Version classiqueVersion mobile

Anthropologie des abris de loisirs

 | 
Gilles Raveneau
, 
Olivier Sirost

L'abri de plein air, un objet construit pour les loisirs

Camping en Occident xixe -xxe siècles : sportifs, aventuriers, touristes et leurs abris de plein air

Olivier Sirost

Texte intégral

1Le camping, avec ses dix millions d’adeptes par an (dont trois millions de touristes étrangers) est devenu en France le deuxième mode d’hébergement touristique choisi par les vacanciers, devançant ainsi l’hôtellerie traditionnelle. En rassemblant plus de la moitié du parc européen des terrains classés (environ 900 000), la France est le pays du camping. Cela n’a pas toujours été le cas. Les témoignages montrent que l’Angleterre a inventé le « camping out » au xixe siècle, à la fois pour développer les manifestations sportives en plein air et propager le goût de l’aventure. La mythologie du camping revient sur l’innovation d’une pratique : des passants anglais découvrant un groupe de campeurs restent figés devant l’habitat inédit qui s’offre à leurs yeux. L’un d’entre eux déclare : « it is a. tent ». L’observateur français lui ne retiendra que le début de la phrase. C’est ainsi que la petite tente pyramidale perfectionnée par les alpinistes anglais (Whymper, Mummery) sera baptisée : « itisa ». L’anecdote démontre à elle seule combien le fait de dormir sous la toile dans la nature reste de l’ordre de l’événement au xixe siècle en Occident. S’il faut attendre 1903 pour que le terme « camping out » fasse son apparition en langue française, on peut néanmoins trouver les racines du phénomène un siècle plus tôt. Il semble que par le renouveau du voyage dans un contexte colonial, industriel et urbain précis, les objets techniques du campeur rencontrent les manières ludiques du touriste, de l’explorateur et du sportif.

2Dans les années 1840, de nouveaux termes techniques font leur entrée ou trouvent une nouvelle signification dans la langue française : tente abri, tente baraque, cabanon, pergola, guitoune, marquise, caravane, bivouac, marabout, roulotte, campement, cantonnement. Les mots désignent à la fois des objets techniques nouveaux en Occident, ainsi que des manières de voyager. Cet héritage provient des campagnes militaires de la grande armée, depuis l’expédition d’Égypte, jusqu’aux guerres en Afrique du Nord impliquant le général Bugeaud. Les peintres de la Grande Armée tels que Antoine Pierre Mongin saisissent avec détail le camp de l’empereur composé de tentes carrées et de tentes marquises, enchevêtrement de toiles proposant un véritable appartement mobile. On y voit aussi les petites tentes rondes des officiers, les soldats restant au bivouac emmitouflés dans leurs grands manteaux. Ces premières représentations démontrent l’inconfort des campagnes militaires. La souffrance des visages et la tragédie des situations font de ces campements un côtoiement permanent avec la mort.

Fig. 1 : La tente Itisa in Jean Loiseau, Manuel de Camping, Éditions Camping Plein Air, 1938, p. 40-41.

  • 1 Voir notamment Lynne Thornton, Du Maroc aux Indes. Voyages en Orient, Paris, ACR, 1998 ; Peltre Chr (...)

3À partir des années 1870, les représentations ont changé. Les soldats au camp s’offrent une partie de loto peinte par E. Bellangé, cuisinent sur une popote autour du feu à Auteuil (I. Pils), bivouaquent en montagne (P. Comba), s’adonnent à la natation (E. Detaille) ou à la rêverie, s’offrent des moments de sieste et de partage du café (P. Petit-Gerard). Bref, le campement militaire occupe désormais des fonctions ludiques s’exerçant à travers la pratique sportive, le jeu de société ou la vie de cantonnement en plein air. L’éventail nouveau de tentes qui apparaît en 1840 (Abri, Bivouac, Baraque, Guitoune, Marquise, Pergola) est issu directement des explorations militaires en Orient. Les peintres tels que Chasseriau ou Fromentin ont fixé sur la toile la vie nomade et exotique contractée en Afrique du nord. La sexualité, le repos, la chasse, le narguilé, la convivialité du repas ou la vision de sites naturels grandioses accompagnent les tentes nomades. Théodore Frère, Gustave Guillaumet et bien d’autres impriment sur leurs ouvres les visions de caravanes à travers le désert saharien. Ici, la vie nomade de campement se mélange avec les thèmes religieux de la croisade et l’abondance de l’Orient. Etre nomade sous la tente revient à vivre dans un monde magique, enchanté, que la civilisation occidentale n’a pas contaminé. Certains peintres comme Alberto Pasini montrent l’envers du miroir, c’est-à-dire un Orient marqué par la présence des sports et des pique-niques des colons anglais1.

