Mauss et les bébés nageurs. Corps en péril et mise en abîme des regards
p. 9-20
Texte intégral
Autrefois on nous apprenait à plonger après avoir nagé.
Et quand on nous apprenait à plonger, on nous apprenait à fermer les yeux, puis à les ouvrir dans l’eau. Aujourd’hui la technique est inverse.
On commence tout l’apprentissage en habituant l’enfant à se tenir dans l’eau les yeux ouverts.
Marcel Mauss, « Les techniques du corps1 »
Articulation entre la sociologie et l’anthropologie, la socio-anthropologie permet de saisir les relations sociales dans une perspective singulière : à la fois dans l’immédiateté des significations qu’elles peuvent revêtir pour les principaux protagonistes et dans la dynamique des évolutions de la société dont elles sont les marqueurs. Dans certains domaines, le monde paraît se modifier en profondeur mais une analyse attentive révèle qu’il ne s’agit que de changements de surface alors que les principales forces de structuration de la société perdurent. Dans d’autres, les travaux des chercheurs révèlent des transformations majeures. On observe aussi des changements de configurations, qui, sans bouleverser la société, induisent des mutations lentes. En même temps, l’accélération des flux, notamment dans les échanges économiques, les circulations humaines et les informations – en particulier depuis l’avènement d’internet – entraîne des changements de mode de vie qui invitent à reconsidérer les paradigmes d’analyse classiques et, parfois, à combiner directement des cadres d’analyse statiques avec des cadres d’analyse dynamiques. Cette articulation entre sociologie et anthropologie – même si certains chercheurs parlent d’un « rendez-vous manqué2 » – est une spécificité française que l’on trouve rarement dans d’autres pays3.
Une façon d’appréhender un terrain – un objet – un regard
1Les textes réunis dans cet ouvrage ont trois points communs : l’un concerne la méthode, un autre l’objet d’investigation, un troisième le regard. Le premier point commun tient dans le fait que leurs auteur(e)s ont contribué à la dynamique du laboratoire d’analyses socio-anthropologiques du contemporain (Lasco) établi en 2009 comme équipe4, d’abord informelle, de l’unité de recherche Sophiapol (EA3932) – qui, depuis 2004, réunit sociologues, philosophes et anthropologues politiques à l’université Paris Nanterre. Institué comme Groupe de recherche (GDR) en 2015, le Lasco rassemble des socio-anthropologues dont la démarche se caractérise par la primauté qu’ils accordent à la fois au caractère empirique de la recherche et au contact direct avec leur terrain d’investigation, renouvelant une pratique héritée de l’école de Chicago (où se sont souvent retrouvés les chercheurs hétérodoxes de différentes disciplines des sciences humaines5). À l’instar de l’apprentissage de la natation évoqué par Marcel Mauss dans l’extrait produit en exergue, aujourd’hui développé principalement pour des « bébés nageurs », ces chercheurs s’engagent dans des pratiques d’immersion – parfois de longue durée – dans les univers (professionnels, résidentiels, familiaux, militants, etc.) dont ils cherchent à comprendre les logiques sociales, et, partant de là, à déterminer la place dans la société qui les sécrète. À la suite de travaux pionniers comme ceux de William Foote Whyte6, ces façons de conduire des enquêtes en sciences sociales ont été notamment théorisées outre-Atlantique par Barney Glaser et Anselm Strauss7. En France, on peut citer, parmi d’autres, les textes de Jean Peneff8, qui considère le « terrain » à la fois comme un « lieu de découverte », de « vérification des hypothèses » et de « naissance des théories9 ». On retiendra aussi les articulations proposées notamment par Florence Weber10 et les synthèses analytiques développées par Anne-Marie Arborio et Pierre Fournier11 ou par Henri Peretz12.
