Viralité
p. 381-382
Texte intégral
1Si l’on parle beaucoup de virus et de virulence depuis mars 2020, on entend peu d’analystes tenter de comprendre les liens possibles entre les viralités biologiques des différents variants du Sars-Cov-2 qui saturent nos hôpitaux et les viralités médiales des informations (vraies ou fausses) qui envahissent nos écrans. C’est sans doute un angle mort de nos discours sur la socialité en réseaux numériques que de ne pas prendre plus au sérieux l’analogie profonde qui unit ces deux domaines.
2Tout semble a priori opposer les rapports que nous entretenons avec les deux types de viralités : nous cherchons à fuir l’un (« attraper un virus ») comme la peste, alors que nous désirons l’autre (« devenir viral ») de nos vœux les plus chers. Quoi de pire que de sentir la fièvre monter en nous ? Quoi de mieux que de voir les clics et les likes crever le plafond de nos comptes antérieur de followers ? Comme le remarque Thierry Bardini, les rapports qu’entretiennent ces différentes formes de viralité ne relèvent pourtant aucunement d’une simple métaphore ou d’une analogie de surface.
3Dans les deux cas, on observe une même dynamique de réplication incontrôlée et imprévisible d’un élément dont le code s’inscrit dans des hôtes à partir desquels il se reproduit et se diffuse d’une façon exponentielle. Dans les deux cas, ce qui circule n’a pas véritablement de vie en soi, mais compte sur la vie qui l’accueille pour mobiliser au profit de sa reproduction la force vitale inhérente à son hôte. Dans les deux cas, il est plus difficile qu’on ne le croit généralement de décider dans quelle mesure la contagion virale est une menace ou une opportunité : notre microbiote est plein de milliards de virus sans lesquels nous ne pourrions pas survivre, et les mêmes virus peuvent suivant les circonstances causer notre mort ou notre guérison (on parle d’amphibiose pour désigner ce phénomène) ; et nul ne sait lorsque tels de nos messages ou de nos tweets gone viral reviendront nous discréditer par tel imprévisible effet de boomerang.
4Les viralités médiales intéressent depuis longtemps celles et ceux qui, comme Christophe Hanna, aspirent à des pratiques artistiques qui court-circuitent les questions de représentation pour leur préférer des jeux de présence et d’action directe. Elles stimulent aussi les réflexions en quête d’autres formes d’agentivité politique. À l’image de la « viropolitique » récemment esquissée par Frédéric Bisson, on peut y entrevoir des formes d’activisme encore largement inédites, qui délaissent la critique du pouvoir et la dénonciation d’ennemis (généralement orientées vers une perspective de révolution), pour leur préférer l’insertion de fragments de code appelés à se reproduire viralement dans leurs hôtes (afin d’y produire des mutations).
5Dans les deux cas, la viralité fait vaciller une certitude dont le numérique ébranle aussi souvent la fausse évidence – celle qui nous fait croire que nous savons qui est l’hôte de qui. De même que le terme français d’hôte confond bizarrement celui qui accueille (host) et celui qui est accueilli (guest), de même ne sait-on jamais précisément, dans l’ontologie des réseaux, dans quelle mesure mon smartphone est accueilli dans ma poche, ou dans quelle mesure ma parole est accueillie dans le réseau de communication dont mon smartphone est un agent. Les inquiétudes inhérentes à la viralité tiennent en grande partie à cette ambivalence.
Bibliographie
Références
Bardini, T. (2015). « Vade retro virus. Numéricité et vitalité », Terrain, 64.
Bisson, F. (2020). Virus Couronné. Prolégomènes à toute viropolitique future qui voudra se présenter comme science. Questions Théoriques.
Hanna, C. (2003). Poésie action directe. Al Dante.
Parikka, J. (2007). Digital Contagions. A Media Archaeology of Computer Viruses. Peter Lang.
Keidl, P.D., et al. (2020). Pandemic Media : Preliminary Notes Toward an Inventory. Meson Press.
Samson, T.D. (2012). Virality. Contagion Theory in the Age of Networks. University of Minnesota Press.
Auteur
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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Le Sujet Digital
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