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Anthropologie des abris de loisirs

 | 
Gilles Raveneau
, 
Olivier Sirost

Conclusion

L’abri de loisirs : un territoire de recherches

Olivier Sirost et Gilles Raveneau

Texte intégral

  • 1 Rijkwert Joseph, Adam’s House in Paradise, New York, 1972 (trad. française, La Maison d’Adam au par (...)
  • 2 Zannier Italo, Le Grand Tour, Paris, Canal Éditions, 1997.

1Au terme de ce parcours parmi les formes variées d’abris, l’abri de loisirs s’impose comme un objet de référence de la culture occidentale moderne1. Apparu avec la révolution industrielle, il est indissociable de l’avènement de la culture de masse et des loisirs. Il est un signe fort de l’émergence du « Plein air » dans nos sociétés, idéologie hygiéniste et réformatrice issue des transformations de l’environnement social et naturel. On sait que le xviiie siècle est caractérisé par un nouveau rapport à la nature, à travers l’invention du paysage, l’essor des grandes métropoles urbaines, le développement des États-Nations, les tentatives de réforme de la société et l’avènement des loisirs qui restent encore, à cette époque, l’apanage d’une minorité étrangère (surtout anglaise) et élitiste (aristocratique dans son modèle). Les adeptes du Grand Tour2 réinventent les fonctionnalités de l’habitat temporaire dans des auberges, des cabanes, des chalets et parfois des tentes et des caravanes. Les classes sociales de loisir s’emparent de cette manière précaire et transitoire d’habiter.

  • 3 Voir notamment sur ce thème Corbin Alain, Le Miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire socia (...)

2Parallèlement, la dénonciation de la ville délétère s’amplifie au xixe siècle, avec la croissance des villes et les préoccupations d’hygiène publique. Les réquisitoires contre le surpeuplement des quartiers populaires, la vétusté des logements et la stagnation de l’air vicié encourageant les médecins à recommander les cures d’air, comme on prescrit un séjour en sanatorium aux tuberculeux. Cette cure d’air exige évidemment de résider loin des miasmes de la ville ou dans des quartiers périphériques agrémentés de parcs. Parallèlement, l’audience du naturisme va croissant. Il prône un retour à la na- ture fondé sur un autre mode de vie. La ville n’est plus alors seulement nocive, mais on l’accuse en plus de dépraver les mœurs3.

  • 4 Cholvy Gérard, Histoire des organisations et mouvements chrétiens de jeunesse en France (xixe -xxe (...)
  • 5 Corbin Alain, L’Avènement des loisirs, Paris, Aubier, 1995 ; Boyer Marc, Histoire de l’invention du (...)
  • 6 Dalla Bernadina Sergio, L’Utopie de la nature, Paris, Imago, 1996 ; Descola Philippe et Gisli Palss (...)

3La mise en paysage de la nature dans l’esthétique du xviiie siècle, les philosophies et les nouveaux usages du jardinage font de l’habitat temporaire un jeu. Ce jeu, qui consiste à habiter par intermittence et en condition de précarité la nature, est concomitant de l’avènement des pédagogies nouvelles, de L’Emile de Jean-Jacques Rousseau aux scoutismes et autres mouvements de jeunesse4. Il est également un des catalyseurs du tourisme moderne dès le tournant du xxe siècle, avec les loisirs sportifs, l’extension du camping, la randonnée et les pratiques sportives de pleine nature5. À l’occasion de la diffusion de ces activités largement tournées vers la jeunesse, l’abri de loisirs devient un élément constitutif des sociétés occidentales et de leurs mentalités : que l’on pense aux congés payés, aux utopies communautaristes, aux villages recomposés, à l’hygiénisme social, aux figures d’explorateurs et d’aventuriers. qui sont autant de circonstances où se rejouent les rapports nature-culture propres à l’Occident6.

Un objet de référence de la culture occidentale

  • 7 Outre l’émergence de nombreuses sociétés d’excursion, la langue française redéfinit les termes de b (...)

