Smart city
p. 335-343
Texte intégral
1La smart city, traduite par « ville intelligente » en français, est une proposition industrielle formalisée au milieu des années 2000 par les grandes entreprises nord-américaines du numérique. Actant de la double révolution que connaît le monde de l’époque, à savoir la révolution urbaine des modes d’habiter et la troisième révolution industrielle marquée par le digital, le président Bill Clinton demande en 2005 à Cisco (entreprise informatique américaine spécialisée dans le matériel réseau et les serveurs) de réfléchir à une stratégie permettant de coupler urbanisation et numérisation du monde. La smart city est donc à la fois le qualificatif d’un nouvel espace économique de déploiement des capteurs et des objets connectés dits smart dans un habitat – l’urbain – devenu le milieu de vie majoritaire de la population mondiale, et un nouveau business model de fabrication et d’extraction de la valeur autour de la donnée permise par la couche numérique (digital skin) ajoutée aux infrastructures et aux espaces urbains.
2L’année 2008 est communément admise comme référence pour parler de l’émergence de la smart city en tant que modèle d’aménagement et, au-delà, de gouvernance urbaine. C’est en effet à ce moment qu’Apple commercialise son premier smartphone, l’iPhone, transformant ses usager·es en véritables capteurs mobiles. La même année, le nombre d’urbains dépasse pour la première fois dans l’histoire de l’humanité celui de ruraux ; et le nombre d’objets connectés à Internet dépasse celui des êtres humain·es. Enfin, la crise économique et financière liée aux subprimes, dont la composante est essentiellement suburbaine, ouvre une fenêtre d’opportunité et conduit à repenser l’accumulation capitalistique à partir d’une réflexion nouvelle sur la donnée, en particulier le big data. L’emploi récent du terme renvoie à un volume particulièrement vaste de données numériques basiques, simples et strictement identiques de nature mais dont les expressions varient marginalement. Un exemple en serait l’ensemble des validations des voyageurs à l’entrée et à la sortie d’un réseau de métro dont la seule variation constitue l’heure de fréquentation et, éventuellement, le tarif d’application. Au regard du contexte inédit de 2008, ce n’est donc pas un hasard si IBM annonce son programme Smarter city justement cette année-là, trois ans après l’initiative de Cisco.
3Dans les diverses propositions industrielles de smart city issues des géants de la tech, la ville devient un immense dispositif, au sens foucaldien du terme, de fabrique et d’émission de données – ce qui suppose au préalable de l’équiper de capteurs divers qui puissent les générer en continu. La peau analogique de l’urbain se double alors progressivement d’une peau numérique dont les angles morts constituent surtout les zones non couvertes par la dissémination de capteurs digitaux de sons, odeurs, mouvements, pression, lumière, usages (les fameux bips à l’entrée des métros par exemple) et autres.
4 Au cours des années 2010, un nombre toujours croissant de municipalités et d’acteurs ont adopté une stratégie se réclamant de la smart city. En Europe, l’un des pionniers a été Barcelone. En France, le palmarès de tête est occupé par Lyon et son démonstrateur Smart community développé en partenariat avec le Japon, Dijon et son centre de commande porté par un consortium public-privé français, et Nice avec son Smart City Innovation Center aménagé par un groupement privé mené par IBM. Le phénomène n’est pas propre à l’Amérique du Nord ou à l’Europe, et la plupart des grandes métropoles mondiales ont mis au point des politiques urbaines ayant recours à une grammaire du smart. En Asie, la Corée du Sud lance son programme U-cities (pour Ubiquitous city) en 2007, qu’elle rebaptise smart cities en 2018 ; le Japon initie son programme de smart communities en 2010 ; l’Inde annonce son programme de cent smart cities en 2015, si bien que les angles morts géographiques de la diffusion mondiale du modèle sont peu nombreux, voire concernent surtout les villes d’une poignée de pays en voie de développement.
