Postface. Kittler un théoricien du complexecrypto-industriel
p. 73-83
Texte intégral
1 I. Il est pour le moins osé pour un spécialiste de la programmation de proclamer que « le logiciel n’existe pas ». Cette affirmation, qui donne son titre à l’essai publié par Friedrich Kittler en 1993, est devenue l’une des expressions kittleriennes les plus connues, fréquemment citée, et, d’ailleurs, souvent dénaturée, dans des publications universitaires mais aussi dans des contextes artistiques.
2On connaît la vieille blague sur Nietzsche, sous la forme d’un graffiti sur un mur : « Dieu est mort »- à laquelle Dieu répond : « Nietzsche est mort ». Remplaçons Dieu par les logiciels et Nietzsche par Kittler et l’idée avancée ici est claire : alors que les mortels finissent tous par disparaître, qu’ils soient philosophes, théoriciens des média ou non, les fabricants de logiciels, quant à eux, prospèrent plus que jamais, manifestant leur ironie à travers l’existence pérenne des logiciels, bien plus longue que celle de tout théoricien clamant leur non-existence.
3Il est paradoxal d’asséner que le logiciel n’existe pas alors que la programmation est de plus en plus enseignée à des écoliers toujours plus jeunes et que la National Security Agency développe des techniques logicielles toujours plus sophistiquées pour s’assurer que nous soyons constamment soumis, dans notre vie quotidienne, non seulement aux entreprises de médias sociaux, mais aussi à une surveillance d’État. Des centaines de milliers voire des millions de lignes de code sont écrites au quotidien par des équipes professionnelles, des États-Unis jusqu’en Inde, dont le lieu de travail a tout d’une usine, par des hackers à Berlin, Istanbul ou Shanghai, qui développent des outils activistes dits « média tactiques » ou encore par les gamers qui écrivent de petits scripts de code pour les plates-formes de jeux. En outre, le code est généré par des machines elles-mêmes, qui ingurgitent et traitent différents scripts et procédures automatisées, comme une civilisation silencieuse d’extraterrestres menant une existence parallèle à la nôtre. Les algorithmes portent parfois des noms symboliques intelligibles, comme ceux de nos logiciels d’utilisateurs ou de la finance capitaliste des banques (Ambush, Nighthawk, Dagger, Slicer et Guerrilla1). Cela ne rend pas pour autant le trading à haute fréquence mieux adapté à l’échelle humaine.
4L’énoncé de Kittler n’est pas le rejet naïf d’une évidence. Au contraire, il s’agit d’une provocation pertinente et visionnaire (un art qu’il maîtrise mieux que quiconque) reflétant une compréhension subtile de la période contemporaine. Après tout, Kittler était un chercheur en littérature qui s’est lentement converti à la théorie des média. Il a débuté avec Goethe, comme bien d’autres spécialistes de la littérature allemande, mais a fini avec le système d’exploitation Linux. Il n’a pas seulement écrit des ouvrages et des essais, mais aussi du code - en réalité plus de 100 000 lignes de code logiciel ! Le passage de Kittler du statut d’analyste de la lecture et de l’écriture classiques allemandes à celui de théoricien de la programmation peut sembler incongru, mais à la lumière du texte « Le logiciel n’existe pas », il devient parfaitement logique.
5Cet essai examine en profondeur la transformation de la technique culturelle de l’écriture, dans laquelle sont ancrées la culture, la philosophie et les réflexions menées par les théoriciens, notamment poststructuralistes, qui ont largement influencé la pensée de Kittler. L’approche de Kittler se focalise sur des questions relatives à la nature même de l’écriture autant qu’à la position de cette dernière dans un contexte technologique systématique où la disjonction entre la main qui écrit et l’œil qui voit les lettres passe par des intermédiaires tels que la machine à écrire ou les microcircuits conçus par Intel Corporation. En une phrase, méditant sur la disparition de l’écriture marquée par l’influence de Michel Foucault (la disparition de l’homme devient la disparition de la technique du support de l’écriture qui a si longtemps défini la culture), Kittler écrit :
Le dernier acte historique d’écriture a sans doute eu lieu à la fin des années 1970, lorsque pour dessiner l’architecture matérielle de leur premier microprocesseur intégré, une équipe d’ingénieurs de Intel, sous la direction du Dr. Marcian E. Hoff, déploya un papier à dessin de quelques douzaines de mètres carrés sur le sol complètement vide d’un garage de Santa Clara2 .