4La grande variété des abris de loisirs et de leurs dénominations témoigne de la variabilité des expériences qui les caractérisent, des groupes sociaux qui les portent et des dispositifs de sociétés qu’ils incarnent. Dans les années 1840, de nouveaux mots font leur entrée dans la langue française : pergola, cabanon, tente abri, tente baraque… La littérature anglo-saxonne met l’accent sur ces nouveaux objets techniques, dans une société où le voyage est reconfiguré par l’excursion. Mark Twain, de retour en Angleterre, décrit longuement les roulottes dans les faubourgs de Londres, comme les cabanes où trouvent refuge les jeux d’enfants. Elisabeth von Arnim décrit les voyages en roulotte entrepris par la bourgeoisie à la fin du xixe siècle. Les voyageurs anglais, en Orient, profitent des tentes et des baraquements expérimentés par la Compagnie anglaise des Indes orientales pour s’héberger la nuit lors des circuits balisés par les premiers voyagistes tels que T. Cook. Le xixe siècle montre une grande porosité entre les abris liés aux activités de terroir, le renouveau du voyage7 et les objets confectionnés par les militaires et les explorateurs. Lorsque A. Daudet publie Tartarin de Tarascon, il confronte les cercles bourgeois de la chasse en Provence, l’appel exotique de l’Orient et le dernier chic technologique incarné par la nouvelle tente abri.

  • 8 Perrot Michelle (dir.), Histoire de la vie privée, tome 4 : De la Révolution à la grande guerre, Pa (...)

5Comment expliquer le renouveau d’intérêt pour ces objets ? Le terrain a été préparé en amont par les philosophes et les voyageurs. Avec l’essor des pédagogies nouvelles, mais aussi le thème récurrent du bon sauvage, l’Occident a exalté les valeurs du dénuement et de la vie précaire comme voies d’accès au bonheur. Le roman champêtre-de G. Sand à E. Guillaumin-reprendra ces thèmes en montrant comment la part magique de la nature s’exerce encore au contact de la vie simple. Face à l’enfermement urbain et à la rationalisation du travail industriel, les utopistes inventent des mondes où l’abri devient un espace refuge et fantasmagorique. Phalanstères, jardins ouvriers, cités-jardins, camps pédagogiques pour jeunes enfants et adolescents incarnent désormais un faisceau d’expériences jusqu’alors décrit dans le conte ou le roman. Entre la nécessité d’une réforme sociale de l’habitat populaire au xixe siècle et l’importation du chalet dans les cercles de la bourgeoisie à la campagne, à la montagne ou en front de mer, la petite habitation individuelle s’impose vite comme un horizon à développer dans la société française8.

  • 9 Willemin Véronique, Maisons mobiles, Paris, Alternatives, 2004.

6Cette réforme de l’habitat en France, en partie amorcée par F. Le Play et ses congénères, va trouver d’importants relais dans les milieux philanthropiques. À l’instar du chalet luxueux de la bourgeoisie, l’ouvrier aura à disposition un abri de jardin faisant office de résidence secondaire. Le défi architectural sera poursuivi en pleine période du Front populaire, autour d’innovateurs tels que Le Corbusier, Charlotte Perriand, Jean Prouvé ou Pierre Jeanneret. Ces derniers feront le lien entre les chalets préfabriqués et autres maisons démontables exposés au récent salon des Arts ménagers, et la politique de développement des loisirs populaires en collaboration avec les associations de jeunesse9. La massification des vacances, à la fin des années 1960, marquera une étape essentielle dans la diffusion et la reproduction technique à grande échelle de ces abris de loisirs. La profusion des clubs de vacances, l’idée de stations de vacances intégrées ou encore le développement massif du camping feront de l’abri à vocation de loisirs un élément incontournable du paysage.

  • 10 Cette production représente 6,5 % du chiffre d’affaires de l’entreprise.
  • 11 Bonnain Philippe et Villanova Roselyne (dir.), D’une maison l’autre. Parcours et mobilité résidenti (...)