  • 2 Brawer Nicholas A., British Campaign Furniture : elegance under canvas 1740- 1914, 2001.
  • 3 Cf. Berchet Jean-Claude, Le Voyage en Orient. Anthologie des voyageurs français dans le Levant au x (...)

4Il faut dire que l’East India Company confectionne et loue des tentes pour les touristes, mais aussi pour les explorateurs des régions les plus reculées. Le transport de tentes à dos d’éléphant ou de chameaux devient rituel pour ces voyagistes de l’empire britannique2. L’armée française s’intéresse au matériel de campement après l’expédition d’Egypte. Face aux guerres difficiles contre Abd el Kader, Courtigis décide de revoir le matériel expérimenté lors des camps de Compiègne. Il s’inspire dès lors des techniques de bivouac des peuples nomades et promeut un équipement léger avec la tente abri et la tente bivouac (une simple toile faisant office de toit et un trou dans la terre avec de la paille). Les habitats nomades saisis lors des conquêtes françaises seront montrés à l’occasion des expositions coloniales et universelles au grand public, puis dans les musées d’ethnographie. Très vite, la tentation d’usages ludiques associés à la tente fait son chemin. Les récits d’excursions3 de Stevenson, John Muir, Francis Galton, Pierre Loti, Rodolphe Topffer, Théophile Gautier, Alphonse Karr… assurent le moment où l’excursionniste bascule vers le camping. Dans ces récits, la randonnée s’achève par une nuit passée en plein air sous la couverture, dans les buissons, sous la coque du canot retourné… La tente trouve ici un horizon d’attente clairement marqué par les usages de l’excursion et des sports de déplacement en plein air (canoë, randonnée, cyclotourisme…).

5L’art d’habiter temporairement la nature prend appui sur des usages militaires qui rencontrent une sensibilité ludique. Afin de prolonger la promenade dominicale, les excursions, le canotage ou la randonnée en montagne, l’usage de la tente se fait de plus en plus pressant. On ne peut pas compter à coup sûr sur l’accueil du paysan laissant à disposition une grange. La revue Fémina laisse également apparaître des divertissements réservés aux élites sociales, en organisant à partir de 1905 des sorties camping à Luchon ou Fontainebleau. On y utilise encore la tente baraque de 40 kilos. Ces lieux connus pour les célébrations rituelles de la nature, pour leurs peintres et aussi leurs touristes profitent du dernier chic de la bourgeoisie. Des porteurs, des guides s’affairent pour plaire à ces dames qui affrontent courageusement l’expérience de la nuit sans confort sous la tente. Dans ces récits, la vie à la dure sous une toile de tente réservée aux militaires et aux aventuriers est au centre de toutes les préoccupations. Réussir à tenir sans férir quelques jours en autonomie sous ce frêle abri devient un motif en soi. La culture camping des débuts se déploie alors autour des astuces techniques pour améliorer le quotidien, mais aussi dans la faculté de s’adapter aux situations les plus insolites. Les plus téméraires se font un devoir de défier les rivières, les littoraux, les déserts et les hauts sommets en y plantant la tente. Il faut dire la difficulté de l’entreprise face à un matériel peu approprié. Alphonse Daudet dévoile dans son roman un tartarin chasseur de lions en Afrique qui essaye une tente abri. Ne parvenant pas à déplier cette dernière, elle restera dans le sac et sera revendue pour le voyage du retour en France.

6L’alpiniste anglais Whymper, lors de son ascension des Alpes en 1865 dormira finalement sur sa tente, en permanence emportée par le vent. Le matériel hérité des armées n’est finalement guère adapté à la société des loisirs qui se profile. Finalement, peu importe, la tente change de statut pour devenir un moyen privilégié de jouer avec les éléments naturels.

