Histoires de nobles et de bourgeois
|Entre affirmation et déclassement
L’émergence d’un groupe professionnel : les docteurs régents de la faculté de médecine de Paris au xviiie siècle
Texte intégral
- 1 Leuwers Hervé, L’Invention du barreau français, 1660-1830. La construction nationale d’un groupe pr (...)
1Le thème de la « professionnalisation » se retrouve dans l’histoire militaire, dans celle des agents de l’État, et plus récemment dans celle des avocats1. Toutes ces fonctions publiques connaissent un processus de « professionnalisation » car l’État, de plus en plus présent au xviiie siècle, tente d’en rendre les détenteurs capables de les exercer au mieux. Analyser ce processus suppose de s’interroger sur la « profession ». Ce terme, objet de constants débats, ne possède pas de définition universellement admise.
- 2 Goldstein Jan, Consoler et classifier. L’essor de la psychiatrie française, Paris, Institut Synthél (...)
- 3 Ibid., p. 30.
- 4 Abbott Andrew, The System of professions : an essay on the division of expert labor, Chicago, The U (...)
2Dans le domaine de la sociologie des professions, la médecine constitue le modèle par excellence de la « profession libérale ». Jan Goldstein propose quatre critères distinctifs de la profession médicale2 : un corpus de savoirs, un monopole ou « reconnaissance de la compétence exclusive de la profession dans le domaine auquel se réfère ce corpus de connaissances3 », l’autonomie ou contrôle de la profession sur son travail, enfin un idéal professionnel. Son approche se voulant dynamique, Jan Goldstein distingue trois moments dans l’évolution de la profession médicale à Paris à la fin du xviiie siècle. Si la mi-xviiie siècle se caractérise par la prédominance du modèle corporatif incarné par la faculté de médecine, ce n’est qu’à partir de 1778, avec la création de la Société royale de médecine, qu’émerge un modèle étatique. L’évolution se clôt sur l’apparition d’un modèle plus libéral qui prévaut entre 1791 (après la suppression des corporations) et 1803, date de la réorganisation impériale de la profession. Dans The System of Professions4, le sociologue Andrew Abbott remet en cause cette proposition. Selon lui, c’est l’expertise, ou la compétence reconnue à un groupe professionnel sur un ensemble de pratiques ou de savoirs, qui évolue dans l’histoire. La profession n’a qu’une mainmise limitée dans le temps sur son domaine.
- 5 Furetière Antoine, Dictionnaire universel, contenant tous les mots français tant vieux que modernes(...)
3Sous l’Ancien Régime, la profession désigne toute activité honorable et savante à laquelle on veut s’appliquer, dont on veut faire son exercice ordinaire5. Elle s’oppose au métier, jugé « vil », qui renvoie aux arts mécaniques. Ainsi, existe-t-il déjà une distinction entre le métier et la « profession libérale » (au sens de celui qui pratique les arts libéraux). La « médicalisation » est entendue comme la hausse progressive des recours aux services du médecin. C’est un indice de la spécialisation des médecins. Le phénomène est lié à l’urbanisation et à la mise en place d’un marché. Les médecins sont rétribués et leur activité est liée à une compétence. Se pose alors la question de l’organisation de la profession et des limites de son champ d’action. Le professionnel détient un monopole sur une activité. Donc, qu’en est-il des illégaux, de ceux qui sont « en dehors » de la profession ? Qu’en est-il du contrôle de la profession sur elle-même ?
4Les docteurs régents forment un groupe de 467 individus dont les noms figurent sur le Catalogue des docteurs régents de la faculté de médecine de Paris entre 1707 et 1793. Deux éléments attirent immédiatement l’attention. Premièrement, les docteurs régents ne sont assimilés à aucun lieu d’exercice professionnel clairement défini, au contraire des avocats immédiatement reliés au palais de justice. Deuxièmement, pris à titre individuel, les docteurs régents ne participent qu’avec une très faible intensité, au-delà de leurs groupes familiaux et professionnels, aux manifestations de sociabilité classiques dans les strates sociales similaires. Ils n’exercent aucune grande fonction de services collectifs en dehors de leurs champs de compétences techniques. Aucun n’est échevin ou marguillier, par exemple. Un point est cependant à relever : la reconnaissance d’une compétence, sanctionnée par un diplôme, décerné par la première faculté de médecine du royaume. Le grade confère une zone d’exercice qui se veut propre au groupe, Paris, et deux domaines d’activités : d’une part, les soins et d’autre part, le droit de dispenser des cours au sein même de la faculté. Leur compétence s’exerce dans le cadre d’une profession dont le niveau est reconnu. De sorte qu’au début du xixe siècle, au moment de la création des Écoles de médecine, l’État fait appel aux anciens docteurs régents pour occuper les nouvelles chaires très spécialisées. Ces individus ont été formés au xviiie siècle et ont effectué une partie de leur carrière avant la Révolution (Michel Augustin Thouret a été reçu docteur régent en 1777, le baron Corvisart en 1783). Le xixe siècle se caractérise par une présence médicale accrue sur la scène publique. Les médecins sont reconnus à travers leur pratique médicale, donc de leur profession.
5Comment s’opère le processus de professionnalisation des docteurs régents au cours du xviiie siècle ? En quoi le xviiie siècle prépare-t-il le passage du docteur régent à l’avènement du professionnel de la santé ?
Devenir docteur régent
Le choix de la profession
6L’orientation professionnelle vers la carrière de docteur régent peut être la réponse à une influence du milieu social d’origine. Plus qu’un véritable choix personnel, il s’agit de répondre aux ambitions paternelles.
- 6 Ruggiu François-Joseph, L’Individu et la famille dans les sociétés urbaines anglaises et françaises (...)
7Un des cas les plus représentatifs est celui de la famille Le Thieullier. Jean Le Thieullier est docteur en médecine, conseiller du roi, médecin ordinaire de sa Majesté et de SAR Madame la duchesse d’Orléans, princesse du Sang, abbesse de Chelles. Deux de ses enfants, qui font carrière dans la médecine, portent le prénom paternel (voir fig. 1, page suivante). Comme le souligne François-Joseph Ruggiu, la « transmission des prénoms dans une famille est le vecteur d’une identité propre6 ». Assurer la perpétuation du prénom paternel renforce le poids de la lignée. Jean Le Thieullier l’aîné devient docteur en médecine et bénéficie de la charge de son père jusqu’à sa mort. Le dernier enfant, Louis-Jean, est reçu au grade de docteur régent en 1724, puis devient professeur de physiologie, conseiller médecin ordinaire du roi en son Grand Conseil en la prévôté de son Hôtel et en grande prévôté de France. Soulignons la permanence du service médical auprès des Grands et l’acquisition du titre de docteur régent dès la seconde génération.

Fig. 1. Arbre généalogique de la famille Le Thieullier (Les noms encadrés sont ceux des docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris)
- 7 L’acte de vespérie est un des examens permettant d’accéder au grade de docteur en médecine. Il est (...)
- 8 Le Thieullier Louis-Jean, Consultations de médecine, t. III, Paris, L. Durand, 1747, p. V.
- 9 Ibid., p. 409.
8L’ascension se poursuit à la troisième génération. Le fils de Jean Le Thieullier l’aîné, est docteur régent et doyen de la faculté de médecine entre 1760 et 1762. De même, son cousin, Louis-Pierre-René-Félix Le Thieullier est doyen de 1778 à 1784. L’ascension professionnelle repose sur l’action de Louis-Jean Le Thieullier qui prend en charge la formation des deux cousins. En 1744, il prononce un discours en latin lors de l’acte de vespérie7 de Jean II Le Thieullier et le fait traduire par son fils de 14 ans, afin dit-il, « qu’il goûtât de bonne heure, des principes propres à le rendre digne de la compagnie dans laquelle il ambitionne l’honneur d’entrer dans quelques années8 ». En préambule de cette traduction, le jeune Louis-Pierre-René-Félix Le Thieullier se présente comme « un fils marchant sur les traces d’un Père, qui plaît au Public, et qui fait le bonheur de ses enfants et de ses amis9 ». Il affirme être animé par son exemple et guidé par l’admiration qu’il lui porte.
- 10 Arch. nat., MC, ET/XVI/320, inventaire après décès de Louis de Santeul du 21 mars 1744.
