Validisme numérique
p. 374-378
Texte intégral
1En tant que système structurellement discriminant et oppressant à l’égard des personnes en situation de handicap, le validisme ou capacitisme (ableism en anglais) considère l’être humain valide, en pleine possession de ses capacités physiques et psychologiques, comme norme dominante à atteindre. Le collectif Lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation le définit ainsi sur leur site web :
[le validisme] associe automatiquement la bonne santé et/ou l’absence de handicap à des valeurs positives telles que la liberté, la chance, l’épanouissement, le bonheur, la perfection physique, la beauté. Par opposition, il assimile systématiquement le handicap et/ou la maladie à une triste et misérable condition, marquée entre autres par la limitation et la dépendance, la malchance, la souffrance physique et morale, la difformité et la laideur.
2Le validisme est l’un des nombreux angles morts de nos débats sur le numérique. Il se manifeste sous des formes diverses, explicites ou implicites, qui participent à la dépolitisation des questions liées au handicap en les assimilant à des sujets de santé, de nature caritative et charitable. Par conséquent, les discours et les actions anti-validisme luttent pour l’émancipation des personnes en situation de handicap, tout en dénonçant les initiatives bienveillantes teintées de paternalisme. Ils insistent sur la reconnaissance de chacun et chacune en tant que sujets de droit, dans les sphères juridiques, sociales, ou économiques. Ces revendications s’inscrivent dans la continuité historique des mouvements pour les droits civiques, The Civil Rights Movement et The Civil Disability Rights Movement, durant les années 1960 au Royaume-Uni et aux États-Unis, et de l’émergence dans les années 1970-1980 des disability studies, un champ de recherche en sciences sociales, sous l’impulsion des écrivains et militants Irving K. Zola (États-Unis), Vic Finkelstein et Mike Oliver (Royaume-Uni). Terreaux fertiles pour les luttes contre le validisme, les disability studies mettent en lumière les barrières environnementales et sociétales comme étant les sources principales des situations contextuellement handicapantes (Albrecht et al., 2001). Cette perspective s’oppose au modèle médical du handicap alors dominant de l’époque (rehabilitation sciences) en introduisant de nouvelles approches conceptuelles et interdisciplinaires du handicap et en redistribuant les parts de responsabilité à son égard.
3On remarque une évolution en langue française résultant de la distinction entre la formule « personne handicapée » (modèle médical), comme identité intrinsèque, et « personne en situation de handicap » (modèle social), relative à des modalités structurelles et systémiques. Si ces appellations ne font pas l’unanimité vis-à-vis des courants et des modèles auxquels elles sont habituellement rattachées, il n’en reste pas moins que le paysage sémantique du handicap se pense toujours d’après les conditions d’existence d’un individu. L’écrivaine et militante Marta Russel va cependant plus loin en faisant du terme handicap (disability) un concept radical propre à l’organisation de la société moderne. Selon elle, il concerne les modes et les moyens de production-consommation relatifs au marché capitaliste, eux-mêmes constituant les figures symptomatiques de la rationalisation des conditions physiques et psychologiques des travailleur·ses. Les barrières biologique, environnementale et sociale ne seraient qu’une manifestation explicite d’une déficience (impairment) propre à l’incapacité d’un individu de pouvoir être considéré comme un sujet de droit dans une société exploitante en quête de profits perpétuels (2001). D’après ce postulat, le validisme serait inhérent à la structure relationnelle du système économique capitaliste et des décisions politiques qui le soutiennent, et dont l’exclusion maintient le statu quo.
4En prenant en compte ces prismes par lesquels considérer la question du handicap selon les modèles et les paradigmes qu’ils soulèvent, le validisme met en lumière les stratégies opérantes de récupération, d’invisibilisation ou d’instrumentalisation des expériences de vie des personnes en situation de handicap, que ce soit au travers de leur récit, de leurs pratiques ou de leur culture. Si nous le considérons comme un outil conceptuel explicitant les relations de valeur et de pouvoir imbriquées, il permet d’analyser l’expression de ces stratégies selon leurs diverses formes et leurs applications. En parlant de validisme numérique, nous mettons alors l’accent sur les biais validistes que nous retrouvons dans les outils et appareils relevant des technologies numériques. Ces biais soulignent deux angles morts principaux.
5Le premier concerne l’ignorance des objets techniques à l’égard des conditions d’existence d’un handicap, qu’elles soient motrices, cognitives, sensibles ou culturelles, ce qui a pour conséquence d’amplifier les facteurs discriminants d’une situation envers les personnes concernées. Nous observons une discréditation des identités compte tenu de l’administration de normes socio-économiques dans la conception des artefacts, qui paradoxalement participe à la surexposition de ces identités et à leur stigmatisation (Goffman, 1975). À la manière des aménagements architecturaux, cet angle mort se manifeste principalement sous forme de barrières physiques, conséquences de la conception standardisée des objets et des interfaces numériques, exaltant la culture validiste.
