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Anthropologie des abris de loisirs

 | 
Gilles Raveneau
, 
Olivier Sirost

Dispositifs pédagogiques et sociaux du temps libre

Quand l’abri de jardin devient un élément de construction identitaire pour le jardinier !

Stéphanie Laurent

Texte intégral

1Dans le cadre de mon travail de recherche, j’ai eu l’occasion jusqu’à présent de visiter une quinzaine de sites de jardins familiaux gérés de trois façons : certains sites sont affiliés à la Fédération Nationale des Jardins Familiaux et Collectifs, d’autres sont dirigés par des municipalités et enfin, ils peuvent être animés par des associations loi 1901. Dans tous les cas, l’objectif reste le même : toutes ces structures accordent une grande importance au bien-être des jardiniers et à la place de l’abri de jardin que ces derniers lui accordent.

2Ainsi, lorsque nous voulons comprendre la place que peut occuper un abri de loisirs dans la vie quotidienne des individus, nos pensées se dirigent vers les abris de jardin puisqu’ils représentent un endroit important dans notre lieu d’habitation. Nous n’en installons pas par hasard, cette communication tentera de montrer que la création d’un abri de jardin au sein des lotissements de jardins familiaux répond à un besoin personnel d’identification à un groupe particulier : celui des jardiniers.

3La cabane de jardin répond à deux principes : premièrement, celui de se construire une identité sociale particulière, l’individu devient progressivement jardinier. Ensuite, elle répond à l’importance pour chacun d’entre nous d’opérer une séparation entre la sphère publique, partagée et la sphère privée où les jardiniers se retrouvent dans un espace intime, un second « chez-soi ».

La naissance des jardins ouvriers

Leurs objectifs

4Aujourd’hui, le Code Rural les définit comme étant « des terrains divisés en parcelles, lesquelles sont affectées à des particuliers en y pratiquant le jardinage pour leurs propres besoins et ceux de leur famille, à l’exclusion de tout usage commercial ».

  • 1 Mayeur Jean-Marie, Un Prêtre démocrate, l’abbé Lemire. 1853-1928, Paris, Casterman, 1968, p. 15.

5Autrefois nommés « jardins ouvriers », les jardins familiaux ont été créés et développés grâce aux actions de l’abbé Lemire au xixe siècle, qualifié d’« apôtre du coin de terre1 ». Lors de ses nombreuses visites chez ses fidèles, il constata très rapidement que certaines classes sociales supportaient à la fois des conditions de travail difficiles mais aussi vivaient dans des logements insalubres, n’avaient pas les moyens de se nourrir suffisamment. Appartenant au courant du catholicisme social, cet abbé prône la résolution de la question sociale issue de l’industrialisation. Pour avoir plus de poids institutionnel, il décide de créer la Ligue du Coin de Terre et du Foyer en 1896, l’objectif était de permettre aux membres des classes sociales les plus modestes qui le désiraient de cultiver une parcelle de terre. Le jardin permettait non pas seulement de subvenir aux besoins alimentaires de la famille mais surtout, il permettait à la classe ouvrière de découvrir une nouvelle façon de vivre, de nouvelles valeurs qui étaient inculquées par les classes sociales dirigeantes de l’époque. L’idéologie terrianiste mettait en avant l’idée selon laquelle la culture de la terre possédait une dimension salvatrice, thérapeutique : le jardinier profite du plein air, trouve un loisir épanouissant et valorisant, sa famille se solidifie, se consolide par le biais de cette pratique culturelle. L’abbé Lemire a donc prôné, tout au long de sa vie, les bienfaits de l’attachement et de la culture de la terre qui pouvaient améliorer la vie quotidienne de ceux qui en avaient le plus besoin. Le lien entre l’homme et la terre est ce qui le sauvera des maux qui le secouent. Une citation de l’abbé Lemire résume très bien cette théorie terrianiste et l’objectif des jardins ouvriers :

Enraciner les Français à la terre, si bienfaisante à la famille humaine, arracher les ouvriers au prolétariat qui les guette et les pourrit.

6Nous repérons bien ici l’influence qu’a pu exercer l’ouvre de Frédéric Le Play (1878) qui considérait que la solidité et la moralité d’une société passent par la moralité de l’ensemble des classes sociales et pour cela différents moyens doivent être engagés dont l’accession à la propriété et la culture d’un jardinet attenant.