9Le choix de la profession peut aussi être la résultante d’une influence matrimoniale, situation qui ne se rencontre que dans un cas. L’activité libérale est considérée comme une affaire strictement privée. En 1744, au moment de l’inventaire après décès de Louis de Santeul, sa veuve se trouve bien incapable d’apporter un quelconque renseignement sur son activité médicale puisqu’il « ne l’informait pas sur le détail de ses malades10 ». Alors que les femmes sont exclues des affaires médicales de leurs époux, le cas de Jean-Charles de Brotonne apparaît comme tout à fait unique.
10Jean-Charles de Brotonne est dit maître en chirurgie au moment de l’inventaire après décès de sa première épouse, Marie-Anne Laugier, dressé le 9 juillet 1760. Lors de son remariage, en 1762, avec Marie-Louise de Courcy, fille d’un bourgeois de Paris, Brotonne prend la qualité de bourgeois de Paris. Dans son testament olographe de 1784, Brotonne dit très explicitement qu’il doit sa carrière à son épouse :
- 11 Arch. nat., MC, ET/XXX/485, testament olographe de Jean-Charles de Brotonne, du 25 novembre 1784.
C’est une justice d’autant plus grande que je lui dois, ainsi que mes enfants, toute la reconnaissance possible, puisque si je n’avais eu le bonheur de l’épouser je n’aurais jamais pu parvenir à l’état de médecin de la faculté de médecine de Paris, ni donner à mes enfants l’éducation qu’ils ont reçus, ni les établir comme ils le sont11.
11Marie-Louise de Courcy apporte à Brotonne une aide psychologique et accessoirement un soutien financier. En 1749, les apports de Brotonne se limitent à 6000 £. Il ne reçoit effectivement de la dot de sa première épouse que 2500 £. En 1762, Marie-Louise de Courcy apporte 10 000 £ que Brotonne reconnaît avoir reçu entièrement par quittance du 20 août 1784. De plus, elle lui fait donation de tous ses biens quels qu’ils soient (à charge qu’il verse une rente viagère de 200 £ à son ancienne domestique). Cette réorientation professionnelle est profitable sur le plan économique. Les revenus issus de cette activité ont plus que quadruplé, passant de 2087 £ en 1760 (Brotonne est alors maître en chirurgie) à 9650 £ en 1784, alors que Brotonne est docteur régent depuis neuf ans.
- 12 Arch. nat., MC, ET/XCI/1095, contrat de mariage de Jean Darcet et de Françoise Julie Rouelle du 3 n (...)
12Si l’ambition professionnelle est encouragée par le milieu familial, elle peut résulter d’une véritable inclination personnelle. Rappelons que pour débuter des études de médecine, il faut être âgé de 25 ans au minimum. Cette condition laisse à l’aspirant un temps de réflexion nécessaire pour affermir sa décision. La profession de médecin demande certaines dispositions car celui-ci est constamment confronté à la maladie, à la souffrance, voire à la mort. Le goût personnel peut venir déjouer les plans familiaux. Tel est le cas de Jean Darcet, fils de François, magistrat de Bordeaux, juge à Douazit, près de Saint-Sever (dans les Landes), puis Lieutenant général du bailliage de Gascogne. Contredit dans ses espérances de voir son fils embrasser une carrière de magistrat, François Darcet décide de le déshériter. Il transporte par-devant notaire, le droit d’aînesse et les avantages qui y sont attachés sur son fils né d’un second mariage. Parti à la faculté de Bordeaux, dénué de tous revenus, Jean Darcet donne des leçons de latin et de grec. Lors de la signature de son contrat de mariage, en 1771 à Paris, Jean Darcet est qualifié d’« émancipé et mis hors la puissance paternelle par le sieur son père12 ». Mais, Jean Darcet parvient à se trouver une sorte de père spirituel, de guide, en la personne de Guillaume François Rouelle, marchand apothicaire de Paris, apothicaire du roi, démonstrateur en chimie, dont il suit les leçons au Jardin du roi. Les liens entre les deux hommes sont consolidés par une alliance : Darcet épouse sa fille.
13Une fois le choix de la carrière arrêté, l’aspirant doit s’intégrer au groupe.
Quelques critères d’intégration au groupe
- 13 BNF, Joly de Fleury, ms. 513, Avis et mémoires sur les affaires publiques, fol. 58v°.
- 14 Ibid., fol. 58v°-59r°.
14Le coût des études médicales à Paris, très élevé (6000 £), reste constant sur l’ensemble du xviiie siècle. En 1780, dans le cadre de l’affaire du refus de régence, les docteurs régents affirment que le choix de la profession repose aussi sur l’espoir d’un enrichissement personnel. Ils comptent sur les « émoluments annuels qui doivent [leur] tenir lieu de la rente des 6000 £ investies13 ». Cet espoir « est aussi celui des familles de jeunes médecins. Cette condition entre dans leur calcul14 ».
- 15 Arch. nat., MC, ET/XI/730, contrat de mariage de François Henri Cozette et de Marie Adélaïde Bazin, (...)
15Le financement des études repose sur la solidarité familiale. En 1770, lors de la signature de son contrat de mariage avec demoiselle Leredde, Jean Baptiste Michel Bucquet reconnaît avoir déjà employé 6000 £ sur les 11 211 £ que sa mère lui concède pour le paiement de sa réception au grade de docteur régent. Des clauses similaires se retrouvent dans le contrat de mariage de François Henri Cozette et de la demoiselle Bazin de 178415. Les apports du médecin s’élèvent à 12 000 £ dont 5000 £ constituées en dot par ses parents qui s’engagent à lui verser sous deux ans et à mesure qu’il en aura besoin pour subvenir aux frais de sa licence en faculté de médecine.
- 16 Marmontel Jean-François, Mémoires, Paris, Mercure de France, 1999, livre III, p. 112.
- 17 Arch. nat., MC, ET ET/VII/319, inventaire après décès de Louis Lavirotte du 21 avril 1759.
16Certains aspirants ne peuvent compter sur le soutien familial. Bien qu’ayant été reçu docteur de Montpellier dès 1746, Louis Lavirotte ne peut exercer à Paris sans y avoir été reçu par la faculté. En 1747, il s’installe rue des Mathurins où il cohabite avec Jean-François Marmontel et l’abbé de Prades. Dans ses Mémoires, Marmontel évoque sous des termes voilés les conditions de vie difficiles des trois hommes16. L’abbé de Prades se livre à la traduction de la théologie d’Huet (qui ne verra jamais le jour), Marmontel compose une épître à Voltaire, Denys le Tyran, et Lavirotte traduit de l’anglais, la physique de Colin Mac Laurin. L’in-4 o de 422 pages paraît en 1749 chez Durand, libraire à Paris. Dans son inventaire après décès du 21 avril 1759, on retrouve la mention de cette traduction : le 25 janvier 1759, Lavirotte en cède le double au libraire Durand moyennant 300 £17.
17Après s’être acquitté des différents frais de formation et après les soutenances de thèses, le jeune docteur obtient le titre de régent. Il est alors membre à part entière de la faculté de médecine de Paris. Son devoir est d’en respecter les règles et de se soumettre à son contrôle.
- 18 Le Thieullier Louis-Jean, Consultations de médecine, op. cit., t. III, p. 411.
18Les statuts de la faculté de médecine comportent des obligations tantôt liées à la qualité de membre d’une corporation, tantôt relatives aux particularismes de la profession. La Compagnie contrôle la moralité de l’aspirant, qui doit être jugé digne de recevoir la formation. L’inscription aux premiers examens est soumise à la délivrance par trois docteurs régents d’un certificat attestant de bonnes mours et d’une conduite rangée. Le discours prononcé lors de l’acte de vespérie est l’occasion de rappeler au docteur régent les « lois particulières à sa condition [...] de lui donner des conseils salutaires18 ». Dans son discours de 1744, Louis-Jean Le Thieullier considère que le docteur régent a trois devoirs : respecter la religion, ouvrer pour le bien public et exercer la charité. L’aspect moral prédomine : le docteur régent se garde de l’orgueil, des excès de l’amour-propre et de l’indifférence pour la religion. Seuls son travail et son mérite le rendent digne de la fortune. Une seule allusion est faite à l’exercice professionnel : le médecin
- 19 Ibid., t. III, p. 412.
[...] ne veille que pour conserver, ou pour rétablir la santé de ses Concitoyens ; les conquêtes qu’il fait sur les maladies, ennemis cruels et cachés, répandent l’éclat le plus vif sur les emplois qu’il arrose de ses sueurs19.
