Architecture de vacances et idéologie hédoniste : l’exemple du Club Méditerranée1
p. 197-201
Texte intégral
1Entre 1948 et 1950, en France, certains membres de l’équipe de waterpolo du Racing Club de France et leurs proches créent plusieurs clubs de vacances (dont le Club Méditerranée et les Villages Magiques)2. Leur premier mode d’hébergement est la tente : ils forment ainsi une communauté éphémère en constituant des villages de toile avec des équipements collectifs (cuisine, restaurant, WC, etc). À une époque où les départs en vacances concernent encore une minorité (essentiellement urbaine), partir à l’étranger dans un club de vacances est une pratique distinctive à un double titre : par rapport à une large majorité de la population, c’est appartenir à un groupe de privilégiés ; au regard des vacances de la bourgeoisie traditionnelle, c’est adhérer à un ensemble de valeurs (le retour à la nature, la simplicité des hébergements et des relations sociales, un certain hédonisme, mais aussi la pratique de sports modernes et luxueux) qui s’opposent à la morale bourgeoise conventionnelle. Au sein d’un club de vacances, de nouvelles normes et valeurs se mettent en place. En effet, la fonction des loisirs ne se réduit pas à un simple relâchement des tensions du travail ou à un temps de récupération. Les loisirs participent également d’une nouvelle « mise sous tension » des individus, nécessaire à l’équilibre mental de chacun dans le cadre des sociétés modernes marquées par un fort auto-contrôle des émotions3 : c’est une des fonctions essentielles des loisirs de permettre, dans un cadre normé, la libération des émotions par la production de « tensions » d’un type spécifique, dédiées au plaisir4. Néanmoins, l’intériorisation des limites sociales dans l’expression des émotions varie en fonction de la socialisation. Si la petite bourgeoisie et la bourgeoisie urbaine en ascension composent l’essentiel de la population des clubs de vacances, la frange supérieure des ouvriers/techniciens est également présente. Dans le cadre d’une société très hiérarchisée et largement dominée par les valeurs de la bourgeoisie traditionnelle (en matière de famille, de sexualité, etc.), la relative hétérogénéité culturelle et sociale de ces clubs offre un espace éphémère de recomposition des valeurs. Les transformations dans la forme de l’habitat de vacances sont intimement liées à cette vision du monde et à ses évolutions. Dès 1953, le Club Méditerranée remplace ses tentes par des « cases » ou « faré polynésien » : inspiré du mode de vie polynésien revisité par Gérard Blitz (fondateur du Club Méditerranée), celles-ci permettent à la fois de produire matériellement le mythe de l’habitat polynésien et d’accroître les normes de confort à l’attention d’une clientèle petite bourgeoise et bourgeoise. À partir des années 1960, l’embourgeoisement, le vieillissement de la clientèle et le développement d’une clientèle familiale s’accompagnent d’une exigence accrue de confort. Les premiers villages de bungalow apparaissent5 et vont peu à peu se généraliser. En 2006, il ne restait que deux ou trois villages de « cases ».
L’espace d’un village de vacances au début des années 2000
2Les villages étudiés sont relativement éloignés de la ville la plus proche. Leur structure spatiale est comparable. Elle influence les rythmes de vie quotidiens des vacanciers. Le centre du village comprend deux pôles. Le premier comporte un ensemble de bâtiments voués aux tâches administratives et aux différents services qui s’occupent des problèmes matériels. On y trouve la réception avec le planning pour les questions de logement, le trafic, pour les questions de transports : elle s’occupe de vendre des carnets-bar et de résoudre l’ensemble des problèmes matériels des clients. Un autre bâtiment regroupe les bureaux de la comptabilité, des chefs de service et du chef de village : les clients n’y ont pas accès. Enfin, il y a une infirmerie, un bureau des excursions (qui informe et inscrit les clients aux excursions), un pressing, deux boutiques (l’une vend des vêtements du Club et l’autre des produits de consommation courante). Ce premier pôle entoure la place principale du village. Il rassemble les activités liées au monde extérieur permettant ainsi au vacancier de ne pas avoir à sortir du village et même, s’il le veut, de nier le monde extérieur puisqu’il peut très bien passer son séjour sans avoir recours à ces services. Dans cette perspective, le parking réservé aux clients, les logements des employés, les services d’entretien et d’intendance sont rejetés à la périphérie du village, proches de la sortie, pour des raisons de commodité matérielle, mais avec la conséquence d’éliminer de la vue des clients tout ce qui a