6Quelle pensée déprimante : le dernier vestige de l’écriture serait un simple plan de conception d’un microprocesseur, dans la mesure où celui-ci a conditionné l’écriture de tous les suivants, et, donc, tout acte d’écriture produit avec des ordinateurs.
7En affirmant que « le logiciel n’existe pas », Friedrich Kittler propose une généalogie de l’écriture et de la technologie qui se déploie à deux niveaux : cette expression retrace non seulement certains développements historiques de la culture du logiciel, mais elle justifie aussi un voyage au cœur de la machine qui devient alors une sorte d’archive.
8Kittler est souvent considéré comme un « archéologue des média » - dans la lignée des idées de Michel Foucault, auxquelles s’ajoute un souci tout à fait contemporain pour les effets des technologies sur la culture. Toutefois, cet archéologue étudie les déterminismes historiques et actuels de la façon dont nous sommes gouvernés : qui contrôle la manière dont nous écrivons et lisons ? Comment les machines lisent et écrivent de plus en plus sans que nous soyons, à aucun moment, impliqués dans le processus de lecture et d’écriture3 ?
9Considérez un instant les fonctionnements d’arrière-plan d’un système d’exploitation, les virus informatiques ou le trading algorithmique des réseaux de la finance et vous aurez alors une idée de la quantité d’opérations logicielles qui se déroulent presque exclusivement sans que nous en ayons la moindre conscience.
10Au XXe siècle, l’écriture a été disséquée, théorisée et fabriquée aussi bien par la philosophie des média que par l’ingénierie. Le magnum opus de Kittler, Discourse Networks 1800/1900 (traduction anglaise de Aufschreibesysteme 1800/1900), et le livre qui a suivi, Gramophone, Film, Typewriter4, se sont penchés sur la lecture et l’écriture, la poétique et les institutions et, surtout, la littérature en tant que média. La lente continuité et la forme analogique cursive de l’écriture à la main se sont transformées en machine emblématique du système d’inscription [Aufschreibesystem] (c’est-à-dire l’« épistémè » de Foucault revisitée à travers les média technologiques).
111900 : la machine à écrire apparaît. Cette machine discrète impose un nouvel ordre du discours (régissant nos gestes, en particulier la coordination main/œil) et, dans le même temps, une nouvelle conception du monde, désormais fragmentée en éléments analytiques (qui deviendront, avec l’informatique, des octets). Kittler n’est pas un techno-déterministe naïf qui soutiendrait qu’une machine détermine notre point de vue du monde dans son ensemble, mais plutôt un philosophe des média rusé qui s’appuie sur Nietzsche autant que sur Foucault pour soutenir diligemment que les technologies sont toujours impliquées dans la façon dont nous pensons et percevons le monde et que cette implication est une condition de l’existence des états et du sentiment culturels. La machine à écrire constitue une réalisation d’ingénierie foncièrement emblématique, car elle structure notre rapport à la langue, de la même manière que les principes de l’informatique, posés par Turing au milieu du XXe siècle, fournissent un modèle d’automatisation des processus de lecture-écriture : de l’ère Gutenberg à l’âge de Turing.