19Système corporatiste, la faculté exige la prestation de serment à chaque obtention de grade. Ce sont des serments de fidélité au corps rappelant l’obligation de respecter les règles internes et les rites religieux de la compagnie ainsi que la promesse de lutter contre les illégaux. Ce ne sont que des serments d’affiliation à la Compagnie ne concernant pas la pratique professionnelle. En fait, les statuts de la faculté n’envisagent jamais l’exercice de la médecine en dehors de l’appartenance à la compagnie d’où une confusion entre l’appartenance au corps et l’exercice individuel de la profession.
20Intégré à l’élite médicale, le nouveau docteur régent se plie aux exigences de sa corporation. Son titre lui confère le droit d’exercer son art où bon lui semble. Mais, que fait-il réellement ? Quelles sont les conditions pratiques de l’activité ?
L’exercice de la profession
Médecins ou savants ?
21Comme le titre d’avocat, celui de docteur régent peut désigner un état. Il n’implique aucune obligation d’exercice de la médecine. La seule contrainte est de présider une thèse quand son tour arrive. On peut être docteur régent pour l’honneur et pour le prestige associé au titre, pour faire valoir un certain niveau de connaissances scientifiques.
22En raison de sa très grande timidité face aux Grands, René Louiche Desfontaines se consacre principalement à l’enseignement. Il est nommé professeur de botanique au Jardin du roi et débute son cours le 15 juin 1786.
23Louiche Desfontaines vit confortablement de ses fonctions enseignantes. Sa fortune totale, en 1833, peut être estimée à 71 201 francs, dont les deux tiers proviennent de ses revenus professionnels.
24Avant les années 1740-1750, le docteur régent est conçu comme un savant ayant des vues sur toutes les sciences. À ce titre, il est amené à enseigner n’importe quelle partie de la médecine. Les professeurs sont choisis annuellement par cinq docteurs régents, selon la procédure d’élection et non en fonction d’une quelconque capacité. Sur ce point, la faculté de médecine de Paris ne respecte pas les dispositions de l’édit de Marly de 1707 selon lequel les chaires devaient être mises au concours. À Paris, il n’y a pas de chaire en titre mais un roulement des professeurs lié à l’absence de spécialisation. Avant 1745, les intitulés des cours sont d’ailleurs très imprécis : les cours de médecine traitent aussi bien d’anatomie que de physiologie ou des sciences médicales. Or, comment traiter une matière aussi vaste en un an ? Comment aborder tous les points précisément ? De plus, le risque de répétition n’est pas négligeable du fait même de l’instabilité et du manque de concertation entre professeurs.
25Un mouvement de spécialisation apparaît dans la seconde moitié du xviiie siècle, sous la pression croissante de la concurrence des autres corps de soignants. En 1745, quarante sages-femmes supplient la faculté de leur faire des cours d’anatomie et d’obstétrique et de faire passer aux aspirantes les examens de maîtrise. En cas de refus, le risque pour la faculté est de voir les matrones se tourner vers les chirurgiens. Le cours d’obstétrique est créé avec un professeur d’anatomie pour les sages-femmes et un professeur dans l’art des accouchements. Le cours est réservé aux sages-femmes, à leurs élèves, aux bacheliers en médecine et aux docteurs régents qui le souhaitent, pourvu qu’ils soient revêtus de la robe longue. De même, en 1771, Augustin Roux inaugure le cours de chimie. Il s’agit, ici, pour les docteurs régents, d’affirmer leur suprématie sur les apothicaires (qui viennent tout juste de créer le Collège de pharmacie) et sur les autres fabricants de médicaments.
26Au début du xixe siècle, au moment de la mise en place de l’École de santé de Paris, la spécialisation des enseignants est encore plus nette et repose sur une véritable compétence. Claude B. J. Leclerc est nommé, en l’an IX, professeur de médecine légale. Médecin juré au Châtelet de Paris, il a pu se livrer à de multiples autopsies et examiner différents cas. L’intitulé même des chaires devient de plus en plus précis en particulier dans le domaine de l’anatomie et de la physiologie : on parle de cours de pathologie interne, de clinique de perfectionnement, de cours d’hygiène.
« À Paris, pour faire fortune, le premier pas est de commencer par se ruiner21 »
- 21 Offray de La Mettrie Julien, Ouvrage de Pénélope ou Machiavel en médecine, Paris, Fayard, « Corpus (...)
27Tel est le conseil que Julien Offray de La Mettrie donne aux jeunes médecins. Un certain nombre de dépenses s’avèrent nécessaires pour débuter puis poursuivre une activité libérale.
- 22 Arch. nat., MC, ET/L/282, partage de la succession de François Vernage du 29 avril 1720.
28Recevant chez lui, le médecin doit loger dans un appartement suffisamment luxueux et situé à proximité des quartiers investis par les individus aisés. Il existe une confusion entre le lieu d’habitation et le lieu de la pratique, une interpénétration entre l’individu et la fonction. Lors du partage de succession de François Vernage, en 1720, son fils Michel Louis hérite de la maison paternelle située rue du Maine, paroisse Saint-Nicolas-des-Champs, sous prétexte qu’étant « docteur en médecine dont il exerce actuellement la profession, il a besoin d’être meublé et logé honnêtement22 [...] ».
29La signature de baux scelle l’entrée dans la pratique libérale. Reçu docteur régent en octobre 1774, Jean-François Achille Lalouette réside chez son père, lui-même docteur régent, comme le montre la comparaison des adresses portées dans L’Almanach Royal. Lalouette fils se consacre alors à l’activité médicale dans le cadre d’institutions étatiques. Il fait partie de la commission de la Société royale de médecine chargée de contrôler les essais d’un nouveau procédé de fumigations pour le traitement des maladies vénériennes. Il est possible qu’il pratique une activité libérale sous la houlette de son père, activité assimilable à une sorte de stage. Lalouette fils décide de se lancer dans la pratique libérale en 1781, date de son départ du domicile parental. Le 31 juillet 1781, devant maître Sauvaige, il prend en location, pour neuf ans, une maison rue SaintSulpiceBenoît, paroisse SaintSulpice, appartenant au couvent et hôpital de la Charité de cette paroisse moyennant 3200 £ par an. La maison se compose de deux corps de logis et d’une écurie sous la remise. En 1788, Lalouette passe une prolongation du bail pour un prix et une durée similaires.
- 23 Arch. nat., MC, ET/XXI/578, inventaire après décès de Claude François Grandclas du 19 juillet 1791.
30Une pièce de l’habitation est immobilisée : le docteur reçoit dans la pièce où se trouve sa bibliothèque, nommée « cabinet » dans les inventaires après décès. Le décor de cette pièce varie selon le niveau de fortune et la réputation du médecin. Certains se contentent d’un simple bureau et de ses deux chaises tandis que d’autres choisissent avec grand soin les objets aptes à créer une atmosphère à la fois sérieuse et propice à la confidence. Le cabinet de Pierre Afforty (mort en 1742) a vue sur la cour de l’Hôtel de Lusignan. On y trouve un bureau en bois noirci, cinq chaises en bois de noyer couvertes de tapisserie, une armoire de chêne, une bibliothèque, un tableau peint sur toile représentant une vierge dans sa bordure de bois doré. D’autres docteurs consultent dans un cadre moins neutre. Chez Claude François Grandclas, le cabinet est à la fois lieu de réception et de cabinet d’histoire naturelle. En 1791, Grandclas reçoit ses clients au milieu de microscopes et de pièces – poissons, reptiles, oiseaux – accrochés au mur ou posés sur le haut de la bibliothèque. Une cage de verre sur un plateau noirci trône dans la pièce. Elle abrite un écureuil volant, deux araignées, des fragments de peaux d’oiseau et un colibri23. Plus sobrement, le cabinet renferme des sujets en bronze représentant Cléopâtre et Mercure et deux médaillons de marbre de Voltaire et Rousseau.
- 24 Arch. nat., MC, ET/VIII/1095, inventaire après décès de Louis-Jean. Le Thieullier du 12 juillet 175 (...)
- 25 Ibid.
31Lors de ses visites, le docteur consulte au domicile de ses clients ce qui entraîne des déplacements plus ou moins nombreux selon l’importance de la clientèle, et demande de parcourir, parfois plusieurs fois par jour, des quartiers éloignés. Outre l’achat des chevaux (en général au nombre de deux), il faut pourvoir à leur nourriture et entretien, aux frais de sellerie et de harnachement. Les docteurs se déplacent en désobligeante (une voiture à une seule place, assez étroite) ou en carrosse mené par un cocher. Les plus aisés disposent d’un ou deux laquais au maximum. Le prix des voitures mentionné dans les inventaires après décès est à relativiser lorsqu’il s’agit de médecins âgés, contraint de limiter leurs déplacements et n’ayant pas réinvesti dans ce domaine. Louis-Jean Le Thieullier meurt en 1751, en pleine activité. Il possède deux chevaux de carrosse, estimés à 200 £ et un carrosse « doublé de velours cramoisi garni de ses trois glaces ; la housse du siège du cocher de drap cramoisi [à ses] armes24 ». Il a dû renouveler récemment son matériel de déplacement puisqu’il conserve encore un « vieux berlingot doublé de velours d’Utrecht gris, garni de ses coussins25 ».
