Tuyaux & tableaux
p. 367-369
Texte intégral
1C’est à des équipes d’ingénieur·es que l’on avait confié la mission de faire fonctionner la société. Tablant sur les bienfaits qu’apporterait inévitablement la circulation mondiale des matières, des marchandises, des gens et des datas, elles ont programmé le déploiement autonome exponentiel d’un réseau de connexions, câbles, canaux, canalisations, tubes, tunnels, pipelines. Mais ce système technique se révèle aujourd’hui si destructeur que son avenir semble compromis à l’échelle des prochaines dizaines d’années. On peut enquêter sur la viabilité de cette méga-, giga- ou tera-tuyauterie en repartant de son élément de base : le tuyau. Et l’on fera ici cette proposition : l’existence et le fonctionnement des tuyaux sont l’un des principaux angles morts de notre vision commune du numérique.
2Le tuyau contient deux promesses : aller d’un point A à un point B ; n’avoir aucun contact avec l’environnement. Ce qui se passe à l’intérieur du tuyau n’a aucun rapport avec l’extérieur, les lois peuvent y être tout à fait différentes. Autrement dit, le tuyau a le projet de se substituer à l’environnement.
3 À partir de là, on a trois scénarios.
- Premier cas, normal : la circulation est fluide, tout va bien.
- Deuxième cas : ça ralentit, il y a des bouchons. Éventuellement, ça ralentit tellement que l’on n’avance plus, et là, la promesse d’aller de A à B devient incertaine.
- Troisième cas, l’accident : il y a une fuite, le contenu du tuyau va dans l’environnement, ou bien c’est l’environnement qui rentre dans le tuyau, et évidemment, c’est tout de suite beaucoup plus grave. Or qui dit tuyau, dit fuites.
4D’où une deuxième proposition : l’existence et les conséquences des fuites sont l’un des principaux angles morts de notre vision commune du numérique. Bien qu’il nous plonge dans un monde qui fuit, le numérique se présente comme lisse, étanche et fulgurant, et il bouleverse nos représentations : il signe la fin du monde vu comme stock, et claironne l’établissement définitif du monde à vivre comme flux. La loi elle-même passe progressivement de l’état de stock à l’état de flux, et pour répondre toujours mieux aux exigences législatives fluctuantes du monde datacentré, on légifère volontiers par des normes – les « normes » et leurs fatales « évolutions », lesquelles sont toujours déjà dans les tuyaux.
5Les tuyaux sont donc à l’honneur. Ils permettent de fluidifier jusqu’aux lois, mais plus couramment de faire circuler des matières, des biens, des personnes, des datas, et de l’argent.
6Les tuyaux ne fonctionnent pas seuls. Le tableau apparaît ici comme le partenaire technique indissociable du tuyau, son binôme. C’est ensemble qu’ils ont mis fin au stock : il faut le tableur pour gérer les flux des tuyaux, de même qu’il faut les tuyaux pour alimenter les tableaux du tableur. Networking et databanking ; tuyaux et tableaux. Le reste n’a plus qu’une réalité très secondaire.
7Évidemment, pour obtenir un schéma plus complet, on devrait ajouter : tableaux, tuyaux et mines, puisqu’à un moment ou à un autre, il faut tout de même extraire du minerai si l’on veut que quelque chose circule dans les tuyaux. Mais cet aspect est de préférence occulté. L’existence et les conditions de travail dans les mines sont l’un de principaux angles morts de notre vision commune du numérique. De la même façon est niée, à l’autre extrémité, l’existence et les problèmes de traitement posés par toute la crasse et toute la pollution qu’engendrent nos élégants tableaux et tuyaux – la pollution à la sortie des tuyaux : autre angle mort du numérique. Pareil pour les fuites. Donc, on ne dira pas : mines, tuyaux et tableaux, fuites et pollution, etc. Mais on dira : Tuyaux & Tableaux.
8Tuyaux & Tableaux organisent une représentation du monde en split screen de différents flux, dans laquelle le dispositif de communication est central. Cela se manifeste très concrètement lorsque nous participons à une visio-conférence : sur notre écran, un tableau présente dans des cases les flux des différents intervenants. La visio-conférence nous donne ainsi l’occasion de ressentir de l’intérieur – et physiquement ! – ce dispositif de Tuyaux & Tableaux, et d’éprouver ses limites. Des échanges multiples et mondialisés ont lieu. Cependant, réduite à des flux, la présence de chacun est diminuée. Elle en devient hypothétique. Les autres participant·es sont des images cliquables. Nous nous devons nous aussi d’être cliquables. Comme nous nous sentons lourd·es, engoncé·es dans tout le stock qui nous entoure et nous constitue.
Auteur
Fait des films de fiction et des performances conférences. Il a publié L’échelle 1 : 1, pour les performances conférences et autres live, un livre qui mélange théorie et petites histoires, et expose tout en la pratiquant une démarche artistique jouable dans un monde ravalé par l’informatique en réseau.
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