2Le second point commun des travaux concernant les textes réunis ici est qu’ils concernent le corps : corps sexué, désirant et/ou désiré13, corps au travail, corps pris en charge par la médecine, corps incarcéré, cadavre disséqué. Pour les chercheurs en sciences sociales, le corps revêt un caractère singulier et troublant dans la mesure où sa matérialité s’impose14. En préambule de sa conférence à la Société de psychologie en 1934, publiée deux ans plus tard sous le titre Les Techniques du corps, Marcel Mauss déclarait qu’il s’agissait d’un des objets pour lequel, notamment lorsqu’on se trouve « aux frontières » de plusieurs disciplines, « les professeurs se mangent entre eux15 ». C’est moins de conflits de facultés qu’il sera question dans cet ouvrage – l’articulation entre les paradigmes anthropologiques et sociologiques est l’un des socles fondamentaux du Lasco – que de particularités de la vie sociale contemporaine lorsque les corps se trouvent placés dans des situations délicates, douloureuses, troublantes. À bien des égards, on peut dire qu’il s’agit de corps en péril. Certains sont usés par la maladie – somatique ou psychique –, d’autres par les aléas d’une existence contrainte à la marginalité, à moins qu’ils ne soient placés dans quelque abîme social qu’on pourrait penser conçu comme tel : corps condamnés à demeurer enfermés, parfois de longues années, dans un établissement pénitentiaire, avatar moderne des basses-fosses du Moyen Âge, elles-mêmes héritières des sinistres carceres de l’Antiquité romaine. D’autres sont mis en péril, de façon moins visible, mais peut-être non moins pénible, par l’une des caractéristiques les plus préoccupantes de la société occidentale contemporaine : l’extension de l’individualisme, qui entraîne, dit Alain Ehrenberg, une « fatigue16 » spécifique – dont l’un des corollaires est une redéfinition des formes de solidarité. À cet égard, par-delà la mise en lumière d’univers sociaux parfois difficiles d’accès, ou le développement d’analyses novatrices, le projet de cet ouvrage consiste en une forme de miroir, parfois grossissant, parfois déformant, mais la plupart du temps troublant, présenté au lecteur.
3Au niveau théorique, l’approche du corps humain en tant que construction sociale constitue l’une des avancées majeures de la pensée contemporaine. Après Marcel Mauss, elle a notamment été approfondie grâce aux analyses de Norbert Elias17, puis celles de Michel Foucault18 et de Pierre Bourdieu19, et, plus récemment, de Christine Détrez20.
4Puisque les socio-anthropologues dont les travaux sont réunis ici se trouvent en contact rapproché, direct, souvent sur de longues périodes, avec les acteurs des espaces sociaux qu’ils étudient, on comprendra sans peine que leurs recherches prennent, d’une façon ou d’une autre, une dimension réflexive. C’est là le troisième point commun de ces textes : la question du regard, indiquée par Mauss au sujet des jeunes nageurs que l’on plonge dans l’élément liquide avant que de leur avoir enseigné à nager – une forme d’initiation directe, où la découverte passe par le sensible. Nous visons, avec cet ouvrage, la production d’un échange de savoir socio-anthropologique en proposant la confrontation du regard du lecteur avec celui du chercheur – lui-même observant les acteurs de l’espace social qu’il étudie, et parfois s’observant les observer ; une forme de mise en abîme des regards, autour, spécifiquement, de la question du corps. Dans certains passages, cette dimension est plus implicite qu’explicite, et l’on ne saurait trop encourager chaque lectrice et chaque lecteur à chercher, en elle-même ou en lui-même, les résonnances des analyses présentées de ces univers singuliers. Ainsi le regard socio-anthropologique se trouve-t-il reflété en écho dans celui que suscite chaque lecture individuelle de ces textes. Le cas le plus troublant – et c’est la raison pour laquelle on a choisi de le placer en toute fin du volume – est sans doute celui du chercheur qui fait de l’observation participante au sein de promotions d’étudiants en médecine confrontés de façon directe à la mort, à travers la proximité imposée avec des cadavres humains qu’ils découvrent nus et froids, et qu’il s’agit d’ouvrir, de sectionner, de disséquer… Le contact imposé avec les cadavres, avec les organes qu’on en extrait, confronte ces jeunes adultes à la fois à certaines réalités du corps humain que l’ordinaire occulte21 et à leur propre mort. D’aucuns ont du mal à supporter ces proximités troublantes. Lorsque le regard du chercheur croise celui de l’étudiant lui-même saisi par quelque effroi face à la mort, alors que tous deux sont baignés par la même lumière particulière du laboratoire d’anatomie, par les mêmes effluves spécifiques de la table de dissection, le socio-anthropologue ne peut rester insensible et il se doit d’intégrer l’analyse de sa propre perception à celle de son objet d’investigation. Qu’en sera-t-il du lecteur qui découvre ces lignes ?