- 26 AP-HP, Fonds de l’Hôtel-Dieu supplément, liasse 26, cote A (1752-1783).
- 27 Rabier Christelle, « Posséder les savoirs. Les catalogues de vente de bibliothèque des chirurgiens (...)
32Les frais de déplacement grèvent lourdement les budgets des docteurs. Aussi sont-ils très soucieux de se faire rembourser ce type de dépense lorsqu’ils le peuvent. Michel Joseph Majault, médecin ordinaire de l’Hôtel-Dieu débourse 364 £ pour frais de carrosse « qu’il a été dans la nécessité de prendre pour aller visiter et ordonner les médicaments nécessaires aux malades de force de la maison Bicêtre attaqués du scorbut, transférés à l’Hôpital Sainte-Anne, et cela depuis le26 avril 1767 jusque et compris le 9 juillet 176727 », soit 73 jours de traitements. Suite à la déclaration du 29 juillet 1767, le bureau de l’Hôtel-Dieu lui accorde la restitution des sommes engagées.
Le matériel professionnel
- 28 Arch. nat., MC, ET/LII/501, inventaire après décès de Michel Louis Vernage du 22 avril 1773.
33L’investissement dans le matériel médical est marginal. Au contraire des chirurgiens, les docteurs régents n’ont pas besoin d’instruments pour exercer. L’investissement dans le matériel répond alors à un désir personnel d’expérimentation scientifique. En revanche, les bibliothèques, présentes dans tous les cabinets, sont un outil de travail indispensable. Même les moins aisés possèdent quelques ouvrages. La question de la bibliothèque permet d’aborder le thème des savoirs professionnels28. Les inventaires après décès n’autorisent qu’une approche très incomplète car limitée au nombre de volumes et à leurs prix. Quelques titres épars sont mentionnés. En revanche, les catalogues de vente de bibliothèques privées sont une source essentielle.
34La bibliothèque du docteur régent est avant toute chose utilitaire. C’est un outil de travail dont la possession est fondamentale. Nombreux sont les contrats de mariage stipulant qu’à titre de préciput, le docteur reprend, outre la somme prévue, sa bibliothèque. Cet aspect fonctionnel se lit aussi dans l’inventaire après décès de François Charles Bellot dressé le 29 décembre 1774. N’en ayant aucun usage, dame Bellot vend, dès le 30 décembre 1774, la bibliothèque pour 1500 £ à Édouard Bosquillon, lui aussi docteur régent.
35Le livre est l’auxiliaire du docteur régent. Les titres des ouvrages recensés démontrent l’acquisition d’une méthode de travail. En effet, figure toute la gamme des ouvrages permettant d’accéder à l’information de façon méthodique. Les dictionnaires (de langue ancienne comme vernaculaire ou étrangère, de médecine) côtoient les ouvrages généraux et spécialisés sur l’art de guérir. Ainsi, en 1773, Michel Louis Vernage a une bibliothèque de 2013 volumes valant 4191 £. Dans son inventaire après décès, cent sept titres sont répertoriés 28. Les ouvrages médicaux dominent (46 % du total des ouvrages) suivis des belles-lettres (26 % des ouvrages). Les titres médicaux cités montrent que Vernage ne néglige aucune branche de l’art de guérir. Outre les ouvrages généraux (dictionnaires, recueil de cours, histoire de l’anatomie, des plantes, principes de chimie), on trouve des auteurs classiques (soulignons l’absence d’Hippocrate) et des ouvrages plus spécialisés comme un Livre sur les signes de la mort ou un Recueil sur les os, et, fait rarissime, la présence de la Recherche sur l’art du dentiste (ouvrage broché de 36 £). Notons l’absence d’ouvrages d’obstétrique. On peut émettre l’hypothèse que Vernage n’a jamais été confronté à des pathologies relevant de ce domaine. Toutefois, en cas de doutes, ou de symptômes inconnus pour lui, Vernage peut se référer à la Bibliotheca medica practica (inventaires de notices détaillées d’ouvrages de médecine).
- 29 Arch. nat., MC, ET/L/282, partage de la succession de François Vernage du 29 avril 1720.
36La richesse de la bibliothèque de Vernage conduit à s’intéresser aux modalités de sa composition, autrement dit à en retracer la généalogie. Il s’agit d’une bibliothèque héritée, qu’il a pu progressivement enrichir. En effet, au moment du partage de la succession de son père, lui-même docteur régent et doyen de la faculté de médecine, il est stipulé que Michel Louis Vernage hérite de la bibliothèque paternelle en intégralité « laquelle pour la plus grande part est composée des livres nécessaires à la profession de médecin29 ».
- 30 Arch. nat., MC, ET/LII/501, testament olographe de Michel Louis. Vernage du 11 avril 1773.
37La circulation des bibliothèques professionnelles est difficile à saisir car il n’existe pas de catalogue d’acheteurs. En revanche, le destin de certaines bibliothèques est connu par le biais des testaments olographes. Michel Louis Vernage lègue au docteur régent Pierre Louis Marie Maloet, pour 300 £ d’ouvrages à choisir dans son cabinet parmi les livres que Maloet ne possède pas30. La précision du lieu, le cabinet, laisse penser qu’il s’agit de livres dont la vocation est d’assurer une formation continue ou de réactiver certaines connaissances.
- 31 Arch. nat., MC, ET/XIX/731, contrat de mariage de Jean François Le Chat de la Sourdière et Marie An (...)
- 32 Ibid.
38Un cas plus rare est celui dans lequel le beau-père donne à son futur gendre sa bibliothèque. C’est le cas pour Jacques François Le Chat de la Sourdière, jeune docteur régent, reçu en 1743. En 1746, il épouse Marie Angélique Winslow, fille d’un docteur régent, professeur d’anatomie et de chirurgie au Jardin du roi. Winslow accorde à sa fille une dot de 1750 £ plus « tous les livres et manuscrits et généralement tout ce qui compose sa bibliothèque31 ». Étant encore en activité (il ne décède qu’en 1760), Winslow se réserve « expressément32 » l’usufruit et la jouissance des livres sa vie durant.
39Installé et équipé, le docteur régent est prêt à prendre en charge sa clientèle.
Clientèle et honoraires
40Le marché auquel s’adressent les docteurs régents est somme toute assez restreint. Le segment d’intervention des docteurs régents est limité aux deux extrêmes de la société : d’un côté, le groupe des privilégiés et des élites, de l’autre, celui des indigents. Une des gageures du groupe est de créer une culture médicale (c’est-à-dire de susciter des besoins en matière de soins) se matérialisant dans un espace médical distinct, dans lequel le docteur régent est clairement identifié comme le seul professionnel pouvant répondre à la demande. Il est primordial pour le docteur de se situer sur le marché des soins. L’objectif est triple. Il s’agit de se constituer une clientèle et de la fidéliser, de l’accroître et de la renouveler.
- 33 L’Art iatrique, poème en quatre chants, à Amiens, et se trouve à Paris, aux Écoles de médecine, 177 (...)
- 34 Arch. nat., H // 3/2586, École de médecine. Comptes 1745-1785, dossier n° 2 « Quittances et mémoire (...)