7Le jardin ouvrier fut donc envisagé, dès sa création au xixe siècle, comme un loisir sain, voire même d’encadrement qui permettait aux individus de se créer une identité sociale et personnelle positive :

  • 2 Huguier-Truelle, Les Jardins ouvriers. Leur but : reconstitution de la famille, amour du foyer, lut (...)

Les jardins ouvriers sont une ouvre de préservation et de relèvement : ouvre de préservation, car elle ne doit pas pourvoir unique- ment aux besoins actuels et physiques de l’indigent, elle doit le préserver d’une plus grande misère matérielle, comme de la détresse morale à laquelle l’achemine sa pauvreté présente ; ouvre de relèvement, car elle doit relever le niveau moral du malheureux qu’elle secourt et tendre à le replacer dans un niveau moral supérieur à celui dans lequel il est tombé ; d’où la nécessité de refuser, en dehors des cas urgents, des secours qui encouragent la paresse et la mendicité professionnelle et de les remplacer par des secours en travail. […] Le jardin ouvrier, un des remèdes les plus sûrs contre la démoralisation du foyer, développe chez l’ouvrier l’esprit d’initiative en lui laissant la liberté d’aménager son jardin à sa guise, de cultiver les légumes qu’il préfère2.

8En 1976, pensant que le terme de « jardin ouvrier » ne correspondait plus à la réalité et que la population concernée avait évolué, la Ligue a remplacé le terme de « jardin ouvrier » par celui de « jardin familial » qui cadrait plus avec les objectifs prônés par la Ligue : la pratique du jardinage doit servir à la famille, à la consolider. Les effets bénéfiques ne doivent plus seulement concerner uniquement la classe ouvrière mais d’autres catégories sociales aux revenus plus importants. De la même façon, la Ligue du Coin de Terre et du Foyer change d’appellation et se nomme désormais la Fédération Nationale des Jardins Familiaux.

9La F. N. J. F. avance plusieurs arguments concernant les bienfaits des jardins familiaux pour les jardiniers et leur famille. Dans une de ses brochures explicatives intitulée Le Rôle primordial des jardins familiaux au xxie siècle, nous pouvons lire :

  • 3 Brochure diffusée par la Fédération Nationale des Jardins Familiaux et Collectifs.

Havre de paix, lieux de loisirs et de détente, lien social pour les habitants des cités, bouée d’oxygène au sein des agglomérations denses et polluées, les jardins familiaux offrent aux familles, souvent d’origine modeste, la possibilité de consommer des légumes frais et de parvenir à une certaine forme d’autosuffisance alimentaire. Parallèlement à cet apport économique non négligeable, la gestion associative des jardins familiaux développe et favorise la convivialité, la solidarité, l’esprit d’équipe, le respect des autres, les contacts et les échanges entre les jardiniers ; ce qui n’est pas souvent le cas dans ces grands ensembles d’habitat collectif3.

L’abri des jardins familiaux

10Plusieurs éléments sont importants au sein d’une parcelle de jardin ouvrier, mais le symbole le plus fort est, sans conteste, son abri. Que celui-ci soit fait de bois ou de tôle, il ne constitue pas seulement le lieu où le jardinier dépose ses outils de jardinage, s’abrite des intempéries mais il représente, et ce d’un point de vue sociologique, un vecteur de l’appropriation personnelle de ce territoire particulier qu’est le jardin. D’ailleurs, l’abbé Lemire le comparait volontiers à une maison secondaire, à un lieu de repos et un élément favorisant la consolidation du lien familial. Il souhaitait ardemment que chaque jardinier en prenne conscience car la cabane de jardin symbolisait, selon lui, l’identité même du jardinier et de sa famille, l’emblème indéniable et impérissable du jardin ouvrier.

11De nombreux ouvrages sont consacrés à l’aspect symbolique de ce type de construction. Pour ne citer que quelques illustrations de ces ouvrages parmi d’autres :

  • 4 Bouquin Edith-Claude, « Les abris de jardin », in Cabedoce Béatrice & Pierson Philippe, Cent ans d’ (...)