Du désir sexuel à la mort en passant par les aléas d’existences tourmentées
5Dans le tout premier texte, où Lucie Nayak propose une typologie des sexualités de personnes désignées comme handicapées mentales, soulignons sa mise en lumière de ce qu’elle appelle une « sexualité alternative » ; par-delà la dimension poétique qu’on pourra attribuer à ces jeux « du mime » et « du foulard22 », on peut mettre ces innovations en rapport avec d’autres formes de sexualité alternative, notamment celles qu’on a vu se développer au sein de certains groupes considérés comme particulièrement vulnérables au moment de la découverte du VIH23, autour de pratiques dites de safe sex. Comment ne pas songer, dans cette perspective, aux travaux de Rommel Mendès-Leite24, qui vient de nous quitter, l’un des premiers chercheurs à s’être engagé, en France, dans des recherches sur le sida et les sexualités ? Mais, au-delà de ces groupes considérés comme particulièrement vulnérables – assurément le sont-ils à l’égard d’une infection sexuellement transmissible alors mortelle à brève échéance – l’approche de la question sexuelle renvoie chacun à son propre univers de fantasmes, qu’il convient d’intégrer à l’analyse en sciences sociales comme l’ont démontré les travaux de John Gagnon25, autre sociologue pionnier des recherches sur la sexualité décédé il y a peu. Là encore, d’aucuns, parmi les lecteurs, pourront trouver écho aux formes de sexualité « alternative » envisagées par des personnes considérées comme handicapées mentales, alors même que pareil stigmate ne les concerne sans doute pas. Que recouvrait donc l’expression « faire catleya » pour Swann26 ?
6Le texte de Catherine Deschamps souligne l’ambivalence des effets des politiques de prévention du sida dans les pays du Nord et les paradoxes de son évolution récente, en particulier depuis qu’on ne voit plus guère de corps abîmés ou mis en péril immédiat par la maladie. L’auteure analyse notamment l’influence de la diffusion des informations concernant les risques encourus sur les représentations du syndrome auprès des populations les plus directement concernées. On découvre – si on l’ignorait – que nombre d’acteurs en première ligne des politiques de prévention ou de traitement du sida (personnel médical et militants associatifs) sont eux-mêmes à prendre en compte parmi les victimes de séroconversions liées à un défaut de protection individuelle – faits souvent passés sous silence. Parmi les lecteurs de ces lignes, combien, qui pourtant se considèrent peut-être comme particulièrement bien informés, ont-ils pris un jour quelque risque avec la prévention, pour eux-mêmes, et leurs proches ? Catherine Deschamps nous aide ainsi à analyser les effets induits par les informations transmises à travers les récentes campagnes de prévention des infections sexuellement transmissibles sur nos propres comportements intimes.
