Alors que le froid se fait plus mordant et que les rafales de vent font claquer les parois de la tente, secouant énergiquement notre précaire abri de toile, Paulo me lance avec un sourire espiègle : « On n’est pas bien là ? ». D’un côté il n’a pas tort : il y a encore peu, nous étions en train de nous escrimer, le souffle court et le cerveau ralenti, à monter laborieusement cette tente dans les bourrasques neigeuses et glacées sur ce col à 5 500 mètres. Dans la tente derrière, Vincent, qui vient d’être obligé de sortir pour vomir à cause de l’altitude, a dû apprécier le contraste à son corps défendant. Pour autant, notre nid n’a rien d’un palace pour les chenilles hirsutes et sales que nous sommes devenus, enfoncés dans nos duvets en plume d’oie. Il n’y a pas un centimètre de nos deux mètres carré au sol qui ne soit occupé par notre équipement. Lorsque l’on est allongé, avec les cordes et les sacs en guise d’oreiller, le matériel entreposé sur les bords menace de nous tomber dessus. ce qu’il s’empresse de faire lorsque l’on s’assoit pour chercher quelque chose, préparer notre repas, et surtout recharger indéfiniment de neige la popote qui ronronne dans l’abside. Dans cette position, la tête bute contre le toit intérieur et je suis obligé de me voûter pour éviter de faire des zones de contact avec le double toit. Surtout il n’y a aucun moment où nos corps ne soient pas en contact, ce qui-au delà de l’inconfort et de l’absence d’intimité-nous oblige concrètement à ajuster en permanence nos mouvements en intégrant la dynamique de l’autre. Malgré cela (et peut-être à cause de cela), Paulo n’a sans doute pas tort : j’attends cette nuit rustique dans ce cocon d’altitude non sans déplaisir1.

1Comme une mise en bouche, cette plongée dans une tente d’altitude évoque quelques uns des traits saillants des abris expéditionnaires : protection aussi fragile qu’essentielle face à des contraintes climatiques extrêmes, ambiguïté d’une expérience précaire où se mêlent désagrément, promiscuité, négligence et satisfaction… Elle montre surtout combien la question de l’habitat est cardinale dans ce loisir singulier que constituent aujourd’hui les expéditions en Himalaya. Nulle provocation à parler de loisir, car du fait notamment de l’essor des expéditions commerciales encadrées par des professionnels et des tour-opérateurs spécialisés dans les années 1980- 1990, l’himalayisme ne concerne plus aujourd’hui seulement qu’une élite d’alpinistes. Révélatrice des évolutions contemporaines des loisirs de nature (essor du tourisme d’aventure, culte de la performance, injonction sociale à l’accomplissement personnel), l’escalade des plus hauts sommets du monde traverse depuis quelques décennies un essor indéniable2. Or une expédition himalayenne est un très long périple (entre trois et dix semaines selon la montagne convoitée) qui nécessite, par choix, de se déplacer et de vivre temporairement dans un milieu particulièrement hostile et peu anthropisé.

2Loin des Alpes et de leurs aménagements solides et permanents (refuges, cabanes), c’est en s’abritant dans des tentes que les himalayistes partent à des fins récréatives affronter l’« hostilité » d’une nature extrême. Signe de la marchandisation des expéditions et de la relative massification des pratiquants, ces abris sont comme tant d’autres abris de loisirs devenus des produits manufacturés industriels. Si la tente d’altitude constitue un produit pointu et un marché de niche avec une poignée de fabricants et des circuits de diffusion restreints (magasins et catalogues spécialisés, sites internet), elle fait l’objet d’une production sérielle, standardisée, hyper-technologique (fibres synthétiques dernier cri, matériaux composites modernes) et uniformisée à l’échelle mondiale. Cependant, moins que de porter mon attention sur cet amont (techniques de conception, de fabrication et d’acquisition), je vais plutôt observer la tente en aval, dans son significatif statut d’objet de consommation3.

