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Anthropologie des abris de loisirs

 | 
Gilles Raveneau
, 
Olivier Sirost

L'abri de plein air, un objet construit pour les loisirs

Des chalets alsaciens aux refuges alpins. Éléments de réflexion historique et anthropologique autour de ces lieux de passage et d’identification

Jean-Baptiste Duez et Sébastien Stumpp

Texte intégral

1Les lieux liés à l’alpinisme et aux reliefs montagneux sont chargés des valeurs et des connotations que les usagers leur prêtent. En Alsace, la construction de chalets et les pratiques sociales qui s’y développent sont intimement liés à l’histoire des frontières et des guerres : leur analyse ne peut faire l’économie d’une prise en compte des enjeux locaux. Dans les Alpes, les refuges de montagne, que l’on appelle cabanes en Suisse francophone, rifugi en italien, et Hütten en allemand, ont été aménagés le long des itinéraires des courses et des randonnées depuis le développement des pratiques de l’alpinisme auxquelles on ne peut s’adonner que par le biais d’une initiation progressive.

  • 1 Piaz Tita, Le Diable des Dolomites, Paris, Éditions Arthaud, traduit de l’italien par Félix Germain (...)

2Les identités dépendent de cette initiation. Aux sommets et aux faces sud et nord s’ajoutent ainsi les frontières entre les pays, entre les langues, entre les niveaux techniques de difficulté dans les pratiques, entre ce qui incombe à l’État et ce qui n’en relève pas, entre la loi et sa transgression. Il s’est posé alors d’évidentes questions d’articulation entre le privé et le rôle de l’État. Ce fut le cas pour les refuges, dont certains ont longtemps été privés, alors que leur gestion est essentiellement dévolue de nos jours aux Clubs alpins. Le « diable des Dolomites », Tita Piaz, par exemple en possédait deux1. Il a été une figure emblématique de ces pratiquants de l’alpinisme.

  • 2 Zsigmondy Émile, Les Dangers dans la montagne. Indications pratiques pour les ascensionnistes, Fisc (...)

3Les espaces des refuges ont également fait volontiers l’objet d’une réappropriation. Ainsi la Berlinerhütte en Autriche a été inaugurée par Adolf Hitler en étant ainsi clairement associée à l’Anschluss, mais elle existait pourtant déjà depuis un demi-siècle. Emil Zsigmondy en attestait déjà l’existence2. Il est allé s’y réfugier avec un ami par temps de pluie, un jour de septembre 1882, après avoir abandonné des exercices de cramponnage.

  • 3 Par souci et engagement d’anonymat, les noms et prénoms employés dans les citations qui concernent (...)

4En nous appuyant sur les exemples des chalets alsaciens et refuges alpins, nous nous proposons d’apporter quelques éléments de réponses sur la façon dont se structurent, autour de la figure du refuge ou du chalet de montagne, des « communautés de pratiques3 ».

D’un refuge à l’autre : les usages sociaux des chalets de montagne appréhendés à travers le filtre de la réalité sociopolitique alsacienne

  • 4 Richez Jean-Claude, « Vosges comme espace de loisir au xixe siècle », in Rauch André (dir.), Sports (...)

5Transformé dès la fin du dix-neuvième siècle en espace de loisirs par des citadins soucieux de quitter l’univers urbain, le massif vosgien devient le lieu de pérégrination des randonneurs et des skieurs4. Ceux-ci s’attachent d’une part à quadriller et codifier la montagne (des sentiers sont tracés, des refuges édifiés, des points de vue aménagés) et à développer des structures associatives (des sociétés de ski et de tourisme). La faible urbanisation du versant alsacien des Vosges amène leurs membres, issus des grandes cités alsaciennes (Strasbourg, Colmar, Mulhouse), à louer puis à édifier des chalets de montagne pour prolonger leurs séjours en montagne. Mais, par-delà l’explication utilitariste, les formes d’usages des chalets associatifs renvoient plus profondément à la structure d’organisation du pouvoir politique et à des visions différenciés du « vivre-ensemble ».

  • 5 L’Alsace constitue alors un territoire de l’Empire allemand (Reichsland). Elle devient le lieu d’im (...)

6La situation d’annexion de l’Alsace à l’Allemagne (1871-1918) joue dans ce cadre un rôle prépondérant5.

  • 6 Lindemann Thomas, Les Doctrines darwiniennes et la guerre de 1914, Paris, Economica et Institut de (...)