5En réaction à cette prolifération, un travail de taxonomie et de définition a été entrepris par le monde académique. La traduction française de « ville intelligente » a à ce titre fait fallacieusement couler beaucoup d’encre quant à savoir ce qui était intelligent (les capteurs ? les logiciels ? les dispositifs ? les territoires ? les usager·es ? les gouvernant·es ?), alors que la traduction cache en vérité un anglicisme : l’« intelligence » en anglais renvoie à une activité de collecte d’informations et de données – comme dans l’acronyme de la CIA (Central Intelligence Agency), l’agence de renseignement américaine. La ville intelligente n’est pas une ville douée de cognition, mais un espace dans lequel les infrastructures techniques récoltent de l’information via leurs capteurs numériques, et participent à sa centralisation, à son analyse et à son traitement par des expert·es : les data scientists et autres ingénieur·es informatiques du panoptique digital. La smart city est donc bien un dispositif de production et de gestion de données numériques dont le but est de maximiser l’état des connaissances des systèmes et des espaces urbains qu’ils supportent, et, au-delà, d’en faciliter la gestion, la gouvernance, et l’exploitation marchande limitées à un nombre restreint d’acteurs et d’intermédiaires. Le dispositif est de ce fait à la fois technique, politique et économique : son ambition est totalisante ; son potentiel, totalitaire – angle mort autrement philosophique de ses concepteur·rices présenté·es mensongèrement comme apolitiques.
6Cette vision techniciste et institutionnelle de la smart city la présente comme un moyen de rationalisation de l’urbain et de sa gestion, avatar à ce titre des imaginaires cybernétiques hérités des années 1960-1970. Elle ne rend toutefois pas justice à la grande diversité des expérimentations et des régimes de déploiement du numérique dans les espaces et les systèmes techniques urbains. Bien loin, par exemple, de la vision techniciste proposée par la cybernétique, les tenants d’une sociologie des sciences et des techniques considèrent que la smart city résulterait plutôt d’une réaction pragmatique à un mouvement de complexification de la gouvernance des villes née des effets non maîtrisés de la diffusion du numérique et de ses usages.
7Dans le champ de la philosophie politique, une autre approche plus centrée sur les habitant·es tend quant à elle à considérer la smart city comme le lieu de renouvellement de la démocratie, via notamment le recours croissant aux civic tech et plus largement aux dispositifs participatifs rendus possibles par les outils numériques, dont l’objectif affiché est de renforcer le lien démocratique entre habitant·es et pouvoirs publics. De nombreuses autres approches existent.
8La diversité des perspectives et des modèles de smart cities est proportionnelle à celle des régimes de déploiement du numérique dans les espaces urbains, imputable à la diversité même des acteurs impliqués, en outre de plus en plus nombreux. On peut regrouper en quatre catégories ces nouveaux entrants de la fabrique urbaine appartenant à la famille hétérogène du digital :
- les industriels du numérique tels qu’Apple, Samsung ou Toshiba ;
- les fabricants de logiciels à l’image de Microsoft, Cisco ou IBM ;
- les géants d’Internet comme Google ;
- les plateformes de type Uber ou Airbnb, très souvent disponibles sous la forme d’applications pour smartphones.
9 Derniers arrivés dans le secteur autrefois restreint de la fabrique urbaine, ces acteurs interviennent selon des modèles économiques et avec des postures politiques très différents les uns des autres.
10Les industriels du numérique comme Toshiba ou Samsung fournissent l’essentiel des capteurs et des objets connectés, dont les smartphones. Ce sont eux qui équipent la peau digitale des espaces et des infrastructures urbaines, et sont responsables de la datafication de la ville, en particulier via la genèse du big data. Leur business model est hybride : il repose sur le profit marginal issu de la vente des capteurs et smart devices, mais aussi sur la rente, contractualisée sous forme d’abonnements, qui tend à réduire le profit marginal en point de vente à une valeur symbolique – selon le principe du téléphone portable à un euro, sous condition d’un engagement forfaitaire de 12, 24 ou 36 mois, ici appliqué à l’exploitation des données numériques de la smart city.
11Les fabricants de logiciels comme IBM se présentent comme des pourvoyeurs de solutions techniques et managériales. Ils conçoivent les villes comme des métasystèmes techniques (systèmes de systèmes) rationalisables et optimisables. Le profit se fait lui aussi selon une logique d’abonnement : la rémunération est fondée en grande partie sur la promesse de rationalisation de l’urbain via la vente d’expertise, de consulting, de conseil, de support et de logiciels numériques sensés participer de l’optimisation sociotechniques des réseaux.
12Les géants d’Internet comme Google se positionnent surtout comme des intégrateurs urbains, dans une perspective communicationnelle à cheval entre la fabrique physique de la ville (l’aménagement pur) et la fabrique de la donnée (sa datafication), principale promesse de rentabilité. Leur enjeu est de remontrer progressivement les chaînes de valeur urbaines à partir de la production de données, en promouvant la dimension informationnelle et communicationnelle des espaces urbains présentée comme fournissant des services devenus essentiels au bon fonctionnement des villes.