L’abri fait partie de la notion de jardin ouvrier. Il symbolise la maison de rêves, modeste certes, dans un coin de paradis, mais à la portée de tous. L’abbé Lemire, qui avait coutume d’appeler cette construction « tonnelle », souhaitait qu’elle soit tout à la fois création du jardinier, remise à outils et domaine de la famille venue se détendre au jardin4.

  • 5 Nom donné à l’abri de jardin par l’abbé Lemire.

12Dans l’ouvrage de Jean-Max Tixier (2004), de nombreux passages illustrent les aspects symboliques du cabanon marseillais et même si nous ne pouvons pas comparer architecturalement le cabanon de Marseille à la gloriette5 des jardins ouvriers, nous découvrons à nouveau son importance :

[…] le cabanon est une construction modeste où les familles populaires se réunissent le dimanche et les mois d’été. Il dégage un art de vivre fait de nonchalance, de simplicité, de bonne humeur et d’amour de la nature.

  • 6 Ballange Ruth et Guy, Des Jardiniers, hors la ville, dans la cité ?, Paris, Linteau, 1999, p. 11.

13En 1913, Jules Huret6, journaliste au Figaro et auteur de récits de voyages décrira l’abri de jardin comme étant la « villégiature des ouvriers ».

14L’abri est donc un élément primordial et ce, pour deux raisons principales : premièrement, il est un miroir des compétences du jardinierleurbricoleur ; deuxièmement, il symbolise le centre de la vie de famille quand celleci vient rejoindre le jardinier et s’y installe pour y partager un moment, un repas. C’est donc un lieu d’unification de la famille, de convivialité : il n’est pas rare de constater que les jardiniers se rendent visite entre eux, s’installent à table et entament une longue conversation sur leurs jardins respectifs. Cette situation n’est pourtant pas universelle. En visitant une structure, je me suis aperçue que les jardiniers n’avaient pas l’autorisation de se regrouper pour parler, il n’y avait pas de table, pas de chaises, ni de bancs ; il n’y avait d’ailleurs pas d’abris, les jardiniers rangeaient leurs outils dans des casiers. La question qui se pose par rapport à ce cas de figure est de savoir jusqu’à quel point ces jardiniers pouvaient-ils avoir le sentiment de posséder leur jardin ? En avaient-ils la possibilité ?

L’appropriation de l’espace grâce à l’abri de jardin, se construire son nid

Habiter son espace de vie

15Le développement du sentiment de possession est primordial pour que le jardinier puisse avoir la possibilité de s’épanouir au sein de sa parcelle, pour qu’il ait envie de jardiner, de cultiver la terre. Le jardinier doit donc se sentir aussi bien au sein de sa parcelle qu’au sein de son logement. Le jardinier ne s’installera durablement au sein de son nouveau territoire qu’à une seule condition : celle de s’approprier cet espace. L’installation d’un abri de jardin et sa décoration sont les étapes nécessaires à cette appropriation de cet espace. La psychologie sociale de l’espace a montré cette influence de l’espace concernant la vie quotidienne des individus. Gustave-Nicolas Fischer démontre que la relation entre l’espace et les individus est une construction sociale, c’est-à-dire que le territoire, l’espace dépend de leurs représentations, de leurs attentes, de leurs désirs :

  • 7 Fischer Gustave-Nicolas, La Psychosociologie de l’espace, Paris, PUF, 1981, p. 30.

[…] l’homme organise et produit son milieu en fonction de multiples facteurs d’éducation, de conditionnement, de normes sociales et économiques qui constituent autant de valeurs inscrites dans l’espace ; à son tour, l’environnement exerce une influence sur le comportement humain7.

  • 8 Predine Éric, Jardins Ouvriers. L’Art et la manière, Maison Rustique, 1998, p 25. Je rappelle que c (...)