7D’un côté, les élites bourgeoises vieilles-allemandes, qui possèdent de profondes attaches avec le nationalisme, le militarisme et l’autoritarisme bureaucratique prussien6, parsèment la ligne frontière franco-allemande (qui passe sur les crêtes vosgiennes) d'abris et de refuges. Elles entendent ainsi participer à l'effort de guerre en construisant des infrastructures facilitant les conditions d'acheminement des troupes militaires vers les sites de montagne hautement stratégiques. On observe à ce titre une parfaite adéquation entre les logiques d'implantation des refuges de montagne gérés par les sociétés touristiques germanophiles et les stratégies de guerre en montagne envisagées par l'armée impériale.

Fig. 1 : Le prototype du chalet

8Par-delà l'usage militaire, ces infrastructures sont aussi utilisées par les randonneurs et les skieurs. Mais elles sont alors réduites à leur stricte dimension fonctionnelle et portent tous les traits de « lieux de passage » : on s'y arrête pour se restaurer, pour s'abriter en cas de tempête ; et l'on repart dès le repas terminé ou le ciel dégagé. Ainsi, les récits de sorties dans les Vosges n'intègrent pas l'arrêt au refuge dans la temporalité de l'excursion. C'est que la bourgeoisie vieille-allemande exalte les conditions de vie simples, précaires et rustiques de cette infrastructure à la seule condition que celles-ci soient liées à l'exploit, à l'ailleurs, à la quête exaltée d'aventure et de confrontation avec les éléments. Ainsi, seules les sorties de haute difficulté entreprises ponctuellement dans les Alpes donnent lieu à des descriptions détaillées de la vie des refuges. Dans ce cas, les touristes laissent l'empreinte de leur passage dans les « livres d'or ». Comble du paradoxe, les bulletins associatifs vantent le confort et le cadre raffiné des installations hôtelières vosgiennes situées à proximité des propres refuges de certaines sociétés de ski et de tourisme.

9D'un autre côté, la petite bourgeoisie vieille-alsacienne (employés, petits commerçants), qui rejette avec virulence la germanisation du territoire, s’attache également à construire des infrastructures en montagne. Les formes de sociabilité qu’elle y développe catalysent un double rejet, à la fois national et social.

  • 7 Sainsaulieu Renaud, Des sociétés en mouvement. La ressource des institutions intermédiaires, Paris, (...)
  • 8 Elias Norbert et Scotson John. L., Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1997.

10L’environnement quotidien du chalet ménage des espaces de liberté propices à la remise en cause de l’ordre politique dominant. À l’abri des dispositifs de contrôle mis en place par les autorités impériales, les attitudes antiallemandes gagnent en visibilité : on emploie la langue française ou le dialecte alsacien, on revêt la coiffe traditionnelle régionale, on se moque ouvertement des fonctionnaires prussiens par le biais de sketchs ou d’affiches accrochées dans le refuge. S’instaure de fait une dichotomie entre la menace que constitue le monde extérieur (surveillance, répression) et l’intériorité rassurante du chalet de montagne (qui apparaît à travers des expressions telles que « notre maison », notre « chez-nous »). Lieu de « respiration personnelle et collective7 », le chalet se présente comme un espace de neutralité où les individus se mettent au service d’un idéal commun. Bref, autant d’éléments qui permettent de construire le « charisme du groupe » tout en participant à la disgrâce collective de ceux qui n’en font pas partie8. D’autant que l’image positive du refuge est entretenue par l’épopée collective de sa construction (à laquelle ont participé les adhérents des sociétés de ski et de tourisme).

  • 9 Bertho Lavenir Catherine, La Roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile (...)
  • 10 Mendras Henri, La Seconde Révolution française, 1965-1984, Paris, Gallimard, 1988.

11Parallèlement, le chalet constitue aussi le noud d’interconnections de la sociabilité petite bourgeoise. Cette population donne un contenu original aux pratiques du « vivre ensemble ». Les valeurs de camaraderie, de fraternité, de solidarité, de fidélité à l’association s’opposent à l’individualisme des nouvelles classes bourgeoises. Dans ce cadre, l’organisation de repas, de veillées musicales, de soirées dansantes, de banquets contribuent à l’apprentissage d’un « savoir vivre en commun9 ». On édite, en vue de ces manifestations, des prospectus contenant des paroles de chansons que les membres sont invités à reprendre tous en chour. Leur famille se mobilisent aussi chaque année pour préparer la fête montagnarde du club (Bergfest), forme de sociabilité qui prolonge les activités traditionnellement développées en milieu urbain (danses, jeux de quille et d’adresse, vide grenier). Les repas pris en commun transigent par ailleurs avec la rigidité des rites bourgeois. Ils évoquent le « rituel de la bouffe » des classes moyennes10 : déniant toute hiérarchie, les participants, d’une « élégance savamment négligée », se servent, s’échangent les plats, se lèvent de table, chantent, s’interpellent, rient bruyamment.