3Cette description ethnographique d’une des formes ultimes de l’habitat de loisirs fait l’hypothèse que la tente expéditionnaire théâtralise-jusqu’à l’extrême-quelques piliers cardinaux de l’armature sémantique des abris de plein-air. Mais derrière l’esquisse monographique, je souhaiterais illustrer d’un point de vue méthodologique l’intérêt d’une approche « matérialiste4 » soucieuse d’articuler les apports de la technologie et de l’interprétation sémiologique5 pour décrypter les significations de cette forme singulière d’habitat. Dans un premier mouvement, je décrirai les propriétés formelles de la tente d’altitude pour analyser en quoi elle « est d’abord la réponse formelle et matérielle à un ensemble d’“ exigences ” spécifiques, explicitement reconnues6 » par une catégorie singulière de touristes aventureux. Néanmoins l’analyse ne saurait s’arrêter au statut pragmatique de l’objet au risque de sombrer dans un fonctionnalisme tautologique. Une seconde étape s’efforcera donc de saisir les relations dialectiques articulant formes et usages d’une part, et significations et identification d’autre part. Il apparaîtra ainsi que les abris himalayistes permettraient de façonner et de rendre « visibles les catégories de la culture7 ».

Un asile précaire

Caractéristiques formelles

4Formellement, la tente d’altitude contemporaine peut être définie comme un habitat cellulaire en forme de dôme constitué de deux éléments en tissus synthétique. À l’intérieur, on trouve un habitacle fermé, au « plancher » imperméable mais dont les murs respirants permettent une relative ventilation. À l’extérieur, on trouve un double toit protecteur résistant et imperméable présentant une avancée en forme d’abside devant la porte intérieure. Les deux toiles sont reliées et supportées par une structure d’arceaux et de points d’ancrages. L’ensemble se présente comme une structure autoportante (piquets et tendeurs n’ont pas de rôle structural) et solide car les arceaux se croisent en plusieurs points. La forme géodésique permet de présenter une prise au vent réduite et surtout d’avoir un volume habitable optimal au regard d’une surface de plancher extrêmement réduite8. La particularité de cet abri est d’être démontable et assez facilement transportable : pliée, une tente présente en moyenne un volume de 0,3 m 3 pour un poids oscillant autour de 4, 5 kg. La tente d’altitude se caractérise globalement comme une unité d’habitat étroite, collective, temporaire, mobile et inextensible.

5Morphologiquement assez proche des tentes de randonnée classique9, l’abri expéditionnaire s’en distingue par la qualité de ses matériaux et de ses niveaux de finitions10, par des aménagements spécifiques (ex. : une toile à pourrir pour le double toit, jupe de tissus à recouvrir de neige pour isoler de de l'extérieur) et par un prix oscillant entre 400 et 600 € (soit trois à cinq fois plus cher). Surtout lorsque l'on sait qu'un alpiniste peut avoir besoin d'installer plusieurs abris en même temps entre son camp de base et ses (possibles) camps d'altitude, la tente himalayiste apparaît déjà comme un bien de luxe symptomatique d'une pratique aussi coûteuse que distinctive. Néanmoins insinuer qu'une tente peut être un signe distinctif ne doit pas cacher que cet abri a d'abord une fonction pragmatique.

Des exigences hétérogènes

6Comme tout objet technique, la tente peut être considérée comme une réponse formelle à une configuration d'exigences explicitement reconnues par les expéditionnaires. Or l'aménagement d'une habitation en très haute montagne répond en premier lieu à des fonctions de protection vis-à-vis de facteurs naturels particulièrement contraignants.

Une protection fragile

Un coup, je me suis pris une tempête dans un camp d'altitude. Je peux dire que cette nuit-là où je n'ai pas beaucoup dormi, je me suis bien rendu compte combien la solidité de la tente a été la condition de notre survie (Michel, ingénieur).