41Assurer sa propre visibilité auprès du public est une nécessité. « Tout est égal pourvu qu’on vous affiche33. » Le docteur régent doit faire en sorte qu’une fusion s’opère, dans l’esprit du public, entre l’individu qu’il est et le professionnel reconnu qu’il souhaite devenir. La première diffusion des noms des docteurs régents auprès du public est assurée par la faculté de médecine grâce à la liste des docteurs régents placardée dans la capitale. Si les lieux d’affichage demeurent difficiles à déterminer, il est possible de proposer une idée du volume d’impression de celles-ci. Dans son Mémoire des impressions faites par la faculté de médecine de novembre 1778 à novembre 177934, le libraire Quillau mentionne, au 2 janvier 1779, un tirage de la liste des docteurs régents avec leurs demeures à 600 exemplaires pour une valeur de 40 £ et un second tirage de cette même liste en latin, cette fois-ci à 350 exemplaires, le tout pour 20 £. Le total se monte à 950 exemplaires. La faculté recense tous les docteurs régents autorisés à exercer pleinement la médecine à Paris. Les prénoms et les noms sont indiqués dans l’ordre chronologique de réception au grade ce qui permet de déterminer l’ancienneté des confrères. Puis, suivent les fonctions médicales (assumées hors de la pratique libérale) et les cours professés. Cette première partie relève exclusivement du domaine de la pratique professionnelle reconnue au niveau du droit (le médecin a un titre délivré par une institution) mais aussi de la compétence (le titre sanctionne un niveau de formation et témoigne de l’estime et de la confiance que la faculté de médecine porte à ses membres). La mention, précise, de l’adresse de chaque docteur, permet une première mise en relation avec le client potentiel. Les listes, actualisées annuellement, sont un moyen pour le client d’être informé de la fluctuation de l’offre de soins. C’est aussi un moyen d’établir un classement entre les docteurs régents qui s’adonnent exclusivement à la pratique libérale et ceux qui enseignent et/ou exercent dans le cadre d’institutions publiques.
42Les professeurs bénéficient d’une autre source de publicité : les affiches de cours financées par la faculté (voir illustration ci-dessous).
43Le nom du médecin est toujours accompagné de la mention de son titre « docteur régent de la faculté de médecine de Paris », afin de souligner le prestige intellectuel d’un individu diplômé de la première faculté de médecine du royaume. Suivent la date et l’heure précises du début du cours ainsi que le plan suivi dans ces aspects généraux. L’adresse est indiquée au bas du placard, en italique. Ces affiches mettent, là encore, l’individu en avant. Si les indications de date et d’horaire visent à renseigner les auditeurs potentiels, elles peuvent être lues comme une adresse à la clientèle. Les horaires des consultations se justifient par les activités médicales du médecin, homme constamment occupé par la pratique de son art.
44Tout au long de sa carrière, le docteur peut solliciter un autre vecteur de communication auprès du public : la presse. Les années 1670 sont celles de l’apparition des premiers périodiques scientifiques. L’intérêt des journaux, tel le Journal des Savants, est qu’ils ne sont pas réservés au seul monde des scientifiques et touchent un lectorat plus large. La forme même du journal autorise une diffusion rapide et régulière. Il n’est pas nécessaire au docteur régent d’attendre d’avoir la matière d’un livre pour occuper les pages du journal. L’exercice du compte-rendu d’ouvrages et d’observations médicales lui permet de ne pas rentrer en opposition frontale avec l’opinion d’un public dont dépendent ses honoraires. Le médecin se cantonne à un rôle de simple informateur et entretient le goût du public pour les sciences, donc indirectement pour son propre secteur d’activité.
45La clientèle constituée, reste à savoir la gérer. Nombre d’inventaires après décès indiquent l’existence d’un registre relié en parchemin vert dont quelques trop rares notaires daignent nous en donner description. Dans un gros registre relié en parchemin, Louis-Jean Le Thieullier
- 35 Arch. nat., MC, ET/VIII/1095, inventaire après décès de Louis-Jean Le Thieullier du 12 juillet 1751
faisait écrire le nombre des visites qu’il rendait aux malades commençant à un article du 4 novembre 1745 et finissant à un autre du 4 mai 1751, [soit un peu moins de 6 ans], contenant 576 pages écrites en entier pour la plus grande partie, ainsi qu’il parait par ledit article du 4 mai 1751, ledit registre distribué en différents articles dont le plus grand nombre est bâtonné de traits de plumes ce qui annonce qu’ils ont été payés et les autres ne sont pas rayés ce qui annoncent qu’ils ne sont point payés35 [...].
46Dans un autre registre, aussi relié en parchemin, le docteur régent note
- 36 Ibid.
[...] ce qu’il recevait annuellement à cause de sa profession de médecin contenant 19 pages écrites commençant en haut de la 1 re page par un article du 1 er janvier 1750 et finissant vers le tiers de la 19e page36 [...].
47Tous les docteurs ne parviennent pas à se constituer une clientèle. Cela suppose la maîtrise d’un savoir faire acquis de façon empirique, sollicitant des qualités individuelles. Tous les docteurs n’ont pas la fibre commerciale. Tel est le cas de Jean Peschard Depinay. L’inventaire après décès dressé en 1725, montre son échec dans ce domaine. Il loge
- 37 Arch. nat., MC, ET/XXIV/617, inventaire après décès de Jean Depinay Peschard du 30 avril 1725.
dans une petite chambre [...] au second étage en aile sur le derrière au fond d’une cour dépendant d’une maison rue Saint-Honoré en laquelle demeure Toussaint de Vanelle, maître de pension37.
- 38 Ibid.
48La masse nette s’élève à 1672 £. Il n’est fait mention d’aucun revenu imputable à une activité médicale. Jean Depinay Peschard vit de ses activités de professeur en médecine. Il est fait mention d’un billet daté de 1724, signé de la main de M. Costard, par lequel celui-ci reconnaît devoir 600 £ à ce dernier « pour les soins qu’il veut bien se donner envers Joachim Jean Costard son fils pour le faire pouvoir à la licence en médecine à Paris38 ». La difficulté à se faire de la clientèle n’est pas liée à un manque de compétence. En effet, les leçons délivrées par Jean Depinay Peschard portent leurs fruits puisque le jeune Costard est reçu docteur régent en 1727.
49L’approche des clients reste très aléatoire. Il n’existe pas de liste constituée. Il est possible de les saisir à travers les frais de dernières maladies encore dus au docteur régent par la succession, dans les comptes d’exécution testamentaire. De rares inventaires après décès délivrent quelques informations. Celui de Louis-Jean Le Thieullier comprend l’énumération nominative des clients n’ayant pas encore réglés les honoraires. Le notaire a établi une liste de vingt-trois noms accompagnés du montant à acquitter (il n’y a pas d’indication relative aux pathologies). On trouve : treize hommes, six femmes et quatre demoiselles. Les fonctions de deux d’entre eux sont indiquées. M. Cousin est procureur général des Requêtes de l’Hôtel. Il est décédé le 8 août 1750. Ses frais de dernières maladies se montent à 3000 £. C’est la plus importante des sommes dues. Lecointre est auditeur des comptes. Les autres clients appartiennent à la noblesse et à la haute bourgeoisie. Ensemble, les vingt-trois clients doivent 5334 £.
50Le montant des honoraires varie en fonction du rang social du client. Michel Joseph Majault soigne, lors de sa dernière maladie, M. Petit, écuyer seigneur de Manteau, secrétaire du roi au Grand Collège. Il s’oppose à la levée des scellés après décès, posés le 15 mai 1786, sur la maison de son patient, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Le 31 mai 1786, Majault expose les causes de son opposition : il lui est du par la succession :
51L’activité libérale auprès d’une clientèle aisée fournit aux docteurs régents l’essentiel de leurs revenus et leur permet de faire face à d’importants frais fixes. Ainsi, est-il essentiel pour le groupe de se positionner sur le marché des soins et de se réserver une zone d’intervention exclusive. Comment les docteurs régents affirment-il leur pouvoir professionnel ?
L’affirmation d'un pouvoir professionnel
Les rapports avec les autres professions : l’exemple de la chirurgie
- 40 de Lalain-Chomel Maurice, Les Chomel, médecins (1639-1858) et leur famille. Biographie et généalogi (...)
52Théoriquement, les docteurs régents assurent une sorte de gouvernance des soins. Ils donnent des ordres aux chirurgiens, et font exécuter leurs ordonnances par les apothicaires. La faculté n’instruit les chirurgiens que pour trouver en eux des manouvres. En 1724, les chirurgiens obtiennent un édit établissant cinq démonstrateurs en chirurgie de l’amphithéâtre de Saint-Côme. Ils excluent progressivement la faculté de tout contrôle sur les études et les examens de leurs élèves. Cela constitue un acte de révolte contre la faculté qui a le monopole de l’enseignement et à laquelle la chirurgie se « doit être tenue à la médecine comme une fille à sa mère, comme une branche à un tronc, une partie au tout40 ».
