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Histoire de la publicité en France

 | 
Marc Martin

Le petit commerce urbain de province et la publicité (1900-1939)1

Texte intégral

  • 1 Ce texte a été publié dans La Boutique et la ville, commerces, commerçants, espaces et clientèles,(...)
  • 2 Elvinger Francis et Augier Lucien, Méthodes modernes de vente, Paris, Nouvelle Librairie commercia (...)
  • 3 Ange Louis, La Technique moderne de la vente. Manuel de publicité, à l’usage des commerçants et de (...)
  • 4 En particulier La Dépêche du Centre et de l’Ouest de Tours, La Petite Gironde, de Bordeaux, Le Pet (...)

1Vers 1930, quand s’amorce en France un changement de statut de la publicité, grâce auquel celle-ci va acquérir une respectabilité qui lui a été refusée jusque-là, se multiplient les ouvrages et les publications qui lui sont consacrés. Pour s’en tenir à deux particulièrement significatifs, Francis Elvinger et Lucien Augier font paraître Méthodes nouvelles de vente, où ils font une place de choix à la publicité2 ; de son côté Louis Angé publie une seconde édition de La Technique moderne de la vente. Manuel de publicité3. On voit que dans le commerce la publicité s’identifie alors à l’innovation, aux pratiques modernes. « Boutique » et « publicité », voilà donc deux termes dont le rapprochement peut surprendre. Le mot « boutique » est en effet connoté d’archaïsme. Il évoque les petits magasins poussiéreux d’une bourgade de la province profonde, dont les propriétaires sont attachés à des pratiques immobiles et ne portent guère intérêt à la publicité, envers laquelle ils sont au contraire plutôt méfiants. Certains petits commerçants peuvent pourtant avoir une attitude plus ouverte, parce qu’ils sont plus dynamiques, qu’ils exercent dans un domaine qui s’en accommode mieux et en a déjà une expérience, ou encore qu’ils bénéficient de campagnes lancées, dans des secteurs neufs, par des entreprises dont ils sont les agents. C’est ce que nous allons essayer d’éclairer, en nous aidant des ouvrages des publicitaires de cette époque et en portant un intérêt particulier à la place de la publicité du petit commerce dans quelques grands quotidiens régionaux4.

Le petit commerçant n’aime pas la publicité

2Quand le commerce et le commerçant cessent-ils d’être « petits » ? Les frontières du petit commerce sont bien incertaines. Précisons donc comment nous avons délimité les bornes de notre propos en tenant compte d’éléments dont plusieurs au moins doivent être réunis. D’abord l’espace consacré à l’activité, qui doit être peu étendu ; ensuite le capital personnel engagé, modeste ou médiocre, ces deux éléments étant à la fois difficiles à apprécier et quelque peu problématiques ; en troisième lieu, la nature du travail, qui doit être, en grande partie au moins, personnel ou familial, non salarié ; enfin, la position au bout de la chaîne de vente, ce qui suppose un contact personnel entre le commerçant et le consommateur.

  • 5 Je me permets de renvoyer sur ce point à Trois siècles de publicité en France, publié aux éditions (...)

3Vers 1900 comme vers 1930, la grande majorité des petits commerçants est en France méfiante, voire hostile à l’égard de ce que l’on nomme péjorativement « la réclame ». La désaffection n’est pas mesurable, faute de sources sur les investissements des annonceurs. Mais les témoignages des contemporains, notamment ceux des premiers professionnels de la publicité, sont unanimes sur ce point. Je n’y insisterai donc pas5. Je me contenterai d’évoquer, brièvement, les causes que l’on peut trouver à cette attitude.

  • 6 Vendre, mai 1946, p. 67-69.