  • 4 L’article publié dans la revue du TCF en 1908 est à situer dans le contexte historique. Un an plus (...)
  • 5 Camping Club Français, Statuts, 15 mars 1910, rééd. 1913.
  • 6 Baubérot Arnaud, L'Invention d'un scoutisme chrétien. Les Éclaireurs unionistes de 1911 à 1921, Par (...)

7Il faut donc penser à confectionner son propre matériel. Les sociétés d’excursions se penchent sur le problème afin d’augmenter leur potentiel sportif et touristique. Les parisiens protestants les plus épris de plein air rassemblent un petit groupe de jeunes gens désireux de prolonger les moments vécus au contact de la nature. La Coopérative d’excursion se forme alors entre 1904 et 1906 d’une trentaine de jeunes gens parmi lesquels les frères Bonnamaux (auteurs du 1er manuel français de camping), le fabricant de matériel Louis Partridge et le Le playsien Georges Benoît-Lévy (1er adhérent français au camping club de Londres). Ces jeunes protestants excursionnistes décident d’élaborer eux-mêmes une grande tente puis des tentes légères adaptées à leurs besoins afin de faciliter les possibilités d’hébergement en plein air. La Coopérative répond ainsi aux préoccupations des étudiants chrétiens de Paris, mais aussi aux besoins des sociétés protestantes d’excursionnistes. Dès 1906 ils exposent le résultat de leur travail aux passants curieux du bois de Verrière. Ces premières expériences sont épiques. Les gouttières qui apparaissent sur la toile de nos apprentis campeurs laissent augurer des inondations en cas de pluie. Lorsque la toile est trop épaisse, les jeunes gens doivent sortir la nuit pour pouvoir respirer. D’autre part, le matériel reste lourd. Partridge utilise la machine à coudre familiale pour nouer les morceaux d’étoffes, et l’ensemble finit par peser plus de trente kilos. Voilà qui est peu commode pour randonner. Face à ces tâtonnements, Georges Benoît-Lévy, séjournant alors en Angleterre et s’intéressant de près aux cités jardins d’Hebenezer Howard, publie un article sur le matériel anglais dans la revue du Touring Club de France. Benoît-Lévy y présente un matériel léger pour les campeurs randonneurs. Le paquetage du campeur avoisine cette fois les 5 kilos ! C’est une révolution, d’autant que les anglais ont pensé également au nécessaire de toilette et de cuisine4. Très lu par les excursionnistes, l’article impulse la création des premières associations de camping, en particulier le Camping Club Français qui voit le jour en mars 1910. Ce dernier se verra léguer le matériel de camping de la Coopérative d'excursion et se donnera pour objectif d'éveiller « l'esprit d'initiative chez les constructeurs de matériel de campement et les amènera à la création de tentes réellement portatives, résistantes et insensibles aux tentatives plus ou moins pacifiques de la pluie, qui sera notre grand adversaire5 ». Dans le même temps, la fédération des étudiants chrétiens (FFACE) réalise une série de camps en plein air, notamment à Oléron. La vie de camp propose une ligne de fuite extraordinaire aux jeunes lycéens domiciliés à Paris, mais en même temps elle se fixe des objectifs éducatifs calqués sur les corvées et la répartition des tâches au camp. Le Camping Club Français sert très vite d'école de formation aux cadres des mouvements des Eclaireurs unionistes qui émergent en 19116. Le camp pour les jeunes, proposant jeux en plein air et vie collective sous la tente, s'impose progressivement comme modèle éducatif.

Fig. 2 : Le camp ou la tente comme dispositif éducatif.

  • 7 La presse spécialisée telle que Le Journal des Voyages ou Le Tour du Monde mélangent expositions co (...)