7Aujourd’hui, le marché des abris réservés aux loisirs n’a fait que s’accroître. L’entreprise Bénéteau a vu, ces dernières années, son activité de production de voiliers doublée par celle de confection de mobile homes10. On estime aujourd’hui à 1,5 million le nombre de foyers français équipés d’une caravane, alors qu’ils sont 180 000 à disposer d’un camping-car. Les tours opérators développent la formule d’hébergement nomade sous la yourte ou le tipi en explorant les sentiers empruntés par Stevenson. Un camping aux abords du château de Versailles propose à sa clientèle une nuit dans les arbres avec vue sur le site. De nouvelles entreprises spécialisées dans la confection haut de gamme de cabanons et de cabanes ont émergé dans le sud de la France, reconfigurant ainsi les abris traditionnels des pêcheurs et des chasseurs. Ce marché n’est pas le seul à désigner cet engouement. Les débats contemporains sur les sans-abri, les débats politiques autour des gens du voyage, l’importante fréquentation des magasins de bricolage et des salons ménagers, l’élan retrouvé pour la décoration des intérieurs, le succès cinématographique du camping…nombreux sont les indices qui font de l’abri un vecteur de droit aux loisirs dans nos sociétés contemporaines. La réduction de la surface habitable liée à l’inflation de l’immobilier dans les grandes métropoles rapproche de plus en plus l’aménagement de la domus11 des caractéristiques de l’abri.

Un objet qui déroge aux catégories et aux normes instituées

  • 12 Dumazedier Joffre, Sociologie empirique du loisir. Critique et contre-critique de la civilisation d (...)
  • 13 Outre l’immense littérature anglo-saxonne sur la thématique, on se contentera ici de renvoyer le le (...)

8Cette multiplication des formes d’abris de loisirs n’est pas sans interroger. À cet égard, le sociologue Joffre Dumazedier décrit cet avènement comme la manifestation d’une pensée sauvage diffuse12. À l’instar des artistes tels que Picasso ou Kokoschka fascinés par le primitivisme, l’abri de loisirs semble exprimer une magie souterraine que l’on pensait perdue face à la rationalité de nos modes de vie. Cette manifestation des forces vitales, telluriques qui prennent racine dans l’abri de loisirs perdure lorsque (rappelant ici sa racine de cabinet de travail) il devient un espace de retrait pour les intellectuels. Pour Thoreau dans sa ferme délabrée de Walden en 1854, comme pour Emerson, Nathaniel Hawthorne ou John Muir13, l’abri est avant tout un espace sanctuarisé qui permet de mieux ressentir la nature et de prendre une distance avec le monde. Ces pionniers de l’écologie, membres du Sierra Club et fondateurs de l’Association des Parcs naturels nationaux, font encore entendre leurs voix aujourd’hui à travers les chartes pour des abris de loisirs de qualité, mais aussi pour des normes écologiques d’habitation plus en harmonie avec la nature. Les maisons en bois ou en paille sont là aussi les témoins discrets d’un objet multiforme qui aide à penser les fondations du social. Ainsi, les mouvements de retour à la nature contemporains semblent rappeler ceux du Larzac en 1970, des hippies des années 1960 ou de la Route en 1950, proches à leur tour des mouvements de jeunesse de l’entre-deux-guerres. Les mouvements passent, et malgré son caractère temporaire et éphémère, l’abri semble rester, se métamorphosant sans cesse à la manière d’un phénix.

9Toutes ces formes d’abri ont en commun d’être des demeures précaires, éphémères, de petites dimensions, réalisées à partir d’une variété infinie de matériaux de toute sorte, et de s’inscrire dans une relation étroite avec la nature ou le plein air, y compris lorsque la situation d’implantation est urbaine, comme le montrent les jardins ouvriers ou l’expérience de l’implantation architecturale des clubs de jeunes dans les années 1960, par exemple. Il semble que ces abris de loisirs expriment un goût pour la vie simple, une forme de relâchement des codes sociaux et une forte sociabilité, une rupture du temps et de l’espace, une coupure avec le quotidien et les contraintes domestiques, un désir d’évasion et enfin un rapport privilégié avec la nature.