4La première est le grand nombre et la dispersion des commerces de détail d’où découle, pour la plupart d’entre eux, un très faible chiffre d’affaires : la France est jusque vers 1950, un pays de boutiques, même s’il existe des formes de commerce plus concentrées, dont les grands magasins ont été les pionniers dès le milieu du XIXe siècle. Paul Nicolas, le directeur de la meilleure revue professionnelle consacrée aux questions du commerce de distribution, évalue en 1939 à près d’un million le nombre des détaillants. Sur ce chiffre environ la moitié sont établis à la campagne ou dans des bourgs que l’on ne peut qualifier de villes. 15 % installés dans le centre des villes principales sont des commerçants modernes, ayant un véritable savoir-faire professionnel et une vente importante. Il reste que les deux-tiers des commerces de distribution urbains, ceux des agglomérations modestes ou des quartiers périphériques des grandes villes, ont une activité réduite, voire médiocre. Ces boutiquiers forment les gros bataillons des commerçants étrangers à la publicité : la faiblesse de leurs trésoreries leur interdit d’en user, ce qui nourrit leur hostilité envers une activité réservée à leurs concurrents plus prospères6.

  • 7 La Revue bleue, 18 décembre 1897.

5Mais ce rejet est tout autant culturel : il est de tradition dans des milieux professionnels où l’on succède souvent aux parents. Il s’accorde du reste avec les idées communes : « La publicité est, en France, l’objet de préventions et de préjugés », regrettait en 1897 le directeur de L’Illustration Lucien Marc7 ; en 1931, la revue Vendre, destinée aux spécialistes du commerce de détail, se désespérait une fois de plus : « le français n’aime pas la publicité ; il n’aime pas en faire et il n’aime pas en subir les suggestions et les influences ». On peut même faire remonter l’origine de ce refus à l’Ancien Régime, aux communautés de métiers, qui condamnaient les annonces parce qu’elles violaient les règles de l’égalité au sein des jurandes. Les premiers utilisateurs d’annonces, en dehors des notaires pour les ventes de propriétés, des huissiers pour les ventes sur saisies et à partir de l’Empire pour les publications judiciaires, de quelques particuliers pour des ventes d’occasion ou des emplois, ont donc été des gens aux franges de la vie économique et sociale. Souvent ambulants et étrangers au pays, ils annonçaient leur passage : marchands de lunettes, chirurgiens, fabricants de pommades et de tisanes régénérantes, arracheurs de dents, sans oublier les portraitistes. Leur réputation n’était pas brillante, et à leur égard, la circonspection, voire la suspicion étaient grandes.

  • 8 Mineur Jean, Balzac 00-01, Paris, Plon, 1981, p. 87.

6Au XIXe siècle, la « réclame » est restée longtemps l’instrument privilégié de vendeurs peu recommandables ou de professions mal reconnues. Dans la presse, les annonces pour les lotions qui rendaient les chauves chevelus, les tisanes radicales contre la phtisie, voisinaient avec celles des potions guérissant les « maladies secrètes » en quinze jours, discrètement et « même en voyage », et celles des prêts à des taux d’usure. D’autres plus sérieuses s’y sont ajoutées en avançant dans le siècle, mais les premières restaient obsédantes, plongeant l’ensemble de la publicité dans un parfum de charlatanisme. À l’opposé des bateleurs, le boutiquier a son magasin ou son atelier ; dans cette société peu accueillante au horsin, son enracinement fait une partie de sa réputation. Peu après 1920, Jean Mineur, qui démarche des publicités pour un petit hebdomadaire de Valenciennes avant de réussir brillamment dans la publicité cinématographique, observe que « pour les commerçants riches, connus pour réaliser de bonnes affaires, faire appel à la “réclame” eût été une attitude déshonorante8 ». Cet état d’esprit est celui de la majorité des petits commerçants qui jugent toute « réclame » dispendieuse, inutile et dangereuse.

  • 9 Vendre, décembre 1923, p. 80 et 82.
  • 10 Elvinger Francis, La Lutte entre l’industrie et le commerce. La marque, son lancement, sa vente, s (...)
  • 11 Gérin Octave-Jacques, La Publicité industrielle, Paris, éd. de l’Usine, 1920, p. 8.