12Cet « ordonnancement » petit bourgeois des refuges se prolonge après la Première Guerre mondiale du fait de l’hégémonie des classes moyennes sur les pratiques montagnardes en Alsace. Les sociétés de ski et de tourisme y perpétuent certains traits qu’ils présentent comme des modèles fondateurs de l’« esprit montagnard » local : camaraderie, convivialité, sens de l’effort et de l’action collective, refus d’une certaine vision de la modernité. Les infrastructures servent parallèlement d’ancrage à une vive contestation des formes de sociabilité engendrées par l’évolution socio-économique : les critiques fustigeant l’individualisme, l’altération des relations amicales et débonnaires au profit d’échanges distants et intéressés, abondent en même temps que fleurissent les écrits valorisant la camaraderie, la convivialité fraternelle et égalitaire, et l’entraide.

13L’avènement de formes de pratiques compétitives (concours de ski, courses d’orientation en montagne) tend cependant à systématiser certaines logiques de fonctionnement des refuges. Ces derniers deviennent par exemple des outils mis au service des pratiquants pour augmenter leur temps d’exercice et, par là même, leur niveau de performances.

Les Clubs alpins et la gestion des refuges

  • 11 Citation de l’expression employée par Robert Rentzler, secrétaire général du Club alpin autrichien, (...)

14Les clubs alpins ont pris très tôt les responsabilités de leurs installations et de leur entretien. Ils constituent encore en Autriche, où ils sont en partie subventionnés par l’État, la plus grande « chaîne hôtelière » du pays, pour autant que les refuges puissent s’inscrire dans une telle catégorie11.

15Une culture commune des refuges s’est mise en place au cours du développement des pratiques parce qu’ils sont les lieux incontournables aux abords des courses. Quoiqu’elle soit mise à caution, on peut lire que si les refuges sont associés à des connotations nationalistes en temps de guerre, ils suscitent toujours le même intérêt et participent également à la construction de liens transnationaux : les pratiques associées aux refuges et aux chalets engendrent aussi des communautés de pratiquants.

Fig. 2 : Le patrimoine des clubs alpins, exemple du chalet Breitfirst

16Le Club alpin français se donne pour moyens : « l’acquisition, la construction, l’amélioration, la gestion et l’entretien de tous biens fonciers et immobiliers et leur vente éventuelle », qui implique une politique relativement centralisée de gestion des refuges, et permet d’assurer à la fois une gestion globale et un souci d’égalité.

17La situation géographique des refuges en altitude, et les marches d’approche nécessaires pour y accéder et passer une nuit avant une course impliquent un caractère austère qui, pour relatif qu’il soit, n’en est pas moins accepté de tous. Les nuits y sont souvent courtes et agitées en raison de l’altitude et de l’attente du sommet du lendemain. La vue que l’on possède du haut de ces refuges sur les chaînes montagneuses, et leur exposition au vent ou parfois au bruit des chutes de séracs, ajoute à l’effet de rupture en regard des habitations de basse altitude.

18Les refuges appartiennent au patrimoine alpin identifié par les alpinistes à partir de leurs pratiques, à l’intérieur du système des pratiques et des horizons qui les concernent. Ils sont porteurs de sens au niveau des identités nationales ou de leur négation, et de la façon dont on va pratiquer les courses. Ils sont aussi évocateurs de la prise de possession, ou du « domptage » de la nature. Le fait de les nommer participe également déjà à la reconnaissance de ces espaces. Ainsi dans le massif des Écrins, où les refuges ont été agrandis au début des années 1950, on se souvient que le refuge du Pelvoux s’appelait autrefois le refuge Lemercier. Cet équilibre relativement précaire des hommes dans un milieu difficile accentue le caractère révocable des séjours en altitude. Pour les guides de haute montagne et les autres alpinistes, les refuges sont enfin des endroits que l’on apprécie et où des connaissances sont établies, et ils constituent autant de repères dans la géographie alpine, en regard des différentes voies que l’on trouve, et de la mobilité supplémentaire qu’offre chacun de ces abris.

