Neurodiversité numérique
p. 281-284
Texte intégral
1Le terme neurodiversité apparaît pour la première fois en 1998 dans un article de la revue The Atlantic sous la plume de l’écrivain américain Harvey Blume, qui le reprend lui-même de la bouche de Judy Singer, une sociologue australienne autiste. Cette dernière, inspirée par les mouvements pour les droits civiques des femmes et des personnes homosexuelles dans les années 1960-1970 (Silberman, 2020, p. 463), et revendiquant l’impact environnemental à l’instar des disability studies (Chamak & Bonniau, 2014), espérait voir émerger des initiatives similaires de la part de la communauté autistique. Selon cette perspective structurelle du modèle social du handicap, Blume (1998) indique que la neurodiversité « pourrait bien être tout aussi cruciale pour l’espèce humaine que la biodiversité l’est pour la vie en général ». Là où certains voient une déficience, d’autres parlent alors de diversité.
2La non-prise en compte de la neurodiversité pourrait bien être l’un de principaux angles morts de cultures numériques largement fondées sur un jeu de miroir entre « intelligence artificielle » et « intelligence humaine ». Toutes deux sont structurées par une certaine idée normative de ce qu’est « l’intelligence », idée elle-même fortement inspirée de modèles cognitifs et neurologiques à prétentions objectivistes et universalistes, continuant de creuser l’écart entre le normal et le pathologique, ou encore entre les champs d’expérience physique, « entraînement », ou relationnel, « appréciation » (Manning & Massumi, 2012).
3En 1997, le même Harvey Blume utilisait en effet l’expression neurological pluralism (pluralisme neurologique) pour indiquer le besoin d’un « nouveau contrat social » reconnaissant l’existence d’une autre manière d’appréhender le monde propre aux personnes autistes (Blume, 1997). C’est en s’intéressant aux forums de conversation sur Internet entre des personnes autistes et des échanges individuels avec certaines d’entre elles que l’écrivain relate l’utilisation qu’elles font des termes neurologically typical people (personnes neurologiquement typiques), abrégés NTs. L’expression désigne les êtres humain·es dont le brain wiring (câblage cérébral) est en adéquation avec les standards biomédicaux entendus comme typologiquement normal et en bonne santé. Les personnes autistes interrogent alors les diagnostics portés à leur rencontre qui pointent une anomalie cérébrale entraînant des dysfonctionnements sensibles, sociaux et cognitifs, et adoptent avec ironie le même paradigme pathologique à l’encontre des personnes NTs :
Le syndrome neurotypique est un désordre neurologique caractérisé par une préoccupation pour les questions de socialisation (social concerns), par des délires de supériorité, et par une obsession pour la conformité. (Blume, 1998)
4Selon cette perspective, la différence se fait à partir du fonctionnement cognitif d’après une distinction entre neurotypiques et neuroatypiques. La catégorie s’élargira pour cette dernière aux personnes ayant un diagnostic psychiatrique ou avec un trouble envahissant du développement (TED), pour alors sortir d’une vision faussement binaire entre autiste et non-autiste. Ici, l’attention se focalise sur les caractéristiques cérébrales des individus, jusqu’à en faire un marqueur identitaire. Pour l’enseignant-chercheur en psychologie, autiste et queer, Nike Walker, un groupe d’êtres humain·es peut alors être neurodiversifié s’il possède en son sein des personnes neurodivergentes, c’est-à-dire des personnes neurotypiques et des personnes neuroatypiques à la fois. Il affirme que la neurodiversité est un fait biologique incontestable relatant la diversité de fonctionnement neurologique de l’espèce humaine. Par essence, elle n’est donc ni un paradigme, ni un mouvement politique, mais une perspective philosophique d’action et de réflexion pour l’un et pour l’autre (Walker, 2014).
5Ainsi, la diffusion et la large utilisation du mot neurodiversité a simultanément participé dans les années 1990 à développer les discours politiques et à façonner une identité commune en faveur de l’empowerment, tout en se légitimant grâce au prisme paradigmatique des neurosciences favorable à la diversité des modes de pensées et réfutant la pathologisation des personnes considérées comme neuroatypiques (Chamak & Bonniau, 2014).
6Dans ces bouleversements, le numérique a tenu une place importante pour l’expansion du mouvement social pour la neurodiversité, en lui offrant des espaces favorables d’expression, comme des forums ou des mondes virtuels (dont certains ont été pensés par des personnes neuroatypiques, telle la plateforme communautaire Wrong Planet). Le numérique a également joué un rôle significatif pour l’émancipation positive au regard des représentations psychopathologiques de l’autisme, à travers le perfectionnement des technologies d’imagerie cérébrale en neurosciences (Forest, 2016).