trait au monde du travail et au monde urbain. Alors que les bungalows des clients comportent un étage au maximum, les bâtiments dans lesquels logent les employés ont trois étages. L’horizontalité des logements de vacances contraste avec la verticalité propre aux zones urbaines. Cette architecture de vacances est explicitement conçue pour produire chez les vacanciers un sentiment de dépaysement6. Sur la place centrale du village, un second pôle est constitué par un ensemble bar-piste de danse qui représente le lieu de sociabilité par excellence. Chaque vacancier y passe plusieurs fois par jour. C’est un point de rencontre essentiel. L’ensemble des sites d’activités forme plusieurs cercles concentriques autour de la place. Jouxtant celle-ci, la piscine (avec les transats, le centre de remise en forme, les tables de ping-pong et la salle de fitness/musculation) prolonge le pôle bar-piste de danse où se déroulent de nombreuses activités. Contiguë à la place se trouve l’ensemble restaurants (quatre restaurants avec des spécialités différentes et un restaurant pour les enfants du mini-club)/ salle de spectacle. La proximité de la salle de spectacle, des restaurants, de la piscine et de l’ensemble bar-piste de danse permet, autour des heures de repas, d’enchaîner « naturellement » avec les activités festives diurnes ou nocturnes. Autour de ce centre sont disséminés les lieux d’activités sportives ou de loisirs spécifiques (trapèze, mini-golf, plage, catamaran, terrain de football et de tennis, escalade, roller, mini-club, discothèque, etc.) et les bungalows. La distribution des sites est organisée de telle sorte que chaque vacancier, en dépit de la vaste superficie du village, se trouve entre le centre ludique et pratique et les lieux de loisirs. Dans ce cadre, chacun organise sa journée de façon relativement autonome.
La proximité physique, la réduction de l’espace personnel
3La proximité physique éphémère au sein même de la famille (pour les vacanciers de Kamarina, village familial), mais aussi avec les autres vacanciers constitue une première forme de relâchement des contrôles. L’apprentissage des usages du corps chez les membres des classes dominantes, habi- tués à vivre dans de larges espaces7, passe également par la capacité à introduire de la distance entre soi et les autres. Cette distance sociale peut être matérialisée par l’espace physique. Dans le cadre d’un village de vacances, le rapprochement des corps induit par des logements plus petits que l’habitat habituel réduit « l’espace personnel8 » de chacun : une première forme de relâchement des contrôles est liée à la réduction volontaire de l’espace physique personnel. Le sentiment de relâchement peut être d’autant plus intense lorsqu’il s’agit d’une proximité physique avec des catégories sociales plus modestes et avec des populations étrangères (Italiens, Belges, etc.). Comme le remarque Alexia, (32 ans, cadre supérieur) :
Tu as des Club Méditerranée où t’as quand même un grand pourcentage de beaufs, c’est pour ça qu’Henri Giscard d’Estaing est en train d’augmenter les prix pour virer ces mecs là. Les beaufs vont dégager. [Au Club], il y a un type il venait tous les midis en slip de bain. Il avait un débardeur large parce qu’il était tout maigre. Il avait mis la banane qui était posée sur le slip de bain et la casquette. Ah, c’était la totale il manquait plus que le peigne dans le maillot comme dans les Bronzés.
4Seul le cadre éphémère d’un espace de vacances et de loisirs permet cette tolérance du rapprochement des corps. Certains tentent de se réapproprier le lieu et de reconstituer un espace privé dans un espace public : en réservant une chaise longue à la plage ou une table à la discothèque ; d’autres réservent, chaque année, un bungalow ou une chambre d’hôtel. De surcroît, l’abondance de la végétation, l’organisation architecturale des logements (horizontalité du village, confort intérieur avec climatisation et aménagements pour les enfants en bas âge), les recoins (qui créent des espaces semi-privés dans un lieu ouvert) reproduisent en vacances la qualité de vie des quartiers de l’ouest parisien ou de Neuilly9. Ainsi, ces lieux peuvent être perçus comme des espaces intermédiaires entre le « trop connu » du monde quotidien et « l’inconnu » de lieux de détente étrangers. « L’excitation » provient, pour les habitués, de ce sentiment de maîtrise (de l’espace et des relations sociales) et d’« entre soi » qui permet de gérer les interactions au moindre coût psychique. Le caractère éphémère du rapprochement des corps permet le relâchement contrôlé des contrôles et la limitation volontaire de « l’espace personnel » et de la « place » qui revient d’ordinaire aux membres des catégories sociales supérieures.