16L’espace peut ainsi être compris comme étant un support à l’expression de certaines attitudes sociales ; ainsi, dans le territoire particulier qu’est le jardin, certaines peuvent être décelées. La première, celle qui me semble la plus importante, est celle de s’approprier personnellement son territoire : les jardiniers veulent organiser eux-mêmes leur jardin pour qu’ils puissent avoir le sentiment de posséder leur terre. En l’aménageant de sorte à s’y sentir bien, le jardin devient un autre lieu en dehors du logement où le jardinier pourra être à l’aise, c’est une autre sphère personnelle qui sera créée. Cette organisation individuelle permet un investissement psychologique et symbolique du territoire par le jardinier car il n’est plus neutre, plus vide de sens, le jardinier a entamé ce processus d’appropriation du jardin, il lui a donné une fonction, une représentation symbolique particulière. Si ce processus est mené efficacement. Le jardinier se représentera l’abri de jardin comme une maison secondaire si l’on reprend les propres termes d’Éric Prédine8.

17Pour qu’un espace devienne le nôtre, il est nécessaire de se l’approprier, de faire en sorte qu’il puisse devenir notre propriété personnelle, c’est pour cela que nous parlons d’appropriation du territoire : lors de l’acquisition de sa parcelle, l’un des premiers gestes du jardinier est de la décorer pour qu’elle puisse lui appartenir personnellement, ou tout du moins pour qu’il ait cette impression de possession personnelle (il faut rappeler que la parcelle n’appartient pas de fait au jardinier, il loue ce terrain à l’année, il n’en est donc pas véritablement le propriétaire). D’après A. Moles (1977), l’espace n’existe que par ce qui le remplit, par le sens, la signification qui lui est donné : son agencement est donc indispensable au processus d’appropriation. Il faut habiter l’espace pour pouvoir y vivre ; c’est ainsi que G-N. Fischer définit ce concept d’appropriation :

  • 9 Fischer Gustave-Nicolas, La Psychosociologie de l’espace, op. cit., p 86.

[…] le concept d’appropriation ne recouvre pas l’idée de propriété légale. Il désigne plus largement comment dans diverses situations, lieux anonymes ou non, publics ou privés, l’individu aménage, restructure l’espace en coquilles personnelles qui manifestent sa relation privilégiée au lieu dans lequel il se trouve, même provisoirement. Ainsi, en s’appropriant l’espace, les individus introduisent une dimension fondamentale : la création d’un chez soi9.

18La création de ce chez-soi est progressive car il faut du temps pour qu’un élément quelconque revête une importance symbolique pour les jardiniers, comme en témoigne cet extrait d’ouvrage :

  • 10 Laroze Catherine & De Virieu Claire, Un jardin pour soi, Arles/Bruxelles, Actes Sud/Labor, 1996, p (...)

Au début, ce n'était qu'une cabane de bois, faite de bric et de broc. Pour en améliorer le confort sommaire, l'Homme de la Cité y a apporté une ou deux chaises, une table, des coussins, une petite armoire, quelques objets, des photographies, des souvenirs de vacances, un miroir, un petit vase... Peu à peu la cabane s'est transformée. Alors il a posé une serrure à la porte, ménagé une fenêtre pour que la lumière puisse y pénétrer, arrangé la toiture, installé une belle gouttière. Expulsé de sa maison natale, de l'univers maternel de son enfance, il n'a jamais habité nulle part, errant de lieux en lieux, ne possédant rien » [...] « Cette maison qui l'attend dans le jardin, petite et douce, ancrée dans ce bout de terre, immobile, secrète, silencieuse, toute chargée de pensées heureuses, c'est elle qui maintenant habite son âme et recueille tout ce qu'il y a en lui de rêveries d'intimité, de retraite, de bonheur calme et solitaire10.

Fig. 1 : Abri de jardin à Huningue en Alsace (Association des Jardins Familiaux de Huningue). Même si le jardinier de cette parcelle a obtenu ce terrain depuis seulement quelques mois, nous pouvons constater que des éléments ornent l'extérieur de l'abri.

L’intérêt des marqueurs identitaires

  • 11 Fischer Gustave-Nicolas, La Psychosociologie de l’espace, op. cit, p 90.
  • 12 Goffman Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne, tome 2 : Les relations en public, Paris, Éd (...)