53La querelle entre les médecins et les chirurgiens éclate véritablement le 23 avril 1743. La communauté des chirurgiens est intégrée à la faculté de médecine de Paris, ce qui lui donne le droit d’enseigner et de conférer des grades. Il est fait obligation aux aspirants en chirurgie d’être titulaire d’une maîtrise ès arts avant de débuter leur cursus. Cette disposition impose le même niveau de formation initiale entre les chirurgiens et les médecins. Les chirurgiens deviennent alors des lettrés, censés exercer un art devenu libéral. La maîtrise ès arts incorpore les chirurgiens à l’université, en fait en quelque sorte, les pairs des médecins. Les docteurs régents ne peuvent que s’incliner devant la décision royale qui les prive du privilège de la collation des grades et tend à réduire l’écart qu’ils entretenaient avec les chirurgiens. La déclaration de 1743 fait obligation aux chirurgiens de convier le doyen et deux docteurs régents aux examens. Au cours des réceptions de 1743, on « oublie » de convoquer le doyen ce qui donne lieu à un affrontement des deux corps à coup de pamphlets virulents. La faculté porte plainte devant le Parlement le 4 septembre 1743. Celui-ci prononce la nullité des examens et ordonne de les recommencer en présence des médecins. Les chirurgiens décident de se pouvoir en Conseil d’État. Celui-ci rend un arrêt définitif le 12 avril 1749. Ce texte consacre les nouvelles conquêtes des chirurgiens : la maîtrise ès arts et les chaires professorales de Saint-Côme. Il ménage la faculté en lui donnant le droit d’assister à la soutenance de thèse mais sans pouvoir prendre de décision. La faculté est cantonnée à un simple rôle de figurant.
54Si les rapports entre les docteurs régents et l’élite de la chirurgie sont tendus sur le plan corporatif, il existe une osmose entre eux sur le plan scientifique. Certains lieux sont propices à des échanges entre les deux professions comme l’Académie royale des sciences ou le Jardin du roi, du fait même de leur structure purement scientifique et non corporative. Ainsi au Jardin du roi, la chaire d’anatomie est-elle tenue par un médecin ayant pour démonstrateur un chirurgien. Nombre de docteurs régents ont des connaissances chirurgicales et influencent ce secteur. En 1776, Claude André Goubelly invente une nouvelle méthode de taille vésicale. Étienne Pourfour du Petit apporte des contributions à l’ophtalmologie et à la neurochirurgie. Antoine Ferrein laisse des éléments de chirurgie pratique qu’Hugues Gauthier fait publier en 1771.
55Bien que les docteurs régents parviennent à se situer par rapport aux autres soignants, ils restent peu visibles pour le public. Ils vivent de leur pratique libérale et de leur insertion dans les institutions médicales (hôpitaux civils et militaires, institutions scolaires…). Cette dilution géographique est un obstacle à leur visibilité physique mais aussi une réponse à un souci de régenter l’ensemble du secteur médical. Néanmoins, les docteurs régents cherchent à pallier cette absence d’identification de la part du public en faisant jouer deux ressorts.
- 41 Arch. nat., MC, ET/XXXIII/683, contrat de mariage de Guy Danié Despatureaux et de Marguerite Denise (...)
56En premier lieu, les docteurs régents partent en quête de capital social. Cette recherche est lisible à travers le système d’alliance. Guy Danié Despatureaux est fils d’un bourgeois de la ville de Bourges. Il a au moins deux frères intéressés dans les affaires du roi. Il épouse, en 175741, Marguerite Denise Germain, fille de Thomas, écuyer, ancien échevin, sculpteur, orfèvre ordinaire du roi. La dot de la future s’élève à 44 000 £ contre 10 000 £ pour le médecin. Ce mariage permet à Danié de s’intégrer à l’élite parisienne. Danié marie ses cinq filles dans le monde de l’office : deux d’entre elles épousent des notaires de Paris (Boursier et Magimel), un receveur des droits du 7e arrondissement ancien de Paris, une autre un ancien magistrat. La dernière épouse un chef de l’administration des droits d’enregistrements. La dot de l’aînée se monte à 50 000 francs, les suivantes ont chacune une dot de 25 000 francs. La famille se maintient au sein des grands notables parisiens.
- 42 Arch. nat., MC, ET/XXIII/735, contrat de mariage de Charles Louis Andry et Marie Louise Brisseau du (...)
- 43 « Pia (Philippe-Nicolas) », in Dictionnaire d’histoire de la pharmacie. Des origines à la fin du xi (...)
- 44 « Boulduc (dynastie) », in Dictionnaire d’histoire de la pharmacie..., op. cit., p. 70-72.
57Quant à Charles Louis François Andry, il épouse Marie Louise Brisseau, le 21 janvier 177542. Le père de la future est notaire honoraire au Châtelet de Paris et sa mère, Geneviève Vaudelle, est issue d’une famille de payeurs des rentes alliée aux Brion, une famille de conseillers secrétaires du roi. Les montants des apports des époux sont similaires (autour de 40 000 £). La composition de la liste des témoins de la future est remarquable. Importante numériquement (vingt témoins contre huit pour le docteur), elle l’est aussi en termes de capital social. En effet, on recense quelques notabilités du monde de l’épicerie. Les marchands épiciers ont une place dans la notabilité parisienne : ils sont membres des Six Corps. Philippe Nicolas Pia43, cousin maternel, est administrateur de l’Hôpital général. Apothicaire, il exerce au carrefour de la Croix Rouge. Très jeune, il a été apothicaire en chef de l’armée française en Allemagne, puis apothicaire major de l’Hôpital militaire de Strasbourg. Il crée un service de secours aux noyés. Il appartient à la dynastie des Pia : son père est apothicaire, et son oncle travaille en association avec Guillaume-François Boulduc44. Étienne-Louis Geoffroy est un docteur régent issu de la dynastie des Geoffroy, famille de docteurs régents et d’apothicaires. Marie Thérèse Mésaiger, tante maternelle, vient d’une famille d’apothicaires. Les Mésaiger sont alliés aux Devaux (maître en chirurgie et docteur régent) et par eux aux Geoffroy. Enfin, la famille d’Anne Françoise Brion est alliée à celle des Frémin, famille d’apothicaires.
- 45 Arch. nat., O/1/120, fol. 53-54, lettre de noblesse du sieur de Lalouette de février 1773.
- 46 Ibid.
- 47 Ibid.
- 48 État nominatif des pensions sur le Trésor royal imprimé par ordre de l’Assemblée nationale, t. I, P (...)
58En second lieu, les docteurs régents tentent de donner plus d’écho à leurs actions en faveur du bien public. Une véritable course aux honneurs est lancée dans laquelle l’intervention d’institutions publiques indépendantes (comme l’État ou l’Académie royale des sciences) est fondamentale. Le groupe se donne à voir à travers des actions individuelles. Cela conduit à l’émergence de l’individu en tant que professionnel et en conséquence à la formation d’une identité sociale et professionnelle. Le docteur régent est reconnu pour ses compétences, pour la qualité de son service auprès du public et pour le zèle et l’application avec lesquels il exerce sa profession. Le pouvoir reconnaît que la profession de docteur régent demande un don de soi qui peut aller jusqu’à mettre en péril sa vie mais aussi le devenir de sa famille. La dimension sacrificielle est prise en compte. Ainsi, Pierre Lalouette reçoit-il des lettres de noblesse en 1773, en vertu de son « dévouement au bien public45 » qui a été jusqu’à y « sacrifier entièrement sa fortune46 ». Les lettres de noblesse soulignent le courage de celui qui « a soutenu pendant trente ans ses actes d’humanités contre le dégout des plaies les plus infectes et le danger de la contagion qu’elle portait47 ». Le pouvoir salue la conscience professionnelle de Lalouette et, par ce biais, reconnaît la pénibilité de la profession. En 1786, Lalouette âgé de 78 ans, reçoit une pension de 4000 £ « tant comme juste récompense de son travail [...] que pour l’indemniser des dépenses que lui a occasionné la recherche48 » d’une méthode de fumigation pour guérir les maladies vénériennes. Le talent est récompensé.
La cristallisation de la professionnalisation
59Le mouvement de professionnalisation trouve sa concrétisation finale avec la création de la Société royale de médecine. Au sein de cette société, les docteurs régents collaborent à une instance plus soucieuse de la santé des individus que de la recherche scientifique pure. La Société royale de médecine permet un retour à des fondamentaux médicaux et semble vouloir mettre un terme à la dissolution des activités scientifiques des docteurs. Ceux-ci deviennent d’abord et avant toute chose des médecins, des professionnels de la santé. La Société royale de médecine contraint les docteurs régents à redéfinir leur segment d’activité et à conduire la restructuration de la profession.