7Des raisons plus professionnelles que psychologiques, nourrissent encore cette façon de penser. La première est clairement exposée par l’initiateur de la publicité française moderne au lendemain de la Grande guerre, Léon Damour : « Le détaillant n’aime pas les nouvelles marques, et c’est fort naturel puisque la multiplicité des marques l’oblige à stocker considérablement » ; il précise, « le détaillant [cherche] naturellement à vendre d’abord le stock qui représente pour lui un capital en sommeil9 ». La publicité est en effet devenue depuis quelques décennies, à l’exception bien sûr des années de guerre, le moyen pour de gros fabricants de lancer de nouveaux produits : la publicité de marque, qui avait fait ses premiers pas avec les tisanes-miracles et le chocolat, est passée au service de producteur de biens de consommation courante. Elle est pour eux le moyen de faire connaître au public des marchandises nouvelles que le détaillant n’est pas pressé de tenir. Celui-ci n’a donc pas tort de voir en elle le moyen de lui forcer la main. C’est effectivement une arme contre lui que veulent en faire nombre de publicitaires et d’annonceurs. Francis Elvinger, théoricien et praticien réputé de l’annonce, publie, en 1935, la septième édition de La Lutte entre l’industrie et le commerce. La marque, où il présente la publicité de marque comme le moyen de contraindre le détaillant à vendre ce que propose l’industriel10. Le pionnier de la publicité française, Octave-Jacques Gérin, écrivait déjà quinze ans plus tôt que la publicité créait une forme de vente « ne comportant pas la présence effective du vendeur. C’est, en bref, la vente sans vendeur11 ». Ainsi comprend-on mieux que la publicité soit si largement perçue, dans le petit commerce surtout, qui est le moins capable de s’adapter aux conditions modernes, comme une dangereuse menace.

  • 12 Elvinger Francis, La Lutte entre l’industrie et le commerce., op. cit., p. 190.

8Dernier facteur de rejet mais non le moindre, le détaillant pressent que celle-ci met en cause la source de la considération dont il jouit dans son quartier. Il n’est pas en effet un simple distributeur, il est le conseiller, celui dont le client prend et suit les avis. Dépendant de l’argent de ce dernier dans la relation économique, le commerçant tient un rôle valorisant dans la relation sociale en guidant, voire en imposant des choix. C’est ce que Francis Elvinger a si bien saisi, quand il écrit de lui : « il n’admet pas d’autre influence que la sienne sur sa clientèle. Il considère celle-ci comme sa propriété [...]. Il préfère qu’elle se fie à ses conseils plutôt qu’à la publicité du fabricant12 ». La règle comporte pourtant des exceptions, et il existe des domaines et des commerçants qui font une place à la publicité, déjà au début du siècle.

Quand le petit commerce enrôle la publicité.

  • 13 Le sondage a porté, comme dans les cas suivants, sur deux semaines des mois de septembre et d’octo (...)

9Faute d’archives, le seul moyen d’apprécier la publicité locale des villes de province ainsi que sa distribution par secteurs est d’en observer les traces là où elles demeurent, c’est-à-dire dans les journaux. En 1900, sur les 4 pages que comptent alors les quotidiens provinciaux, elle n’occupe le plus souvent que la moitié de la quatrième où elle est reléguée, et il est fréquent qu’elle n’en couvre que le tiers ou moins encore durant les mois d’hiver. Les petites annonces dominent, et c’est généralement sous cette forme qu’apparaît la publicité locale. Les magasins de vêtements et de nouveautés représentent de loin les premiers annonceurs. En 1900, dans La Dépêche du Centre et de l’Ouest, le principal quotidien de Tours, 39 % des messages concernant des commerces de la ville vantent des magasins de nouveautés, notamment « À la Maison de Paris » et la « Maison Veuve Benjamin », « Maison qui n’est pas juive », croit convenable de préciser cette dernière13. La même conclusion ressort de l’examen des collections de La Petite Gironde ou du Petit dauphinois. En 1925, la publicité a changé. Toujours dans le quotidien de Tours, elle est d’abord plus abondante, couvrant, en une semaine, 10 pages sur 34 ; ensuite les placards sont devenus la forme quasi-exclusive de la publicité commerciale. En se limitant à ces derniers, 35 % vantent des magasins de vêtements. En 1935, la proportion passe à 40 %.