7Une tentative d'ascension en Himalaya amène ses adeptes à s'exposer à un ensemble d'adversités naturelles : excès climatiques (vent, intempéries, froid), raréfaction de l'oxygène, rayonnements solaires agressifs, avalanches... Ces contraintes sont accentuées par un isolement et des conditions pédologiques (malaisées et instables) et climatiques (destructives) qui contrarient toute tentative d'aménagement durable. Dans cet environnement dangereux et irréductible, l'abri doit assurément répondre à des fonctions sécuritaires. Toutefois, aussi extrêmes soient-elles, les conditions de la haute montagne restent en définitive plus limitantes que strictement déterminantes. Déjà, l'abri expéditionnaire synthétise une hiérarchisation et un arbitrage des adversités à contrer prioritairement.

8Il offre par exemple une bonne aptitude à l'isolation vis-à-vis de l'humidité et surtout du vent, reconnu par les himalayistes comme une contrainte majeure. Par ses matériaux et sa structure flexible, il présente aussi de bonnes qualités de solidité (résistance à l'abrasion et aux déchirements). À l'inverse la tente offre de piètres performances thermiques, la résistance au froid étant de ce point de vue délégué au système vestimentaire. La forme géodésique a l'inconvénient - imparfaitement contré par des affinements morphologiques depuis 1970 - de permettre des accumulations de précipitations sur le toit11. De fait, les souvenirs d’heures voire de journées épuisantes à dégager manuellement leurs abris (« écoper notre camp qui prenait la neige » selon la jolie formule de Hugues, cadre) lors de chutes de neige constituent un leitmotiv des témoignages himalayistes. De fortes intempéries sur un camp non occupé peuvent même écraser les abris, et briser les tentatives d’ascensions.

Camp 2… Je regarde bien la tente [sourire devant une photo] parce que la fois d’après elle sera sous 3 m de neige. Elle est destroy. J’ai dormi une nuit dedans. Et là il se met à neiger grave. Quand il y en a eu 1 m, là on fait une évacuation de nuit parce que sinon on va se faire coincer. Au camp de base, pendant dix jours on va installer un système de danse des pelles. C’est-à-dire des quarts. Toute les deux heures y en a deux qui déblaient les tentes. Et on est arrivé jusqu’à plus de 1m50 de neige au camp de base. Jusqu’au moment où y a une avalanche qui est partie depuis le Manaslu nord… Qui heureusement n’a que poudré le camp de base (Frédérique, accompagnatrice touristique).

9Quant à l’exposition aux aléas accidentogènes, en dehors de savoir-faire concernant l’implantation, rien ne permet de les contrarier. En définitive, l’abri himalayiste offre une protection indispensable mais toujours fragile et relative à des choix successifs.

Un abri total et itinérant

10Le déterminisme environnemental est d’autant plus complexifié que la tente répond à d’autres exigences contextuelles. On rappellera d’abord qu’il s’agit d’un abri mobile qui doit être porté à dos d’homme (qu’il s’agisse de l’alpiniste lui-même ou d’un porteur) dans des conditions difficiles. Outre la légèreté, l’abri suppose alors une chaîne opératoire la plus simple possible pour permettre une installation rapide, notamment dans des conditions d’affaiblissement hypoxique. Surtout, la tente d’altitude est un habitat très polyvalent :

En altitude, dès que t’as plus de soleil, tu attends qu’il se relève donc tu passes beaucoup de temps dans ta tente. Au Dhaulagiri [Népal, 8172 mètres], il y avait un camp à 13h30 il passait à l’ombre, donc à 13h30, tu es dans la tente. Jusqu’au lendemain matin… Jusqu’à 7h le lendemain matin ! Donc tu as intérêt à ce que la vie à l’intérieur de la tente soit correcte et commode ! Et tu sais que tu vas devoir tout gérer dans ce petit lieu (Françoise, ingénieure).

11Au-delà de ces contraintes, les ascensions himalayennes sont généralement très lentes et longues. Dominique (enseignante), par exemple, se souvient d’une tentative sur un 8 000 m au Pakistan :

On a été coincé par une brusque dégradation du temps. Chute de neige, en pleine purée de poix… Impossible de descendre pendant trois jours coincés à 6 000 ! À ne pas pouvoir sortir. Pétard, il y a de quoi tourner en rond… Dans son duvet !