7En prenant pour base de son travail l’histoire de vie d’un jeune escort boy, Vincent Rubio analyse les significations du corps et de son accessibilité dans des relations qui sont formellement tarifées, mais que les protagonistes cherchent à bien distinguer de formes de sexualité marchande davantage stigmatisées. L’avènement d’internet dans les rencontres à caractère sexuel, qu’elles s’inscrivent dans une perspective amoureuse, financièrement rémunératrice, ludique… ou encore dans un croisement – parfois évolutif – de plusieurs de ces dynamiques, contribue à brouiller les frontières entre elles. Ce brouillage invite donc les protagonistes à prendre des précautions, souvent désignées comme « symboliques », mais qui n’en ont pas moins une influence notable sur le concret de chaque rencontre. L’interrogation, dont il est fait état, sur la proximité sociale entre « escorts » et « clients » renvoie à l’une des plus anciennes préoccupations humaines en matière de rencontre impliquant la sexualité. Le développement des transports, renforcé par celui d’internet, en facilitant les rencontres de personnes appartenant à des milieux socio-économiques différents, invite peut-être à une vigilance particulière à l’égard d’éventuelles mésalliances ; lorsqu’en 2013 Lucas Belvaux adapte, dans son film Pas son genre, une question proustienne, il situe ses acteurs dans des milieux radicalement différents (elle coiffeuse, lui professeur de philosophie) alors que Swann et Odette appartenaient plus ou moins au même milieu social – comme, quelques siècles plus tôt, chez Molière, Alceste et Célimène.
8Plusieurs textes réunis ici présentent une focalisation sur la santé27, entendue au sens large : les deux textes précédemment évoqués envisageaient la prévention du VIH, les deux suivants la vie avec un cancer. Notons l’attention portée à la chronicité des maladies. C’est l’une des nouveautés des pays du Nord en matière de santé, qu’il s’agisse des développements contemporains concernant le VIH ou de ceux du cancer, les progrès de la médecine et des prises en charge sanitaires, associés au vieillissement des populations, contribuent à rendre inéluctable l’augmentation du nombre de malades chroniques.
9Les hommes auprès desquels Clément Méric mène ses investigations sont atteints d’une tumeur testiculaire ; le sociologue interroge, dans ce contexte spécifique, leur rapport à la masculinité, à la virilité et, cela s’entend, à la sexualité. Anne Vega et Guillaume Coindard (elle qui a commencé sa carrière comme anthropologue, lui comme médecin) développent conjointement une analyse socio-anthropologique des marges de manœuvre dont disposent les patients atteints d’un cancer lorsqu’ils sont traités par chimiothérapie en hôpital de jour – c’est-à-dire avec des contacts réduits ou limités avec le (ou les) médecin(s) oncologue(s) après l’établissement du diagnostic et du protocole de traitement. Le cancer des cellules germinales masculines dont sont atteints les malades suivis par Clément Méric est rare mais emblématique des maladies chroniques avec lesquelles de plus en plus de personnes (notamment en Occident) devront vivre, avec un corps abîmé28 auquel il convient de s’accoutumer au quotidien, pendant de longues années, avant, la plupart du temps, de succomber de vieillesse ou d’une autre pathologie. Les cancers dont sont atteints les malades suivis par Guillaume Coindard et Anne Vega sont des pathologies plus ordinaires : cancer colorectal, du poumon, de la prostate et du sein. Pour quelques-uns de ces malades, l’échéance vitale est en jeu – plusieurs patients atteints au poumon sont morts pendant l’enquête ; la perception d’un péril imminent peut renvoyer le lecteur, en miroir, à sa propre vulnérabilité. On a, malheureusement, la certitude que la majorité des personnes qui lisent ces lignes se trouve affectée, soit directement, soit à travers un(e) proche, par une pathologie de ce type. La lecture de ces analyses pourra alors se trouver marquée par l’affect engendré par quelque situation personnelle douloureuse. Est-on jamais véritablement préparé à découvrir les souffrances humaines ?