8À partir des années 1910, une dynamique associative se met en place avec les clubs de camping et les premiers fabricants spécialisés. Les discussions portent avant tout sur la confection du matériel : toiles de tentes, sacs de couchages et réchauds. On s’interroge : faut-il où non un tapis de sol ? S’il y a tapis de sol, doit-il être soudé à la toile de tente ou amovible pour servir de poncho ? Faut-il préférer les armures en bois ou en métal, ou encore s’en passer ? Les discussions se déroulent bien souvent dans les arrières salles des cafés où les clubs tiennent leurs réunions hebdomadaires. Les pionniers du camping en France y racontent leurs périples, dévoilent leurs astuces techniques, inventorient le matériel utilisé, glané chez des amis, dans la famille ou auprès de spécialistes avertis. Dans une France fascinée par le progrès matériel, la tente est présentée comme un objet rare, faisant l’objet de bricolages dignes des plus grands concours d’inventeurs. La technique conditionne clairement la pratique. Les articles et les manuels sont formels. Sans matériel approprié, guère de plaisir. Dans ces débats, le Touring Club de France va jouer un rôle important. Lorsqu’en 1912 s’ouvre le comité de camping du TCF, ce dernier est constitué essentiellement de représentants du Canoë club ou du comité de tourisme pédestre. À travers les articles s’intéressant au camping dans les années 1910, la vie sous la tente vient potentialiser les moyens de randonner. Sans abri, les canoéistes, les pédestrians, les cyclotouristes et autres pionniers de l’automobile doivent souvent interrompre leur périple. Certes on trouve parfois une auberge ou un hôtel-souvent taxés d’insalubres - ; parfois on dort à la belle étoile enroulé sous la couverture, mais cela n’est pas toujours possible. Le gîte chez l’habitant ne sourit pas toujours aux audacieux. Certains aventureux ont fort à faire avec la fourche du paysan, le fusil du maître des lieux ou encore le chien du berger. Dans son souci d’aménagement du territoire, le TCF négocie des autorisations afin d’occuper les forêts et autres chemins de traverses. Les gardes-champêtres-souvent d’anciens d’Algérie-gèrent alors ces touristes d’un nouveau genre comme les autochtones des colonies. Autour de la toile de tente un monde se réinvente ; un monde que l’on expose dans les salons (aéronautique, nautique, arts ménagers) et lors de démonstrations domaniales. Ici aussi, le sentiment de curiosité des badauds ébahis devant le matériel de camping n’est pas sans rappeler les exhibitions humaines des expositions coloniales7.

  • 8 Bonnamaux Henri et Charles, Manuel pratique de camping, Paris, TCF, 1912. La dernière partie de l’o (...)

9Mais le TCF en s’appuyant sur le canoë club et le Camping club Français va contribuer à l’élaboration d’un matériel de camping léger, tourné vers les sports de randonnée. Au canoë club, une dizaine d’adhérents sont des fabricants de matériel de plein air. On y trouve côte à côte Monjardet (Fabrique de matériel de campement), P. Monneret importateur des « tentes anglaises extra-légères de Piggott bros Ltd Londres », Louis Partridge, René Guillot (fabricant de tentes), mais aussi des représentants des établissements « Aux Eclaireurs » ou du « Centre Franco Américain ». La présence de ces derniers marque l’ouverture du Canoë Club aux mouvements de jeunesse naissant à la fin des années 1910 en France. Fondé en 1904, le Canoë Club compte faciliter l’accès aux rivières et favoriser leur aménagement. L’association met à disposition de ses adhérents du matériel. Ce dernier est tantôt importé, tantôt fourni par les détaillants et fabricants français travaillant pour les armées ou spécialisés dans le mobilier de plein air déjà éprouvé par la villégiature de la bourgeoisie. Ainsi, les objets techniques réservés aux colonies ou aux plaisirs du jardin trouvent une nouvelle vie dans l’avènement du camping. Afin de démocratiser la pratique du plein air, le TCF décide de publier le premier manuel de camping connu en France. Il sera rédigé par deux fondateurs : Charles et Henri Bonnamaux. Actifs au sein des Unions chrétiennes de jeunes gens et anciens membres de la Coopérative d’excursion, les deux frères s’attachent dans leur ouvrage à décrire avec soin le matériel utilisé par les campeurs outre-manche, mais aussi à préciser un dispositif éducatif à destination de la jeunesse : le campement. L’ouvrage8 est diffusé à 5 000 exemplaires dans les établissements d’enseignement, les écoles normales d’instituteurs, les écoles d’Arts et Métiers, les écoles d’Agriculture, les bibliothèques régimentaires, les sociétés de préparation militaires et les sociétés athlétiques. Ainsi, l’usage de la tente est clairement destiné à la formation des jeunes, en s’appuyant sur les mouvements péri éducatifs, la conscription et le développement des sports.

