Socialisation numérique
p. 350-351
Texte intégral
1La notion de surveillance a mauvaise presse dans les débats actuels sur le numérique. Elle suscite la hantise d’un Big Brother localisé alternativement du côté de la NSA états-unienne, des Gafam californiens ou du Parti communiste chinois, qui aurait tout pouvoir sur les individu·es en raison de sa capacité à tout savoir sur tous leurs agissements. Un angle mort de cette hantise est la nécessité, pour toutes les sociétés humaines connues à ce jour, de contenir l’erratisme potentiel des désirs individuels par le jeu de contraintes internalisées reposant le plus souvent sur le sentiment d’être exposé aux regards de la collectivité. Par des dispositifs comme les commentaires, les évaluations ou le « crédit social », les réseaux numériques reconstituent à l’échelle supra-locale les milieux de contraintes et de confiance qui étaient assurés pendant des siècles à l’échelle des villages par les phénomènes de réputation et de commérage.
2Les technologies blockchain instaurent bien des zones de confiance, en conservant des traces (en principe accessibles à tout le monde) des transactions effectuées au sein d’une communauté, mais ces zones sont strictement limitées aux domaines d’activité concernés par ces transactions. Le crédit social formalisé par les autorités chinoises, les credit reports mis en place de façon plus discrète par les banques occidentales, ou cette réalité nébuleuse à laquelle on se réfère parfois en parlant de « réputation en ligne » ont au contraire pour effet de soumettre l’ensemble de nos comportements à un tenant-lieu de regard collectif susceptible d’évaluer notre « moralité » individuelle.
3 On a sans doute raison de cultiver la plus grande méfiance envers les injustices, les biais et les hypocrisies de cette moralité (comme de tout appel à la « morale »). Cédric Durand a bien montré à quel point nos discours sur l’innovation et l’inédit absolu qu’instaurerait le numérique dissimulaient souvent la persistance de structures de domination très anciennes, dont le féodalisme offrait un modèle éclairant. Le « village global » annoncé par Marshall McLuhan à l’horizon du développement des media électroniques ressemble par davantage d’aspects qu’on ne le croit généralement au village médiéval – tyrannisé par les privilèges du seigneur local comme par le prêche du curé, ainsi que par les rumeurs des mauvaises langues à la sortie de la messe.
4Il serait toutefois sans doute trop simple de mépriser ou de disqualifier a priori la fonction socialisante de cette soumission des individus à l’instance toujours un peu fantasmée d’un regard collectif. Resitué dans les évolutions historiques des derniers siècles, le déploiement du numérique apparaît à la fois comme la conséquence et le catalyseur d’une socialisation intensifiée de nos modes d’existence, appelant à des solutions qui acceptent d’élever nos socialisations institutionnelles à la hauteur de nos interdépendances pratiques. L’angle mort de nos hantises de la surveillance pourrait bien être la vertu positive d’une certaine socialisation numérique (voir Planification).
Bibliographie
Références
Bratton, B. (2021). The Revenge of the Real. Politics for a Post-Pandemic World. Verso.
Durand, C. (2020). Technoféodalisme. Critique de l’économie numérique. La Découverte.
Auteur
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Yves Citton
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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