12Depuis Saussure jusqu’à la cybernétique, la linguistique du XXe siècle a proposé des modèles analytiques de la structure du langage. La relecture déconstructionniste du texte et de la réalité, notamment celle de Derrida, a ajouté un courant théorique qui décalait la position du sujet par rapport à l’écriture. Dans le même temps, les ingénieurs, inventant la réalité technologique des média, offraient leur propre version du credo poststructuraliste : nous sommes déterminés par notre langage, mais notre langage est lui-même déterminé par les machines d’écriture et les média servant à écrire - qui, à l’âge des microcircuits Intel, dépendent à leur tour de plus en plus des sociétés de production et de leurs secrets dans la fabrication du matériel informatique. Les conditions d’écriture sont donc liées à l’horizon défini par des terminaisons en « .com » et « .exe », par les suites logicielles telles que WordPerfect et, de manière plus immédiate, Word5. C’est pourquoi Kittler était catégorique quant à la nécessité d’enseigner la programmation : c’est la suite logique de son programme visant une critique de la tradition de la métaphysique à l’ère des média techniques. Il ne suffit pas d’apprendre des langues naturelles comme nous l’avons fait des siècles durant dans le champ des sciences humaines, nous devons aussi apprendre les langages de programmation. On retrouvait cet impératif dans les enseignements de Kittler, notamment les séminaires qu’il tenait à l’université Humboldt de Berlin, à partir des années 1990 : vous pensiez assister à un cours sur la théorie culturelle et vous vous retrouviez à apprendre les principes de base du code et du matériel informatiques ! Au fil des ans, ces séminaires sont devenus une référence en la matière, justement en raison de ce mélange de théorie et d’informatique.
13En d’autres termes, afin d’accroître notre connaissance sur les mutations de l’écriture et la façon dont nous sommes nous-mêmes écrits, nous devons apprendre des codes autres que ceux des alphabets humains, « les codes - par nom et par matière - sont ce qui nous détermine aujourd’hui, et ce que nous devons maîtriser pour éviter qu’ils nous engloutissent complètement6 ».
14 II. Kittler fait partie de la génération qui, en Allemagne, a fondé ce qui fut ensuite baptisé la Medienwissenschaft allemande (études des média). Comme l’a souligné Geoffrey Winthrop-Young, le spécialiste et traducteur de Kittler en langue anglaise le plus perspicace, cette désignation est née d’une observation externe, notamment de sa réception par le monde anglo-américain. De la même manière, quelques décennies auparavant, le poststructuralisme, ou French Theory, a bénéficié d’une identité unifiée pour la seule raison de sa réception aux États-Unis7 : les différences entre Derrida, Deleuze, Lyotard et d’autres ont été gommées dans un balayage que l’on peut comparer au fait d’avoir classé d’office tout ce qui est écrit en allemand sur les média comme appartenant à la Medienwissenschaft. Les débats théoriques des années 1960 et 1970 ont préparé l’arrivée des Allemands aux États-Unis au début des années 1990 avec la traduction d’Aufschreibesysteme 1800/1900 en Discourse Networks 1800/1900, ce que le traducteur David Wellbery pense être une entrée hardcore du postructuralisme aux États-Unis : Kittler fait converger la théorie de la déconstruction et le New Criticism autour de l’ingénierie.
15Des théoriciens comme Claude Shannon, le développeur le plus célèbre du modèle de la théorie de l’information, ont permis à Kittler de comprendre les idées poststructuralistes sur la mort du sujet8. En d’autres termes, ce que montre Kittler, c’est que, pour comprendre le poststructuralisme, il était utile de se référer à la théorie de l’information, à la cybernétique et à la technologie, ce qui fut une manière de rattacher le poststructuralisme à ses racines non-herméneutiques et de le rapprocher de la théorie des systèmes. Ainsi, Kittler a orienté le poststructuralisme, non plus seulement vers une étude des structures du langage, mais aussi vers celle des systèmes techniques, ce qui, selon Wellbery, montrait que la déconstruction était bien plus qu’une mode portant sur les mots et les choses. Discourse Networks 1800/1900 était poststructuraliste dans ses fondements et sa méthode9. Mais il s’agissait d’un poststructuralisme où le langage était déjà transformé par le logiciel et l’informatique.
16Winthrop-Young souligne que l’on retrouve cette idée dans la réception de Kittler dans les années 1990 aux États-Unis. Le milieu académique américain n’a pas fait entrer Kittler par la voie de la science littéraire qui commençait à s’intéresser à la culture numérique et à l’hypertexte, mais par d’autres voies, plus marginales. En effet, Kittler ne figurait pas parmi les favoris des spécialistes de la littérature hypertextuelle.