19Des chaises, une armoire, quelques objets ou des photographies : l’installation de marqueurs identitaires est une étape primordiale quant à cette « création d’un chez soi11 », à ce « processus de nidification ». Erving Goffman12 développe cette idée lorsqu’il veut mettre en évidence le fait que chacun d’entre nous développe une stratégie dans le but de se sentir propriétaire à part entière d’un territoire spécifique. Chaque espace que nous occupons dans notre vie quotidienne est concerné par cela que ce soit notre chambre, notre maison ou encore l’abri de notre jardin. Ces marqueurs entrent donc en scène dès lors que nous indiquons notre marque personnelle sur un objet ou un espace. Le jardin appartient pleinement au jardinier à partir du moment où les marqueurs mis en place sont exposés aux regards des autres, cela devient une tactique d’expression et de présentation de soi, une mise en avant de l’identité personnelle.

  • 13 Mead George H., Mind, Self and Society, Chicago, University of Chicago Press, 1934.

20Le plus souvent, les marqueurs en action au sein des jardins sont facilement repérables et visibles : rideaux aux fenêtres, tableaux, bancs, fontaines, nains de jardin, épouvantails. ce sont donc tous ces éléments que nous installons pour nous sentir à l’aise dans un lieu donné et qui nous permettent de personnaliser l’endroit où nous voulons vivre, d’indiquer à autrui que nous en sommes les propriétaires. Grâce à ces différents marqueurs, le jardinier construit son territoire, il le nidifie et les objets qu’il y place sont en quelque sorte un reflet de son Moi13. Le jardinier donne un sens personnel à l’espace où il souhaite s’installer, cela lui permet de lui donner une signification, de s’y insérer pleinement pour pouvoir y vivre.

21La décoration et l’installation visible des marqueurs-signets dépendra bien évidemment des goûts, des moyens financiers et matériels des jardiniers mais également de leurs rêves et de leurs représentations face à leur jardin : comment se l’imaginent-ils ? À quoi voudraient-ils qu’il ressemble ? En fonction de toutes ces variables, le jardinier imposera sa marque à son espace, à l’intérieur de son abri, et sur sa façade quand il en aura l’autorisation.

  • 14 Dubost Françoise, Les Jardins ordinaires, Paris, L'Harmattan, 1997.
  • 15 De Certeau Michel, Giard Luce, Mayol Pierre, L'Invention du quotidien, tome 2 : Habiter, cuisiner, (...)

22La transformation d’un lieu public en un lieu privé, personnel peut se faire dans le cas où le jardinier a le droit d’y déposer sa signature, Françoise Dubost parlera, elle, de son empreinte14, le jardin devenant ainsi son lieu de repli15 pour lui et sa famille car il ne faut pas oublier que la pratique du jardinage répond à une organisation sexuée : l'homme y est le pilier mais pourtant la femme, l'épouse peut également y tenir un certain rôle dans la mesure où elle décore l'abri, elle choisit les fleurs qui seront placées sur la parcelle. Le jardinage n'est pas exclusivement une pratique culturelle masculine : chaque membre d'une famille peut y prendre part et ce, de différentes manières. L'homme jardine mais il n'est pas le seul à y jouer un rôle : l'épouse décore et les enfants s'approprient également ce territoire ; par exemple, en demandant à leurs parents de participer à cette activité, en soufflant l'idée d'installer des balançoires, des bacs à sable, etc. Chacun personnalise ce territoire à son goût.

Fig. 2 : Abri de jardin à Charleville-Mézières (Association « La Paix Sociale », Champagne-Ardenne). Sur la façade de cet abri, nous pouvons lire « Bienvenue dans mon jardin ».

I Fig. 3 : Le jardinier décore sa parcelle et y implante des éléments qui permettent à toute sa famille de profiter du jardin et du plein air. Association des Jardins Familiaux de Colmar (Alsace).

L'appropriation du territoire selon la possibilité laissée aux jardiniers

23Comme je l'ai expliqué, le fonctionnement interne de chaque structure peut être différent selon le fait que les jardins sont gérés par une association ou par la municipalité. L'abri installé peut ainsi être différent d'une structure à une autre.