10Les deux textes qui suivent concernent des personnes incarcérées. Guillaume Brie étudie les réactions de condamnés pour faits de criminalité sexuelle pédophile à la prise en charge dont ils sont l’objet en milieu pénitentiaire ; ses analyses portent sur l’articulation entre le capital culturel dont ils disposent et leur plus ou moins grande résistance aux injonctions qu’ils reçoivent. Lara Mahi a mené des observations au sein d’Unités de consultation et de soins ambulatoires (Ucsa) en prison, elle y a analysé les réactions des personnes détenues – pour des comportements nettement moins stigmatisants que ceux étudiés par Guillaume Brie – vis-à-vis de leur propre poids, mesuré dès le premier jour de détention, puis régulièrement. Ses investigations lui ont permis de mettre au jour certains usages méconnus de cet instrument ordinaire qu’est la balance de pesée humaine dans le quotidien des lieux de réclusion carcérale contemporains, notamment au regard de l’alimentation.
11Évoquant la syphilis au xixe siècle, Catherine Deschamps parle de « panique morale » ; c’est aujourd’hui bien davantage autour de la criminalité sexuelle pédophile que ce phénomène se développe29. Rares seront donc les lecteurs (s’il en est) qui, en découvrant le texte de Guillaume Brie, s’identifieront aux personnes incarcérées pour criminalité sexuelle pédophile, tant le crime pour lequel ils ont été condamnés fait figure, aujourd’hui, de comportement haïssable. En revanche, les comportements décrits par Lara Mahi concernent certains petits accommodements avec le corps, certaines instrumentalisations des mesures qu’on effectue, que la vie carcérale révèle en les grossissant parfois, mais qu’on trouve, peu ou prou, dans d’autres univers sociaux. L’interrogation des effets du placement de ces corps dans les abîmes carcéraux est aussi une façon d’interroger son rapport à soi à travers son poids et son apparence corporelle, comme l’a analysé récemment Enrique Martín Criado30.
12Un peu comme dans certains romans ou films policiers, j’ai commencé ma présentation de ce volume en laissant découvrir au lecteur quelques images des scènes finales. Julien Bernard nous convie donc en salle de dissection, il y observe la confrontation d’étudiants en médecine avec des cadavres humains ; il peut y avoir gêne, malaise, voire blocage devant « l’ouverture » des corps, mais on assiste la plupart du temps à une forme d’accommodement ; les « travaux pratiques d’anatomie » ont pour but de marquer les esprits des futurs médecins qui se trouveront, dans leur activité professionnelle, plus ou moins directement confrontés à différents périls de la vie humaine. Sans doute marqueront-ils aussi l’esprit des lecteurs, à travers le regard qu’en propose le socio-anthropologue.
Prendre en compte les affects et constituer un jeu entre pouvoirs et contre-pouvoirs
13On notera que ces textes constituent, pour la plupart d’entre eux, au niveau formel, des travaux en cours ou à peine achevés ; cela leur confère une certaine fraîcheur et permet d’y découvrir quelques pistes d’analyse parfois en cours d’élaboration, ou, à tout le moins, dont l’étayage n’est pas encore fermement finalisé31. Comme les apprentis nageurs évoqués par Mauss, ces huit chapitres nous plongent donc, les yeux ouverts, dans l’eau d’un bassin où nous découvrons les espaces sociaux où ces chercheurs conduisent leurs investigations. Avec eux, à leurs côtés, nous découvrons les théories qu’ils proposent à partir de ce qu’ils observent dans ces espaces – qui constituent, pour la plupart, une situation exceptionnelle ou une expérience extrême. Les analyses, chaque fois, permettent d’affiner le regard que nous portons sur le monde contemporain, à travers notre façon de considérer le corps humain. Nous sommes en effet convaincus, avec Mary Douglas, que
[…] le corps est toujours traité comme une image de la société, de telle sorte qu’il ne peut y avoir une manière naturelle de considérer le corps qui n’implique en même temps une dimension sociale32.