  • 14 Feyel Gilles, L’Annonce et la nouvelle. La presse d’information en France et son évolution sous l’ (...)

10Le recours à la publicité des commerces de vêtements et de nouveautés les plus actifs est le lointain prolongement d’une tradition des « marchands de modes ». Au XVIIIe siècle déjà, où ceux-ci associaient souvent leur activité à celles de la parfumerie et de la coiffure et où la nouveauté de leur activité, souvent itinérante, les avait laissés en dehors des jurandes, ils étaient parmi les principaux utilisateurs des annonces14. À la fin du XIXe siècle l’exemple des grands magasins a stimulé cette pratique. Le secteur du vêtement et des nouveautés représente donc l’une des exceptions les plus notables au comportement d’hostilité envers la publicité du petit commerce. Mais s’agit-il encore de petit commerce ? Oui, pour une bonne part, si l’on se reporte aux éléments qui ont présidé à notre sélection.

  • 15 Martin Marc, Trois siècles de publicité en France, op. cit., p. 218-222.
  • 16 Vendre, décembre 1928, p. 507-508.

11Un autre secteur recourt depuis longtemps à la publicité, celui des commerces de luxe, proche d’ailleurs aux origines du précédent : parfumeries, bijouteries, marchands de fourrures. La fréquence de ces annonces n’est pas considérable, mais le nombre des commerces ne l’est pas non plus. Bijoutiers et marchands de fourrures fournissent, en particulier, une bonne partie des annonceurs sur les ondes des radios, au cours des années 1920 et au début des années 1930, quand les émetteurs peu puissants n’attirent que des annonceurs locaux15. On connaît l’un des premiers slogans imaginés par Marcel Bleustein : « Brunswick, le fourreur qui fait fureur ! » Le cas de l’horlogerie est plus complexe. Bien des horlogers sont aussi bijoutiers, et à ce titre peuvent user de la publicité. Mais l’horlogerie est aussi un métier où la réputation tient à l’habileté ; l’artisan n’aime guère le tapage de la réclame qui dévalorise la compétence et le sérieux. La profession est donc partagée entre partisans et adversaires ; en témoigne la campagne entreprise en 1928 par la société Lip contre la marque nouvelle Vog, qui recourt abondamment à la publicité : par des courriers aux horlogers, Lip excite leurs réflexes anti-publicitaires, en dénonçant une concurrence qui cache, par ses réclames, la médiocrité de sa marchandise16.

La publicité des agents de marques

12Ces publicités d’ancienne génération mettent l’accent sur le lieu de vente et sur le commerçant plus que sur l’objet. D’autres s’y ajoutent d’un nouveau genre, qui apparaissent seulement à partir de la Belle Époque : les publicités de marque pour des produits industriels nouveaux, parfois fabriqués en série. La majorité des investissements provient de secteurs modernes de l’économie dont les moyens sont plus importants. Aussi cette publicité éclipse la précédente en étendue et en visibilité. Elle est faite par le fabricant, parfois par ses distributeurs, souvent elle les associe. Les vendeurs sont des commerçants-artisans modestes ou moyens, ce qui les fait entrer dans notre champ d’observation.

  • 17 Vendre, février 1935, p. 67-75.

13Les photographes exercent une activité récente, et leurs boutiques se multiplient durant l’entre-deux-guerres. La plupart vendent des produits Kodak, la firme américaine ayant largement conquis le marché français où elle est, durant les années 1920, l’un des plus gros annonceurs. Elle mène des campagnes dans la presse, pour ses pellicules et ses appareils. Mais elle a également mis au point une publicité de vitrine, adaptée à la modestie et à la multiplicité des points de vente, qui lui permet de faire participer les vendeurs de ses produits. La maison assure l’expédition et la rotation, d’un magasin à l’autre, de décors standards en carton peint, de tailles différentes pour s’adapter à la variété des magasins, et qui changent chaque saison. À Paris il existe même un service d’étalagistes pour les mettre en place17.