24Sur certains sites, la décoration de la façade extérieure est tolérée, voire accordée et les jardiniers ont le choix de faire en sorte que l'abri leur ressemble qu'il soit un miroir de leur personnalité. Dans d'autres cas, ce sont les jardiniers eux-mêmes qui se construisent leurs abris. La cabane est alors le fruit de leur imagination et de leur sens du bricolage. Tous les matériaux pourront être utilisés : tuiles, tôles, planches de bois, bâches de plastique, etc. Tous les éléments ayant une signification symbolique, une dimension familiale seront mis en avant en vue de transmettre, de mettre en avant la personnalité du jardinier. Ainsi, la cabane de jardin et ce qu'elle contient peut devenir, dans certains cas, un objet de transmission des souvenirs familiaux.

25Dès les origines des jardins ouvriers, les responsables ont voulu lutter contre la création de « bidonvilles » lorsqu'ils laissaient la possibilité aux jardiniers de construire leurs cabanes car il y avait le souci de voir se développer une hétérogénéité non esthétique des constructions. Il y a donc, de plus en plus souvent, une standardisation et une préfabrication des abris. Ainsi, la cabane est implantée sur la parcelle avant même l'arrivée de la famille qui devra payer une caution ; le règlement intérieur stipule d'ailleurs dans ce cas qu'aucun objet extérieur ne sera toléré sur sa façade extérieure. Le fait que tous les abris soient identiques, dans ce cas de figure, pourrait signifier qu'il est impossible pour les jardiniers de se créer un espace personnel mais j'ai pu constater lors de mes visites sur le terrain que certains jardiniers ont contourné cette interdiction et se sont tout de même créés un espace unique et personnel. Ils décorent leur parcelle, y installent des bancs, construisent des bassins... Leur création personnelle leur permet de déposer leur empreinte, leur marque individuelle et unique. Les signes personnels sont différents mais auront ce rôle identique de construction identitaire et d'appropriation du territoire.

Fig. 4 : Bassin construit par le jardinier lui-même. Association des Jardins Familiaux de Colmar (Alsace).

26Sur la quinzaine de sites de jardins familiaux visités, j’ai pu observer un fait récurrent : au sein de chaque structure, la construction ou la décoration de l’abri représente la conquête du jardin, un miroir de l’identité des jardiniers et enfin un nouveau refuge face au monde extérieur.

Conclusion

27Cela ne relève pas uniquement de la simple décoration de parcelle, mais plutôt, c’est l’expression de la personnalité du jardinier qui se manifeste, se transmet à travers l’abri de jardin. G-N. Fischer l’explique clairement :

  • 16 Fischer Gustave-Nicolas, La Psychosociologie de l’espace, op. cit., p 91.

L’individu essaie donc toujours, quelles que soient les situations particulières où il se trouve, de sauvegarder un espace personnel. Les artifices de cette humanisation ou nidification dont nous avons dégagé et répertorié quelques aspects constituent des éléments d’affirmation de soi16.

  • 17 Weber Florence, L’Honneur des jardiniers. Les potagers dans la France du xxe siècle, Paris, Belin, (...)

28Florence Weber parle très justement de ce sentiment d’estime de soi17 qui est fortement présent, prégnant chez les jardiniers : chacun se révèle à l’autre et montre des aspects de sa personnalité et de ses compétences. C’est une partie de la personnalité du jardinier qui est ainsi mise en avant, une présentation de soi qui est indispensable car c’est ainsi que nous pouvons comprendre de quelle manière l’abri de jardin peut participer au processus de sa construction identitaire. Le regard de l’autre est ce qui nous construit : en s’exposant aux autres, le jardinier devient visible et montre qu’il possède un territoire particulier, son jardin. La bonne tenue de son jardin et de l’abri est un témoignage aux yeux de tous de ses capacités et du statut qu’il acquiert ainsi. Le jardinier peut ainsi mettre en avant le « Moi » qu’il s’est construit grâce à l’abri de jardin, qui représente ainsi bien plus qu’une simple cabane.

  • 18 De Certeau Michel, Giard Luce, Mayol Pierre, L’Invention du quotidien, tome 2 : Habiter, cuisiner, (...)