14Qu’il s’agisse de sexualité – et singulièrement lorsqu’elle implique de l’argent, des enfants, ou des risques mortels –, de prison, de maladie, ou de proximité avec des cadavres, ces différents terrains d’investigation sont de ceux qui soulèvent facilement des passions. Il n’est donc pas étonnant que les dimensions émotionnelles voire affectives soient mobilisées, et parfois de façon importante. Leur prise en compte, récente dans les sciences sociales, invite à un renouvellement des paradigmes, comme l’explique de façon déterminante Jean-Hugues Déchaux33 dans un volume qui leur est entièrement dédié de la jeune revue Terrains/Théories34. Dans le domaine des recherches criminologiques, Christian Debuyst souligne les raisons qui font qu’il n’est pas possible d’établir une connaissance scientifique qui ne soit pas « en rapport avec le droit pénal » dans la mesure où c’est uniquement par son intermédiaire que se formalise la « réaction sociale » qui est « un des éléments constitutifs de la définition du crime35 ». On peut se demander si, en matière de recherches en sociologie ou anthropologie du corps, il est possible d’envisager une démarche scientifique qui soit indépendante du savoir médical – et donc du pouvoir qui lui est attaché36. Si tel n’est pas le cas, restent à déterminer les marges de manœuvre des chercheurs en sciences sociales, pris entre l’enclume constituée par l’ensemble des présupposés auxquels sont astreints les agents sociaux qui travaillent dans une perspective thérapeutique patentée et reconnue par un « ordre », et le marteau constitué par la dynamique militante des agents qui visent, à l’inverse, à (re)mettre en cause le pouvoir et l’autorité médicale. Les textes de Catherine Deschamps, Lara Mahi ainsi que celui de Guillaume Coindard et Anne Vega abordent cette interrogation de façon assez frontale, mais cette question doit être lue en filigrane dans l’ensemble de cet ouvrage.
15Le fait de saisir la mise en péril des corps, dans des situations tour à tour ordinaires ou extrêmes, permet aux chercheurs de mettre en lumière à la fois les souffrances des acteurs sociaux confrontés aux injonctions souvent contradictoires de la société contemporaine et les marges de manœuvre spécifiques dont ils disposent lorsqu’ils se trouvent dans des situations le plus souvent perçues comme délicates, inconfortables ou pénibles. En creux de ces analyses, on découvre l’optimisme de la dynamique vitale envisagée par Michel Foucault quelques mois avant sa mort, qu’il savait imminente, lorsqu’il écrivait : « C’est dans la mesure où il est libre et raisonnable – et libre d’être raisonnable – que l’homme est dans la nature l’être qui a été commis au souci de lui-même37. » Cette perspective paraît bien adaptée pour appréhender les formes de subjectivation qui se développent dans l’Occident contemporain, à travers un enchevêtrement, souvent difficile à démêler, de persistances, reconfigurations et mutations, autour de questions impliquant la mise en péril de corps humains.
Notes de bas de page
1 Mauss Marcel, « Les techniques du corps », communication présentée le 17 mai 1934 à la Société de psychologie, in Journal de Psychologie, XXXII, no 3-4, 1936, republiée in Mauss Marcel, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, « Quadrige », 2004, p. 366.
2 Barthèlemy Tiphaine, Combessie Philippe, Fournier Laurent Sébastien, MonjaretAnne, « De la diffusion de l’ethnographie dans les différentes disciplines », in Ethnographies plurielles : déclinaisons selon les disciplines, Barthèlemy Tiphaine, Combessie Philippe, Fournier Laurent Sébastien, Monjaret Anne (dir.), Paris, Éditions du CTHS, 2014, p. 9-27, et singulièrement, pour la question du « rendez-vous manqué », p. 13-21.
3 Aux États-Unis par exemple, les clivages entre ces deux disciplines sont nettement plus marqués.
4 À côté des deux équipes pionnières de philosophie politique et de sociologie politique (Géode).
