Sousveillance
p. 351-353
Texte intégral
1Le terme sousveillance a été mobilisé par quelques auteurs pour faire apparaître deux angles morts très différents des discours généralement tenus sur la surveillance à laquelle nous soumettent les appareillages du numérique ubiquitaire.
2Dominique Quessada proposait en 2010 le néologisme sousveillance pour sortir du paradigme optique qui nous pousse à concevoir la surveillance en termes de visibilité : « Surveiller, c’est observer : porter les yeux sur quelque chose avec vigilance. Surveiller, juger, punir, avant tout, c’est regarder. » Or :
la surveillance globale contemporaine a cessé d’être bâtie centralement autour du modèle du regard et de la visibilité : elle ne relève plus du fait de regarder ou de voir, ni même de celui d’être vu. L’invisibilité est le trait qui la caractérise massivement : le « surveillant » (qui n’existe plus en tant qu’entité individualisée) et le surveillé (qui n’existe plus en tant que tel, en tant qu’« anormal » isolé, surveillé ou surveillable) sont invisibles, tout autant que le dispositif de surveillance lui-même (composé de l’entrecroisement de multiples techniques). […] Cette sousveillance qui échappe en grande partie au scopique pour rentrer dans l’ordre invisible du computationnel, y compris lorsqu’il s’agit de vidéosurveillance, n’a pas besoin d’yeux, ouverts ou fermés. Cette modalité de la surveillance est littéralement aveugle. Dans son aveuglement hypervigilant, par sa cécité qui autorise une hyperconvivialité invasive et indiscrète, elle sous-veille, de ne plus avoir besoin d’yeux.
La sousveillance est un dépassement de la surveillance en ce qu’elle est légère, discrète, immatérielle et omniprésente. Le « sous » de sousveillance en désigne le côté plus insidieux, l’action de quelque chose qui travaille « par en dessous ». Les bases de données composent le cœur de ce système, et il faut entendre le mot dans toute sa littéralité : une « base », par définition, est toujours située « sous ». C’est ainsi que cette veille sans regard – donc virtuellement sans point aveugle – peut mieux capter ce que la surveillance classique ne pouvait que manquer de saisir. La sousveillance n’est pas « sur » – ou agissant depuis un « sur » –, elle est partout. Ça ne veille plus « sur », c’est-à-dire depuis la position surplombante et surmoïque d’un pouvoir situé « au-dessus » des sujets, mais sur le mode d’un tapis sur lequel avancent les surveillés, ou plutôt comme une tresse digitale multidimensionnelle « en » laquelle ils évoluent, disséminant eux-mêmes, avec une bonne volonté dont aucun pouvoir ancien n’aurait osé rêver, les traces numériques autorisant leur suivi sans rupture par des dispositifs appropriés. (2010, p. 56-57)
3Dans cette acception, la sousveillance numérique (algorithmique) se distingue d’une surveillance dont le modèle visuel relèverait de l’ère de l’analogique. Dominique Cardon (2015) a clairement expliqué par quels mécanismes opérait cette analyse computationnelle « par en dessous » qui s’exerce sur les traces laissées par nos gestes attentionnels sur Internet. Dans cette approche, surveillance et sousveillance sont aujourd’hui mises au service des pouvoirs en place, qu’il s’agisse des agences de renseignements gouvernementales ou des agences de marketing dont les plateformes tirent leurs revenus.
4Le même terme de souveillance avait toutefois été introduit en langue anglaise dans un article publié en 2003 par Steve Mann, Jason Nolan et Barry Wellman pour désigner un retournement du regard inquisitorial contre les autorités qui en sont traditionnellement l’agent. La sousveillance désigne alors un deuxième angle mort de nos hantises communes sur le panopticon numérique : la miniaturisation des appareils de capture et de communication d’images et de sons (microphones, caméras) au cours des dernières décennies permet désormais aux individus (aux multitudes d’en bas) de renverser la direction de la veille pour soumettre les dominants (situés en haut des hiérarchies de pouvoir) à une inquisition émancipatrice. La sousveillance est ainsi définie par le fait que « des individus utilisent des appareils portables pour observer les observateurs organisationnels » : « la sousveillance vise à augmenter la capacité des gens à atteindre et à collecter des données relatives à ce (ux) qui les surveille (nt) et à neutraliser leur surveillance » (Mann et al., 2003, p. 333). L’exemple pris par les auteurs de cet article de 2003 est celui de George Holliday, qui a filmé en vidéo les violences policières commises sur Rodney King le 3 mars 1991, et envoyé les images à la station de télévision KTLA. Plus proche de nous, Darnella Frazier a donné un autre exemple célèbre de sousveillance en filmant le meurtre de Georges Floyd, le 25 mai 2020, et en diffusant les images sur les réseaux sociaux. La multiplication des scandales causés par les violences policières tient sans doute en grande partie à la plus grande facilité qu’offrent les métamédias numériques portables (les smartphones) aux activités de sousveillance (voir Métamédias).
Bibliographie
Références
Cardon, D. (2015). À quoi rêvent les algorithmes ? Presses universitaires de France.
Mann, S., Nolan, J., Wellman, B. (2003). « Sousveillance : Inventing and Using Wearable Computing Devices for Data Collection in Surveillance Environments », Surveillance & Society, 1(3).
Quessada, D. (2010). « De la sousveillance », Multitudes, 40.
Sadin, É. (2009). Surveillance globale, Enquête sur les nouvelles formes de contrôle. Climats.
Auteur
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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Le Sujet Digital
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