  • 12 Vautier Auguste, Gabrisse, journal d’un gardien de cabane, Grenoble, Librairie Didier et Richard, 1 (...)

19Dans les Alpes, les gardiens de refuges préparent les repas, répartissent les couchages et collectent souvent les gourdes pour les livrer remplies de thé ou bien d’eau chaude le lendemain avec les petits déjeuners. L’entretien des refuges non gardés a été aussi en partie conservé par les clubs alpins. Les réservations se sont imposées dans le cadre des refuges fréquentés comme dans les refuges autour du mont Blanc, du Cervin, ou encore du Dôme des Écrins. Les refuges des Cosmiques ou du Goûter sur le mont Blanc, par exemple, sont pris d’assaut au téléphone dès les premières heures d’ouverture des inscriptions, et les réservations sont souvent rapidement effectuées pour la majeure partie de l’été. Cette fonction sociale du gardien s’est définie progressivement au cours de l’histoire des pratiques pour en arriver à sa forme actuelle au vingtième siècle12.

20Les guides du début du vingtième siècle comme le guide, porteur au refuge Chancel, et ouvrier agricole Alexandre Roderon, et son frère, gardien de refuge, exerçaient un ensemble d’activités qui n’étaient pas clairement délimitées par des fonctions sociales sanctionnées par des diplômes. Alexandre s’occupait par exemple encore du secours en montagne de l’époque, c’est-à-dire qu’il redescendait les corps des accidentés dans la vallée à dos d’homme, à l’aide d’une hotte. Les conditions de travail des gardiens de refuges et des porteurs étaient alors particulièrement difficiles :

Je montais du ravitaillement jusqu’aux refuges : du pain, et cent litres de pinard : cinquante litres de blanc d’un côté du sac, et cinquante litres de rouge de l’autre. Mon frère a quitté le refuge Adèle Blanchard pour reprendre celui d’Evariste Chancel.

21De nos jours, un jeune guide suisse déclare avoir compris au cours de son apprentissage combien les règles qui régissent l’organisation des cabanes sont incontournables, et que la vie quotidienne des gardiens, des guides et des autres alpinistes sont tout autant les unes que les autres, articulées autour de celles-ci :

J’ai été travaillé pour le bureau là en haut. Ils mettent le réveil à 4 heures, c’est le gardien qui vient crier dans la chambre à 4 heures et puis moi j’ai discuté avec les guides, j’ai demandé si nous on se levait un peu plus tôt. Ils m’ont dit : « Ah non nous, on ne se lève pas, sinon ça serait la grosse emmerde ». En fait on se lève tous à 4 heures sauf que peut-être eux ils ont une table avec le petit déjeuner où c’est qu’il y a que eux qui vont, donc tu peux aller prendre ton déjeuner, tu sais qu’il y a tout le monde qui est plus ou moins ordré, des gens qui vont manger sur les tables normales. Et bien il y a des gens partout, des sacs à dos partout. Peut-être que tu gagnes deux secondes à boire un café mais eux ils boivent un café, puis ils mettent la corde, ils vont chercher leur piolet et puis ils partent. Après ils sont devant et montrent le chemin et heureusement qu’ils sont devant pour avoir les gens qui sont derrière pour suivre, comme c’est compliqué.

22Dans les Alpes, les gardiens vont, tout autant que les autres alpinistes, se rattacher à l’histoire et à l’évolution de l’alpinisme. Ils en connaissent les grands noms, éprouvent de la sympathie pour une personnalité particulière de la compétition. Et le choix de leur mode de vie les astreint particulièrement à un attachement au cadre alpin, et à ses dangers. Une gardienne se souvient ainsi en France que les toilettes d’un refuge, qui se trouvaient traditionnellement au-dessus d’un précipice, se sont écroulées dans le vide par un jour de tempête, et qu’ils avaient alors eu peur que le refuge lui-même ne subisse le même sort. Le gardien répond alors aussi bien que les guides à un rôle social articulé autour d’un imaginaire des rapports sociaux propres à la montagne : comme on « fait le guide », on « fait » un refuge ou une cabane.