5 Pour la sociologie, voir Abbott Andrew, Department and discipline. Chicago School at one hundred, Chicago, The University of Chicago Press, 1999, et, plus globalement, voir Raoult Sacha, Orthodoxie, carrières académiques et débats de politique publique aux États-Unis (titre provisoire), thèse pour le doctorat en sociologie en cours, soutenance prévue fin 2017, université Paris Nanterre, Sophiapol, GDR Lasco.
6 Whyte William Foote, Street Corner Society : The Social Structure of an Italian Slum, Chicago, University of Chicago Press, 1943.
7 Glaser Barney, Strauss Anselm, The Discovery of Grounded Theory : Strategies for Qualitative Research, Chicago, Aldine, 1967.
8 Peneff Jean, Le Goût de l’observation. Comprendre et pratiquer l’observation participante en sociologie, Paris, La Découverte, 2009.
9 Peneff Jean, « Mesure et contrôle des observations dans le travail de terrain, l’exemple des professions de service », in Sociétés contemporaines, n° 21, 1995, p. 125.
10 Weber Florence, Manuel de l’ethnographe, Paris, PUF, 2009.
11 Arborio Anne-Marie, Fournier Pierre, L’Enquête et ses méthodes. L’observation directe, Paris, Armand Colin, 2010.
12 Peretz Henri, Les Méthodes en sociologie : l’observation, Paris, La Découverte, 2004.
13 Plusieurs chercheurs du Lasco, notamment parmi ceux dont les textes ont été retenus ici, ont contribué au volume « Sexualités négociées » de la revue Ethnologie française (2013-3, URL : https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2013-3.htm) ou à l’ouvrage, L’Échange économico-sexuel, Broqua Christophe, Deschamps Catherine (dir.), avec la collaboration de Cynthia Kraus, Paris, Éditions de l’EHESS, 2014.
14 Pour les chercheurs en biologie, en revanche, le corps est un objet d’étude ordinaire.
15 Mauss Marcel, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 365.
16 Ehrenberg Alain, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
17 Voir notamment Elias Norbert, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
18 Voir notamment Foucault Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, ainsi que les trois tomes de son Histoire de la sexualité (Paris, Gallimard, 1976 et 1984).
19 Voir notamment BourdieuPierre, Le Sens pratique, Paris, Les Édition de Minuit, 1980 et Bourdieu Pierre, Méditations pascaliennes, Paris, Éditions du Seuil, 1997.
20 Détrez Christine, La Construction sociale du corps, Paris, Éditions du Seuil, 2002.
21 C’est, au niveau matériel, l’enveloppe corporelle qui les masque, mais l’Occident contemporain renforce l’occultation en construisant cette enveloppe comme sacrée ; on ne voit plus guère de cadavres d’animaux dans l’espace public, d’où la mort est de plus en plus occultée.
22 Façons d’érotiser des comportements ludiques souvent considérés comme enfantins.
23 Apparu dans les années 1980, le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) se transmet par différents fluides corporels humains (notamment le sang et le sperme) ; il est responsable du syndrome d’immunodéficience acquise (sida).
24 S’il ne fallait retenir qu’un seul article (puisqu’il n’est pas question ici de les citer tous), je cite celui qui me paraît le plus profond peut-être, et le plus sensible : Mendès-Leite Rommel, « Identité et altérité : les protections imaginaires et symboliques face au sida », in Gradhiva, n° 18, 1995, p. 93-102.
25 Avec son collègue William Simon, il a mis au jour les trois domaines au sein desquels des scripts spécifiques doivent interagir pour qu’une relation sexuelle se développe : « intrapsychique », « interpersonnel » et « culturel » ; voir Gagnon John, Simon William, Sexual Conduct : The Social Sources of Human Sexuality, New Jersey, Transaction Publishing, 1973.