12L’abri constitue ainsi plus qu’un espace de repos et de sommeil. Il s’agit bel et bien un micromilieu autonome où vont devoir être gérés toutes sortes de besoins. Espace de sociabilité avec ses compagnons et de « délassement » (lecture, écriture, jeux.), la tente est aussi cuisine12 (on y fait notamment fondre les litres d’eau ingurgités quotidiennement) et salle à manger. Il est même courant qu’elle se mue en toilettes où l’on gère les besoins naturels. Nombreux sont ainsi les himalayistes qui utilisent une pee bottle (boîte à pipi) qui permet de

rester dans sa tente, et même ne pas se lever si c’est la nuit. Il faut s’entraîner, mais avec l’habitude, tu fais pipi à moitié endormi, tu revisses la bouteille, et en plus [sourire] ça te fait une bouilloire pour la nuit (Paulo, guide)

13L’habitat expéditionnaire constitue bien un abri total dont les offices multiples contrastent avec sa simplicité formelle. On ne s’étonnera pas que la notion d’habitabilité13 constitue une exigence cardinale pour les himalayistes.

Styles d’habitat (ion)

14L’abri expéditionnaire articule ainsi une configuration complexe de limites et de critères parfois contradictoires. Mais autour d’un noyau technique et culturel commun, il existe des variantes dans les types de tentes, voire d’usages différenciés, selon les contextes ou les catégories d’acteurs.

15Devant un groupe de (futurs) clients, un guide explique les principes de la vie en expédition en s’appuyant sur un diaporama :

Pendant l’approche, on va utiliser ces tentes, qu’on appelle tentes de trek mais qui sont des tentes de camping classiques. [Changement d’image] Et au camp de base on va prendre un autre jeu de tentes : des tentes d’altitudes confortables. Et suivant le nombre de camps, et suivant la technique utilisée, on peut ensuite utiliser plusieurs jeux de tentes d’altitude. Parce que les modèles de tentes ne sont pas les mêmes : en altitude, on a besoin d’abris vraiment techniques et résistants parce que les conditions peuvent devenir difficiles. Et ensuite pour éviter de déplacer des tentes du camp de base. On va construire le refuge du camp de base, et après on va construire le refuge du camp 1. Qui dit camp de base dit une tente pour manger, et une tente pour faire la cuisine14.

16On peut ainsi repérer des sous-types d’abri, parfois liés à des conceptions alpinistiques différenciées. Usuellement, l’habitation expéditionnaire va se fonder sur l’aménagement d’un camp de base au pied de la montagne, puis l’aménagement d’un ou plusieurs camps d’altitude. Si en altitude, sont préférées des tentes plus légères et exiguës, au camp de base des tentes « à vivre » assez larges privilégient l’habitabilité :

Au Shisha [Pangma, 8 046 m, Tibet], l’équipe nous avait gâtés : on avait notre tente chacun. C’est important parce que la tente au camp de base c’est vraiment l’endroit où on est tout seul. Parce que pendant plus de trois semaines avec les mêmes personnes, au bout d’un moment c’est dur. De toute façon on n’est jamais seul. Donc se retrouver de temps en temps, se faire son petit coin où on amène de la musique, des bouquins, des petits trucs persos pour décorer. On est content de se retrouver dans son petit truc quoi. On se crée une bulle. (Bernadette, cadre).

17Comme dans ce témoignage, il arrive lorsque l’expédition est particulièrement longue que l’occupation des tentes soit organisée pour permettre par moment de recréer une frontière intime, un droit au secret et à la pro- priété de soi. La commodité est souvent accentuée par l’utilisation d’une tente mess (10 à 12 m 2, plus de 20 kg) où s’organise la vie collective (repas, logistique, délassement) et d’une tente cuisine où officie une équipe locale spécialisée. On peut même rencontrer des tentes toilettes, voire des tentes douches pour les expéditions les plus longues. Ce système d’habitation qui privilégie un confort (toujours relatif) est assez caractéristique de l’himalayisme ordinaire et fait système avec un style d’ascension (reconnu d’un point de vue émique comme « expédition lourde » ou « style himalayen ») fondé sur de nombreux moyens techniques, aménagements (installations de camps d’altitude successifs) et délégations (ex : portage d’altitude).

