie VivoEquidem/ Pavillon Neuflize OBC, laboratoire de création du palais de Tokyo, 30’ 33, 2011.
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Arts drogués
Expériences psychotropiques et création artistique
Fabrice Flahutez et Miguel Egaña (dir.)
2013