10Leur statut juridique et leur existence sociale sont flous, ils dérogent souvent aux catégories et aux normes instituées. Situés dans un entre-deux, entre le dedans et le dehors, jouant sur la mixité des espaces, ils sont un lieu d’investissement imaginaire et symbolique intense, souvent porteurs de contestation des conventions établies. En bref, ils apparaissent comme des objets labiles et indisciplinés. Les formes architecturales, les représentations, les valeurs, les rapports à l’environnement, au temps et à l’espace, les pratiques de sociabilité et les activités qui leur sont associées s’affirment alors avec un dénominateur commun : la transgression des clivages et des cloisonnements, l’effacement de certaines démarcations.

Un territoire de recherche

11Le vaste territoire de recherche que dessinent les abris de loisirs peut se mesurer à celui des corpus à constituer. La peinture de paysage, et notamment les écoles orientalistes et impressionnistes, révèle les rencontres entre tentes, caravanes, cabanons et activités ludiques dans la nature. Le peintre américain Winslow Homer saisit dans les scènes champêtres, excursionnistes ou maritimes ces moments de jeu avec la nature où l’abri s’impose comme un appui nécessaire. Il en va de même des toiles de H. Vernet ou des croquis de voyage d’E. Fromentin. De même, les scènes de canotage et de déjeuners sur l’herbe rendues par Caillebotte, Monet, Manet et Renoir tissent l’orée d’une société de loisirs à la recherche d’objets techniques pour prendre pied dans la vie, en arrêtant le cours du temps.

  • 14 Halbwachs Maurice, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.

12La littérature offre à son tour une richesse certaine au chercheur. Le roman d’aventures, les récits d’expériences vécues, mais aussi les contes pour enfants font des abris un objet propre au périple initiatique, véritable interface entre l’accélération et la pause. Sans abri dans le monde merveilleux de Jules Verne ou dans les aventures décrites par Jack London ou Robert-Louis Stevenson, nul périple n’est possible. Celui-ci devient ainsi la condition d’accès au ludique. Louis Pergaud, dans La Guerre des boutons, fait de la cabane perchée dans les arbres la condition nécessaire au déroulement des jeux. Point d’observation, refuge ou cache au trésor, la cabane reste l’archétype même du monde de l’enfance et imbibe les mémoires d’adultes. Pour suivre l’analyse de M. Halbwachs14, l’abri de loisirs permet une prise nécessaire sur la vie. En faisant un court-circuit avec le quotidien, en proposant une mise en retrait, un face à face avec soi, l’abri permet de reprendre pied dans notre existence.

13Cette (re)prise de contact possède des variations infinies. Elle évolue en fonction des matériaux techniques mis à disposition, selon la forme culturelle de l’habitat, mais aussi et surtout en fonction des parcours de vie. Le chercheur peut alors se référer aux travaux nombreux sur l’anthropologie de l’habitat nomade ou à l’histoire de l’architecture. Mais la principale avancée réside dans les investigations relatives à l’histoire des loisirs. Le colonialisme a agi comme un miroir déformant dans l’importation de modes de vie dont nous n’avons pas encore fini de saisir l’importance. Les tentes ramenées et exposées comme trophées par les armées napoléoniennes, les huttes exposées dans les musées d’ethnographie ou encore les exhibitions humaines lors des expositions universelles ont eu des conséquences certaines sur le façonnage de nos loisirs. Il en va de même de la transposition des dispositifs militaires tels que le camp ou le bivouac à la sphère des activités de plein air.

14La comparaison des données et le développement des problématiques tout au long de cet ouvrage, depuis les communautés et les abris apparemment les plus « traditionnels » jusqu’aux établissements pionniers et novateurs d’aujourd’hui, ont permis de tester et de faire avancer les hypothèses que nous avions formulées. Rappelons-les d’emblée succinctement, de manière à bien clarifier les enjeux de ce travail. Notre double hypothèse de travail a consisté 1) à envisager l’abri de loisirs comme le révélateur et le support du développement des loisirs dans nos sociétés contemporaines, et 2) à s’interroger sur les passages à un habitat multiforme à des fins ludiques. Sur ces hypothèses viennent se greffer certains mécanismes identifiés : la réversibilité et la labilité de l’objet qui permet de passer, en un instant, de la précarité sociale et de la pauvreté au jeu et aux loisirs ; le contentement du provisoire articulé à une forme de relâchement des codes sociaux et à un habitat précaire et temporaire ; un rapport privilégié à la nature et à l’univers du plein air ; un désir d’évasion et de rupture avec le quotidien, un imaginaire de la vacance et du temps libre ; un espace alternatif, encadrant le continuum qui va des communautés recomposées (le village de toile, par exemple) au retrait social d’individus solitaires.