14Recourant essentiellement à l’affiche et à la presse, deux autres secteurs neufs prennent aussi une grande place dans cette promotion qui lie le sort d’une marque et de ses vendeurs. Ceux-ci sont concessionnaires ou agents, et donc distributeurs exclusifs dans un certain périmètre, ce qui en fait les uniques ou principaux bénéficiaires des annonces. Artisans, ils assurent l’entretien du matériel qu’ils ont vendu. Plusieurs activités sont ainsi successivement apparues, au fur et à mesure des nouveautés techniques et industrielles, et avec elles plusieurs secteurs publicitaires parmi les plus dynamiques des années 1930.

  • 18 La Dépêche du Centre et de l’Ouest, avril-octobre 1900, 1910, 1925.
  • 19 Vendre, juillet 1929, p. 19-36.
  • 20 Dans La Petite Gironde, quotidien de Bordeaux, la rubrique sportive totalisait en 1910, sur une se (...)

15Premiers venus, les marchands de cycles. Les annonces pour les bicyclettes se répandent dans la presse quotidienne dès la dernière décennie du XIXe siècle. En 1900, elles sont à la belle saison les plus abondantes de celles qui présentent des produits industriels ; les vélos éclipsent les machines à coudre, qui se replient en particulier dans les périodiques féminins. À Tours, en 1900, trois ou quatre agents se font concurrence et leurs messages se répondent ; le plus actif est celui des cycles Peugeot18. Dès que ces mécaniciens-vendeurs ont assis leur notoriété et acquis une clientèle, la fréquence des annonces diminue : en 1910, toujours dans les quotidiens de Tours, leur nombre s’est réduit de moitié ; en 1925 il n’y en plus guère. Elles réapparaissent alors sous la forme de la marque du vélo du vainqueur dans le compte-rendu des courses cyclistes, suivie du nom de l’agent local. Les frais sont partagés entre le fabricant, qui équipe des coureurs, entretient même des équipes de professionnels, fait insérer ses victoires dans la presse nationale, sportive notamment, et l’agent qui se charge de la presse provinciale ou locale19. Cette nouvelle pratique coïncide avec la multiplication des compétitions régionales et avec le développement de la rubrique sportive des journaux20.

16Du même type est la publicité pour les automobiles. Limitée surtout aux magazines de luxe ou sportifs et aux quotidiens de Paris avant 1914, elle connaît un essor considérable après 1920, et conquiert largement les quotidiens provinciaux. À l’époque du Salon, en octobre, elle éclipse toutes les autres. De grands placards vantent la marque : Citroën, Berliet, Mathis, Peugeot, Renault, qui est la plus active. D’autres, plus petits, indiquent le concessionnaire local. Quelques années plus tard, apparaît encore la publicité pour les récepteurs de radio, elle aussi sous cette double forme d’annonces des constructeurs et d’annonces des vendeurs. Avec ces derniers, naît une nouvelle catégorie de petits commerces, celle des marchands de matériel électro-ménager, dont la prospérité durera jusqu’à l’essor des super-marchés, au dernier tiers du siècle.

  • 21 Merlin Louis, Louis Merlin. 1. J’en ai vu des choses, Paris, R. Julliard, 1962 et 2. C’était formi (...)

17Enfin, durant les deux avant-guerres, apparaît, puis prospère dans l’alimentation, secteur le plus dispersé du commerce de détail, la publicité des sociétés et des coopératives à succursales multiples. Bien que celle-ci soit faite par des entreprises concentrées, on ne peut la négliger, car elle bénéficie à des magasins semblables à beaucoup d’égards à bien des épiceries indépendantes, tenus par des gérants, commerçants modestes. Ces sociétés, apparues à l’extrême-fin du XIXe siècle, se sont depuis multipliées. Elles représentent, avec les grands magasins, les commerces publicitairement les plus actifs. L’un des publicitaires français les plus remarquables d’avant 1939 et des années 1950, Louis Merlin, fait alors ses premières armes dans ce secteur. Diplômé des HEC, école beaucoup moins cotée qu’aujourd’hui, il entreprend à vingt ans, en 1921, une carrière dans les services de gestion des maisons à succursales, successivement aux Docks de Tours, aux Docks Troyens, avant de devenir en 1925 directeur de l’Épargne de l’Ouest, à Nantes21.

