Métaréalisme
p. 278-279
Texte intégral
1C’est un lieu commun, parmi les séniors qui tiennent encore le haut du pavé dans les médias dominants, que de se lamenter (ou se gausser) de la naïveté et de l’inculture des jeunes générations qui n’auraient jamais ouvert un livre et se complairaient dans la fange d’Internet. Les nombreuses critiques adressées à la socialité des réseaux – parfois pleinement justifiées – tendent pourtant à négliger un facteur que Lev Manovich avait bien analysé dès son livre fondateur de 2001 sur Le langage des nouveaux médias. Il parlait de « métaréalisme » pour désigner une propension des utilisateur·rices de media numériques à n’être qu’à demi engagé·es dans leurs activités. L’immersion dans des narrations interactives induirait en effet, à la longue, une attitude de perpétuelle duplicité permettant de garder toujours un pied dans l’immersion narrative et une main sur le joystick interactif :
L’oscillation entre segments illusionnistes et segments interactifs oblige l’utilisateur à passer d’un état mental à un autre, d’une activité cognitive à une autre. Ces changements sont caractéristiques de l’usager de l’ordinateur moderne en général. Tour à tour, celui-ci analyse des données qualitatives, se sert d’un moteur de recherche, démarre une nouvelle application ou navigue dans l’espace d’un jeu vidéo, pour ensuite recourir de nouveau peut-être au service d’un moteur de recherche, et ainsi de suite. […] Le nouveau méta-réalisme se fonde sur l’oscillation entre l’illusion et sa destruction, entre l’immersion du spectateur dans l’illusion et son interpellation directe. En fait, l’utilisateur se trouve placé dans une position de maîtrise plus forte que jamais lorsqu’il « déconstruit » des spots publicitaires, le récit des scandales dans la presse et dans d’autres médias traditionnels non interactifs. Il investit l’illusion précisément parce qu’on lui permet de la contrôler. (2001, p. 379-381)
2Si l’on en croit cette intuition, ce sont plutôt les critiques méprisantes portées sur la naïveté des internautes qui pécheraient elles-mêmes par naïveté, en croyant que les internautes croient naïvement ce qu’ils déconstruisent tout en y croyant. Et les dénonciations du « conspirationnisme » si fréquemment porté au compte des médias sociaux seraient victimes du même angle mort : il serait plus judicieux d’y voir un plaisir de la déconstruction qui tente d’affirmer une maîtrise métaréaliste dans une situation de complexité informationnelle d’où toute position de croyance naïvement réaliste est exclue a priori.
Bibliographie
Référence
Manovich, L. (2010). Le langage des nouveaux medias. Les presses du réel.
Auteur
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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