18À l’inverse15, on peut rencontrer des adeptes d’un « style alpin » (ou « expédition légère ») qui privilégient des ascensions engagées fondées sur une économie de moyen. Sans porteurs ni équipement préalable, les alpinistes montent et démontent leur camp au fur et à mesure de leurs déplacements. Pour cette variante particulièrement exigeante, les expéditionnaires vont utiliser des tentes « d’assaut » hyper-légères et sommaires, voire en détournant des tentes classiques. Christian (guide) raconte une tentative d’ouverture d’une voie nouvelle en style alpin dans la face sud de l’Annapurna [8091 m, Népal] :

On avait pris une tente North Face VE 25, mais on avait juste l’intérieur. On avait choisi d’être très très léger, de pas prendre de duvet, d’avoir que l’intérieur de la tente, ce n’est pas une tente complète. Un minimum de gaz et un tout petit peu de nourriture, de quoi tenir 6-7 jours à trois ». [Il me montre des photos d’une deuxième nuit à 7 500 mètres après un début de tempête]. « C’était un peu l’arrache [sourire]. Donc j’ai des photos dans la tente, vous voyez l’état [rires] [figures hirsutes, corps entassés, désordre]. Là on a vraiment passé une sale nuit à 7 500 et la tente a résisté mais c’était un peu rude. Le lendemain matin on a décidé de redescendre.

19Ce style d’habitat, fondé sur une éthique du « fair means », s’inscrit dans une conception très sportisée. Il n’est pas qu’une conséquence mécanique d’un choix (grimper vite et léger) mais devient lui-même un signe de performance (porter soi-même, ne pas aménager, affronter plus directement l’hostilité du milieu), un marqueur de statut et un support de discrimination socio-sportive.

20Au final, il apparaît que les enjeux qui s’associent autour de la tente expéditionnaire ne s’enferment pas dans une adaptation fonctionnelle vis-à-vis d’une nature extrême. Depuis une prise en compte variable du confort et de l’intimité jusqu’à la singularisation des tentes en fonction des styles d’ascension, l’abri expéditionnaire est sans conteste une synthèse de choix sociaux et culturels.

La tente, un creuset de significations

21Sachant depuis Mauss et Leroi-Gourhan que la technique est de la pensée objectivée, l’abri expéditionnaire s’inscrit dans un système signifiant. Si l’on veut bien m’accorder que le sens des pratiques ne s’enferme pas dans leurs objectifs explicites, mais a aussi à voir avec les expériences qu’elles suscitent, partir en expédition, ce n’est pas que chercher à atteindre le point culminant d’une montagne. C’est également une excuse et un moyen de s’autoriser, éphémèrement, une rupture matérielle, sociale et symbolique avec le monde et l’existence quotidienne16. Je vais m’attacher à décrire les principaux piliers sémantiques de ce jeu carnavalesque cristallisé exemplairement par le recours aux tentes d’altitude, en précisant préalablement que ces ingrédients sont bien entendu variablement dosés en fonction des jeux d’habitat.

Une précarité positive

Impossible de me rendormir. J’ai froid, je grelotte de la tête aux pieds. Mon duvet me fait l’effet d’un bas de glace. Le givre qui se forme à l’intérieur de la tente me tombe dessus sous l’effet du vent et finit par imprégner le sac de couchage. La nuit promet d’être longue. Les heures passent avec une lenteur infinie (Journal de bord, Isabelle Meyer).

22Bien plus encore que dans le camping17, la vie sous tente en expédition est placée sous le sceau du renoncement domestique :

Un de mes plus gros souvenirs en camp, c’est la fois où je me suis réveillée avec un creux dans le dos. J’ai mis du temps avant de comprendre qu’une crevasse s’était ouverte dans la nuit. Sous ma tente ! Je te jure ! Heureusement pas trop sinon je serais plus là ! [rires] (Frédérique).

23Cet abandon a un mode majeur autour du recul des paravents sécuritaires que les himalayistes se plaisent parfois à mettre en scène : se confronter aux éléments sauvages presque sans paravent, souffrir, jouer sérieusement à survivre.

