Lock-in/monopole radical
p. 269-270
Texte intégral
1Le smartphone « s’est imposé », nous dit le Crédoc (Baillet et al., 2019). Que cela peut-il bien vouloir dire ? Que nous sommes dans une situation de lock-in, suivant le concept forgé par W. Brian Arthur (1989 ; voir aussi Bouvier-Patron, 1994). Celui-ci se fondait entre autres sur la célèbre étude de Paul A. David (1985) qui montre comment la disposition des touches sur un clavier ordinaire (qwerty) s’est petit à petit imposée, en dépit de son inefficacité relative. Apple a proposé un clavier plus rapide, dans les années 1980 (le « Dvorak »), mais il n’a pas rencontré le succès, le coût d’un changement étant trop élevé : il faudrait non seulement changer les claviers, mais les logiciels et surtout les habitudes. Nous entrons du texte en tapotant sur un clavier qui, en français, a la fausse évidence habituelle de l’azerty . Et pourtant, chaque fois que nous le faisons, nous sommes prisonniers d’un lock-in, qui constitue l’un des angles morts de nos usages du numérique.
2Le lock-in technologique correspond à ce qu’Ivan Illich appelait un « monopole radical », c’est-à-dire à « la domination d’un type de produit plutôt que celle d’une marque » (2004, p. 513) pour répondre aux besoins les plus ordinaires. Il serait plus précis d’ailleurs de parler de domination d’un schème de l’action, mobilisant non seulement un bien ou un service, mais également des techniques du corps, des institutions, un imaginaire, des normes et une structure sociale, comme le montre bien le cas du clavier. La part de la population mondiale utilisant le numérique pour ses besoins essentiels (communiquer avec ses proches, acheter des biens, se repérer dans l’espace, faire des virements, visionner des films ou s’informer sur l’actualité) est devenue très importante, au point que les réfugiés sur leurs embarcations de fortune n’ont parfois que cet objet, en plus des vêtements qu’ils portent. De là aussi le fait que nombre de nos concitoyen·nes considèrent que le numérique est désormais devenu important pour « se sentir intégré » (Baillet et al., 2019, p. 194).
3Le lock-in découle de dimensions techniques mais aussi de l’existence d’un bien de club : le clavier est d’autant plus utile que beaucoup d’autres utilisateur·rices ont le même clavier. Passer d’une situation de lock-in à une autre implique d’agir en termes d’« effet de réseau » (voir Effet de réseau). Ce type d’angle mort enferme notre présent dans l’inertie d’un passé souvent décidé par des jeux d’intérêts et de lobbies dont nous continuons à payer les conséquences. Apprendre à les repérer et à s’en dégager préventivement est une précondition pour qui entend « libérer l’avenir ».
Bibliographie
Références
Bouvier-Patron, P. (1994). « L’application des concepts de “lock-in” et de “barrières à la mobilité” à une théorie des réseaux d’entreprises », Revue française d’économie.
Brian, A.W. (1989). « Competing Technologies, Increasing Returns, and Lock-In by Historical Events », The Economic Journal, 99 (394).
Baillet, J., Croutte, P., Prieur V. (2019). Baromètre du numérique. Crédoc.
David, P. (1985). « Clio and the Economics of QWERTY », The American Economic Review, 75 (2).
Illich, I. (2004). Œuvres complètes - Tome 1. Fayard.
Auteur
Professeur de philosophie, épistémologie et histoire des sciences et techniques à l’Institut Mines-Télécom. Il a publié entre autres Le numérique, une catastrophe écologique (2021), L’impératif de la sobriété numérique (2020), Décroissance, ici et maintenant (2017) et Nature et politique. Contribution à une anthropologie de la modernité et de la globalisation (2014).
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