6Sasha Costanza-Chock, designer-chercheur·se, cite Batya Friedman et Helen Nissenbaum (Human Values and the Design of Cumputer Technology) pour parler des preexisting bias (biais préexistants) indiquant la reproduction de discriminations socioculturelles et institutionnalisées dans les systèmes informatiques (2020, p. 47). La prévalence de la culture visuelle dans le développement de dispositifs et de supports numériques dû à l’essor du design d’interface depuis les années 1970 est un exemple évident de la non-considération des personnes malvoyantes ou aveugles au sein du processus de conception. Il en est de même de la démocratisation et de la diffusion de contenu audiovisuel à l’égard des personnes sourdes ou malentendantes, qui sont néanmoins à l’origine du développement des sous-titres vidéo et des livres audio, prémices de l’inclusive design dans les années 1970-1980 (Holmes, 2018). Ces biais validistes, par leurs caractéristiques sensorielles, sont cependant plus facilement identifiables et font l’objet de réglementations législatives concernant des normes d’accessibilité numérique internationales (WCAG 2.1) ou nationales (RGAA pour la France).
7Cependant peu mises en application, ces normes d’accès soulignent la persistance de la culture valide et les limites des technologies d’assistanat aliénantes (nous pensons par exemple aux voix robotiques des assistants d’interface vocaux), privilégiant les enjeux fonctionnels et la performance technique (Laitano, 2018) selon une logique d’usager·es consommateur·rices, au détriment du relationnel et des enjeux sociaux.
8Le deuxième angle mort témoigne d’une profonde croyance envers les technologies capables de « réparer les corps », telles que les pratiques d’outillages physiques ou mentaux. Nous ne nions pas l’apport essentiel des objets techniques concernant la mobilité et la motricité pour les personnes handicapées. Poussée à son paroxysme, cette pensée technocentrée participe cependant surtout au développement de marchés économiques et des recherches scientifiques transhumanistes, tout en diffusant implicitement des idées eugéniques œuvrant pour l’amélioration de l’être humain. De plus, une rationalisation universaliste et performative de l’identité humaine s’opère d’après des technologies souvent et faussement considérées comme neutres.
9Nous retrouvons divers systèmes d’appareillage pour les personnes en situation de handicap, moteur, sensoriel ou cognitif, qui tentent à tout prix de réparer un sens par un autre selon les représentations de l’autonomie propres à la culture validiste. À ce titre, de nombreuses entreprises de technologies numériques développent des projets équipés de système d’IA pour proposer des prothèses « augmentées » dont les possibilités d’interactions doivent paradoxalement favoriser l’indépendance des personnes en situation de handicap. Une personne malvoyante ou aveugle peut alors être outillée de lunettes ou d’un gadget sonore lui transmettant en temps réel les données de l’environnement dans lequel elle se trouve. Les valeurs sensitives singulières d’un·e individu·e (ici l’ouïe) sont objectivées d’après des possibilités fonctionnelles et administrées selon une logique de performance efficiente et d’une réparation technique des sens (ici la vue).
10De plus, dans le cas du projet Seeing AI de Microsoft, d’autres biais discriminants se manifestent lorsqu’il est question d’identifier par un algorithme l’identité genrée, l’âge ou encore l’état émotionnel d’un·e interlocuteur·rice. Parfois c’est même l’ensemble du corps qui disparaît derrière un appareil technique qui métaphorise le glissement du sensoriel et du relationnel vers le tout fonctionnel, comme le proposent des robots de téléprésence pour l’enseignement à distance dans le cas de handicap social ou sensoriel. Fidèle à une logique de remplacement, ce type de dispositif crée également d’autres niveaux de vulnérabilité dus à sa propre dépendance envers l’assistance humaine pour assurer son état de charge et sa circulation au sein de l’établissement.
11La validisme numérique se manifeste alors par le désir paradoxal d’autonomie et de performance de l’être humain·e, censé encourager sa participation et favoriser sa reconnaissance sociale, selon une logique perpétuée d’assistanat et d’appareillage technique stigmatisants ou aliénants.
Bibliographie
Références
Albrecht, G.L., Ravaud, J.-F., Stiker, H.-J. (2001). « L’émergence des disability studies : état des lieux et perspectives », Sciences sociales et santé, 19 (4). Costanza-Chock, S. (2020). Design Justice. Community-Led Practices to Build the Worlds We Need. MIT Press.
Goffman, E. (1975). Stigmate. Les enjeux sociaux des handicaps. Minuit.
Holmes, K. (2018). « The No. 1 thing you’re getting wrong about inclusive design ».www.fastcompany.com/90243282/the-no-1-thing-youre-getting-wrong-about-inclusive-design
Laitano, M.I. (2018). « Vers un design accessible, au-delà du design de la forme et de la fonction », tic & société, 12 (2).
Russel, M. (2001). « Disablement, Oppression, and the Political Economy », Journal of Disability Policy Studies, 12 (12).
Auteur
Designer graphique, illustratrice, et doctorante à l’université de Nîmes, au sein du laboratoire PROJEKT. Sa thèse interroge la notion d’inclusion en milieu pédagogique et la manière de penser un projet de design depuis l’expérience de personnes marginalisées.
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