29Le jardin peut devenir un petit coin de paradis : être chez soi, s’y sentir bien, être protégé de l’extérieur et parfois, partager ce bien-être avec les autres jardiniers. L’abri de jardin est une coquille protectrice où l’individu se sent chez lui mais aussi une entrée vers la sociabilité et l’échange. De plus, l’abri peut également engendrer un esprit de compétition entre les jardiniers car la présence de marqueurs identitaires sur les parcelles peut devenir un outil de pression de conformité, voir de pouvoir au sein du groupe. Michel de Certeau n’avait-il pas relevé que la coexistence entre voisins est à la fois « indécidable et inévitable tout à la fois » et que cela entraîne des stratégies de cohabitation et de préservation de l’intimité18 ? Il en va de même lors des périodes de concours qui mettent en rivalité les jardiniers.

30C’est en cela que le processus d’appropriation du territoire peut être efficace, dans le cas de figure des jardins familiaux, car d’un espace normalisé, les jardiniers réussissent à en créer un personnel, familial et ludique.

Notes

1 Mayeur Jean-Marie, Un Prêtre démocrate, l’abbé Lemire. 1853-1928, Paris, Casterman, 1968, p. 15.

2 Huguier-Truelle, Les Jardins ouvriers. Leur but : reconstitution de la famille, amour du foyer, lutte contre l’alcoolisme, assistance aux familles nombreuses et nécessiteuses, Troyes, Paul Nouel, 1901, p. 6.

3 Brochure diffusée par la Fédération Nationale des Jardins Familiaux et Collectifs.

4 Bouquin Edith-Claude, « Les abris de jardin », in Cabedoce Béatrice & Pierson Philippe, Cent ans d’histoire des jardins ouvriers. 1896-1996, Grâne, Créaphis, 1996, p. 165-171.

5 Nom donné à l’abri de jardin par l’abbé Lemire.

6 Ballange Ruth et Guy, Des Jardiniers, hors la ville, dans la cité ?, Paris, Linteau, 1999, p. 11.

7 Fischer Gustave-Nicolas, La Psychosociologie de l’espace, Paris, PUF, 1981, p. 30.

8 Predine Éric, Jardins Ouvriers. L’Art et la manière, Maison Rustique, 1998, p 25. Je rappelle que ceci était la volonté première de l’abbé Lemire.

9 Fischer Gustave-Nicolas, La Psychosociologie de l’espace, op. cit., p 86.

10 Laroze Catherine & De Virieu Claire, Un jardin pour soi, Arles/Bruxelles, Actes Sud/Labor, 1996, p 33.

11 Fischer Gustave-Nicolas, La Psychosociologie de l’espace, op. cit, p 90.

12 Goffman Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne, tome 2 : Les relations en public, Paris, Éditions de Minuit, 1973.

13 Mead George H., Mind, Self and Society, Chicago, University of Chicago Press, 1934.

14 Dubost Françoise, Les Jardins ordinaires, Paris, L'Harmattan, 1997.

15 De Certeau Michel, Giard Luce, Mayol Pierre, L'Invention du quotidien, tome 2 : Habiter, cuisiner, Paris, Gallimard, 1994, p 20.

16 Fischer Gustave-Nicolas, La Psychosociologie de l’espace, op. cit., p 91.

17 Weber Florence, L’Honneur des jardiniers. Les potagers dans la France du xxe siècle, Paris, Belin, 1998.

18 De Certeau Michel, Giard Luce, Mayol Pierre, L’Invention du quotidien, tome 2 : Habiter, cuisiner, op. cit., p. 26

Table des illustrations

Légende Fig. 1 : Abri de jardin à Huningue en Alsace (Association des Jardins Familiaux de Huningue). Même si le jardinier de cette parcelle a obtenu ce terrain depuis seulement quelques mois, nous pouvons constater que des éléments ornent l'extérieur de l'abri.
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/3721/img-1.jpg
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Légende Fig. 2 : Abri de jardin à Charleville-Mézières (Association « La Paix Sociale », Champagne-Ardenne). Sur la façade de cet abri, nous pouvons lire « Bienvenue dans mon jardin ».
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/3721/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 316k
Légende I Fig. 3 : Le jardinier décore sa parcelle et y implante des éléments qui permettent à toute sa famille de profiter du jardin et du plein air. Association des Jardins Familiaux de Colmar (Alsace).
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/3721/img-3.jpg
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Légende Fig. 4 : Bassin construit par le jardinier lui-même. Association des Jardins Familiaux de Colmar (Alsace).
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/3721/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 418k

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