Récursivité
p. 325-327
Texte intégral
1En ayant pris l’habitude de concevoir le numérique en termes d’innovation (nouvelles technologies, nouveaux media) et d’information (informatique), notre imaginaire commun tend à laisser dans un angle mort une dimension fondamentale des processus qui commandent désormais l’organisation de notre monde connecté par des appareils électroniques : la récursivité, que l’on voit aussi désignée parfois en termes de feedback, de rétroaction, de bootstrapping ou de bouclage, et que l’on pourrait définir comme une capacité d’auto-itération permettant à une forme apparemment arbitraire de s’imposer dans un certain domaine de réalité comme un attracteur dynamique, par une logique de frayage, par prophétie auto-réalisatrice ou par principe de cause formelle.
2Au cœur des dynamiques psychiques individuelles (théorisées par Sigmund Freud sous le terme de Bahnung), comme au cœur des dynamiques de formation des goûts et des opinions collectives qui structurent nos conversations par l’intermédiaire des réseaux sociaux et des médias de masse, on trouve un même processus de frayage progressif dont la puissance repose sur la répétition. On peut l’illustrer par l’analogie de la formation de chemin dans un paysage fraîchement enneigé : si quelques traces ont déjà été faites par des pas précédents, la plupart des voyageur·ses suivant·es auront spontanément tendance à marcher selon les trajectoires déjà tracées. Même si, dans l’absolu, contourner un arbre par la gauche ou par la droite est indifférent et même si la distribution des trajectoires pourrait s’équilibrer à 50 %, le fait qu’un·e premier·e marcheur·se ait choisi le côté droit induit le fait que la plupart des contournements ultérieurs suivront ses traces. Les chemins déjà frayés opèrent comme des « attracteurs » des cheminements ultérieurs.
3On comprend que les phénomènes de récursivité sont intimement liés à la capacité des media numériques de collecter, de computer et de diffuser les traces de nos gestes attentionnels. Plus quelque chose aura été précédemment vu, lu, écouté et/ou liké, plus haut il sera placé dans les classements qui le proposeront aux internautes suivant·es, et donc plus il aura de chances d’être davantage consulté (et apprécié).
4Dans quelques textes assez énigmatiques, Marshall McLuhan rapprochait ces phénomènes de la notion de cause formelle chez Aristote – notion dont on pourrait soutenir qu’elle a toujours été l’angle mort de sa doctrine des quatre causes. On peut facilement se faire une idée de la cause matérielle (le marbre dont est faite la statue du Roi), de la cause motrice (l’énergie physique du sculpteur qui burine le marbre) et de la cause finale (le désir du Roi d’être révéré, la perspective pour le sculpteur d’obtenir une pension royale). La notion de cause formelle reste assez mystérieuse jusqu’à ce que l’on l’identifie à l’attracteur des processus de frayage par récursivité : comme les chemins tracés dans la neige, les formes que nous avons en tête (pour décider si la statue est belle, si le Roi est majestueux, si le pli de son habit est bien rendu) dépendent en grande partie des formes précédentes qui se sont imprimées en nous par répétition avec pour résultat d’y tracer certaines attentes.
5 Une meilleure prise en compte du rôle de ces dynamiques de récursivité dans la composition de notre monde numérisé conduit à au moins deux formes de prudence et d’émancipation. D’une part, cela aide à sortir les questions considérées comme « esthétiques » du rôle secondaire et marginal qui leur est généralement attribué aujourd’hui. Les « questions de forme » ne relèvent pas (seulement) d’un souci d’embellissement qui viendrait après coup apposer un verni (potentiellement superflu) de plaisir sur des nécessités fonctionnelles plus profondes et plus décisives. Ces questions de formes décident souvent des trajectoires empruntées par le développement des fonctions mêmes que nous considérons comme nécessaires.
6Une meilleure prise en compte des dynamiques de récursivité aide aussi, d’autre part, à mesurer le caractère contingent de certaines de nos évolutions sociales, et à susciter (idéalement de façon préventive) des alternatives à des chemins dont on peut craindre qu’ils nous emmènent sur de mauvaises pentes (voir Effet de réseau). Cela nous invite surtout à mieux mesurer l’impact (souvent décisif) de la collecte, de l’affichage et de la diffusion de nos traces attentionnelles, à mieux en comprendre les effets, et à mieux en réguler l’exploitation.
Bibliographie
Références
Bardini, T. (2000). Bootstrapping : Douglas Engelbart, Coevolution, and the Origins of Personal Computing. Stanford University Press.
McLuhan, M. (2011). Media and Formal Cause. NeoPoiesis.
Auteur
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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