Pourquoi ce profil bas? Pour répondre en citant des noms à la volée, ses prédécesseurs français, qui bénéficiaient du programme de soutien « hypertexte » américain des années 1990, s’inscrivaient dans la lignée de Barthes et Derrida tandis que Kittler venait de Foucault et de Lacan. Du point de vue de Kittler, c’est-à-dire du point de vue d’une histoire non-humaine des régimes discursifs dans laquelle les machines technologiques et/ou symboliques inscrivent des ordres du discours dans l’appareil psychique humain qui, en fin de compte, n’est rien d’autre qu’un assemblage intracrânien d’appareils de communication et de stockage, les travaux de chercheurs comme George Landow et Greg Ulmer semblent quelque peu naïfs, optimistes, libéraux, centrés sur l’utilisateur, voire humanistes. Bien qu’ils affirment le contraire, ces derniers conservent la plupart des concepts que les variantes les plus dures du poststructuralisme visaient à évincer : les notions d’auteur, d’œuvre, de créativité, de liberté artistique et même la très américaine rédemption de la théorie par la technologie10.
17En d’autres termes, il était vraiment nécessaire (du moins selon les études allemandes des média) d’étudier ce qui se cachait sous le couvercle de la machine pour éviter de se laisser hypnotiser par la belle interface qui dissimule les principes opérationnels. On aurait pu dire que cela comprenait également une critique de la majorité des productions des arts dits médiatiques, où l’on se contentait de créer des effets d’interface sans s’engager de manière critique sur les principes des machines utilisées. Il a fallu attendre ces dernières années pour qu’émerge dans les arts médiatiques une nouvelle tendance, moins focalisée sur les effets visuels que sur une exploration hacktiviste critique de la façon dont le logiciel fait intrusion dans notre vie - tout en pouvant être détournée vers des fonctions alternatives. Le travail du Critical Engineering Group11 (principalement basé à Berlin, bien évidemment) constitue un excellent exemple de cette mouvance.
18La leçon de Kittler était une demande implicite qui renvoyait à l’expertise technique : les universitaires spécialisés dans les média, les artistes, les critiques et autres acteurs ne devraient pas se borner à analyser les média, mais aussi être en mesure de les concevoir, notamment par le biais de la programmation.
19La notion de descente généalogique a été empruntée à Nietzsche par Foucault, avec laquelle il a fondé une méthodologie historique. Mais lorsque Kittler la reprend, il l’écarte de la perspective de Foucault pour l’utiliser comme un mode d’investigation critique de l’ingénierie. Les cultural studies ont dû encaisser les provocations de Kittler, que ce soit envers le recours aux mathématiques ou tout simplement en raison de la confusion entre leur analyse académique et les poncifs du journalisme et de la culture populaire : « le problème est qu’il est à présent difficile de distinguer les media studies de l’évidence de la vie quotidienne12 », écrit Kittler. Plutôt que de laisser Apple, Microsoft et quelques autres entreprises écrire notre code et nous coder, nous devrions être capables de mettre en place des approches critiques.
20Lorsque l’on compare l’Europe centrale et les États-Unis, la réception du poststructuralisme s’est avérée assez différente. En Allemagne (qui après tout était le pays d’Heidegger), Fribourg (où Kittler a lui-même enseigné) est devenu l’un des premiers lieux à accueillir des théoriciens tels que Derrida, Lacan et Foucault, qui ont tous revêtu une importance cruciale pour Kittler. Comme le note Winthrop-Young, la réception allemande de ces théoriciens était d’une nature très différente de celle de la French Theory aux États-Unis où cette dernière avait attiré l’attention des prestigieuses universités de l’Ivy League. En Allemagne, la French Theory est d’abord venue à Kittler par des voies marginales, mêlée à son intérêt pour la musique rock (les Rolling Stones et les Pink Floyd) et pour les machines (il apprend à construire un synthétiseur)13.