60Sorte de pieuvre, la Société royale de médecine tend à régir tout ce qui relève de l’état sanitaire. Les docteurs régents qui en sont membres produisent des mémoires d’observations de pathologie dans lesquels ils procèdent tant à une recherche des causes des épidémies qu’à une analyse réflexive sur leur pratique. L’objectif est clair : trouver des moyens pour remédier aux maladies. L’information recueillie est commentée à partir de faits vécus. Edme Joachim Bourdois de la Motte est chargé de faire un rapport sur les causes de l’ophtalmie épidémique qui s’abat sur Asnières. Il se rend sur place et prend connaissance du nombre de malades et du stade de l’épidémie. Puis, il se lance dans une recherche causale prenant en compte la situation sanitaire : il décrit les eaux stagnantes et les émanations. Il en conclut que l’épidémie est due à des circonstances locales indépendantes de toutes activités industrielles. Toutefois, par précaution, il recommande de neutraliser ou de détruire les odeurs. Il admet ne pas connaître la technique à utiliser, mais propose de faire de cette interrogation le sujet d’un concours.
- 49 Académie de médecine, archives de la Société royale de médecine, carton 174, dossier 2, pièce n° 1.
- 50 Ibid.
61La Société royale de médecine est aussi un moyen pour les docteurs régents de se constituer un réseau d’échange d’informations médicales. L’exposition de différentes observations lors des réunions permet une mutualisation des modes de traitement. En 1777, Dieudonné Jeanroy est amené à traiter un domestique de la communauté des prêtres de Saint Laurent. Sur les conseils d’un certain Germain, soi-disant médecin, le malade absorbe des « racines de bardane infusée dans une pinte de vin » une le matin et une après dîner. Suite à cette ingestion, il lui prend une démangeaison si vive qu’il se gratte jusqu’au sang et il éprouve « une espèce d’ivresse qui lui fait perdre la raison49 ». Il enferme un ecclésiastique, sort, mange de la terre et croisant une femme, il la dévore. Jeanroy, appelé d’urgence, s’interroge sur les causes de cette folie et se rappelle avoir déjà prescrit de la belladone à des enfants, traitement ayant entrainé un comportement irraisonné. Souhaitant une confirmation scientifique, il adresse à Jussieu « le morceau qu’il en avait conservé en lui priant de vouloir bien lui dire le nom et la propriété de cette racine et qu’il l’a compare avec la belladone50. » Jussieu confirme ses observations : la belladone et la bardane sont des plantes appartenant à la famille des narcotiques.
62La création de la Société royale de médecine est l’occasion, pour les docteurs régents, d’une prise d’autonomie par rapport à la faculté. Le recentrage sur l’activité soignante leur permet de ne pas sombrer avec la faculté en 1793. L’impulsion donnée en 1772 se transforme en véritable force. En effet, aucun médecin ne maitrise toute la matière médicale et chacun, au gré des hasards, des préférences et des contraintes, délimite son propre champ d’action. On assiste à la naissance de la figure du spécialiste entendu comme le professionnel de la médecine à l’exclusion de tout autre type de science. Le docteur régent est un véritable technicien de la guérison. Cette spécialisation peut se concrétiser dans le traitement d’un seul type de pathologie, dans un lieu, ou de façon plus générale dans une carrière professionnelle.
63Prenons l’exemple de l’ophtalmologie. Au xviiie siècle, les oculistes ont un double statut : celui de médecin et celui de chirurgien. Cette bivalence est justifiée par Philippe Petit-Radel dans son article « oculiste » :
- 51 Petit-Radel Philippe, « Oculiste », in de La Roche M., Petit-Radel M., Encyclopédie méthodique. Chi (...)
L’œil n’est point un organe isolé du corps qui vive séparément et qui soit régi par des lois particulières, plusieurs de ses affections dépendent moins du vice local qu’elle renferme, que d’un désordre éloigné et souvent même caché dans les viscères où l’on ne la croirait pas exister51.
- 52 Arch. nat., MC, ET/CXIV/157, inventaire après décès d’Antoine Demours du 8 octobre 1836. Ses hériti (...)
- 53 Begin, Boisseau, Jourdan, Montgarny, Richard, Sanson, Dupuy, Dictionnaire des termes de médecine, c (...)
- 54 Bibliothèque de l’Académie de médecine, dossier biographique, « Demours Antoine Pierre », lettre au (...)
- 55 Ibid.
64En se spécialisant dans ce domaine, le docteur régent ne va pas à l’encontre des Statuts de la faculté et mérite « toute l’estime de ses confrères et celle du public ». Antoine Demours commence par soutenir, en 1784, une thèse sur la rétine sous la présidence du baron Corvisart. Il découvre l’usage de la belladone pour dilater la pupille et empêcher l’adhérence de la marge pupillaire de l’iris à la capsule du cristallin. Il ose pratiquer l’opération de la pupille artificielle, opération qui rend la vue à un certain nombre d’aveugles nés. Demours se consacre à son activité de praticien et à ses recherches en ophtalmologie. C’est un spécialiste et, à ce titre, il devient oculiste de Louis XVIII et Charles X et médecin oculiste des maisons de l’Ordre royal de la Légion d’honneur. Il possède plusieurs instruments de chirurgie utilisés pour les opérations des yeux notamment deux boîtes d’outils à cataracte et divers objets en argent servant à l’opération de la fistule lacrymale52. La possession d’une boîte d’yeux d’émail évoque son activité de recherches scientifiques, tout comme la mention d’une machine électrique avec ses armatures et accessoires. Soulignons la modification de la perception des oculistes puisqu’en 1823, le terme désigne un médecin spécialisé dans l’étude et le traitement des maladies des yeux53. La grande œuvre de Demours est le Traité des maladies des yeux avec des planches coloriées représentants des maladies d’après nature, suivi de la description de l’oil humain traduite du latin de Samuel Thomas Soemmerring. C’est un ouvrage en trois volumes in-8° et un volume in-4° de planches coloriées. Dans une lettre autographe adressée à l’Académie de médecine, dans laquelle Demours postule pour remplacer le baron Corvisart, il évoque son Traité comme « un travail prodigieux54 » lui ayant coûté « quinze années de travail et 50 000 francs dont la moitié évidemment sacrifié à l’intérêt de la science55 ».
- 56 Duchè Émile, Notice sur Bourdois de la Motte de Joigny, premier médecin du roi de Rome. Extrait du (...)
65La spécialisation peut enfin se traduire dans des choix d’orientation de carrière. Jean-Noël Hallé, membre de la Société royale de médecine en 1779, est considéré comme le meilleur praticien de l’époque napoléonienne. Médecin ordinaire de Napoléon Ier, il devient en 1806, médecin particulier de la princesse Élisa, sour de l’empereur, et en 1814, médecin de M. le Comte d’Artois. Il est recherché pour son sens aigu de l’examen clinique et ses initiatives thérapeutiques. Edme Joachim Bourdois de la Motte mène sa carrière avec habileté. Médecin en chef de l’armée des Alpes56, il n’hésite pas à transformer en hospices les églises, couvents et châteaux du Var pour secourir et soigner une armée atteinte du typhus. Il crée de trois lieues en trois lieues des ambulances pour faciliter les évacuations sanitaires. Puis il est nommé médecin en chef de l’armée de l’Intérieur. Bourdois de la Motte ne néglige pas pour autant la pratique libérale. En 1806, il soigne la comtesse du Cayla atteinte de dépression post-natale. Vieillissant, Bourdois de la Motte abandonne le domaine militaire et devient, en 1807, médecin en chef des épidémies du département de la Seine. À partir de 1811, il se consacre exclusivement à sa clientèle privée : il est médecin du roi de Rome, de l’impératrice, puis de Louis XVIII et de Charles X. Au terme de sa carrière, Bourdois de la Motte déclare :
- 57 Académie de médecine, ms. 82 (55), registre contenant les notes de Bourdois de La Motte, p. 46.
[…] J’avouerai très ingénument ce que j’ai éprouvé dans la pratique tant relativement aux malades que relativement à ceux qui exécutent la médecine. Mon objet est d’être utile, mon devoir est de soulager les malheureux ma gloire et ma récompense seront dans l’estime des gens de bien57.
***
66Le choix de la profession de docteur régent n’est pas anodin. Il résulte d’une inclination personnelle forte qu’elle soit relayée ou non par le milieu familial tant sur le plan psychologique que sur le plan financier. Jusqu’en 1772, le docteur régent est avant tout un membre d’une corporation chargée de veiller à sa formation, à la défense de ses droits et dont il tire son prestige. Une première phase du processus de professionnalisation n’est possible que grâce à l’appartenance à une corporation. La faculté de Paris domine le secteur médical : elle est seule pourvoyeuse d’un titre qui donne un privilège géographique et scientifique. Les docteurs régents se revendiquent comme membres d’une profession savante ayant des lumières sur tous les domaines de la santé et exerçant une tutelle sur les soins. Cette situation de monopole permet aux docteurs régents de s’affirmer dans le secteur de la pratique libérale et de se former seuls aux contraintes de la profession.