  • 9 Casella Georges, L’Alpinisme, Paris, Pierre Lafitte et Cie, 1913. Il ne faut pas réduire la diffusi (...)
  • 10 Baudry de Saunier Louis, « Le camping intégral », in L’Illustration n ° 4153, 07/10/1951, 337-342.
  • 11 von Arnim Elizabeth, En caravane, Paris, Salvy, 1991.

10Au comité de camping du TCF, s’affiche une réelle volonté de développer le camping et de le démocratiser. L’examen des objets techniques à des fins ludiques est au cour de toutes les attentions. Ainsi, au comité de camping on retrouve Georges Casella, auteur d’un manuel d’alpinisme présentant longuement les tentes légères des ascensionnistes victoriens9. La cible potentielle ne se constitue pas que des jeunes en soif de liberté ; elle se compose aussi des familles qui découvrent leurs premiers congés payés, notamment dans les industries automobiles et ferroviaires. Il faut donc réfléchir à d’autres modalités matérielles pour camper. La vie spartiate à la dure est contestée dès les années 1920 par les promoteurs de la caravane comme L. Baudry de Saunier. Pour ce dernier le camping sera familial et confortable ou il ne sera pas. Spécialiste du développement de l’automobile en France, Baudry de Saunier promeut une caravane pliante qu’il baptise la « pigeon vole10 ». Contrairement au dispositif du camp visant à sédentariser l’éducation en plein air, le camping des adultes s’appuie davantage sur la mobilité et l’exploration des chemins de France. Avant ce lancement de la mode du caravaning, quelques bourgeois à l’esprit aventureux se sont intéressés de près aux roulottes tziganes. L’idée de cette « maison à roulette » offrant le confort et parfois les stigmates de la vie de salon était déjà répandue à la fin du 19e siècle en Europe, décrite notamment par Charles Dickens ou la baronne Elizabeth von Arnim11.

11Au début des années 1930, la création des chambres syndicales de fabricants et détaillants de matériel de plein air vont accélérer la production des abris de loisirs. En moins de dix ans, Paris va voir s’ouvrir plus de 300 magasins spécialisés dans le camping et le plein air. La fabrication reste limitée et artisanale. Le matériel demeure onéreux. Mais à la fin des années 1930, les grands magasins tels que le Bazar de l’Hôtel de Ville ou la Samaritaine vont se doter de rayons camping et plein air ouverts au grand public. Une querelle sur la qualité du matériel voit alors le jour entre d’un côté les spécialistes comme Partridge, André Jamet ou Henri Peyron, et de l’autre la grande distribution. C’est l’expérience qui finalement départagera momentanément ces deux réseaux de distribution. Lorsqu’en 1941 De Rorthay ouvre son premier magasin « Au vieux campeur », il impose un slogan simple qui traduit l’esprit du camping de ces années 1930 : « cent grammes d’expérience valent mieux de 10 kilos de matériel ». La maîtrise de son abri de loisirs est quelque chose qui s’acquiert et non qui se vend.

  • 12 Roger-Tourte Jo, Tente mon beau désir, Paris, Éditions Charles Raclet, 1937. Les catalogues jusqu’à (...)

12Le Camping Club Français et les Campeurs du TCF recrutent dans leurs rangs nombre de fabricants de matériel de la première heure qui équipent les expéditions coloniales, l’armée française et s’ouvrent aux mouvements éducatifs de jeunesse. Le lien entre sportifs et explorateurs avec ces magasins est explicite. L'objet des associations est de développer un matériel français performant et pratique. Partridge sera contacté par Paul-Émile Victor pour lui confectionner une tente ; Marcel Bardiaux ou le couple Tourte se font sponsoriser dès les années 1920 lors de leurs périples sportifs autour du monde. Ainsi, le matériel de camping connaît son succès par le potentiel qu'il propose. Les grands explorateurs français font appel aux petits magasins spécialisés pour préparer leurs expéditions et les associations de campeurs testent ces objets techniques d'un genre nouveau. À partir de 1935, les campeurs alpinistes confectionnent les premières tentes isothermes qu'ils testent au Mont Blanc afin de préparer les expéditions françaises à l'Himalaya. La petite tente bonnet de police, itisa ou canadienne restent l'abri de référence. Les récits des aventuriers démontrent photos à l'appui les possibilités d'évasion et de vie en condition insolite que permettent les tentes de camping. Le couple Jo et Roger Tourte campe ainsi autour du monde et commercialise chez Raclet la tente du même nom : « la tour du monde12 ». Des bricoleurs aventuriers comme Tourte, Bardiaux ou Mahuzier jouent un rôle de passeur dans la diffusion technique du matériel de camping. Ils jettent un pont entre le Club des explorateurs français auquel ils appartiennent et celui des associations de camping d’où ils sont issus. Deux mondes se profilent : celui des campeurs explorateurs qui utilisent un matériel innovant ; celui des campeurs des associations de plein air qui vont progressivement bénéficier de l’ouverture en 1928-1932 des chambres syndicales des fabricants et détaillants de matériel de camping.