23La veille de la course, les arrivées ont lieu dans l’après-midi, et l’on se couche généralement tôt à cause des règles imposées par les pratiques qui veulent que les glaciers d’altitude soient gravis la nuit et surtout évités dans l’après-midi à cause des crevasses et des séracs plus dangereux sous la chaleur du soleil, et des orages, autant que par économie d’éclairage. Dans la nuit, le départ s’effectue dans l’heure qui suit le réveil.

24La cabane avant et/ou, après le sommet, constitue l’emplacement par excellence de l’homme dans la « nature sauvage ». La cabane Bertold sous la Dent Blanche, le refuge des Cosmiques sous le mont Blanc, sont en rapport avec la nature de l’altitude en raison de leur emplacement, mais il s’agit plutôt pour ces refuges d’un rapport à une nature toute puissante, que d’un dialogue.

Les refuges sont aussi des occasions d’exprimer des « valeurs refuges »

25La fonction de cabane des alpinistes doit probablement être comprise en ce qu’elle diffère de la cabane des enfants. Non pas sise dans un jardin mais en pleine nature, non pas ouverte au ciel mais munie d’un toit. Si elle procède du rêve et du fantasme de liberté et d’aventure hors des villes et des villages, elle est aussi un point d’assurance dans un univers hostile, à la frontière des territoires humains que délimitent les alpinistes par leur fréquentation de l’altitude.

26En Oisans par exemple, de telles caractéristiques se retrouvent renforcées avec l’emplacement du refuge de l’Aigle, haut perché à 3 450 mètres d’altitude au bord de la Meije, et d’où l’on peut faire le jour suivant le Doigt de Dieu, une des pointes de la Meije qui requiert de la part d’un second de cordée ou d’un client, une maîtrise et une expérience déjà importante. Il faut ensuite retourner au refuge de l’Aigle, avant de redescendre le troisième jour. Il est le seul refuge dont l’accès avec un guide est tarifé au prix d’une course. Il a été bâti en 1913 et sa vocation initiale était d’accueillir en fin de courses les alpinistes ayant fait la traversée de la Meije.

27La mobilisation autour du refuge de l’Aigle menacé de destruction est exemplaire des sentiments et de l’attribution des valeurs qu’on prête aux différents abris de montagne.

28Contre sa destruction et sa reconstruction prévue par le Club alpin français qui voulait porter sa taille de 30 à 93 mètres carrés, et l’alourdir d’environ cinquante tonnes contre les cinq actuelles, une association rejointe par Paul Petzl, le directeur de l’entreprise de matériel Petzl, lui-même alpiniste, milite pour sa simple rénovation.

29Le procédé de construction est mis en avant dans les arguments de cette association (c’est le dernier refuge en bois du massif), tout comme le maintien de sa taille, tandis qu’il fait l’objet d’une fréquentation accrue. L’association souligne que le refuge actuel est aux normes, mais que sa fréquentation importante rend son entretien problématique. Tout le sens des usages de la montagne que contiennent les pratiques se retrouvent ainsi condensés dans cette « affaire », qui a démarré en 2004 après que le Club alpin français a demandé l’autorisation de démolition et un permis de construire. La mobilisation de plusieurs acteurs locaux pour la préservation de l’ancien refuge a arrêté le projet, et une situation conflictuelle s’est installée. Il a également été question de démonter le refuge pour le reconstruire ailleurs, et d’équiper le site du bâtiment prévu par la fédération des clubs alpins.

30La marque Petzl a publié une série de posters du refuge de l’Aigle, et la morale du lieu tout autant que l’esprit des pratiques sont devenus par contrecoup un argument publicitaire intéressant.

31Un tel engagement autour de la préservation en l’état des espaces aménagés doit être compris en fonction de différents critères. Le poids des traditions peut apparaître prépondérant, comme le souci écologiste et la préservation d’un cadre privilégié d’une fréquentation trop importante.

32La situation isolée du refuge de l’Aigle s’ajoute à l’émotion et l’attachement affectif que l’on porte aux refuges en règle générale. Le débat dont le refuge fait l’objet est enfin l’occasion de voir se confronter les différents acteurs : le Club alpin français qui est le propriétaire du refuge, les hommes politiques locaux dont certains (un ancien maire et le député) s’engagent dans l’association, le directeur du Parc national des Écrins dont l’accord est nécessaire pour les travaux, lequel se positionnait en 2004 auprès de l’association pour la sauvegarde du refuge, en envisageant de demander l’avis du ministre…

  • 13 Chapoutot Pierre, « Des notables au secours de l’Aigle ? », in L’Express, 03/05/2004.

