Ubiquitaire
p. 370-373
Texte intégral
1L’expression de « numérique ubiquitaire » (ubiquitous computing) a été forgée dès 1988 par Mark Weiser, dans le cadre de son travail à Xerox PARC. Il le concevait comme une troisième phase de développement des systèmes informatiques, après une première phase centrée sur d’énormes ordinateurs collectifs (mainframe) et une deuxième phase caractérisée par la multiplication des ordinateurs personnels (PC). Cette troisième phase se caractérise par le fait que les appareils numériques deviennent invisibles parce qu’ils se répandent partout.
Les technologies les plus profondes sont celles qui disparaissent. Elles se trament dans le tissu de notre vie quotidienne jusqu’à ne plus pouvoir s’en distinguer. […] Elles deviennent une part intégrale, invisible de la façon dont les gens vivent leur vie.
2L’ubiquité, dans la vision prophétique de Weiser, est une affaire d’effacement de la médiation et d’inconscience :
Les machines multimédias actuelles font de l’écran d’ordinateur quelque chose qui exige la focalisation de notre attention au lieu de se fondre dans l’arrière-plan. […] Chaque fois que les gens apprennent quelque chose suffisamment bien, ils cessent d’en être conscients (aware). […] Les gens vont simplement les utiliser inconsciemment (unconsciously) pour accomplir leurs tâches quotidiennes. (voir Immédiacie et Inconscient technologique).
3Ce qui sera véritablement nouveau, actif et ubiquitaire, dans les ordinateurs qu’il annonce pour le xxie siècle, sera moins à situer dans les appareils eux-mêmes que dans leur interconnexion :
Il y a déjà des ordinateurs dans les commutateurs de luminaires, les thermostats, les chaînes stéréo et les fours pour activer le monde. De telles machines et bien d’autres seront interconnectées dans un réseau ubiquitaire. […] La véritable puissance de ce concept ne vient pas d’un de ces appareils pris à part ; elle émergera de l’interaction qu’ils entretiendront tous ensemble. (Weiser, 1991)
4Lorsqu’Adam Greenfield publie un livre à succès sous le titre d’Everyware – mélange ingénieux de everywhere (partout) et du suffixe -ware (de hardware et software) – la vision de Weiser est déjà partiellement devenue réalité. Un déplacement significatif s’est toutefois produit entre le rêve éveillé d’interactivité de 1988 et la hantise de surveillance généralisée que beaucoup de nos contemporains vivent aujourd’hui comme un cauchemar : ces appareils que nous n’avons plus besoin de regarder, ce sont désormais eux qui nous regardent. S’il y a interaction, elle doit aller dans les deux directions, au point de se compenser de façon symétrique : moins nous devons prêter attention aux machines, plus elles doivent prêter attention à nous.
5L’expression de « numérique ubiquitaire » tend donc aujourd’hui à désigner la pénétration toujours plus étendue, précise et intense des capacités de capture digitale de données et de computation au sein de nos milieux de vie. Les écrans portables nous accompagnent dans tous nos déplacements (pour nous y guider et nous y tracer), toutes nos maisons sont connectées (pour bénéficier d’une « intelligence » dont la logique et les paramètres nous échappent), des caméras filment et analysent nos déplacements dans les espaces publics comme dans les centres commerciaux (pour réguler nos flux et faciliter notre arrestation le jour où nous basculerons dans l’illégalité) (voir Computation à l’échelle planétaire et Sousveillance).
6En oscillation constante entre le rêve et le cauchemar, cette veille omniprésente et perpétuelle (tant qu’il y aura de l’électricité) pose doublement la question de sa fidélité. Cette duplication du monde réel par sa captation numérique est-elle vraiment fidèle à l’original qu’elle est censée représenter ? On sait que les personnes racisées tendent à être moins précisément identifiées et plus facilement catégorisées comme criminelles que les membres des groupes dominants – avec pour conséquence d’envoyer davantage d’innocents en prison parmi elles. Même si les caméras et les logiciels se perfectionnaient au point de ne plus faire d’erreurs et de ne plus renforcer les biais, cette vigilance ubiquitaire sera impitoyable dans sa traque des « criminels » (classés comme tels parce qu’ils auront enfreint telle ou telle loi à telle ou telle occasion) sans forcément nous aider à prévenir les causes (qui relèvent souvent d’injustices systémiques difficilement visibles) qui ont pu les pousser à agir comme elles l’ont fait.