I Fig. 3 : La typologie des tentes selon Baudry de Saunier (Le Camping pratique pour tous, 1937).

  • 13 Après la seconde guerre, l’armée américaine laisse à disposition ses tentes en nylon servant d’abri (...)

13Au cours des années 1930, avec l’essor des mouvements de jeunesse (où le camp de toiles est un outil pédagogique) et des clubs sportifs de plein air, la grande distribution prend en charge l’habitat en plein air. Les grands magasins et les surplus américains13 favorisent le développement d’un matériel bon marché. La Samaritaine, le Bazar de l’Hôtel de ville mettent en place sur un étage un département sport, camping et plein air. Jacques De Rorthay débute d’ailleurs sa carrière à la Samaritaine avant d’ouvrir son premier magasin « Au vieux campeur » en 1940. Il est suivi dans cette entreprise par d’autres anciens des mouvements de jeunesse (scouts, aubergistes) tels que Macedo ou André Jamet. Le Comité Américain d’Aide aux régions dévastées en France laisse après la seconde guerre mondiale nombre de tentes en nylon. Avec les progrès du duralumin et des textiles, les tentes sont légères et atteignent le poids de 3 à 5 kg. Leurs usages restent sportifs, attachés aux sports de déplacements tels que la randonnée, le ski, l’alpinisme, le canoëkayak. Le sport comme les abris de camping sont désormais des dispositifs d’encadrement de la jeunesse. Le camp, l’itinéraire ou la piste prévalent sur la conception technique du matériel pédagogique. On expérimente en parallèle-mais de manière marginale-les premières caravanes. Les salons nautiques, aéronautiques ou des arts ménagers sont des occasions inespérées de présenter ce matériel au grand public. Les parisiens découvrent ces « maisons miniatures » qui séduisent les femmes et l’idée des vacances en familles poursuit plus avant son chemin. On commence alors à se poser la question d’aménagement de l’intérieur de la tente et de l’extension de l’espace occupé. Les campeurs explorateurs composent avant la seconde guerre mondiale une véritable vitrine du camping dans la constitution en 1937 du Club des explorateurs français. On y retrouve tous les grands noms de l’aventure comme J. -Y. Cousteau, M. Herzog, T. Monod, P. -E. Victor. À la libération l’association continue la médiatisation du plein air en agrémentant les conférences publiques de films grâce au cercle Connaissance du monde. Le public peut voir exposés les abris de ses idoles et admirer leurs qualités sur l’écran de cinéma. La vie sous la tente se charge à nouveau d’un potentiel d’aventures qui permet de comprendre son succès commercial.

  • 14 Haut-Commissariat à la jeunesse et aux sports, Le camping au cours de la saison 1961, mars 1962.
  • 15 San-Antonio, Les Vacances de Bérurier ou la croisière du « mer d’alors », Paris, Fleuve Noir, 1969.
  • 16 Marcadet Gilles (dir.), Le Camping en bord de mer. Enquête sociologique, Paris, IDRASS, 1979.