13Enfin, les plateformes numériques investissent l’urbain via la récupération des fonctions d’intermédiation de l’économie des services. La plupart du temps, elles se positionnent comme des interfaces entre une demande et une offre hétérogènes disjointes, difficilement coordonnées (ou prétendument). C’est le cas d’Airbnb qui met en relation des propriétaires de logements temporaires et des touristes, ou d’Uber qui met en relation des chauffeur·ses avec des passager·es. Les plateformes jouent un rôle fondamentalement politique dans le sens où elles transforment la régulation d’activités économiques souvent protégées (comme les taxis) en s’appuyant sur des lacunes, des angles morts ou des incohérences juridiques (comme le statut des chauffeur·ses de VTC, qui ne seraient ainsi pas considéré·es comme des employé·es de la plateforme).
14Historiquement, l’arrivée de ces quatre types d’acteurs dans le champ de la fabrique et de la gouvernance urbaines n’est pas simultanée. La smart city est ainsi d’abord formalisée par les fabricants de logiciels comme IBM, à une époque où ces derniers externalisent leurs activités de fabrication de matériel informatique, devenant de pures entreprises de services. La généralisation des smartphones propulse les plateformes numériques dans le champ de l’urbain, avec des conséquences politiques et sociales mais aussi urbanistiques majeures : les chauffeur·ses Uber ont-iels accès aux voies de bus alors que la plateforme ne contribue pas à l’impôt qui en permet l’aménagement ? Les angles morts juridiques de ce type sont innombrables et assurent la prospérité, parfois temporaire, des plateformes. Les industriels du numérique sont présents eux aussi dès le départ, dans une perspective d’abord purement ingénieuriale avant qu’un certain nombre d’entreprises comme Toshiba ne développent des visions plus sociétales des smart cities qu’elles contribuent à équiper.
15Enfin, les géants d’Internet ne pénètrent le champ de l’urbain qu’avec le déploiement de la 4G au milieu des années 2010 et l’arrivée à maturité de leurs réflexions sur l’approche communicationnelle et informationnelle de la ville consécutivement à l’évolution du Net, depuis le Web 2.0 (dit Web social) au Web 3.0 (ou the Internet of things/l’Internet des objets). De cette mutation découlent des propositions urbaines comme celle de Waterfront Toronto, présentée par Sidewalks Lab (filiale d’Alphabet, la maison-mère de Google), finalement refusée au tournant des années 2020 après de nombreuses péripéties politiques qui en disent long sur la place qu’ambitionnent de prendre les acteurs du numérique dans la fabrique et la gouvernance des villes.
16Les angles morts juridiques dans lesquels s’engouffrent ces acteurs s’expliquent en partie par le décalage qui existe entre les vitesses d’innovation de l’industrie et la capacité de la nébuleuse du droit à en intégrer la régulation dans ses corpus, son arsenal juridique et sa jurisprudence. Trois grandes temporalités dont les cycles asynchrones se rencontrent dans les années 2000-2010 expliquent l’irruption des acteurs du numérique dans le champ impréparé de la fabrique et de la gouvernance urbaines.
17La première temporalité, d’ampleur moyenne, s’étend sur quarante ans. Elle résulte d’une complexification de la gouvernance urbaine à la suite de l’arrivée de nouveaux acteurs privés en trois vagues distinctes imputables à un programme politique de néo-libéralisation et de privatisation croissante de l’aménagement. Ce programme a débuté dans les années 1980 avec la dérégulation financière impulsée par Reagan aux États-Unis, Thatcher au Royaume-Uni et Nakasone au Japon (les trois principaux pays de la triade de l’époque), qui a conduit à faire entrer dans la fabrique des villes une première vague de nouveaux acteurs issus du monde de la finance : les foncières cotées, les fonds d’investissement, les grandes banques et assurances, les fonds de pension. Dans les années 1990, une deuxième vague de nouveaux entrants portée par les grands sommets mondiaux sur le climat et l’environnement renforce la place des acteurs de la durabilité dans le jeu des négociations urbaines. C’est donc sans surprise que la révolution industrielle des télécommunications et de l’économie digitale conduise dans les années 2000 à une troisième vague de nouveaux acteurs issus du numérique, avec une bascule du pouvoir des acteurs traditionnels de la ville analogique (les acteurs du bâti et des flux : immobiliers, équipementiers) à ceux de son jumeau numérique.
