Vigile de Leroy Merlin23 (Pénurie des relations humaines)
p. 378-380
Texte intégral
1Je suis choqué de voir comment Leroy Merlin traite ses employé·es et ses client·es, avec le système click & collect. Désolé pour le pavé, mais voilà mon histoire : récemment je suis allé à Leroy Merlin acheter un store pour fenêtre. Comme il n’est pas en stock, je me retrouve à passer commande dans le rayon. Bon. Trois semaines plus tard, je reçois un courriel (version no reply) : mon produit est arrivé, je dois m’inscrire à un rendez-vous sur le site pour aller le chercher au Retrait des marchandises. On me propose quatre créneaux, sauf que c’est tout à des dates où je ne peux pas être là. Donc là, je regarde, je cherche, mais pas moyen de contacter qui que ce soit. Pas de dialogue possible, aucune interaction prévue. Je trouve le téléphone du magasin, j’appelle, j’attends, j’écoute la musique en boucle, sept minutes passent, et ça raccroche.
2Bon. Je me dis : « Ok, il faut que je parle avec un être humain, je vais aller sur place. » J’y vais, j’arrive à l’accueil, je fais la queue, et quand mon tour arrive, la dame de l’accueil me dit qu’elle ne peut rien pour moi, elle ne peut pas appeler ses collègues du Retrait des marchandises, elle ne peut rien faire, il faut que j’y aille moi-même, c’est à l’arrière du magasin. Et, comme dans un conte, elle ajoute en confidence : « Essayez que ça se passe bien avec le vigile. » Moi : « Ah ?... »
3Le vigile en question, c’est un gars habillé tout en noir, il travaille en plein soleil sur le bitume de Leroy Merlin, on est mi-juin, il fait 32° à l’ombre. Son job dans ce four, c’est de réguler l’accès à la cour de Retrait des marchandises. En gros, il bloque l’accès à tous les véhicules qui n’ont pas le papier avec leur rendez-vous pris sur Internet. Je suis à pied, je vais tenter de passer dans son dos pendant qu’il bloque une voiture – je cours, comme dans un-deux-trois-soleil – il me voit, il me crie dessus mais c’est trop tard, je suis déjà passé et j’arrive au comptoir du Retrait des marchandises. Là, je fais la queue, puis je règle mon problème en trois secondes avec l’employée.
4Un des angles morts de ces outils numériques est la dégradation hallucinante des relations entre les personnes qu’ils amènent avec eux. Par exemple, ce vigile. Dans le système comme il est organisé, pour les client·es, c’est lui ce vigile qui est le point de contact entre Internet et le monde physique. Il fait alors l’accueil. Sauf qu’il n’est pas autorisé à discuter, si tu as un problème. Il peut juste dire « non » et que ce n’est pas de sa faute. Les personnes qui peuvent résoudre le problème, il les a au bout de son talkie walkie, mais il n’est pas autorisé à te les passer, il n’est pas autorisé non plus à leur transmettre ton message, donc il te dit : « non. » Il passe sa journée à dire non à plein de gens qui voudraient juste discuter avec quelqu’un pour résoudre le problème qu’ils ont eu avec le formulaire d’Internet. Non. Les gens, ça leur fout la rage ! On arrive à créer un bug informatique humain !
5Pourquoi créer une organisation avec laquelle on ne peut parler à personne ? Pourquoi ? Parce que l’échange humain coûte trop cher. Ça coûterait trop cher de discuter avec Laurence-bonjour-je-vous-écoute ou avec Samir-à-votre-service. Avec le click & collect, c’est fini, on n’a plus les moyens. C’est plus possible. Ça baisserait trop les marges des actionnaires que des personnes parlent entre elles. Tu imagines ? Le risque financier que ce serait pour les grandes surfaces de bricolage ? Surtout vu le contexte !
6Qui sème le click collecte la rage ! Parce que là je reviens au vigile. Tu le vois, tu te dis : « Mais ce vigile, c’est pas possible ! Déjà l’habiller en noir en plein cagnard sur le macadam au milieu des fumées de voitures, franchement c’est bof. Mais en plus, après, t’imagines ses nuits ? Le mec, il est en conflit avec les client·es du matin au soir pour faire appliquer des ordres absurdes par lesquels il n’a pas le droit de parler. Il est payé pour ne pas avoir le droit d’utiliser son cerveau. Mais certainement qu’il ne dort pas de la nuit, ce vigile, il doit certainement avaler des somnifères et des médocs entre deux micro-cauchemars avec tous ces conflits qu’il a tout au long de la journée. Et toi, tu lui obéis ? Mais juste parce que tu as pitié de lui – et c’est là où tu cautionnes tout le système. Donc stop ! »
7Le vigile de Leroy Merlin, c’est l’angle mort – ou l’ange mort, le messager mis à mort par cette logique numérique prétendument ubiquitaire. Qui, à la DRH chez Leroy Merlin, a pu imaginer d’être aussi méchant·e et inhumain·e avec un employé ? Et avec les client·es par-dessus le marché, parce que, à travers le vigile, c’est toi que la direction de Leroy Merlin maltraite ! (Tout ça pour aller retirer des marchandises que tu as été obligé de commander parce qu’ils n’ont plus de stock dans leur magasin bidon.) Franchement, des organisations aussi méprisantes de la vie humaine, ça suffit !
8Faut arrêter cette folie d’outils informatiques utilisés pour ruiner les échanges entre les gens, ils sont dégradants pour vos employé·es et vos client·es. Et vous, les DRH, si ça vous éclate vraiment de vivre comme des marchandises, y a des tas de pays dans lesquels on cherche des esclaves, allez-y !
Notes de bas de page
23 Leroy Merlin fait partie du groupe Adeo.
Auteur
Fait des films de fiction et des performances conférences. Il a publié L’échelle 1 : 1, pour les performances conférences et autres live, un livre qui mélange théorie et petites histoires, et expose tout en la pratiquant une démarche artistique jouable dans un monde ravalé par l’informatique en réseau.
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