L’ancrage dans le folklore et le jeu

15L’abri de loisirs témoigne d’une rencontre entre folklore, traditions et pratiques ludiques. À la fin du xixe siècle, les jeunes bourgeois de la vieille Europe n’hésitent pas à interpeller les populations tziganes afin d’explorer leurs roulottes, pour en construire eux-mêmes à des fins touristiques. En Irlande, un premier club de caravaniers verra le jour, délaissant le chariot bâché pour la roulotte. Les occupants de Beauduc ou de Quiberon ont côtoyé les pêcheurs et leurs cabanons. Les enquêtes menées par le ministère de la Jeunesse et des Sports dans les années 1960 témoignent de cette rencontre entre le camping sauvage sur le littoral méditerranéen et la tradition folklorique de pêcheurs amenant dormir leur famille au cabanon sur la plage, en période estivale. Les Alpes et les Pyrénées ont connu, à travers l’essor de l’alpinisme et de la randonnée, la rencontre entre touristes sportifs et ruraux autour du chalet d’alpage ou du refuge de berger. De la même manière, les années 1970 sont encore marquées par la confrontation entre paysans et campeurs, alors que la France ne répond qu’à la moitié des demandes de vacances sous la tente avec son parc de terrains de camping classés. Le caractère éminemment réversible de l’abri de loisirs peut se lire largement dans ces entrelacs entre populations utilisant l’habitat précaire à des fins différentes. Autour d’un même type d’abri, le temps des uns n’est pas nécessairement celui des autres : on peut s’y détendre mais aussi y travailler. Derrière la toile de tente ou la caravane ne se dissimule pas toujours un oisif ; l’actualité nous y fait découvrir avec voyeurisme des populations mises à la marge. Une organisation ludique telle que « Paris plage » voit d’un mauvais œil inclure à son espace les tentes de la Croix-Rouge délivrées aux personnes sans abri. On touche là aussi au critère de réversibilité de notre objet. L’abri de loisirs, par sa constitution matérielle, peut passer, en un clin d’œil, de la comédie humaine des vacances au tragique de l’existence des vagabonds et des clochards.

Un potentiel symbolique

16Au fil de son élaboration technique, l’abri de loisirs raconte des histoires singulières qui s’inscrivent dans de petites mythologies. Au Plessis-Robinson, un restaurant perché dans un arbre accueille ses convives en hommage au roman de D. Defoe. Il semble ainsi que l’habitat temporaire de loisirs incarne au niveau symbolique un potentiel recherché par ses utilisateurs. Posséder un voilier reste un désir fort pour une partie importante de la population, mais 90 % des embarcations restent à quai toute l’année. Il en va de même des caravanes laissées au garage pendant l’hiver ou cabanisées sur parcelles privées. Ainsi, l’abri de loisirs se caractérise avant tout par son potentiel d’évasion qui vient flatter l’inconscient du citadin. Les mythologies de l’abri de loisirs indiquent alors l’horizon vers lequel vagabonde le rêve : mythe de la route pour les caravaniers et camping-caristes, robinsonnade pour les plaisanciers, retrait pour les campagnards… Les références à Kerouac ou à Thoreau s’actualisent en permanence lors des enquêtes ethnologiques.