21Le poststructuralisme appliqué par Kittler à la théorie des média représentait une version plus formelle de l’analyse historique des structures institutionnelles et technologiques ; non pas celle qui a fini dans les politiques de l’identité et les campus politisés dès les années 1970 aux États-Unis, mais celle qui s’est développée sur un terreau plus allemand. Cela ne lui enlève en rien son aspect politique, mais il s’agissait certainement d’une autre sorte de positionnement qui, dans le cas de Kittler, cherchait également à s’émanciper de l’herméneutique, de l’École de Francfort ainsi que des théories culturalistes. En effet, on trouve une dimension politique indéniable dans la théorie de Kittler même si, comme il tenait toujours à la préciser, il n’a jamais fait partie des mouvements de masse ou de protestation étudiante des années 1960. Cependant, il n’a jamais perdu de vue le fait que, outre les média techniques, ce sont les institutions qui façonnent ce que nous devenons : en tant que théoriciens, artistes et sujets nous sommes « fabriqués par nos écoles, nos universités et nos professeurs14 ».
22 III. Il y a quelque chose d’ironique dans le fait que Kittler, qui a dénoncé l’existence du logiciel, soit ensuite progressivement devenu, au fil des ans, l’un des écrivains les plus cités dans le nouveau champ des software studies (les études sur les logiciels). Nées de la recherche sur les nouveaux média et des arts médiatiques, les software studies sont un champ d’approches et de méthodes différentes, qui se focalisent sur les pratiques, les concepts et la politique des logiciels. Les mêmes problématiques analysées par les sociologues ou les théoriciens, ont été questionnées par certaines productions artistiques, que l’on a appelé Software Art : en quoi sommes-nous dépendants de systèmes automatisés ou algorithmiques dans la façon dont nous percevons, ressentons et pensons les cultures contemporaines ? Ainsi, le cloud et l’omniprésence de l’ordinateur immiscés désormais dans notre quotidien comme l’ombre silencieuse de toutes nos actions sont en passe de devenir des cadres de référence majeurs pour notre situation dont, en un sens, les analyses de Kittler démontrent qu’elle provient de l’histoire même des média. Les histoires du code, du cryptage et du calcul doivent être inscrites dans une critique de la culture contemporaine. L’enthousiasme constant de Kittler vis-à-vis des logiciels et des média techniques n’est pas, nous l’avons dit, lié à une quelconque pensée techno-déterministe ni à un fétichisme du matériel informatique, mais, au contraire, à son intérêt pour les institutions et les mécanismes de pouvoir/savoir qui définissent notre réalité quotidienne.
23Kittler a toujours été un observateur politique attentif, écrivant avec trente ans d’avance comment l’agence de renseignement NSA procède à une surveillance mondiale dont l’étendue depuis les attentats du 11 septembre 2001 a été récemment révélée par Edward Snowden. Son attention se porte sur le complexe « crypto-industriel15 » qui produit et gère les opérations de données de masse baptisées Big Data. Un tel phénomène existait pourtant déjà dans les techniques de gestion des données que les agences de renseignement avaient mises au point avant l’Internet. Les textes de Kittler mettent souvent en avant les techniques militaires comme autant d’accélérateurs de développement technologique, ultérieurement mises à disposition des industries du divertissement. Plus largement, Kittler souligne de manière récurrente le rôle de ces industries de la « cryptographie », laquelle est si complexe que, pour un béotien, elle ressemble à du bruit. Il s’intéresse encore à ces industries dont la tâche est de traiter la longue traîne de données que nous autres, utilisateurs des média, laissons derrière nous. Les guerres modernes reposent sur la gestion de l’information, une affirmation qui fait écho à celles de Paul Virilio ou d’autres mais qui, dans la posture de Kittler, devient plus détaillée sur le plan historique et plus précise sur le plan technique : ce sont les mêmes outils qui cryptent les informations militaires ou industrielles et qui captent les données des utilisateurs civils, faisant ainsi du renseignement la continuation de la guerre par d’autres moyens.