  • 22 Vendre, mai 1927, p. 487-493.
  • 23 Chessel Marie-Emmanuelle, La Publicité. Naissance d’une profession, 1900-1940, Paris, CNRS Édition (...)

18La publicité des sociétés à succursales multiples, telle que Louis Merlin a eu l’occasion de la pratiquer, revêt plusieurs formes. Dans les quotidiens régionaux, c’est la plus fréquente avec celle des magasins de nouveautés, mais plus constante que cette dernière, elle est présente toute l’année. Des placards valorisent l’enseigne, des listes de marchandises sont annoncées en promotion. L’affichage près des lieux de vente se pratique aussi, mais il est la spécialité de quelques maisons dont la plus connue est celle des vins Nicolas, qui fondent leur publicité sur leur personnage-mascotte, Nectar, successivement dessiné dans l’entre-deux-guerres par Dransy, Loupot et Cassandre, personnage d’un temps révolu où le vin paraissait moins dangereux que l’héroïne22. Il y a enfin les catalogues et prospectus qui fournissent des listes de produits ou signalent une vente promotionnelle. Les Docks méridionaux de Béziers, L’Épargne de Toulouse distribuent aussi un catalogue périodique23.

  • 24 Ibid., p. 125-129.
  • 25 Chessel Marie-Emmanuelle, La Publicité. Naissance d’une profession., op. cit., p. 128-129.

19Les sociétés à succursales ont enfin inventé une pratique publicitaire, la prime, encore utilisée aujourd’hui. Adaptée à une clientèle achetant par petites sommes, c’est une véritable « publicité des pauvres24 ». Le procédé consiste à offrir un cadeau à l’acheteur pour le fidéliser, après une certaine somme d’achats. Il a été imaginé dans les beaux quartiers du Paris de la Belle Époque, où les courses étaient faites par les gens de maison, qui trouvaient ainsi un petit profit personnel. Le système s’est aménagé ensuite, avec l’invention des timbres-primes. Durant l’entre-deux-guerres, toutes les sociétés à succursales multiples recourent au timbre-prime qui tend à faire disparaître les ventes-réclames. Le procédé ajoute l’avantage de permettre la promotion des produits de la société, sur lesquels elle réalise les plus fortes marges, au détriment de ceux des marques. Celles-ci réagissent en créant des sous-marques pour les magasins de détail indépendants qui cherchent eux aussi à utiliser les primes : l’épisode offre un exemple où la publicité modifie non seulement les conditions de la vente, mais aussi celles du conditionnement et de la fabrication. La crise des années 1930, en multipliant les difficultés des entreprises, amène l’abandon des primes par les marques, mais elle déclenche aussi des vagues de protestation des commerçants indépendants contre les procédés des sociétés à succursales multiples et de leurs magasins, accusés de concurrence déloyale25. C’est un exemple de plus de la difficulté du petit commerce à accepter la publicité.

  • 26 Martin Marc, Trois siècles de publicité en France, op. cit., p. 235-240.

20Deux conclusions ressortent de ce rapide examen, soulignant la nouveauté des années 1930. La première est l’intérêt que présentent, pour la connaissance de la publicité de la première moitié du XXe siècle, les quotidiens de province. En l’absence de sources d’entreprises et de chiffres sur l’origine et l’évolution des dépenses publicitaires, l’étude de leurs annonces permet de reconstituer à grands traits la progression générale des investissements ; elle révèle surtout le dynamisme respectif des différents secteurs, en particulier l’arrivée des nouveaux, mais aussi la résistance et l’adaptation des anciens. Le second enseignement est l’apparition, au sein du monde divers du petit ou moyen commerce, de catégories nouvelles, qui portent sur la publicité un regard bienveillant : aux marchands de nouveautés, aux bijoutiers, qui avaient avec elle une vieille complicité, rejoints vers 1900 par les marchands de cycles et de motos ainsi que par les gérants des magasins de sociétés à succursales multiples, s’ajoutent après 1920 les vendeurs de TSF, les garagistes, agents des marques d’automobiles. Ainsi se renforce au sein du petit commerce, au moment où il se lie à la grande entreprise, le camp des partisans de la publicité. La mutation culturelle qui, au cours des années de crise, convertit progressivement la société française à la publicité, avant même que les conditions économiques d’un véritable décollage de ses investissements soient réunies, passe donc par des catégories de médiateurs de plus en plus nombreuses : tous ces jeunes métiers que nous venons d’énumérer se joignent aux médecins, aux pharmaciens, aux VRP, convertis eux aussi vers le milieu des années 1930. Tous vont contribuer au désarmement moral du public, pour qui la publicité cesse d’être à cette époque un repaire d’escrocs et de charlatans, et incarne de plus en plus le modernisme26.