18Cette temporalité d’arrivée dans le champ de la fabrique urbaine d’acteurs privés en trois vagues (finance, durabilité, numérique) se double d’une temporalité d’ampleur à peu près similaire d’autonomisation des acteurs du numérique. En France, cette chronologie parallèle débute dans les années 1960 lorsque l’intention du général de Gaulle de doter le pays de supercalculateurs et d’une industrie informatique nationale capable de concurrencer IBM conduit au plan Calcul de 1966. Porté par Michel Debré, il s’est avéré infructueux quant à ses ambitions initiales mais ses conséquences indirectes ont été d’équiper les collectivités territoriales et les administrations publiques en outils informatiques, et donc de faire émerger en leur sein des services et régies informatiques. Or, avec la vague de néo-libéralisation et de privatisation des années 1980, ces services ont progressivement été externalisés et privatisés en régies autonomes, conduisant à ce que la sphère du privé non seulement assure la capacité industrielle mais aussi absorbe la gestion et la gouvernance de l’informatique et du numérique.
19Cette privatisation est un enjeu clé en particulier dans la maîtrise des systèmes d’information urbains, que l’informatique tend à centraliser et dé-siloter au moment où les réformes néolibérales tendent à en sous-traiter l’exploitation aux régies privées. Vingt ans plus tard, l’arrivée à maturité des acteurs et des régies numériques, couplée à l’externalisation du numérique de la sphère professionnelle (l’ordinateur de bureau) et de celle de la vie privée (PC familial puis smartphone et objets connectés) explique l’ampleur que prend le déploiement des technologies digitales dans les espaces urbains, mais aussi le poids des acteurs privés du numérique dans leur gouvernance. L’une des traductions les plus visibles de ce phénomène est la numérisation par des régies privées des systèmes d’information urbains mis à disposition des habitant·es-citoyen·nes via des plateformes de consultation en temps réel, souvent sur commande publique.
20Enfin, de façon plus générale, l’ampleur que prend l’impact de la révolution industrielle du numérique et les acteurs qui en sont issus rencontrent un écho historique de plus long terme qui vient confirmer la sensibilité de l’aménagement et du gouvernement de l’urbain aux grandes mutations des systèmes productifs depuis au moins les deux derniers siècles. Au xixe siècle, une première étape des relations capital-urbanisation avait été franchie par le Second Empire lorsque Napoléon III avait demandé au baron Haussmann de trouver, par l’aménagement du centre de Paris, un débouché au surplus de main d’œuvre et de capital disponible hérité de la révolution agricole et de la première révolution industrielle, initiant une stratégie d’économie politique inédite dans laquelle l’investissement urbain constitue un déversoir aux surplus du circuit primaire de circulation du capital que sont les systèmes productifs. Cette posture est réutilisée dans les années 1930 par l’urbaniste Robert Moses qui convainc les pouvoirs publics new-yorkais d’investir les capitaux et la main-d’œuvre surnuméraires issus de la deuxième révolution industrielle dans la construction de ce que l’on peut appeler la ville fordiste : à savoir, les suburbs nord-américaines, aménagées pour la voiture et grâce à la voiture, selon des procédés industriels fordistes de duplication à grande échelle de formes urbaines identiques dont seul le placage superficiel varie marginalement – selon la logique de production des voitures Ford. Avec la smart city et le déploiement du numérique dans les espaces urbains, on retrouve ces relations étroites entre révolution industrielle, transformation des capitalismes avec l’apparition de nouveaux acteurs, inflexion des régimes de gouvernance des villes qui en résulte, et mutation des dynamiques d’aménagement urbain. Les bouleversements de gouvernance que connaissent les villes à l’heure de « l’intelligence » digitale correspondent ainsi aux conséquences d’une économie politique urbaine finalement classique, dont le modèle remonte à la première révolution industrielle du xixe siècle, et qui fait de l’aménagement urbain le déversoir au surplus des systèmes productifs.
Bibliographie
Références
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Auteur
-
Raphaël Languillon-Aussel
Docteur et agrégé de géographie, spécialiste en études urbaines. Il a enseigné à l’université Lyon 2, à l’université de Genève et se trouve actuellement pensionnaire de la Maison franco-japonaise et chercheur à l’Institut français de recherche sur le Japon.
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Le Sujet Digital
Claire Larsonneur, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et al. (dir.) Stéphane Vanderhaeghe, Géraldine Bertres, Hélène Soldano et al. (trad.)
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