17On comprend que l’abri de loisirs n’est pas inerte, mais qu’il constitue une sorte « d’objet actant », mis en mouvement par les personnes et les groupes qui l’utilisent. Sa plasticité et son originalité se prêtent à une grande variété d’utilisations et d’interprétations et offrent de nombreuses prises aux projections imaginaires. Il constitue, de ce point de vue, une sorte « d’espace potentiel », propre à des usages différenciés et pourtant contraints par le milieu, les formes et les symboles qui y sont associés. Tout un système d’investissements, de relations et de bricolage se construit progressivement entre les usagers et leur habitat spécifique. L’abri de loisirs est à la fois mis en mouvement par les individus et par les groupes qui l’utilisent et, inversement, les conduites de chacun sont influencées par la logique de l’espace et par l’architecture.

Le témoignage de retours à la nature

18Au-delà de ces projections symboliques, l’abri de loisirs s’inscrit plus largement dans un récit mythique de retour à la nature et de fréquentation du sauvage. L’essor des actions philanthropiques en matière d’habitat reste traversé par la thématique de l’hygiénisme et par la pédagogie de l’aventure. E. R. Burroughs, le créateur de Tarzan, proposait aux Américains des années 1930 des voyages clés en main en Afrique, dans la cabane de Tarzan juchée sur la cime des arbres. Dans les années 1960, Connaissance du monde propose, à son tour, des circuits touristiques exotiques côtoyant l’habitat des peuples nomades. Derrière les manifestations commerciales de l’abri de loisirs, se profile un mouvement fort de retour à la nature. Face à l’insalubrité des modes de vie urbains, il faut fuir vers la campagne et proposer aux jeunes un hébergement sain. Jardins, sociétés naturistes, associations de plein air, mouvements de jeunesse vont participer de cette lutte contre les maladies urbaines. L’hygiénisme semble toujours d’actualité, se manifestant dans les slogans publicitaires (manger équilibré, faire de l’exercice, sortir) mais s’incarnant également dans les normes sanitaires et sécuritaires des abris et installations en plein air. De l’école de plein air aux normes AFNOR, en passant par les différentes législations sur l’habitat mobile, les retours à la nature s’enrobent d’une morale avec laquelle tergiversent les usagers d’abris de loisirs.

19L’abri de loisirs se constitue comme un espace de transition entre la nature et la culture. Les rapports à la nature, avons-nous relevé précédemment, sont quasiment communs à tous les types d’abris de loisirs. Mais celle-ci est l’objet d’une relation toujours ambiguë. L’abri témoigne autant du désir de la retrouver que de s’en protéger. Perdu au cour des glaciers, il est l’ultime refuge des alpinistes, refuge à l’égard des risques naturels. Mais du tonneau de Diogène à la hutte de Wittgenstein en Norvège (où il pas- sera une année d’isolement), l’abri a aussi symbolisé le retrait du philosophe ou de l’écrivain à l’égard de l’agitation de la société. Que l’on pense au chalet d’Heidegger en forêt noire, à la petite maison d’écriture de Virginia Woolf à la campagne, à la cabane au bout du monde de Kenneth White en pays cévenole, à celle de Le Corbusier au cap Martin, à l’abri de toile de Marcel Proust à Combray, ou encore à Henry David Thoreau et sa cabane isolée en pleine forêt, lieu où il écrit, à partir de sa propre expérience, un des grands classiques de la littérature américaine, Walden où la vie dans les bois.

  • 15 Picon Bernard, « Les cabanes de l’entre-deux mondes », in Cabanes, cabanons et campements. Formes s (...)

20Illustrant la polarisation de nos représentations entre la culture et la nature, les abris de loisirs ne témoignent pourtant d’aucun point stable qui permettrait de fixer le règne de la culture et celui de la nature. « Le flou juridique les concernant relève de la même adaptation à l’univers des règles qu’aux caprices de la Nature15. » La zone de Beauduc en Camargue ou celle de la grève de la Maison Blanche à Brest, en Bretagne, comme celle des « maisons dans l’eau » de Kien Svay, au Cambodge, soulignent que la précarité des abris de loisirs est, la plupart du temps, la meilleure réponse possible à l’instabilité du milieu naturel : mouvance du littoral et des bancs de sables, des marais et des crues des rivières. L’usage des lieux n’est ni une appropriation privée ni une appropriation publique, mais une tolérance. En ce sens, le territoire des abris de loisirs n’est pas régi par le régime de la propriété mais par celui de l’appropriation tolérée. De ce point de vue, le modèle de l’abri de loisirs peut être considéré comme une forme sociale d’appropriation des espaces de loisirs : appropriation du rivage, de la montagne, de la forêt, de la rivière ou du lac, de la campagne. L’incertitude est donc au fondement de ce type de construction. Rien ne la garantit, ni du côté des éléments naturels généralement hostiles, ni du côté de l’environnement social et institutionnel.