26 Marcel Proust laisse ouverte la porte à des interprétations diverses lorsqu’il précise : « […] peut-être cette manière particulière de dire « faire l’amour » ne signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. », in Proust Marcel, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987 [1919], p. 230.
27 De façon singulière, on peut noter que plusieurs des chercheurs ayant développé des pratiques d’observation directe ont mené des recherches concernant la santé, en particulier en milieu hospitalier, comme s’il s’agissait à la fois d’un objet et d’un terrain bien adaptés à ce type d’investigation. La liste suivante est loin d’être exhaustive : Becker Howard S., Geer Blanche, Hughes Everett C., Strauss Anselm, Boys in White : Student Culture in Medical School, Chicago, University of Chicago Press, 1961 ; Coenen-Huther Jacques, « Observations en milieu hospitalier », in Sociétés contemporaines, n° 8, 1991, p. 127-143 ; Peneff Jean, L’Hôpital en urgences, Paris, Métailié (Éditions), 1992 ; Fainzang Sylvie, La Relation médecins-malades : information et mensonge, Paris, PUF, 2006 ; Arborio Anne-Marie, Un personnel invisible. Les aides-soignantes à l’hôpital, Economica, « Sociologiques », 2012.
28 Butnaru Denisa, Le Breton David (dir.), Corps abîmés, Paris, Hermann, 2014.
29 Neuilly Mélanie-Angela, Zgoba Kristen, « La panique pédophile aux États-Unis et en France », in Champ pénal/Penal field [En ligne], XXXIVe Congrès français de criminologie, Responsabilité/Irresponsabilité Pénale, mis en ligne le 14 septembre 2005, consulté le 29 février 2016. URL : http://champpenal.revues.org/340;DOI:10.4000/champpenal.340
30 Martín Criado Enrique, « L’ambivalence du contrôle du poids chez les mères de famille des classes populaires », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 208, 2015, p. 74-87 ; c’est également le cas de plusieurs des textes réunis par José Luis Moreno Pestaña dans ce volume qu’il a coordonné, notamment son propre article : Moreno Pestaña José Luis, « Souci du corps et identité professionnelle. Enquête sur les “jeux esthétiques” au travail et les troubles alimentaires », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 208, 2015, p. 88-101.
31 Les séminaires du Lasco alternent des présentations de travaux de doctorants et de chercheurs plus confirmés ; ces derniers privilégient la présentation de nouvelles pistes d’investigation sur lesquelles ils travaillent.
32 Douglas Mary, De la souillure. Études sur la notion de pollution et de tabou, Paris, La Découverte, « Textes à l’appui », 1992 [1966], p. 70.
33 Déchaux Jean-Hugues, « Intégrer l’émotion à l’analyse sociologique de l’action », in Terrains/Théories [En ligne], 2|2015, mis en ligne le 23 octobre 2014, consulté le 18 janvier 2016. URL : http://teth.revues.org/208;DOI:10.4000/teth.208.
34 Volume coordonné par Julien Bernard, librement accessible en ligne : URL : http://teth.revues.org.
35 Debuyst Christian, « Pour introduire une histoire de la criminologie : les problématiques de départ », in Déviance et société, 1990, vol. 14, n° 4, p. 350.
36 Vandewalle Bernard, Michel Foucault. Savoir et pouvoir de la médecine, Paris L’Harmattan, 2006.
37 Foucault Michel, Histoire de la sexualité, tome 3, Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 66.
Auteur
-
Philippe Combessie
Professeur à l’université Paris Nanterre. Il est à l’origine, en 2009, de la création du Laboratoire d’analyses socio-anthropologiques du contemporain (Lasco). Il développe des recherches sur l’enfermement carcéral (depuis 1989), les comportements de pluripartenariat amoureux et sexuel (depuis 2003) et les mises en scène de la mort (depuis 2014). Depuis 2015, il dirige l’unité de recherche Sophiapol (EA3932).
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