Paranoïa
p. 291-292
Texte intégral
1Et si la production de paranoïa à grande échelle était l’un des principaux angles morts du numérique dans la mesure même de son déploiement ubiquitaire ? C’est ce que suggèrent de nombreux·ses chercheur·es, dont les contributions sont essentielles pour mieux comprendre ce que des analyses trop sûres d’elles-mêmes disqualifient hâtivement au titre du conspirationnisme.
2Wendy Hui Kyong Chun analysait dès 2006 les boucles de renforcements mutuels faisant proliférer la paranoïa au cœur de notre époque.
La fin de la guerre froide n’a nullement dissipé la paranoïa, mais l’a plutôt disséminée partout : l’invisibilité et l’incertitude – de l’ennemi, de la technologie – ont invalidé la possibilité même de la dissuasion et ont fait passer la paranoïa du pathologique au logique. (2006)
3Dès lors que les appareils de computation se présentent pour la plupart d’entre nous comme d’impénétrables boîtes noires aux ramifications ubiquitaires, comment ne pas se sentir pris dans le filet tout puissant d’un « contrôle » occulte, dont on sait depuis Foucault et Deleuze qu’il s’alimente de nos illusions mêmes de « liberté » ?
4C’est ce même passage du pathologique au logique que documente richement l’enquête de Jeffrey Sconce (2019) sur le délire technique. Au xviiie ou xixe siècle, si quelqu’un·e prétendait être habité·e par des voix ou des images traversant sa tête à son insu et contre sa volonté, au point que sa pensée se trouve contrôlée par des puissances invisibles, il pouvait paraître raisonnable de le ou la considérer comme victime de démence. À l’heure où des algorithmes propriétaires verrouillés et des campagnes de communication stratégisées dans des bureaux lointains se diffusent par des réseaux câblés sous-marins et par des ondes omniprésentes dans tous nos milieux de vie, il faudrait au contraire être fou pour ne pas suspecter que ce qui nous passe par la tête résulte de machinations. Les textes délirants du président Schreber étudiés par Freud ou ceux des patients réunis par Victor Tausk sous le diagnostic du délire d’influence constituent peut-être les descriptions les plus réalistes de l’effet des ondes, des réseaux et des tweets sur nos cerveaux. Les développements de nos technologies radiophoniques, télévisuelles puis numériques matérialisent, réalisent, et donc justifient, les pires angoisses paranoïaques.
5En même temps que le numérique ubiquitaire nourrit nos paranoïas, de larges segments de nos populations – manipulées par des conspirations commerciales avides de profits et par des conspirations politiques avides de pouvoir ? – acceptent un discours faisant d’un surcroît de numérique ubiquitaire la solution à nos angoisses actuelles. Caméras et microphones de surveillance, reconnaissance faciale algorithmique et computation automatique du crédit social s’installent rapidement en de très nombreux points de la planète. La même paranoïa qui suspecte les objets techniques en arrive à en demander davantage pour se rassurer. Un ouvrage anonyme récent, intitulé Manifeste conspirationniste, a puissamment synthétisé une lecture paranoïaque de la prise de contrôle de nos sociétés par une machination cybernéticienne, dont les technologies numériques sont le vecteur central et dont les réactions planétaires à la pandémie de Covid-19 illustrent exemplairement l’emprise.
6Wendy Hui Kyong Chun bouclait la boucle en soulignant qu’« être paranoïaque, c’est penser comme une machine » (2006). Dès lors que l’intelligence humaine est conçue en miroir de la façon dont la cybernétique modélise l’IA, il est logique qu’une pensée machinique paranoïaque colonise nos esprits au fur et à mesure que l’hypothèse cybernétique conquiert nos relations sociales. Wendy Chun ajoutait toutefois que « la paranoïa ne répond pas tant à un pouvoir irrésistible qui voit tout, qu’à un pouvoir considéré comme défaillant – pourri, inadéquat et décadent » (2006, p. 301). Davantage qu’une croyance délirante dans la toute-puissance du numérique ubiquitaire, le conspirationnisme exprime peut-être une aspiration légitime à d’autres formes de coopérations sociales et à d’autres modalités d’exercice de la politique. Si la paranoïa est un angle mort du numérique ubiquitaire, le potentiel de transformation politique porté par le conspirationnisme pourrait bien être l’angle mort de cette paranoïa.
Bibliographie
Références
Anonyme. (2022). Manifeste conspirationniste. Le Seuil.
Chun, W.H.K. (2006). Control and Freedom. Power and Paranoia in the Age of Fiber Optics. MIT Press.
Sconce, J. (2019). The Technical Delusion. Electronic, Power, Insanity. Duke University Press.
Auteur
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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