5La proximité physique avec les autres vacanciers est encore plus grande au village de Corfou (village pour adultes). Ceux qui ne viennent pas entre amis (es) partagent une case avec un inconnu de même sexe. Les cases sont ouvertes d’une vingtaine de centimètres en haut et en bas et la lumière filtre à travers le mur de paille. Afin de privatiser leur habitat, de nombreux vacanciers accrochent des draps et/ou des serviettes pour clore les ouvertures. Les douches et les toilettes sont collectives10. Si les hommes et les femmes ont des thermes séparés, l’ensemble forme un espace commun. Or, si le dénuement autorisé à la plage s’inscrit dans un ensemble de codes sociaux11, la toilette représente un moment d’une plus grande intimité. Dans le cadre d’un club de vacances, où la vie nocturne et les rapports de séduction tiennent une place importante, les thermes sont une des coulisses de la soirée : les vacanciers des deux sexes assistent à la préparation des autres acteurs. Ce qui était vécu sur le mode de la « camaraderie » et de la convivialité pendant les années 195012, est alors marqué par la méfiance réciproque. Ce changement de sensibilité s’explique, notamment, par l’élévation des profils sociaux des vacanciers. Ainsi, pour préserver leur intimité, certains vacanciers cherchent à éviter les heures d’affluence (entre 18h et 20h). Néanmoins, rares sont ceux qui y parviennent car cette exigence impliquerait de renoncer à certaines activités13. Là encore, seul le cadre des vacances autorise ce rapprochement des corps. Mais, pour cette population plus jeune, le relâchement des contrôles participe d’un apprentissage sexué et sexuel.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre reprend en partie un article publié dans Espaces et Sociétés.
2 À Paris, des russes blancs émigrés pratiquent le water-polo. En 1935, ils organisent leur premier camp de vacances à Calvi vivant sous la tente et favorisant « le jeu pour le jeu » comme style de vie. Ces expériences précèdent les rencontres décisives des années 1950 où se retrouvent notamment le russe blanc et nageur Dimitri Philippoff, l’initiateur des « Villages Magiques » Paul Morihien, Gérard Blitz et Gilbert Trigano (Réau Bertrand, « S’inventer un autre monde. Le Club Méditerranée et la genèse des clubs de vacances en France (1930-1950) », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n ° 170, Paris, Éditions du Seuil, Décembre 2007, p. 66-85.).
3 Élias Norbert, La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1976.
4 Élias Norbert & Dunning Éric, The Quest for excitement : Sport and leisure in the Civilizing Process, Oxford, Basil Blackwell, 1986, p. 88.
5 On notera qu’à partir de 1958 s’ouvrent en France les premiers terrains de camping privatifs équipés en habitat léger de loisirs (cabanons et mobil homes).
6 Weiller Jean, « L’Architecture des vacances », in Après-Demain, 1971, n ° 137
7 La surface moyenne en m2 des résidences principales des industriels et professions libérales était de 131 m 2 en 1984, de 103 m2 pour les cadres contre 72 m2 pour les employés et la densité de la population est moindre dans les « beaux quartiers » à Paris (INSEE, « Enquête Logement 1984 », Économie et statistique, 1987, n ° 202, p. 50).
8 Goffman Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973, p. 43.
9 Pinçon Michel, Pinçon-Charlot Monique, Dans les beaux quartiers, Éditions du Seuil, 1989.
10 À l’origine, ces hébergements avaient pour objectif de rapprocher les vacanciers de la Nature. Si cette fonction demeure, les exigences de confort font que le Club Med reconstruit l’ensemble de ses villages de cases pour les remplacer par des bungalows.
11 Kaufmann Jean-Claude, Corps de femmes, regards d’hommes : sociologie des seins nus, Paris, Nathan, 1998.
12 Selon Dominique Lebourgeois, Gentil Organisateur dès les premières années du Club Med : « Les blocs sanitaires c’est l’endroit où tout le monde se rencontrait. C’était la place du village la plus animée. C’est là que les gens se disaient : « tu fais quoi aujourd’hui ? moi je fais ça, viens donc ! ».
13 À cet égard, ce sont les Gentils Organisateurs, GO, qui mettent en œuvre, avec le plus de succès, des techniques de préservation de l’intimité.
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