Les tâches matérielles sont réduites à leur plus simple expression : se laver, manger. Avec de grandes plages libres pour soi » (Christine, journaliste).

24C’est surtout sur un mode mineur que se joue cette expérimentation volontaire et temporaire de la précarité : acceptation de l’inconfort, recentrement du quotidien sur de petits riens essentiels (dormir, faire fondre de l’eau, boire, se nourrir, gérer ses excrétas).

J’ai pas beaucoup de souvenirs arrivés au sommet. Les souvenirs qui me restent c’est aux camps ! Au camp 1 ! Au camp 2 ! La vie dans les tentes ! Quand on ne dort pas, quand on a mal, quand on a froid, quand on est serré, on n’est pas très très bien mais en même temps on est dans un état second parce qu’avec l’altitude on perd un peu. Enfin on fonctionne pas à 100 % [sourire]. Y a des images marrantes qui restent. Moi, c’est quand on a envie de pisser la nuit, ça prend un temps fou. Y a des choses comme ça difficile quand on dort à 6000. Comme faire de l’eau parce qu’il faut tout le temps faire de l’eau, faire fondre de la neige. C’est des choses qui prennent un temps fou. Et ça reste des bons souvenirs. C’est pas rien (Dominique, styliste).

25Il existe ainsi une relation ambiguë avec ces tâches et ces désagréments. Pour la plupart, ils ne sont pas explicitement recherchés. Dans le même temps, comme l’indiquent les nombreux sourires qui ont toujours ponctués ces évocations, il existe une forme de contentement dans des expériences parfois décrites en terme positif de retour à l’essentiel et à l’authenticité. À certains égards, l’habiter en expédition pourrait évoquer une robinsonnade en îlot d’altitude. Par son caractère éprouvant, par les qualités physiques et morales qu’il valorise, l’habitat himalayiste devient également un marqueur de statut.

De l’affranchissement social à la solidarité

26La précarisation de l’existence, les dépouillements suscités notamment par la vie sous tente dans un milieu sauvage sont en lien avec un jeu subtil d’affranchissement social. La vie en expédition est placée à l’aune d’une simplification des rapports :

Les relations se font beaucoup plus facilement. C’est dû au temps, à l’isolement relatif, à l’objectif simple, à la vie sous tente. C’est le loft quoi ! Tu mets les gens dans une boîte : ils sont bien obligés de faire des choses entre eux [sourire]. C’est un peu caricatural. Mais c’est le fait d’être axé sur quelque chose de simple, le sommet, partager des conditions difficiles. Ça favorise la fermeture » (Erik, Guide).

27Le temps d’un huis-clos, les acteurs suspendent leurs identifications ordinaires (positions sociales) et les sujets personnels (politique, travail, famille) pour privilégier des échanges neutralisés. Pour autant, la vie sous tente peut susciter des relations singulières, liées notamment à l’expérimentation moins discursive que praxique d’un rapprochement extraordinaire produit par exemple par un renouvellement des normes d’intimité et une proximité charnelle qui oblige régulièrement à ajuster ses conduites à celle de ses coéquipiers :

Le côté hors norme de la vie en altitude, ça tient aussi à des détails. Par exemple pisser devant l’autre dans une bouteille, parfois même dans la même bouteille [rires] (Jean-Michel, journaliste).

28Sans être nécessairement agréable (contacts indésirés, effractions sensorielles dans un contexte de renoncement hygiénique)18, cette promiscuité extrême est créatrice de liens d’autant plus forts qu’ils sont éphémères. Outre le partage charnel d’un débridement contrôlé des mours19, la proximité est aussi sécurisante :

Être seul en camp d’altitude, c’est une connerie. Le partage d’une tente, ça prolonge un peu l’attachement d’une cordée. On dépend l’un de l’autre. On surveille ce qui arrive au compagnon : un coup de mou au moral, un début de mal des montagnes. Et on sait qu’on peut compter sur lui. Dans la tente, on fabrique de la confiance. (Paul, guide).