L’expérience de la vie simplifiée

  • 16 C’est-à-dire des loisirs propices au processus d’individuation, pouvant aussi être compris comme un (...)

21À côté de cette idéologie d’encadrement des touristes, l’abri de loisirs propose également une simplification des conditions d’existence. La corporéité y est davantage affichée, le dénuement pratiqué. Les parois de l’abri sont un prolongement du corps laissant passer plus largement les sons, les odeurs, les variations de température et de lumière. En certaines circonstances, l’abri doit se concilier avec une gymnastique du corps, en raison de son exiguïté et de son confort tout relatif. Enfin, par son caractère modulable et transformable, il incarne au plus près les activités permanentes de bricolage, de jardinage ou de cuisine qui composent le socle des loisirs actifs selon G. Friedman16. Conservatoire à sa manière des arts de faire, il est aussi un espace où s’élabore la domus familiale et où se génèrent les empreintes de l’enfance. Il permet ainsi de descendre dans la part la plus corporelle et la plus intime de soi. Face à une telle mise à nu, il amplifie les rapports humains, les électrise par sa quasi absence de médiation. Les humoristes traduisent bien cette comédie humaine, caricaturant les disputes et les ébats conjugaux pendant le temps des vacances sous la tente, dans la caravane ou sur la terrasse du chalet.

Des dispositifs d’encadrement des loisirs

  • 17 Voir notamment les numéros de la revue Recherches consacrés à l’hygiénisme et au travail, aux polit (...)
  • 18 Foucault Michel, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1 (...)

22Enfin, les abris de loisirs transcrivent des intentions explicites d’encadrement des modalités du temps libre. À l’instar des activités sportives, les abris de loisirs ont été pensés, à la fin du xixe siècle, comme un dispositif de formation de la jeunesse. La pédagogie du camp développée par les scoutismes ne se trouve guère éloignée de celle des internats à la campagne, du mouvement des auberges de jeunesse, des clubs alpins, des Touring clubs, des associations de camping et de plein air. Les exemples ne manquent guère17. Le créateur du Centre franco-américain, Royal Ramson Miller, parlait déjà, en 1924, de « dispositif » pour désigner les évasions offertes par l’auto-camping. L’idée fut transférée aux loisirs de masse, incarnés par l’essor des Clubs Méditerranée ou des terrains de camping organisés. Le camp, le bivouac, la cogestion, le village vacances…autant de termes auxquels le chercheur doit rester attentif pour construire son objet. Comme le signalait en son temps Michel Foucault18, ces mots sont ambivalents : ils incarnent à la fois les grandes utopies sur lesquelles se sont construits les loisirs, et en même temps traduisent des aphasies, des manières de court-circuiter les rythmes imposés par le travail et les normes édifiées par les institutions.

  • 19 Couchaux Denis, Constructions nomades, Paris, Alternatives, 1980.
  • 20 Meunier Jacques, On dirait des îles, Paris, Flammarion, 1999, p. 76.

23Au final, il nous semble que l’économie générale de l’abri produit un ailleurs familier, requalifiant les relations entre ville et nature, entre travail et loisirs, entre temps contraint et temps libre, entre participation et retrait social. De ce point de vue, ne relèverait-il pas d’un projet de vie alternatif spécifique sur la base d’un désir d’ailleurs, un ailleurs qui ne serait pas aux antipodes mais proche, d’un ailleurs qui ne serait pas inconnu mais familier19 ? « Le bout du monde », dit l’ethnologue Jacques Meunier, « est partout. Il s’accommode aussi bien du Cap Horn que d’un fond de jardin20 ». Ne serait-ce pas de cela qu’il s’agit ? L’horizon de l’abri ne serait-il pas le fond du jardin et non celui des déserts ou des sommets lointains ? Un bout du monde à portée de main, un lointain bon marché et familier, un retrait du monde dans l’univers social, entre la solitude et la vie en commun. En cela, l’abri introduirait une distinction fondamentale dans la sphère des loisirs et remettrait en question les catégories usuelles du tourisme.