7Cela pose la deuxième question de fidélité : à qui le numérique est-il le plus fidèle ? À l’utilisateur·rice qui est aujourd’hui mis·e au centre des discours publicitaire dans notre monde où le consommateur est roi ? Aux entreprises qui organ (olog) isent notre monde selon une logique financière qui met souvent leurs profits au-dessus de notre bien-être individuel et commun ? Aux agents étatiques qui sont censés assurer « la sécurité » de nos transactions et de nos coopérations ? Aux groupes sociaux qui tiennent par le manche le couteau séparant les définitions légales de ce qui est avantageux/promu et de ce qui est nuisible/interdit ?
8L’angle mort du numérique ubiquitaire est de prétendre ne pas avoir d’angle mort : parce qu’il y aurait des capteurs partout, parce que l’interactivité serait généralisée, parce que la computation relève d’opérations logiques dont la subjectivité peut être localement éliminée, les chiffres du monde seraient « objectivement » collectés pour laisser le monde s’autoréguler par la médiation numérique (voir Justice numérique immanente). Via l’omniprésence de ses yeux et de ses oreilles, la veille entretenue par ce numérique ubiquitaire aurait son centre partout et sa circonférence nulle part. Sa perspective serait celle que les religions attribuent au divin, lui aussi redoublé par la multiplication des appareillages sensibles et intelligents. L’ubiquité du déploiement actuel et futur du numérique lui permettrait de devenir pleinement « anoptique », selon le concept popularisé par le travail d’Olivier Aubert (2019) : alors que toute expérience optique présuppose un certain point de vue localisé, à partir duquel un champ de vision inclut une certaine zone de l’espace (à l’exclusion d’autres zones) au sein de laquelle le plus proche sera plus précisément perçu que le plus lointain, les traitements d’information reposant sur le chiffre (comme les statistiques) adoptent une position qui tient moins du surplomb que de l’ubiquité. Ces traitements ne sont même pas à situer au-dessus de la réalité observée : ils n’ont pas de « position » du tout, puisqu’ils observent de partout (ubiquitaire, anoptique), sans point de vue positionné.
9 On peut dès lors désigner précisément l’angle mort d’une telle vision anoptique du numérique ubiquitaire : le perspectivisme (Alloa, 2020). Tout savoir – visuel ou non – relève toujours d’une certaine perspective, qui ne tient pas tant au point de vue qu’au « point de vie » (Aït Touati, 2019). Les façons dont nous « voyons » les choses ne tiennent pas seulement à la position que nous occupons dans le monde, mais tout autant aux pratiques que nous y développons. En ce sens, la collecte de données (statistiques) est toujours conditionnée par certaines questions que l’on pose à la réalité, par certains découpages entre ce qui est considéré comme pertinent ou comme non pertinent (voir Abstraction et Apeirogon). Le numérique ubiquitaire a beau tendre à être anoptique, il ne sera jamais « apratique ». Les veilles qu’il entretiendra seront toujours sélectives, partielles et partiales. Le besoin de mettre la lumière sur cet angle mort de partialité, inhérent à toute perspective humaine dès lors qu’elle est une perspective pratique, doit être rappelé chaque fois qu’il est question du numérique ubiquitaire.
Bibliographie
Références
Aït Touati, F., Arènes, A., Grégoire, A. (2019). Terra forma. Manuel de cartographies potentielles. B42.
Alloa, E. (2020). Partages de la perspective. Fayard.
Aubert, O. (2019). Anoptikon : une exploration de l’Internet invisible. FYP.
Greenfield, A. (2007). Everyware : La révolution de l’ubimédia. Pearson.
Weiser, M. (1991). « The Computer for the 21st Century », Scientific American Special Issue on Communications, Computers, and Networks.
Auteur
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Yves Citton
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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