Obligation de chiffrage de trajectoire visée
p. 287-288
Texte intégral
1La qualité de l’espace public est centrale, en termes de contrôle de l’historicité. Elle doit être entendue comme relative à une architecture de choix : c’est ce qui permet aux individus de se situer et d’adopter un mode de vie plutôt qu’un autre, dans un monde fini, au sens où les choix des un·es ont des implications sur les choix des autres – et ceci doit pouvoir être compris et contrôlé. Or nos choix se font aujourd’hui largement à l’aveugle quant à leurs conséquences (sociales et écologiques) agrégées à long terme. Et cela constitue un angle mort majeur – et particulièrement dommageable – de nos perspectives sur le numérique.
2Cette architecture de choix inclut les médias, mais pas seulement : des voies d’expérimentation diverses qui permettent aux styles de vie et aux genres de vie de prendre place de manière diversifiée, une prise indirecte via la représentation sur des effets collectifs incontrôlables au niveau individuel, etc. Restituer aux consommateur·rices leur souveraineté, jusqu’au contrôle des modes de vie, c’est leur offrir une multiplicité de canaux d’autodétermination. Elles et ils doivent être mis·es en position d’agir, de manière réaliste, et donc de surmonter les différents effets de pouvoir qui jouent contre elles et eux.
3Que faire pour contrôler les usages du numérique ? Parmi les diverses mesures qui peuvent être évoquées, on peut proposer d’organiser la visibilité des grandes tendances écologiques aujourd’hui invisibles (usages de la vidéo, croissance de la puissance de calcul, déploiement de la 5G, etc.) en regard des enjeux écologiques. Dans ce but, on peut suggérer d’exiger de toute entreprise mettant un nouveau produit sur le marché qu’elle produise un document certifié par un tiers de confiance (tel qu’une association écologiste ou de consommateur·rices) évaluant les effets écologiques et sociaux de la généralisation dudit produit, sur le marché considéré. Cela revient à faire prendre en charge par l’entreprise la prospective faite par les chercheur·ses ou par des think tanks tels que le Shift Project.
4Concrètement, si Samsung veut commercialiser un téléphone 5G et 8K, comme c’est déjà le cas, il doit préalablement chiffrer les implications écologiques de l’usage de l’appareil, à l’échelle envisagée, et pour les usages qui seront vantés par la publicité. Il doit publier l’étude, la faire certifier, et cela avant de commercialiser le téléphone. Cela permet de créer le « problème public », d’en débattre avant qu’il ne soit trop tard du fait de l’irréversibilité de certains développements technologiques, et de socialiser les usages. Gageons qu’avec une telle mesure, un tel téléphone, et bien des gadgets qui lui ressemblent, connaîtront moins de succès (voir Un pour cent opposable).
Auteur
Professeur de philosophie, épistémologie et histoire des sciences et techniques à l’Institut Mines-Télécom. Il a publié entre autres Le numérique, une catastrophe écologique (2021), L’impératif de la sobriété numérique (2020), Décroissance, ici et maintenant (2017) et Nature et politique. Contribution à une anthropologie de la modernité et de la globalisation (2014).
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