7Ces apports réciproques ont cependant contribué à l’imaginaire analogique de l’humain-machine dans sa dimension fonctionnelle et pragmatique. Cette métaphore sémantique est très présente dans l’article de Blume de 1997, qui reprend les termes revendiqués par l’ingénieure et militante autiste Temple Grandin. Véhiculant l’image d’un monde rationnel et fonctionnel, aseptisé de toute subjectivité et de tout culturalisme, cette représentation métaphorique participe paradoxalement à de nouvelles catégorisations socio-structurelles, telles que l’appétence pour le domaine de l’informatique des personnes autistes ou encore leur désir d’interactions sociales uniquement par échanges virtuels. Ce stéréotype s’est trouvé amplifié par l’historique et la culture de la Silicon Valley, ou encore par l’émergence de nombreuses entreprises consultantes ou prestataires (Auticonsult, Asperteam, Avencod, etc.) qui se sont spécialisées dans l’emploi de personnes autistes dans le champ du développement informatique ou des technologies numériques. Si le taux de chômage des personnes autistes, ou plus généralement des personnes en situation de handicap, reste une problématique actuelle, l’expansion de ces corrélations souligne la complexité de la diversité au sein même des groupes de personnes neuroatypiques. Par conséquent, de plus en plus de biais à l’égard des diagnostics et de l’accès aux aménagements législatifs sont pointés du doigt comme discriminants, notamment à l’égard des femmes ou des personnes racisées.
8 Cette surreprésentation des talents autistiques sur le marché du travail est aussi critiquée à l’égard de l’invisibilisation des difficultés quotidiennes que peuvent rencontrer des personnes autistes, notamment celles pour qui l’accès au monde professionnel ne peut être envisagé (Chamak, 2013). C’est pourquoi aujourd’hui de nombreux mouvements militants pour la neurodiversité revendiquent l’intersectionnalité comme nouvel outil de réflexion et se servent d’Internet et des réseaux sociaux comme espaces d’expression (par exemple sur Instagram : @neurodivergentactivist, @cle.autistes, @tas_pas_lair_autiste, etc.).
9Selon cette évolution historique et générationnelle, simultanément influencée par les avancées scientifiques et techniques ainsi que par les mouvements socioculturels, il apparaît que les angles morts du numérique au regard de la neurodiversité sont paradoxalement ce qui lui a permis de s’instituer à la fois comme paradigme constructif pour les neurosciences et comme cadre de réflexion pour les luttes en faveur de la justice sociale. Tout en alimentant les suspicions eugéniques à l’égard des avancées scientifiques concernant le diagnostic prénatal pour l’autisme, et tout en contribuant aux représentations réductrices des caractéristiques de l’autisme, la relation entre numérique et neurodiversité semble en effet être simultanément conflictuelle et porteuse d’initiatives émancipatrices.
Bibliographie
Références
Blume, H. (1997). « Autistics, Freed From Face-to-Face Encounters, Are Communicating in Cyberspace », The New York Times.
Blume, H. (1998). « Neurodiversity : On the Neurological Underpinnings of Geekdom », The Atlantic.
Chamak, B. (2013). « Autisme : nouvelles représentations et controverses », Psychologie Clinique, 36.
Chamak, B., Bonniau, B. (2014). « Neurodiversité : une autre façon de penser », Neurosciences et société : enjeux des savoirs et pratiques sur le cerveau.
Armand Colin.
Forest, D. (2016). « Les ambiguïtés de la neurodiversité — Un droit à la différence ? » médecine/sciences, 13 (4).
Manning, E., Massumi, B. (2012). « Vivre dans un monde de texture. Reconnaître la neurodiversité », Chimères, 78.
Silberman, S. (2020). Neurotribus. Autisme : plaidoyer pour la neurodiversité. Quanto. Walker, N. (2014) Neurodiversity : Some Basic Terms & Definitions. https://neurocosmopolitanism.com/neurodiversity-some-basic-terms-definitions/
Auteur
Designer graphique, illustratrice, et doctorante à l’université de Nîmes, au sein du laboratoire PROJEKT. Sa thèse interroge la notion d’inclusion en milieu pédagogique et la manière de penser un projet de design depuis l’expérience de personnes marginalisées.
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