Notes

1 Ce texte a été publié dans La Boutique et la ville, commerces, commerçants, espaces et clientèles, xvie-xxe siècle, actes du colloque de l’université François-Rabelais, des 2, 3 et 4 décembre 1999, textes réunis et présentés par Natacha Coquery, Tours, CEHVI, 2000.

2 Elvinger Francis et Augier Lucien, Méthodes modernes de vente, Paris, Nouvelle Librairie commerciale, 1930.

3 Ange Louis, La Technique moderne de la vente. Manuel de publicité, à l’usage des commerçants et des industriels, des professionnels de la publicité et des écoles de commerce, Paris, J. -B. Baillière et fils, 1930.

4 En particulier La Dépêche du Centre et de l’Ouest de Tours, La Petite Gironde, de Bordeaux, Le Petit Méridional de Montpellier, La Dépêche de Toulouse et Le Petit Dauphinois de Grenoble.

5 Je me permets de renvoyer sur ce point à Trois siècles de publicité en France, publié aux éditions Odile Jacob, 1992, notamment chapitres 4 et 5.

6 Vendre, mai 1946, p. 67-69.

7 La Revue bleue, 18 décembre 1897.

8 Mineur Jean, Balzac 00-01, Paris, Plon, 1981, p. 87.

9 Vendre, décembre 1923, p. 80 et 82.

10 Elvinger Francis, La Lutte entre l’industrie et le commerce. La marque, son lancement, sa vente, sa publicité, Paris, Librairie d’économie commerciale, 7e éd., 1935.

11 Gérin Octave-Jacques, La Publicité industrielle, Paris, éd. de l’Usine, 1920, p. 8.

12 Elvinger Francis, La Lutte entre l’industrie et le commerce., op. cit., p. 190.

13 Le sondage a porté, comme dans les cas suivants, sur deux semaines des mois de septembre et d’octobre.

14 Feyel Gilles, L’Annonce et la nouvelle. La presse d’information en France et son évolution sous l’Ancien Régime. 1600-1788, thèse d’état, lettres, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1994, 1 632 p. (dactyl.), p. 1274 et suiv.

15 Martin Marc, Trois siècles de publicité en France, op. cit., p. 218-222.

16 Vendre, décembre 1928, p. 507-508.

17 Vendre, février 1935, p. 67-75.

18 La Dépêche du Centre et de l’Ouest, avril-octobre 1900, 1910, 1925.

19 Vendre, juillet 1929, p. 19-36.

20 Dans La Petite Gironde, quotidien de Bordeaux, la rubrique sportive totalisait en 1910, sur une semaine de septembre ou d’octobre, la valeur d’une page ; elle était absente certains jours. En 1935, elle représente entre 5 et 7 pages, dont deux régulièrement le lundi.

21 Merlin Louis, Louis Merlin. 1. J’en ai vu des choses, Paris, R. Julliard, 1962 et 2. C’était formidable, Paris, R. Julliard, 1966.

22 Vendre, mai 1927, p. 487-493.

23 Chessel Marie-Emmanuelle, La Publicité. Naissance d’une profession, 1900-1940, Paris, CNRS Éditions, 1998, p 124.

24 Ibid., p. 125-129.

25 Chessel Marie-Emmanuelle, La Publicité. Naissance d’une profession., op. cit., p. 128-129.

26 Martin Marc, Trois siècles de publicité en France, op. cit., p. 235-240.

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