14En 1950 s’ouvre le premier salon du camping, où les quais de Seine laissent place à un véritable village de toile. Effets de la décolonisation ou ressentiment à l’égard de la campagne, les villes de toiles s’imposent dans les rallyes, mais aussi dans le développement idéologique des vacances de masse. Le Club Méditerranée, les premiers terrains privatifs, la vente de cabanons en toile préfigurant la ligne Campéole s’affirment dans le paysage du camping. On développe la tente familiale carrée. Désormais, « camper n’est pas ramper » comme l’affiche le distributeur de ces modèles d’abris entoilés. C’est l’heure des premiers terrains de camping privés offrant confort et animation à leur clientèle. Avec l’affaire Dominici, le statut de l’habitat qu’est la tente va changer. La loi française reconnaît l’abri de loisirs du campeur comme un habitat privé en cas d’effraction. Effet de la législation ou esprit du temps, au début des années 1960 les campings privés prolifèrent avec notamment la naissance du Pin de la Lègue, premier parc résidentiel de loisirs (PRL) en Europe. Malgré cette privatisation de l’habitat, le camping des années 1960-1970 reste attaché au potentiel de liberté de l’abri. On s’installe où l’on veut et surtout en bord de mer. Le ministère jeunesse et sport face à ces 3. 5 millions de vacanciers nomades caractérise le phénomène de « véritables bidonvilles saisonniers14 ». L’image est forte. On est passé à un tourisme diffus où le camping devient synonyme de vacances populaires comme le laisse entendre le film « taxi, roulotte et corrida » qui révèle en 1958 Louis De Funès. La comédie sociale de l’été se substitue peu à peu au rituel estival des pêcheurs méditerranéens. Les plages du sud de la France sont investies par des hordes de campeurs sauvages. L’imagerie liée à la tente et à la roulotte s’inverse. Le cliché est explicite : l’Afrique du nord et les tziganes déferlent sur les lieux de villégiatures autrefois réservés à une élite sociale. L’abri porte en lui une symbolique dont le mythe a dérivé vers le cliché : la smala en vacances. San Antonio15 lui utilise l’expression « cour des miracles » pour décrire les mutations subies par le paysage balnéaire. La pression législative s’attache alors à limiter l’invasion sauvage des espaces naturels par les vacanciers et à renforcer la classification des terrains selon des normes d’espace et de salubrité. Si le statut de l’abri change, il en va de même de l’objet technique. Entre 1976 et 1978, une enquête de l’IDRASS16 montre que les Français sont passés de la tente à la caravane, avec un parc d’un million de caravanes en France en 1980. Cette même année, la législation française crée les PRL (parcs résidentiels de loisirs) et HLL (habitations légères de loisirs). L’entreprise Bénéteau fait même du mobile home un axe fort de son entreprise au cours des années 1990 (6.5% de son chiffre d’affaires actuel). Mieux, le label « camping qualité » milite explicitement pour des terrains n’affichant que des chalets en bois et habitats en dur. Le rêve de résidence secondaire est donc devenu une tendance forte du camping organisé aujourd’hui. Sa législation reste cependant problématique, tout comme celle de l’engouement pour le potentiel de mobilité que représente le camping car, dont le marché se renouvelle aujourd’hui. Malgré l’avènement du camping en dur confortable, les loisirs sous la tente semblent trouver une nouvelle jeunesse. L’augmentation conséquente ces dix dernières années des aires de camping naturelles et du camping à la ferme démontre le renouveau de la randonnée en tente légère. L’essor du tourisme vert, des raids et des tours sportifs témoignent d’une nouvelle vie surfant sur la vague écologique pour la tente de camping. Le succès commercial de la tente « 3 secondes » vendue par Décathlon montre le réenchantement associé à un objet technique que l’on a souvent négligé.

Fig. 4 : Le camping automobile in La Vie à la Campagne, 1er juillet 1935, p. 258.

  • 17 Voir sur ce point les développements de Said Edward W., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occiden (...)

15Au fil de ses métamorphoses, l’abri de loisirs des campeurs apparaît comme une métaphore de la liberté. Cette charge symbolique se module selon les époques prenant tour à tour la signification d’appel des grands espaces de la nature, d’alternative aux pédagogies scolaires, de source d’aventures, de démocratisation des vacances, de retour à la terre et aux vraies valeurs, de substitut de résidence secondaire ou encore en incarnant potentiellement le démon de la bougeotte. L’appel de l’Orient17 résonne encore inconsciemment dans nos têtes à travers des abris multiformes qui caractérisent le camping. Sans doute faut-il y voir la puissance magique liée au bricolage et au retour à une vie simplifiée plus proche de la nature.

Notes

1 Voir notamment Lynne Thornton, Du Maroc aux Indes. Voyages en Orient, Paris, ACR, 1998 ; Peltre Christine, L’Atelier du voyage, Paris, Gallimard, 1995.