29Par ses propriétés formelles et par le jeu social et normatif qu’il suscite et rend licite, l’abri expéditionnaire peut d’une certaine manière être considéré comme un creuset de solidarité.

Une rupture et un repli

La vie en camp en expé c’est une coupure quelque part. Une coupure avec sa vie active et puis forcément ça permet de prendre du recul (François, guide).

30La vie précaire en altitude constitue une expérience liminaire produite par une rupture progressive dont l’habitat est autant emblématique que fondateur. Au fur et à mesure que l’expédition avance et que l’himalayiste s’ensauvage progressivement, la résidence semble également se « naturaliser » : hôtels confortables à l’arrivée dans le pays d’accueil, lodges de plus en plus rustiques pendant la marche d’approche, camp de base austère puis camps d’altitude ascétiques. En même temps que se décivilisent les voyageurs, la domestication du milieu par l’abri est de plus en plus ténue :

C’est en dormant dans un camp que j’ai eu mon sentiment le plus fort d’être proche de la montagne (Michel, ingénieur).

31Par ses caractéristiques (quelques millimètres de toile, un volume déformable), la tente constitue un espace poreux, ouvert à l’environnement naturel. Irrégularité du sol, température, vent, lumière, alternance jour-nuit : les himalayistes vivent au plus près (d’) une montagne dont ils ressentent littéralement toutes les oscillations.

32En filigrane, on retrouve chez l’expéditionnaire un désir du nichage lisible dans certaines photographies aussi stéréotypées (et récurrentes) que significatives : plans très larges sur un panorama sauvage à peine marqué par quelques taches colorées ou au contraire clichés en contre-champ pris de l’intérieur feutré de l’abri où la porte ouverte se fait oil ouvert sur le paysage. Les qualificatifs employés (bulle, cocon, antre…) ne sont d’ailleurs pas sans évoquer un besoin « d’être à l’abri face à la démesure du monde20 » partagé avec les campeurs.

La tente a quelque chose de rassurant : comme une petite caverne, on s’y coupe de l’hostilité du monde extérieur. C’est d’ailleurs dangereux parce que sa protection est fragile. Au Manaslu [Népal, 8 163 m], quand il a fallu se barrer, il a fallu d’abord persuader mon compagnon de tente, puis les autres, que ça craignait, que les pentes se chargeaient et qu’une avalanche pouvait nous attraper à tout moment. À un moment c’est plus simple de rester enfermé dans son cocon. Je pense qu’il y a pas mal d’himalayistes qui sont morts comme ça (Frédérique, accompagnatrice touristique).

33Rupture et repli ensauvagé dans la nature, la vie sous tente suscite des expériences dont l’intensité se fait parfois intérieure. À tel point que François, guide et himalayiste accompli, garde comme plus beau souvenir une expédition où

les conditions ont été si pourries que l’on n’a quasiment pas quitté le camp de base. Près de quinze jours dans la même tente avec quasiment aucune éclaircie ! Tu redécouvres alors le sens du mot vacance : vacuité. En fait, tu le découvres pas : tu le vis !

34Si l’expédition peut se comprendre comme une vie suspendue, une parenthèse enchantée où dénouer la vie ordinaire, son habitat en est indéniablement une des matrices.

35Le camping a pu être appréhendé comme une « expérience de la vie précaire au grand air21 ». L’habiter en expédition, jeu de survie dans l’oxygène rare, pourrait alors être considéré comme une des formes ultimes de l’habitat de loisir de plein-air poussant jusqu’à la caricature certains de ses piliers sémantiques : simplification temporaire et ritualisée de l’existence, relâchement social et normatif contrôlé, quête de rupture et de repli dans une nature enchantée. Pour suggérer cette inscription dans un système signifiant, je me suis efforcé d’enraciner l’analyse sémantique sur le socle d’une approche technique et matérialiste. Certes l’abri expéditionnaire a été décrit comme une action sur le milieu (ex. : isoler un micro-espace du vent). Mais considérant qu’« il n’existe aucune action efficace sur la matière qui ne soit, indissociablement, une action efficace de