67Après 1772, avec la création de la Société royale de médecine, les docteurs régents entrent dans une seconde phase de professionnalisation, passant de la profession au sens français du terme (profession savante) à la « profession » au sens anglais, c’est-à-dire de profession libérale. La redéfinition d’un champ d’intervention réduit au seul domaine médical autorise une réelle spécialisation dans la pratique. Les docteurs régents exercent alors une profession dite « consultante » c’est-à-dire dont les résultats doivent pouvoir être établis et qui dépend exclusivement de la confiance du public. Le docteur régent du xviiie siècle, savant, homme de science, laisse progressivement émerger le professionnel de la santé qui trouvera sa pleine réalisation au xixe siècle.
Notes
1 Leuwers Hervé, L’Invention du barreau français, 1660-1830. La construction nationale d’un groupe professionnel, Paris, Éditions de l’EHESS, 2006.
2 Goldstein Jan, Consoler et classifier. L’essor de la psychiatrie française, Paris, Institut Synthélabo, 1997, p. 30.
3 Ibid., p. 30.
4 Abbott Andrew, The System of professions : an essay on the division of expert labor, Chicago, The University of Chicago, 1988.
5 Furetière Antoine, Dictionnaire universel, contenant tous les mots français tant vieux que modernes, Édition de la Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, article « Profession », p. 1677.
6 Ruggiu François-Joseph, L’Individu et la famille dans les sociétés urbaines anglaises et françaises (1720-1780), Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2007, p. 56.
7 L’acte de vespérie est un des examens permettant d’accéder au grade de docteur en médecine. Il est présidé par un docteur régent reçu depuis au moins dix ans. Le président pose une ou deux questions au candidat et discute avec lui de la solution proposée. La vespérie est aussi une occasion pour le président de se livrer à un discours sur les devoirs du docteur régent.
8 Le Thieullier Louis-Jean, Consultations de médecine, t. III, Paris, L. Durand, 1747, p. V.
9 Ibid., p. 409.
10 Arch. nat., MC, ET/XVI/320, inventaire après décès de Louis de Santeul du 21 mars 1744.
11 Arch. nat., MC, ET/XXX/485, testament olographe de Jean-Charles de Brotonne, du 25 novembre 1784.
12 Arch. nat., MC, ET/XCI/1095, contrat de mariage de Jean Darcet et de Françoise Julie Rouelle du 3 novembre 1771.
13 BNF, Joly de Fleury, ms. 513, Avis et mémoires sur les affaires publiques, fol. 58v°.
14 Ibid., fol. 58v°-59r°.
15 Arch. nat., MC, ET/XI/730, contrat de mariage de François Henri Cozette et de Marie Adélaïde Bazin, du 14 octobre 1784.
16 Marmontel Jean-François, Mémoires, Paris, Mercure de France, 1999, livre III, p. 112.
17 Arch. nat., MC, ET ET/VII/319, inventaire après décès de Louis Lavirotte du 21 avril 1759.
18 Le Thieullier Louis-Jean, Consultations de médecine, op. cit., t. III, p. 411.
19 Ibid., t. III, p. 412.
20 Candolle Auguste-Pyramus, « Desfontaines, notice sur la vie et les travaux de », in Annales des Sciences naturelles, 2e série, mars 1834, p. 9.
21 Offray de La Mettrie Julien, Ouvrage de Pénélope ou Machiavel en médecine, Paris, Fayard, « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 2002, p. 267.
22 Arch. nat., MC, ET/L/282, partage de la succession de François Vernage du 29 avril 1720.
23 Arch. nat., MC, ET/XXI/578, inventaire après décès de Claude François Grandclas du 19 juillet 1791.
24 Arch. nat., MC, ET/VIII/1095, inventaire après décès de Louis-Jean. Le Thieullier du 12 juillet 1751.
25 Ibid.
26 AP-HP, Fonds de l’Hôtel-Dieu supplément, liasse 26, cote A (1752-1783).
27 Rabier Christelle, « Posséder les savoirs. Les catalogues de vente de bibliothèque des chirurgiens français et britanniques » (1760-1830), in Mélanges Roche, en cours de publication.
28 Arch. nat., MC, ET/LII/501, inventaire après décès de Michel Louis Vernage du 22 avril 1773.
29 Arch. nat., MC, ET/L/282, partage de la succession de François Vernage du 29 avril 1720.
30 Arch. nat., MC, ET/LII/501, testament olographe de Michel Louis. Vernage du 11 avril 1773.
31 Arch. nat., MC, ET/XIX/731, contrat de mariage de Jean François Le Chat de la Sourdière et Marie Angélique Winslow du 30 décembre 1746.
32 Ibid.
33 L’Art iatrique, poème en quatre chants, à Amiens, et se trouve à Paris, aux Écoles de médecine, 1776, p. 49.
34 Arch. nat., H // 3/2586, École de médecine. Comptes 1745-1785, dossier n° 2 « Quittances et mémoires divers. 1775-1781 ».
35 Arch. nat., MC, ET/VIII/1095, inventaire après décès de Louis-Jean Le Thieullier du 12 juillet 1751.
36 Ibid.
37 Arch. nat., MC, ET/XXIV/617, inventaire après décès de Jean Depinay Peschard du 30 avril 1725.
38 Ibid.
39 Arch. nat., Y // 13978, scellés après le décès de M. Petit écuyer seigneur de Manteau, du 15 mai 1786.
40 de Lalain-Chomel Maurice, Les Chomel, médecins (1639-1858) et leur famille. Biographie et généalogie, Paris, Delalain frères, 1901, p. 146.
41 Arch. nat., MC, ET/XXXIII/683, contrat de mariage de Guy Danié Despatureaux et de Marguerite Denise Germain, du 12 septembre 1784.
42 Arch. nat., MC, ET/XXIII/735, contrat de mariage de Charles Louis Andry et Marie Louise Brisseau du 21 janvier 1775.
43 « Pia (Philippe-Nicolas) », in Dictionnaire d’histoire de la pharmacie. Des origines à la fin du xixe siècle, Lafont Olivier (dir.), Paris, Pharmathèmes, 2003, p. 326-327.
44 « Boulduc (dynastie) », in Dictionnaire d’histoire de la pharmacie..., op. cit., p. 70-72.
45 Arch. nat., O/1/120, fol. 53-54, lettre de noblesse du sieur de Lalouette de février 1773.
46 Ibid.
47 Ibid.
48 État nominatif des pensions sur le Trésor royal imprimé par ordre de l’Assemblée nationale, t. I, Paris, Imprimerie nationale, 1789, p. 260.
49 Académie de médecine, archives de la Société royale de médecine, carton 174, dossier 2, pièce n° 1.
50 Ibid.
51 Petit-Radel Philippe, « Oculiste », in de La Roche M., Petit-Radel M., Encyclopédie méthodique. Chirurgie, t. 2, Paris, Panckoucke, 1792, p. 101.
52 Arch. nat., MC, ET/CXIV/157, inventaire après décès d’Antoine Demours du 8 octobre 1836. Ses héritiers déclarent que tous les livres, manuscrits, instruments de chirurgie (situé à Paris) sont prisés 807 francs.
53 Begin, Boisseau, Jourdan, Montgarny, Richard, Sanson, Dupuy, Dictionnaire des termes de médecine, chirurgie, art vétérinaire, pharmacie, histoire naturelle, botanique, physique, chimie, etc., Paris, Crevot, Béchet, Baillière, 1823, p. 427.
54 Bibliothèque de l’Académie de médecine, dossier biographique, « Demours Antoine Pierre », lettre autographe du 23 septembre 1819, de Paris, rue de l’Université, n° 19.
55 Ibid.
56 Duchè Émile, Notice sur Bourdois de la Motte de Joigny, premier médecin du roi de Rome. Extrait du Bulletin de la société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne, Auxerre, Perriquet, 1852, p. 7.
57 Académie de médecine, ms. 82 (55), registre contenant les notes de Bourdois de La Motte, p. 46.
Table des illustrations
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Légende | Fig. 1. Arbre généalogique de la famille Le Thieullier (Les noms encadrés sont ceux des docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris) |
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