2 Brawer Nicholas A., British Campaign Furniture : elegance under canvas 1740- 1914, 2001.

3 Cf. Berchet Jean-Claude, Le Voyage en Orient. Anthologie des voyageurs français dans le Levant au xixe siècle, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985 ; Goumelot Jean M., Lidsky Paul, Masseau Didier, Le Voyage en France. Anthologie des voyageurs occidentaux, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1997.

4 L’article publié dans la revue du TCF en 1908 est à situer dans le contexte historique. Un an plus tôt Robert Baden-Powell a lancé son mouvement de scoutisme. Les grandes associations que sont l’Alpine Club et le Touring Club ont déjà réfléchi dans le dernier tiers du xixe siècle à la confection d’un matériel adapté aux sports de plein air, en particulier l’alpinisme (avec les tentes Whymper et Mummery) et le cyclotourisme.

5 Camping Club Français, Statuts, 15 mars 1910, rééd. 1913.

6 Baubérot Arnaud, L'Invention d'un scoutisme chrétien. Les Éclaireurs unionistes de 1911 à 1921, Paris, Les Bergers et les Mages, 1997.

7 La presse spécialisée telle que Le Journal des Voyages ou Le Tour du Monde mélangent expositions coloniales, récits d’aventures et tourisme au xixe siècle. Cf. Bancel Nicolas, Blanchard Pascal, Boëtsch Gilles, Deroo Éric, Lemaire Sandrine (dir.), Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2002.

8 Bonnamaux Henri et Charles, Manuel pratique de camping, Paris, TCF, 1912. La dernière partie de l’ouvrage décrit les liens du TCF avec les administrateurs de la forêt, un réseau de fabricants et de clubs, mais aussi la mise en place de l’assurance camping, notamment en cas d’incendie.

9 Casella Georges, L’Alpinisme, Paris, Pierre Lafitte et Cie, 1913. Il ne faut pas réduire la diffusion des abris de loisirs sportifs en montagne aux Alpes. Les pyrénéistes, et en particulier les frères Spont, joueront également un rôle déterminant dans les débuts du camping, notamment à Luchon.

10 Baudry de Saunier Louis, « Le camping intégral », in L’Illustration n ° 4153, 07/10/1951, 337-342.

11 von Arnim Elizabeth, En caravane, Paris, Salvy, 1991.

12 Roger-Tourte Jo, Tente mon beau désir, Paris, Éditions Charles Raclet, 1937. Les catalogues jusqu’à la seconde guerre conjuguent détails techniques et récits de vie. Les exploits des aventuriers ou l’appartenance du fabricant à une association de plein air attestent de la qualité du matériel.

13 Après la seconde guerre, l’armée américaine laisse à disposition ses tentes en nylon servant d’abri pour les troupes. Au côté d’autres ustensiles et vêtements, ces abris de toile trouvent acheteurs dans les surplus qui s’ouvrent en 1945.

14 Haut-Commissariat à la jeunesse et aux sports, Le camping au cours de la saison 1961, mars 1962.

15 San-Antonio, Les Vacances de Bérurier ou la croisière du « mer d’alors », Paris, Fleuve Noir, 1969.

16 Marcadet Gilles (dir.), Le Camping en bord de mer. Enquête sociologique, Paris, IDRASS, 1979.

17 Voir sur ce point les développements de Said Edward W., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Éditions du Seuil, 2005.

Table des illustrations

Légende Fig. 1 : La tente Itisa in Jean Loiseau, Manuel de Camping, Éditions Camping Plein Air, 1938, p. 40-41.
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/3708/img-1.png
Fichier image/png, 1,5M
Légende Fig. 2 : Le camp ou la tente comme dispositif éducatif.
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/3708/img-2.png
Fichier image/png, 2,1M
Légende I Fig. 3 : La typologie des tentes selon Baudry de Saunier (Le Camping pratique pour tous, 1937).
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/3708/img-3.png
Fichier image/png, 2,2M
Légende Fig. 4 : Le camping automobile in La Vie à la Campagne, 1er juillet 1935, p. 258.
URL http://books.openedition.org/pupo/docannexe/image/3708/img-4.png
Fichier image/png, 2,4M

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search