33Le Président du Conseil Général des Hautes-Alpes, s’est également engagé à ce moment-là à refuser toute subvention départementale au CAF en cas de destruction ou de déplacement du refuge, et s’est proposé comme médiateur entre le Club alpin français et l’Association des Amis du refuge de l’Aigle. Il a promis d’engager une action au niveau du Sénat en vue de la protection du refuge13.

34Pour les membres de l’association pour la protection du refuge et sa réhabilitation en l’état, il est important de souligner qu’une légère transformation avait déjà eu lieu. Le militantisme lié aux pratiques de l’alpinisme se retrouve bien dans l’évocation des aspects historiques et des différents acteurs, pour souligner on ne peut mieux la fonction sociale de l’ensemble de ces refuges. Ces objets sont en quelque sorte sacralisés car autour d’eux s’articulent aussi bien les valeurs du milieu des alpinistes, que la façon dont ils conçoivent leur rapport à l’État, ou celle dont l’État joue un rôle dans leur milieu. De tels usages suscitent bien une réactivation de différentes identités, mais cette réactivation-là diffère du contexte des périodes d’occupation et de guerre où l’opposition était frontale.

Conclusion

35Les communautés de pratiques qui se forment en Alsace et dans les Alpes autour des chalets et des refuges sont des exemples paradigmatiques des articulations entre les identités (nationales, internationales) et l’histoire des populations appréhendées. Si les différentes sociétés et les différents États s’opposent en Europe, c’est pour fonctionner par effet de miroir et de réponses permettant de construire un rapport sociétal. En Alsace, les chalets ont été à la fois des lieux de passage et d’identification, et en même temps des infrastructures à usage stratégique. Mais dans les Alpes où ont également existé des processus semblables, le refuge est désormais également un objet en soi, autour duquel on peut se mobiliser en fonction de questions qui concernent exclusivement les pratiques pour elles-mêmes. Les processus d’identification diffèrent ainsi en fonction des époques, reflétant l’idée que la pacification est allée de pair avec une maturation, et, finalement, un processus de repli des revendications identitaires. L’âge adulte des régions où se reflètent les sociétés européennes est celui de la fin des anciens replis identitaires.

Notes

1 Piaz Tita, Le Diable des Dolomites, Paris, Éditions Arthaud, traduit de l’italien par Félix Germain, 1999.

2 Zsigmondy Émile, Les Dangers dans la montagne. Indications pratiques pour les ascensionnistes, Fischbacher, 1886.

3 Par souci et engagement d’anonymat, les noms et prénoms employés dans les citations qui concernent l’enquête sur les Alpes sont fictifs, et choisis parmi des prénoms et noms de famille courants dans chacun des quatre pays étudiés, et toute homonymie serait fortuite.

4 Richez Jean-Claude, « Vosges comme espace de loisir au xixe siècle », in Rauch André (dir.), Sports et loisirs en Alsace au vingtième siècle, Paris, 1994, p. 91-102.

5 L’Alsace constitue alors un territoire de l’Empire allemand (Reichsland). Elle devient le lieu d’implantation de nombreux immigrés (les « vieux-Allemands » dénommés ainsi par opposition aux autochtones, appelés « vieux-Alsaciens ») ayant en charge de germaniser le territoire.

6 Lindemann Thomas, Les Doctrines darwiniennes et la guerre de 1914, Paris, Economica et Institut de Stratégie Comparée, 2001.

7 Sainsaulieu Renaud, Des sociétés en mouvement. La ressource des institutions intermédiaires, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 154.

8 Elias Norbert et Scotson John. L., Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1997.

9 Bertho Lavenir Catherine, La Roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 63.

10 Mendras Henri, La Seconde Révolution française, 1965-1984, Paris, Gallimard, 1988.

11 Citation de l’expression employée par Robert Rentzler, secrétaire général du Club alpin autrichien, entretien de J. -B. Duez, août 2005.

12 Vautier Auguste, Gabrisse, journal d’un gardien de cabane, Grenoble, Librairie Didier et Richard, 1941.

13 Chapoutot Pierre, « Des notables au secours de l’Aigle ? », in L’Express, 03/05/2004.

Table des illustrations

Légende Fig. 1 : Le prototype du chalet
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Légende Fig. 2 : Le patrimoine des clubs alpins, exemple du chalet Breitfirst
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