Voir comme un réseau, penser comme une assemblée
p. 382-384
Texte intégral
1Dans un ouvrage de 1998 qui vient seulement d’être traduit en français, l’anthropologue James C. Scott analysait (de façon critique) la façon dont les États-nations soumettent les réalités sociales qu’ils administrent à un type très particulier de regard. Le titre de ce livre est depuis passé dans la langue courante : Seeing like a State désigne une certaine attention bureaucratique très sélective, observable aussi bien au niveau des projets émanant d’une préfecture, d’un ministère que de l’Union européenne.
En appuyant leur pouvoir sur des formes de classification, de standardisation et d’abstraction, ces projets tendent tous à négliger les mécanismes et les processus informels d’ajustement pourtant essentiels à la préservation d’ordres sociaux viables. Ils échouent aussi car ils marginalisent les savoirs locaux de celles et ceux qu’ils ciblent.
2Beaucoup d’impasses et d’oppressions actuelles associées au numérique ne viennent peut-être pas tant du numérique lui-même que des cadres d’action collective obsolètes dans lesquels on l’enferme. Ce que l’on reproche à juste titre dans ses usages dominants vient en grande partie de ce qu’il se trouve instrumentalisé par et pour des procédures habituées à « voir comme un État » (à des fins de répression) ou à « voir comme une entreprise » (en postulant une situation de compétition).
3À quoi ressemblerait le numérique si on l’abordait à travers d’autres cadres que ceux de l’État et de l’entreprise ? L’enjeu (et l’angle mort) principal de nos discussions et de nos pratiques liées au numérique au cours de trois dernières décennies tient peut-être aux difficultés que nous avons à « voir comme un réseau » (à des fins de coopération, fondée sur le soin des communs).
4Le défi des années à venir pourrait alors être de réussir à (mieux) articuler entre elles les pratiques de communication à distance nous aidant à « voir (loin) comme un réseau » et les pratiques de conversation présentielle nous permettant de « penser (de près) comme une assemblée » (à des fins d’études). De nombreux indices portent en effet à estimer que nous ne savons pas (encore) penser ensemble en réseau : en dehors même des trolls patentés, nous nous laissons trop souvent emporter dans des modes de conversation en ligne qui sabotent ce qui fait le mérite des conversations. Les différentes formes d’assemblées présentielles – séminaires, réunions militantes, discussions de café, palabres de pied d’immeuble, groupes d’improvisation : autant d’activités que Stefano Harney et Fred Moten font relever de l’« étude » (black study) – restent les façons les plus enrichissantes de gagner en force collective grâce au partage de nos incomplétudes.
5 Voir comme des États et comme des entreprises ne suffisent clairement pas à nous fournir des conditions de vie désirables (voire seulement soutenables) à l’échelle de la planète. Apprendre à voir comme des réseaux et à penser comme des assemblées – et à articuler les deux approches dans leur complémentarité – est notre condition de survie, aussi bien que notre aventure commune dans l’étude et le soin des communs.
Bibliographie
Références
Harney, S., Moten, F. (2021). All Incomplete. Minor Composition.
Manning, E., Massumi, B. (2018). Pensée en acte. EUR ArTeC, Les presses du réel.
Scott, J.C. (2021). L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire. La Découverte. Staal, J. (2017). « Assemblism », e-flux, 80.
Auteur
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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