24Aujourd’hui, c’est le complexe crypto-industriel composé par des entreprises comme Google et Facebook, par la NSA et d’autres, qui maîtrise la gestion de données. Celle-ci est stratégiquement conçue pour nous en retirer l’accès : des puces internes qui protègent les machines des utilisateurs trop curieux, tout comme le cloud, deviennent des dissimulations métaphoriques des centres de données de masse qui stockent souvent les données dans des endroits inaccessibles. La clôture de l’écriture et de l’information à l’intérieur des machines se traduit géographiquement par le cloud de réseau.
25Dans ce domaine, Kittler reste l’un des penseurs les plus provocateurs et stimulants par sa tentative de développer une théorie culturelle pertinente pour le XXIe siècle - destinée non seulement aux universitaires, mais aussi à tous ceux qui veulent comprendre la manière dont le pouvoir et la connaissance travaillent main dans la main - et trop souvent encore sous la domination des entreprises de haute technologie et des agences d’espionnage. Si Kittler s’est fait connaître dans le milieu de ce qu’on appelait dans les années 1980 et 1990 la « cyber-culture », il n’en reste pas moins un penseur actuel, un théoricien du code, mais aussi de la cryptographie et de l’après guerre froide, qui a dénoncé parmi les premiers la convergence entre les réseaux numériques, les agences nationales et les entreprises privées devenues maîtres des techniques crypto-industrielles de la dissimulation. Comme l’ont démontré les révélations qui ont suivi l’affaire Snowden.
Notes de bas de page
1Michael Lewis, Flash Boys: A Wall Street Revolt, New York, W. W. Norton, 2014.
2Friedrich Kittler, Le logiciel n’existe pas, infra, p. 30.
3Sur l’archéologie des média, cf. Jussi Parikka, What is Media Archaeology ? Cambridge, Polity, 2012. Cf. également Erkki Huhtamo, Jussi Parikka (dirs.), Media Archaeology. Approaches, Applications and Implications, Berkeley, University of California Press, 2011.
4Friedrich Kittler, Grammophon, Film, Typewriter, Berlin, Brinkmann & Bose, 1986.
5Pour une analyse du logiciel Word, cf. Matthew Fuller, « It Looks Like You’re Writing a Letter », in Behind the Blip: Essays on the Culture of Software, New York, Autonomedia, 2003, p. 137-165.
6Friedrich Kittler, « Code », in Software Studies. A Lexicon, Matthew Fuller (dir.), Cambridge MA, The MIT Press, 2010, p. 40.
7Cf. François Cusset, French Theory : Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.
8David Wellbery, « Préface », in Kittler, Discourse Networks 1800/1900, trad. par Michael Metteer et Chris Cullens, Stanford, Stanford University Press, 1990, p. xxii-xxxiii.
9Wellbery, op. cit., p. viii-xiii.
10Geoffrey Winthrop-Young, « Krautrock, Heidegger, Bogeyman. Kittler in the anglosphere », Thesis, Vol. 107 (1), 2011, p. 15.
11Le Critical Engineering Working Group, composé de Julian Oliver, Gordan Savičić et Danja Vasiliev est un groupe d’artistes et hackers basés à Berlin.
12Friedrich Kittler, « The Cold War Model of Structure. Friedrich Kittler Interviewed by Christoph Weinberger », Cultural Politics, Vol. 8 (3), 2012, p. 379.
13Cf. Geoffrey Winthrop-Young, Kittler and the Media, Cambridge, Polity, 2011.
14John Armitage, Friedrich Kittler, « From Discourse Networks to Cultural Mathematics : An Interview with Friedrich A. Kittler », in Theory, Culture & Society, Vol. 23 (7-8), 2006, p. 24.
15Friedrich Kittler, « No Such Agency », trad. par Paul Feigelfeld, Theory, Culture & Society-blog February 12, 2014, http://theoryculturesociety.org/kittler-on-the-nsa/.
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La recherche comme composition
Steven Feld Jonathan Larcher et Damien Mottier (éd.) Magali De Ruyter (trad.)
2023