Notes

1 Rijkwert Joseph, Adam’s House in Paradise, New York, 1972 (trad. française, La Maison d’Adam au paradis, Paris, Éditions du Seuil, 1976).

2 Zannier Italo, Le Grand Tour, Paris, Canal Éditions, 1997.

3 Voir notamment sur ce thème Corbin Alain, Le Miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social xviiie -xixe siècles, Paris, Aubier, 1982 ; Barles Sabine, La Ville délétère. Médecins et ingénieurs dans l’espace urbain xviiie -xixe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1999 ; ou encore Murard Lion et Zylberman Patrick (dir.), L’Haleine des faubourgs. Ville, habitat et santé au xixe siècle, Paris, Recherches, n ° 29, décembre 1977.

4 Cholvy Gérard, Histoire des organisations et mouvements chrétiens de jeunesse en France (xixe -xxe siècles), Paris, Cerf, 1999 ; Gauthé Jean-Jacques, Le Scoutisme en France, inventaire de la bibliographie et des sources, Montpellier, PUM, 1997.

5 Corbin Alain, L’Avènement des loisirs, Paris, Aubier, 1995 ; Boyer Marc, Histoire de l’invention du tourisme, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2003.

6 Dalla Bernadina Sergio, L’Utopie de la nature, Paris, Imago, 1996 ; Descola Philippe et Gisli Palsson (éd.), Nature and Society. Anthropological Perspectives, Londres, Routdledge, 1996 ; Descola Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

7 Outre l’émergence de nombreuses sociétés d’excursion, la langue française redéfinit les termes de bivouac et de caravane en les étendant aux activités ludiques associées aux grands espaces : montagne, désert, mer.

8 Perrot Michelle (dir.), Histoire de la vie privée, tome 4 : De la Révolution à la grande guerre, Paris, Éditions du Seuil, 1987.

9 Willemin Véronique, Maisons mobiles, Paris, Alternatives, 2004.

10 Cette production représente 6,5 % du chiffre d’affaires de l’entreprise.

11 Bonnain Philippe et Villanova Roselyne (dir.), D’une maison l’autre. Parcours et mobilité résidentielle, Paris, Créaphis, 1999.

12 Dumazedier Joffre, Sociologie empirique du loisir. Critique et contre-critique de la civilisation du loisir, Paris, Éditions du Seuil, 1974.

13 Outre l’immense littérature anglo-saxonne sur la thématique, on se contentera ici de renvoyer le lecteur à Larrère Catherine, Les Philosophies de l’environnement, Paris, PUF, 1997.

14 Halbwachs Maurice, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.

15 Picon Bernard, « Les cabanes de l’entre-deux mondes », in Cabanes, cabanons et campements. Formes sociales et rapports à la nature en habitat temporaire, Brun Bernard, Dufour Annie-Hélène, Picon Bernard et Ribéreau-Gayon Marie-Dominique (dir.), Châteauneuf de Grasse, Éditions de Bergier, 2001, p. 334.

16 C’est-à-dire des loisirs propices au processus d’individuation, pouvant aussi être compris comme un second travail. Cf. Friedman Georges, Où va le travail humain ?, Paris, Gallimard, 1963.

17 Voir notamment les numéros de la revue Recherches consacrés à l’hygiénisme et au travail, aux politiques de la nature et aux écoles de plein air.

18 Foucault Michel, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966.

19 Couchaux Denis, Constructions nomades, Paris, Alternatives, 1980.

20 Meunier Jacques, On dirait des îles, Paris, Flammarion, 1999, p. 76.

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